« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 5 mars 2015

Le port de signes religieux à l'Université : retour à l'analyse juridique

Dans une interview au "Talk" du Figaro, Pascale Boistard, secrétaire d'Etat chargée des droits des femmes, fait part de ses doutes sur le port du voile à l'Université. "Je n'y suis pas favorable", a-t-elle déclaré, ajoutant : "Je ne suis pas sure que le voile fasse partie de l'enseignement supérieur". Elle ne propose cependant de légiférer, affirmant que "c'est aussi aux présidents d'Université de dialoguer avec les étudiantes". La déclaration ne manque pas de courage, si l'on considère que la question fait partie de celles que les gouvernements successifs s'abstiennent de traiter. La prétendue autonomie des Universités est finalement bien commode pour laisser aux Présidents des Universités gérer une question qui relève de la loi.

Un clivage qui transcende les partis politiques


Les réactions à ces propos révèlent que le clivage est réel et transcende les mouvements politiques. L'UMP, tendance Nicolas Sarkozy, envisage aujourd'hui une proposition de la loi interdisant le port du voile dans les Universités. Il semble cependant que l'ensemble du mouvement ne soit pas d'accord sur une question qui n'a pas fait l'objet d'un débat interne. Du côté du gouvernement, les positions ne sont pas plus claires. Manuel Valls affirmait, en août 2013, que le rapport du Haut Conseil à l'intégration (HCI) préconisant l'interdiction était "digne d'intérêt". Ce rapport a pourtant entrainé la disparition immédiate du HCI. A la même époque, Geneviève Fioraso, alors ministre des Universités, déclarait que "le voile ne pose pas de problème à l'Université".

Du côté des Universités, les seuls propos publics sont ceux de Jean-Loup Salzman, président de la Conférence des présidents d'Université (CPU), déclarant à France-Inter : "La question ne devrait pas se poser (...) Je ne vois pas au nom de quoi on interdirait à des jeunes filles d'exprimer des convictions religieuses, y compris à l'Université".

Il est vrai que Jean-Loup Salzmann, Président de l'Université de Paris 13 Villetaneuse, est particulièrement au fait de cette question. D'une part, comme Président de Paris 13, il a mis fin récemment au contrat d'un enseignant vacataire. Celui-ci, constatant la présence à son cours d'une étudiante voilée, avait fait part aux étudiants de son hostilité au port de signes religieux dans l'espace public. D'autre part, un rapport de l'Inspection générale de l'éducation nationale relatif à l'IUT de Saint-Denis, rattaché à l'Université de Paris 13, montre que les responsables de l'Université avaient laissé s'installer dans l'établissement des associations faisant du prosélytisme musulman, pendant que le directeur de l'IUT était victime d'une agression, après des menaces de mort à caractère islamiste. Si l'on considère la situation de son Université, il ne fait guère de doute que Jean-Loup Salzmann est un ardent partisan de l'expression religieuse dans les services publics. Cette position reflète-t-elle celle de l'ensemble de la communauté universitaire ?


Plantu. Le Monde. 5 mars 2014


La reconstruction idéologique de loi de 1905


A l'appui de cette position, on trouve une interprétation, ou plutôt une déformation, de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l'Etat. Une analyse qui se revendique à la fois libérale et féministe affirme que la loi de 1905 se borne à garantir la liberté religieuse. Elle autoriserait donc toutes les manifestations religieuses, qu'elles aient lieu dans des espaces privés ou publics. L'analyse s'accompagne de la dénonciation d'une "nouvelle laïcité" liberticide qui interdit notamment aux femmes de porter le voile. Elle repose ainsi sur le présupposé selon lequel le port du voile n'est pas le signe de l'oppression des femmes mais un élément de leur liberté. La "nouvelle laïcité" reflète donc un "nouveau féminisme", qui ne dénonce pas l'oppression des femmes, mais leur droit d'être opprimées. Celles qui souffrent sous un voile imposé par les familles et les grands frères apprécieront sans doute ce soutien du mouvement féministe.

Quoi qu'il en soit, l'analyse repose sur une construction idéologique, car la loi de 1905 ne dit rien de tel. Son article premier énonce que "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". La liberté de conscience relève de la liberté de pensée et concerne l'espace intime des convictions religieuses. Le Conseil constitutionnel a récemment rappelé, dans sa décision rendue sur QPC le 18 octobre 2013 qu'elle a valeur constitutionnelle. Son fondement réside à la fois dans l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses", et dans le Préambule de 1946 qui énonce que "nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances". Le cadre juridique de la liberté de conscience est donc celui de l'"opinion" et de la "croyance". On est bien éloigné de l'affirmation d'une appartenance religieuse par des signes extérieurs, vestimentaires ou autres.

Quant au "libre exercice des cultes", il est vrai qu'il s'agit là d'un droit de la vie collective, qui ne relève pas du for intérieur. L'article 1er de la loi de 1905 insiste sur ce "libre exercice", mais les interprètes audacieux de ce texte devraient peut être lire la loi jusqu'à son article 27 : "Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte, sont réglées en conformité de l'article L 2212-2 du code général des collectivités locales". Cet article, bien connu, est relatif au pouvoir du police générale du maire, pouvoir qui autorise le maire à limiter l'exercice public du culte pour des motifs d'ordre public. Certes, nous sommes en 1905. A l'époque, la loi vise les processions et les sonneries de cloches, pas le port des signes religieux On doit tout de même en déduire que la liberté de conscience change de régime juridique lorsqu'elle devient liberté d'affirmation publique d'une religion. Elle doit alors se conformer aux règles édictées pour garantir l'ordre public.

Ne faisons pas dire à la loi de 1905 ce qu'elle ne dit pas, tout simplement parce qu'elle intervient à une époque où les préoccupations sont ailleurs. Ce texte fondateur n'autorise pas le port du voile à l'Université, pas plus d'ailleurs qu'il ne l'interdit. Il se borne, et c'est déjà essentiel, à affirmer que la liberté religieuse peut faire l'objet de restrictions liées à l'ordre public.

Laïcité et neutralité


C'est à ce stade qu'intervient la notion de laïcité. Certains font observer, et ils ont raison, qu'elle ne figure pas dans la loi de 1905. Cela n'a guère d'importance aujourd'hui, puisqu'elle est mentionnée à l'article 1er de notre Constitution : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". En France, la laïcité a valeur constitutionnelle et est étroitement liée au principe républicain.

Dans les services publics, la laïcité prend la forme de l'obligation de neutralité. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la neutralité n'impose pas seulement une contrainte purement négative, celle de n'afficher aucune préférence pour une religion. Elle impose aussi et surtout une obligation positive de ne pas manifester ses croyances religieuses. Ce devoir ne concerne pas seulement les fonctionnaires mais aussi tous ceux qui participent au service public de l'enseignement. Dans un avis du 3 mai 2000 Mlle Marteaux, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "les principes de neutralité et de laïcité s'appliquent à l'ensemble des services publics et interdisent à tout agent, qu'il assure ou non des fonctions éducatives ou ayant un caractère pédagogique, d'exprimer ses croyances religieuses dans l'exercice de ses fonctions". Tous les personnels de l'Université sont donc soumis à cette obligation et peuvent être sanctionnés s'ils arborent des signes religieux apparents. C'est ainsi que le tribunal administratif de Toulouse a admis, en avril 2009, la légalité du licenciement d'une doctorante allocataire de recherche à l'Université Paul Sabatier qui refusait de retirer son voile. Salariée par l'Université, elle était soumise à l'obligation de neutralité.

Le cas des étudiants est évidemment un peu moins simple. On doit évidemment écarter l'argument repris dans les médias selon lequel les étudiantes des Universités ne seraient pas soumises à l'obligation de neutralité parce qu'elles sont majeures. Le respect de la laïcité serait-il donc réservé aux enfants ? En tout cas, le Conseil d'Etat a déjà confirmé, à plusieurs reprises, l'exclusion de lycéennes majeures portant le voile au lycée (par exemple : CAA Nancy, 24 mai 2006), ce qui détruit l'argument. La circulaire du 15 mars 2004 précise d'ailleurs que l'interdiction du port de signes religieux s'applique à tous les élèves des établissements secondaires, "y compris ceux qui sont dans des formations post-baccalauréat".

L'interdiction du port du voile à l'Université violerait-elle une disposition législative en vigueur ? Certains invoquent à ce propos l'article 50 de la loi du 26 janvier 1984. Mais celui-ci se borne à énoncer que les étudiants "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels". Le mot "religion" n'est même pas prononcé. Dans l'état actuel actuel du droit, aucune disposition n'autorise formellement le port de signes religieux par les étudiants.

Reste, il faut bien le reconnaître, qu'aucune disposition ne l'interdit formellement.

Le recherche d'un fondement juridique


La jurisprudence n'apporte pas de réponse plus claire. Là encore, les partisans du port de signes religieux invoquent l'arrêt du 26 juillet 1996 du Conseil d'Etat annulant l'interdiction de port de signes religieux décidée par  l'Université de Lille II. Mais la décision ne faisait que constater l'absence de fondement juridique de nature à garantir la légalité d'une telle décision. Elle intervenait, en outre, à une époque bien antérieure à la loi Pécresse du 10 août 2007. L'autonomie accordée par ce texte est largement cosmétique, mais elle touche tout de même l'organisation intérieure de l'établissement. Pourrait-on envisager que les organes délibérants d'une Université, réunissant enseignants, personnels administratifs et étudiants, adoptent un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux ? La question mérite d'être posée, et un tel choix présenterait l'intérêt de tester la réalité de l'autonomie des Universités.

Il n'empêche qu'une telle solution risque de porter atteinte à l'égalité devant le service public. Les étudiants de telle université se verraient interdire le port de signes religieux, ceux de telle autre pourraient en porter librement. Cette rupture d'égalité pourrait, à terme, conduire à la constitution d'universités-ghettos dont l'existence même serait une atteinte à l'idée républicaine. La seule solution, pour disposer d'un fondement juridique solide, serait donc d'étendre à l'Université les dispositions de la loi du 15 mars 2004, aujourd'hui codifiée dans l'article L 141-5-1 du code de l'éducation. Il énonce en effet : "Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". Un mot à ajouter et l'Université devient un sanctuaire à l'abri des querelles religieuse et des marques d'asservissement des femmes. Le parlement aura-t-il ce courage ?


lundi 2 mars 2015

Le prénom et la liberté d'expression publicitaire

Le 19 février 2015, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu deux décisions, Dieter Bohlen c. Allemagne et Ernst August von Hannover c. Allemagne, portant sur l'utilisation du prénom d'une personne célèbre dans une campagne publicitaire diffusée en Allemagne par la marque British American Tobacco. Les deux requérants, considérant que leur prénom a été utilisé à des fins commerciales sans leur consentement, demandent d'une part une indemnité et d'autre part l'équivalent monétaire d'un contrat commercial, comme si celui-ci avait existé en droit. La Cour européenne ne revient pas sur la cessation de la campagne publicitaire déjà imposée par les juges allemands, et se prononce sur le fond, c'est-à-dire sur la dimension financière des requêtes. Dans les deux cas, elle exclut les compensations financières

Le premier requérant, Dieter Bohlen, est célèbre outre-Rhin pour avoir publié un livre intitulé "Dans les coulisses", livre qui donna lieu à tant de recours qu'il est sorti largement caviardé. La publicité litigieuse montre deux paquets de Lucky Strike accompagnés de la légende suivante : "Regarde, Cher Dieter, comment on écrit facilement des super livres". Les mots "chers", "facilement" et "super" sont maladroitement caviardés, de manière à ce que la lecture reste possible.

Le second requérant est Ernst August de Hanovre, déjà très habitué du prétoire strasbourgeois. Il est doublement célèbre pour être l'époux de la princesse Caroline de Monaco et pour différentes altercations allant du coup de parapluie asséné à un cameraman à l'uppercut infligé au gérant d'une discothèque. Cette fois, la publicité montre un paquet de Lucky Strike couché et largement cabossé accompagné de ces mots : "Etait-ce Ernst ? Ou August ?"


La campagne Lucky Strike était destinée à faire rire, et elle y est parvenue, ce que n'ont pas apprécié les requérants. Tous deux ont facilement obtenu des juges du la suspension de la campagne litigieuse. Mais cela ne leur suffit pas et ils demandent aussi l'octroi d'une "licence fictive" c'est-à-dire une somme qu'ils estiment à 100 000 €, correspondant à celle qui leur aurait été allouée si un contrat avait été passé avec British American Tobacco autorisant l'usage de leur nom.  Les juridictions suprêmes allemandes ont refusé l'octroi de cette licence fictive, et c'est ce que contestent les requérants devant la Cour européenne. Ils se fondent essentiellement sur la violation de l'article 8 de la Convention, estimant que l'utilisation de leur prénom emporte une atteinte au respect de la vie privée.


Le prénom, élément de la vie privée



La Cour européenne affirme que le prénom est un élément de la vie privée, mais seulement dans certaines hypothèses. 

Dans un arrêt Guillot c. France du 24 octobre 1996, elle estime d'abord que le choix du prénom relève de la vie privée et familiale, dès lors qu'il comporte "un choix intime et affectif". Elle ajoute cependant que si le refus du prénom "Fleur de Marie" par l'état-civil français constitue une ingérence dans la vie privée de la famille, cette ingérence est justifiée par l'intérêt de l'enfant.

Dans les deux décisions du 19 février 2015, la Cour définit une seconde hypothèse d'ingérence dans la vie privée, lorsque le prénom permet d'identifier la personne. Tel est bien le cas dans chacune des affaires étudiées, dès lors que la publicité donne des éléments contextuels permettant d'identifier à coup sûr Dieter Bohlen et Ernst August von Hannover.

La liberté d'expression publicitaire


En l'espèce, les requérants ne se plaignent pas d'une action de l'Etat, mais plutôt d'une abstention, puisque les autorités judiciaires allemandes ne sont pas parvenues, du moins à leurs yeux, à les protéger contre l'utilisation de leur prénom par une entreprise privée. La Cour européenne doit donc apprécier l'équilibre entre le droit au respect de la vie privée du requérant, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, et la liberté d'expression de l'entreprise qui repose sur l'article 10 de cette même Convention. 

Une jurisprudence constante affirme que l'expression commerciale est protégée par l'article 10. Tel est le cas de l'expression dans un journal professionnel, depuis l'arrêt Markt Intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne du 20 novembre 1989. L'expression publicitaire n'est donc pas exclue du champ de l'article 10. 

Paul Eluard. Les affiches sur la palissade. 1912


L'équilibre entre liberté d'expression et droit au respect de la vie privée


L'équilibre entre liberté d'expression et droit au respect de la vie privée, entre l'expression publicitaire de la campagne Lucky Strike et les droits des requérants identifiés par leur prénom, est appréciée par la Cour européenne, à partir de certains critères définis dans les arrêts von Hannover (II) et Axel Springer c. Allemagne du 7 février 2012

Le premier d'entre eux est la référence au "débat d'intérêt général", débat auquel participe l'expression jugée attentatoire à la vie privée. Sur ce point, la Cour européenne développe une conception très large de l'intérêt général. Elle affirme ainsi que relèvent du "débat d'intérêt général" des photos, prises à l'insu de l'intéressé et de sa famille, montrant le Prince Rainier de Monaco, alors très âgé et malade. Aux yeux de la Cour, la presse people développe ainsi  un "débat d'intérêt général". 

Dans le cas des arrêts Bohlen et Von Hannover du 19 février 2015, la Cour adopte une jurisprudence tout aussi compréhensive. Elle considère que le débat d'intérêt général est bien présent, dès lors que la publicité Luky Strike peut être considérée comme une satire que la Cour reconnait comme une forme d'expression qui doit être protégée. Dans son arrêt du 20 octobre 2009 Alves da Silva c. Portugal du 20 octobre 2009, la Cour était ainsi saisie du cas d'un citoyen qui, profitant du défilé du carnaval, pour promener dans sa camionnette l'effigie du maire du village accompagné de la pancarte ainsi rédigée : "Donne moi ton vote, ton épouse aura un emploi, pas besoin de diplôme ; ton fils aussi, il sera employé municipal". Elle a estimé que cette "mise en boîte" satirique relevait de la liberté d'expression. A ses yeux, il en est de même de la campagne Lucky Strike.

La notoriété du requérant constitue le deuxième élément d'appréciation utilisé par la Cour. Comme le droit interne français, la Cour européenne considère que les personnes jouissant d'une forte notoriété ne peuvent pas prétendre à la même discrétion que le "simple quidam". En l'espèce, la Cour fait observer que le fait que les requérants soient identifiables par le seul prénom et quelques éléments contextuels suffit à attester de leur notoriété. Ces éléments contextuels ont d'ailleurs été largement relayés dans la presse, et les citoyens allemands n'ignorent rien des déboires auxquels s'est heurté le livre de Dieter Bohlen et de la tendance de Ernst August de Hanovre à user d'une certaine violence. Les éléments ainsi mis en lumière par la campagne d'affichage n'apportent donc rien qui ne soit déjà connu.  Sur ce point, la Cour se réfère à sa jurisprudence Hachette Filipacchi Associés c. France du 23 juillet 2009, qui estime qu'un article faisant figurer, à côté de la photo Johny Halliday, d'autres clichés des produits et des marques qui ont utilisé son image, ne porte pas atteinte à la vie privée du chanteur. 

Enfin, le dernier élément d'appréciation vise la publicité elle-même, son contenu, sa forme et ses effets. La Cour se borne à faire observer que les juges allemands ont déjà conclu que la publicité n'était pas dévalorisante du seul fait qu'elle faisait la promotion du tabac, promotion parfaitement licite en droit allemand. Au demeurant, rien ne montrait une quelconque identification entre les requérants et le produit.
 
Les deux décisions du 19 février 2015 se situent dans la ligne d'une jurisprudence extrêmement libérale de la Cour européenne, jurisprudence qui fait toujours davantage prévaloir la liberté d'expression sur les autres droits garantis par la Convention. Sur ce point, on ne peut s'empêcher de penser que la Cour cherche son inspiration davantage aux Etats Unis, et plus précisément dans la jurisprudence interprétant le Premier Amendement de la Constitution américaine, que dans le droit continental. L'inconvénient réside sans doute dans le risque d'adopter finalement une conception plus étroite de la vie privée, également inspirée du droit américain. L'avantage en revanche est d'affirmer l'existence d'une liberté d'expression publicitaire. Au moment où certains partisans de l'ordre moral contestent la campagne d'affichage du site de rencontres Gleeden, ce rappel n'est sans doute pas inutile.

samedi 28 février 2015

Servitude et grandeur militaires : le régime juridique des arrêts

Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel vient de se prononcer  le 27 février 2015, sur la conformité à la Constitution des dispositions de l'article L 4137-2 du code de la défense (c.déf.).

Ce texte dresse la liste des sanctions disciplinaires applicables aux militaires. Elles se divisent en trois groupes. Les plus graves, celles du troisième groupe, comportent le retrait d'emploi ou la radiation des cadres (ou la résiliation du contrat si le militaire concerné a un statut contractuel). Le second groupe vise l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire ou la radiation du tableau d'avancement. A dire vrai, ces deux groupes de sanctions ne se différencient guère de celles qui peuvent être prononcées à l'égard des fonctionnaires civils.

Il n'en est pas de même des sanctions du premier groupe, et notamment des arrêts considérés comme une punition spécifiquement militaire, et c'est précisément sur eux que porte la QPC. Les deux requérants, Pierre T. et Mickaël G. ont été sanctionnés par des arrêts, punition qu'ils ont contestée devant la juridiction administrative. Ce recours est possible depuis que le Conseil d'Etat, dans un arrêt d'assemblée Hardouin du 17 février 1995, a sorti les sanctions disciplinaires visant les militaires du champ des mesures d'ordre intérieur, arrêt rendu précisément à propos d'une punition de dix jours d'arrêts infligée au requérant.

Depuis le décret du 12 juillet 1982 modifiant le règlement général des armées désormais intégré au code de la défense, il n'existe plus que des arrêts simples, les arrêts dits "de rigueur" ayant disparu. L'article R 4137-28 c. déf. précise que le militaire sanctionné de jours d'arrêts effectue son service dans des conditions normales. La sanction réside dans l'interdiction qui lui est faite de quitter sa formation, ou le lieu désigné par son chef de corps, en dehors des heures de service. Il est précisé que le nombre de jours d'arrêts prononcé pour une même faute ne peut être supérieur à quarante jours et que l'ensemble de la période d'arrêts ne peut dépasser soixante jours.

L'incompétence négative


C'est précisément sur cette notion de "privation de liberté" que s'articule le débat. Les requérants invoquent un unique grief reposant sur l'incompétence négative du législateur, c'est-à-dire la méconnaissance par celui-ci de l'étendue de sa propre compétence. L'idée est assez simple : les arrêts entraînent une privation de liberté et donc une atteinte à la liberté individuelle. Aux termes de l'article 34 de la Constitution, leurs modalités d'application doivent donc être définies par la loi et non pas par règlement de discipline des armées, aujourd'hui codifié dans les articles R 4137-28 et 29 c. déf.

Depuis sa décision du 18 juin 2010 SNC Kimberly Clark, le Conseil d'Etat estime que l'incompétence négative ne peut être soulevée en QPC que si un droit ou une liberté que la Constitution garantit est en cause. Tel est bien le cas en l'espèce, puisque les requérants invoquent tout à la fois une violation du principe de sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d'asservissement et de dégradation, une atteinte à la liberté d'aller et venir et à la liberté individuelle. 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision, se concentre sur les deux derniers points, estimant sans doute que le premier ne méritait guère son attention.

Portrait d'Alfred de Vigny. François-Joseph Kirson (1771-1839)


"Liberté individuelle" et "privation de liberté"


Les requérants s'appuient sur la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 25 avril 2014 sur la loi  pénitentiaire. Elle censure les dispositions du code de procédure pénale renvoyant au pouvoir réglementaire le soin de définir l'organisation et le fonctionnement des établissements pénitentiaires.  Or, selon le Conseil constitutionnel, l'article 34 de la Constitution confie au législateur d'assurer la conciliation entre l'exercice des droits et libertés et l'objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. La mise en oeuvre des peines privatives de liberté relève donc de la compétence du législateur.

Le problème, et il est de taille, est que les arrêts simples n'emportent pas de "privation de liberté" au sens strict du terme. Le militaire aux arrêts exerce ses fonctions normalement. Il n'est pas emprisonné et réside en milieu ouvert, même si sa résidence est imposée par le chef de corps. Cette conception étroite de la notion de "privation de liberté", conduit le Conseil à écarter l'incompétence négative.

Le Conseil constitutionnel réfute ainsi le raisonnement de la défense, qui affirmait que la mise aux arrêts, portant atteinte à la liberté d'aller et venir, entrainait nécessairement une "atteinte à la liberté individuelle" et donc une "privation de liberté". Pour le Conseil constitutionnel, la notion de "liberté individuelle" renvoie spécifiquement à l'article 66 de la Constitution et à toutes les mesures qui privent la personne de liberté au sens le plus concret du terme : arrestation, détention, hospitalisation sans le consentement etc... Cette conception étroite, énoncée dans la décision du 16 juin 1999, n'a jamais été remise en cause. Pour le Conseil, la "privation de liberté" est en quelque sorte, la face noire de la liberté individuelle. Elle a le même champ d'application étroit et désigne toutes les mesures d'enfermement.

Sur ce point, la décision est dans le droite ligne de la jurisprudence antérieure relative au régime des sanctions disciplinaires. Le Conseil rappelle régulièrement qu'elles n'entraînent aucune privation de liberté. Elles ne relèvent donc pas du droit pénal, et leur régime régime juridique peut être organisé par voie réglementaire. Il en été décidé ainsi à propos des sanctions prononcées par l'Ordre des avocats dans une décision rendue sur QPC du 29 septembre 2011, ou de celles prononcées par l'Ordre des vétérinaires dans une décision également rendue sur QPC du 25 novembre de la même année.

Garanties procédurales


Le Conseil ne manque pas d'ajouter que le pouvoir législatif comme le pouvoir réglementaire ont pris la précaution d'assortir la sanction des arrêts infligée aux militaires d'un certain nombre de garanties procédurales. Conditions de durée tout d'abord puisqu'une même faute ne peut entrainer plus de quarante jours d'arrêts et que l'ensemble de la sanction ne peut dépasser soixante jours. Ce second délai trouve son origine dans l'article L 311-13 c. déf. qui précise que les sanctions "privatives de liberté" prononcées par l'autorité militaire ne peuvent excéder soixante jours. Cette disposition a été interprétée de manière très libérale, le pouvoir réglementaire ayant pris l'habitude de limiter à soixante jours ces sanctions, qu'elles soient ou non privatives de liberté.

Droits de la défense ensuite, puisque l'intéressé a droit à la communication de son dossier et peut préparer librement sa défense. En tout état de cause, aux yeux du Conseil constitutionnel, la procédure mise en place pour les sanctions disciplinaires des militaires n'est pas plus arbitraire que celle qui existe dans l'ensemble de la fonction publique.

Le militaire n'est pas un citoyen comme les autres


Il est clair que les requérants espéraient bénéficier des effets d'une jurisprudence récente tendant à rapprocher le statut des militaires de celui des fonctionnaires civils. C'est ainsi que, dans une décision du 14 novembre 2014, le Conseil a déclaré inconstitutionnelle l'interdiction faite aux militaires de détenir un mandat municipal. Il est vrai qu'en même temps, il déclarait constitutionnelle l'interdiction de détenir un mandat départemental ou communautaire.  De son côté, la Cour européenne, dans un arrêt très remarqué du 2 octobre 2014 Matelly c. France, a sanctionné le droit français refusant aux militaires le droit de s'associer pour défendre leurs intérêts professionnels. 

De ces décisions récentes, certains ont déduit que l'article L 4121-1 c. déf., selon lequel "les militaires jouissent de tous les droits reconnus aux citoyens", est désormais l'unique fondement législatif gouvernant l'ensemble du statut des militaires. C'est oublier un peut rapidement la deuxième phrase de cette même disposition qui affirme que "L'exercice de certains d'entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées au présent livre". On ne peut affirmer plus clairement que le militaire n'est pas un citoyen comme les autres, et qu'il ne peut pas l'être. 

C'est exactement ce que veut montrer le Conseil constitutionnel, sa décision sur les arrêts mettant, en quelque sorte, un coup d'arrêt à ces interprétations quelque peu hâtives.  L'essentiel de la décision du Conseil constitutionnel du 27 février 2015 est d'ailleurs consacré à montrer que les militaires ont un statut à part, auquel ils ont adhéré lors de leur engagement. La disposition essentielle réside dans l'article L 4111-1 c. déf., article qui ouvre les dispositions relatives au statut des militaires, et qui énonce que "l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité". Autant dire que la discipline dans les armées ne s'apprécie pas à l'aune de celle qui existe dans la fonction publique d'Etat ou territoriale. Même si elle doit aussi s'accompagner de garanties et offrir des recours qui sont ceux d'un Etat de droit, elle est d'une nature différente, en raison des sujétions qui pèsent sur l'état militaire. Servitude et grandeur militaires...



mercredi 25 février 2015

Un long dimanche de bricolage

Dans un arrêt du 24 février 2015 Fédération des employés et cadres CGT FO et autres, le Conseil d'Etat rejette les recours demandant l'annulation pour illégalité de deux décrets autorisant l'ouverture des magasins de bricolage le dimanche. 

Deux décrets successifs


Ces deux textes sont en réalité deux étapes du même processus. Leur fondement réside dans l'article L 3132-12 du code du travail  (c.trav.) qui autorise le gouvernement à déterminer, par décret, les catégories d'établissement qui peuvent déroger à la règle du repos dominical, à la condition évidemment d'offrir à leurs salariés un repos hebdomadaire par roulement. 

Un premier décret du 30 décembre 2013 avait accordé aux magasins de bricolage une autorisation provisoire d'ouverture le dimanche, autorisation valide jusqu'en juillet 2015. Saisi par différentes organisations syndicales, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, par une ordonnance du 12 février 2014, suspendu l'application de ce décret. Il estimait alors qu'il existait un doute sérieux sur sa légalité, en raison précisément du caractère temporaire de l'autorisation d'ouverture. Aux yeux du juge des référés, soit les conditions d'ouverture le dimanche étaient réunies, et dans l'autorisation devait être définitive, soit les conditions n'étaient pas réunies et le caractère provisoire de l'autorisation n'avait pas pour effet de la rendre légale.

Le gouvernement a donc choisi d'adopter un nouveau décret le 7 mars 2014. Il se borne à ajouter les magasins de bricolage à la liste des établissements autorisés à déroger à la règle du repos dominical, règle figurant dans le tableau de l'article R 3132-5 c. trav. Ils sont donc devenus titulaires d'une autorisation permanente. Les syndicats ont donc immédiatement contesté la légalité du décret du 7 mars 2014.

L'arrêt du 24 février statue définitivement sur les deux textes et confirme leur légalité, autorisant en même temps l'ouverture des magasins de bricolage le dimanche. 


Le bricoleur. Patachou. 1951. Chanson de Georges Brassens

La Convention de l'OIT



Le premier moyen développé par les syndicats requérants réside dans la non-conformité des décrets à l'article 7 de la Convention 106 de l'Organisation internationale du travail (OIT) de 1957. Cet article énonce que le repos hebdomadaire doit être donné "autant que possible" le jour de la semaine "reconnu comme jour de repos dans la tradition ou les usages du pays ou de la région". Cette convention de 1957 prévoit cependant des possibilités de dérogation à ce principe pour certaines catégories de personnes et d'établissements "compte tenu de toute considération sociale et économique". 

Le Conseil d'Etat considère que ces dispositions autorisent précisément des dérogations, dès lors que la règle du repos hebdomadaire demeure en vigueur et que le gouvernement fixe avec précision la liste des dérogations. Les syndicats, et leurs avocats, semblent très attachés à cette convention de l'OIT qu'ils invoquent systématiquement dans tous les contentieux liés au repos hebdomadaires. Dans son arrêt CFTC du 2 décembre 2011, le Conseil d'Etat avait déjà conclu que les dérogations établies par le droit français étaient parfaitement conformes à la Convention de l'OIT.  


Les "besoins du public"


C'est donc dans le second moyen que réside l'intérêt de la décision du 24 février 2015. Il s'agit en fait d'interpréter l'article L 3132-12 c.trav. qui autorise l'ouverture le dimanche lorsqu'elle est imposée par les "contraintes de la production", celles de "l'activité" ou encore lorsqu'elle répond aux "besoins du public". Les responsables des magasins de bricolage ne peuvent pas invoquer les "contraintes de la production" qui concernent par exemple les industries extractives ou celles de "l'activité" qui visent à la fois les réparations urgentes et les entreprises de pompes funèbres. Ils estiment en revanche que le bricolage du dimanche "répond au besoin du public". 

Le Conseil d'Etat s'interroge donc avec gravité sur cette question. Il estime que le décret répond aux besoins "d'un grand nombre de personnes pratiquant, plus particulièrement le dimanche, le bricolage comme une activité de loisir, dont la nature implique de pouvoir procéder le jour même aux achats de fournitures nécessaires ou manquantes". Le bricolage est donc juridiquement qualifié comme une activité du dimanche, au même titre que le restaurant ou la visite des parcs d'attraction, deux types d'entreprises figurant également dans la liste de l'article R 3132-5 c. trav. 


Un dictionnaire des idées reçues

La solution est placée sous le sceau du bon sens, et il est évident que l'ouverture des magasins de bricolage répond au "besoin du public" au sens du code du travail. Il n'en demeure pas moins qu'il est un peu surprenant que l'interprétation de ces besoins repose tout entière sur l'interprétation du Conseil d'Etat. 

Si le bricolage est une activité dominicale qui justifie l'ouverture des magasins spécialisés dans ce domaine, ce n'est tout de même pas l'unique occupation des Français le dimanche. Certains déploient leurs talents culinaires pour préparer le repas de famille, et il ne fait aucun doute qu'ils aimeraient que les supermarchés soient ouverts. D'autres font de la peinture sur soie ou du macramé et espèrent pouvoir se rendre dans une mercerie.. D'autres enfin ne font rien du tout, et aimeraient se livrer aux joies du shopping. Dans tous les cas, la jurisprudence repose sur l'appréciation par le Conseil d'Etat des activités dominicales des Français. Cette jurisprudence ne risque-t-elle pas, à terme, de se transformer en véritable dictionnaire des idées reçues ?

lundi 23 février 2015

Interdiction de sortie du territoire : premières applications

Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve annonce, le 23 février 2015, que six ressortissants français "susceptibles de vouloir s'engager dans des opérations terroristes" se sont vu notifier une interdiction de quitter le territoire, décision qui s'accompagne de la double saisie du passeport et de la carte d'identité. Une quarantaine d'autres mesures de ce type seraient en préparation, le ministre précisant qu'environ 1400 Français seraient en contact avec des filières de recrutement djihadistes.

Contrairement à ce qu'affirme Le Point.fr,  les intéressés ne sont pas "enfermés en Europe".  En effet, ils ne bénéficient plus de la liberté de circulation dans l'Union européenne, puisque leur carte d'identité leur a également été confisquée. L'interdiction de sortie est accompagnée d'un certain nombre de contraintes destinées à en assurer l'effectivité. Les intéressés sont ainsi tenus de répondre à des convocations régulières du ministère de l'Intérieur, afin de s'assurer qu'ils sont bien présents sur le territoire.

Le fondement juridique de cette disposition réside dans la loi du 14 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Lors des débats, l'interdiction de quitter le territoire a été très discutée, d'autant qu'elle était définie de manière très imprécise dans le projet initial. Surtout, elle révélait une analyse nouvelle de la menace terroriste. Pendant de longues années, des ministres de l'intérieur successifs ont affirmé qu'elle venait de l'extérieur, l'idée générale étant que les terroristes venaient s'installer sur le territoire en se cachant dans des flux d'immigrants. La politique choisie était alors de limiter et de contrôler l'entrée sur le territoire. Aujourd'hui, il s'agit au contraire d'interdire la sortie, car la menace terroriste vient généralement de personnes nées sur le territoire du pays où elles agissent, qui le plus souvent en ont la nationalité. Le terrorisme islamique bénéficie en même temps de véritables sanctuaires, comme en Syrie, où les militants attirés par le Djihad peuvent recevoir formation et endoctrinement. Il s'agit donc tout simplement de les empêcher de se rendre dans ces territoires.

Les dispositions relatives à l'interdiction de quitter le territoire ont été amendées par le parlement et mises en oeuvre par le décret du 26 janvier 2015. Il est vrai que le principe même de cette interdiction constitue une atteinte à la liberté de circulation et que la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme celle de la Cour européenne ne sont pas clairement fixées sur ce point. L'essentiel du travail parlementaire a consisté cependant à offrir un certain nombre de garanties procédurales à ceux qui sont soumis à une telle mesure.

En attente d'une QPC


Depuis sa décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel attache la liberté d'aller et venir aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et affirme qu'elle figure "au nombre des libertés constitutionnellement garanties". Au regard de son contenu, le Conseil avait affirmé, dès sa décision du 13 août 1993, que la liberté d'aller et venir "n'est pas limitée au territoire national mais comporte également le droit de le quitter".

Le Conseil constitutionnel admet cependant que cette liberté n'est pas absolue. Le législateur peut porter atteinte à une liberté constitutionnellement garantie, à la condition que cette atteinte soit justifiée par les nécessités de l'ordre public. C'est cette conciliation que le juge constitutionnel apprécie lorsqu'il est saisi de la loi. En l'espèce, la jurisprudence précédente ne nous éclaire pas beaucoup. En effet, dans le cas de l'interdiction de quitter le territoire de la loi Cazeneuve, aucun juge n'est intervenu préalablement à la décision, et la mesure administrative repose sur des faits encore hypothétiques. Si l'intéressé est soupçonné de vouloir se rendre en Syrie, information donnée par les services de renseignement, force est de constater qu'il n'y est pas encore et qu'il n'a donc commis aucune infraction au moment où la décision est prise.

Le problème est que le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi de la loi Cazeneuve dans le cadre du contrôle a priori, celui qui s'exerce avant la promulgation du texte. On peut penser que les avocats des six personnes concernées n'hésiteront pas à déposer une question prioritaire de constitutionnalité, ce qui permettra de lever le doute sur la constitutionnalité du texte.

 Vous n'avez rien à déclarer ? Clément Duhour 1959. Jean Poiret et Michel Serrault

 

Le Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme

 

De son côté, l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme énonce que "toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien". Dans sa décision Baumann c. France du 22 mai 2001, la Cour en a déduit que le droit de quitter le territoire implique celui de se rendre dans le pays de son choix.

Là encore, la Cour reconnaît que la liberté de circulation n'est pas absolue, et qu'une restriction peut être conforme à la Convention si elle répond à trois conditions cumulatives. D'abord, elle doit être prévue par la loi, condition évidemment remplie en l'espèce puisque la loi du 14 novembre 2014 définit clairement les conditions de l'interdiction du territoire. Ensuite, l'ingérence doit poursuivre un but légitime, et il n'est guère contesté que la lutte contre le terrorisme constitue un tel but. Enfin, troisième et dernier critère, l'ingérence dans la liberté d'aller et venir doit être proportionnée aux buts poursuivis. Précisément, dans sa décision Bartik c. Russie du 21 décembre 2006, la Cour admet la conventionnalité d'un retrait de passeport d'un ressortissant russe en raison de sa connaissance de "secrets d'Etat". Un refus de quitter le territoire peut donc reposer sur des motifs de sécurité nationale. On peut penser, mais ce n'est qu'une hypothèse, que la jurisprudence de la Cour européenne ne s'oppose pas au retrait de passeport motivé par un risque terroriste. Encore faudrait-il que la Cour européenne soit saisie pour que l'hypothèse soit confirmée.

Le recours devant le juge administratif


La loi Cazeneuve offre aux intéressés la possibilité de contester les mesures prises à leur égard. La décision administrative d'interdiction de sortie du territoire peut donner lieu à un recours auprès du tribunal administratif dans un délai de deux mois. Le tribunal doit ensuite statuer dans un délai de quatre mois. Le juge des référés peut également être saisi en urgence, afin de suspendre la décision contestée.

Ce contrôle du juge administratif n'a rien de symbolique. Dans sa décision du 3 novembre 2004 Association Secours mondial de France,  le Conseil d'Etat a décidé d'exercer un contrôle entier, c'est-à-dire un contrôle de la proportionnalité de la mesure par rapport au but d'ordre public dans le cas du gel des avoirs financiers susceptibles de financer le terrorisme. Or la décision d'interdiction de quitter le territoire présente bien des points communs avec celle de geler des avoirs financiers. Dans les deux cas, la décision est prise sur le fondement d'informations données par les services de renseignement. Dans les deux cas, le décision repose sur des faits hypothétiques : le propriétaire de l'argent est soupçonné de financer le terrorisme et la personne est susceptible de partir en Syrie.

Les garanties prévues par le législateur


Le Conseil constitutionnel comme la Cour européenne des droits de l'homme pourront également constater que le législateur a prévu un certain nombre de garanties. Certaines sont purement procédurales comme le caractère écrit de la décision et sa motivation, ou encore le droit d'être assisté par un avocat durant la procédure contradictoire qui accompagne la notification de la décision, l'intéressé ayant huit jours pour présenter ses observations. D'autres sont destinées à faire en sorte que l'intéressé ne soit pas privé des droits liés à sa citoyenneté. Il est précisé que le récépissé qui lui est remis lorsqu'il remet ses papiers aux autorités doit comporter tous les éléments de nature à lui permettre de prouver son identité sur le territoire national.

D'autres enfin visent à empêcher que l'interdiction de sortie devienne une procédure pérenne visant certaines catégories de personnes de manière permanente. La mesure est certes renouvelable tous les six mois, mais la loi précise que l'interdiction ne peut dépasser deux ans. Autrement dit, à l'issue de ces deux années, les autorités ont le choix entre mettre l'intéressé en examen s'il a réellement participé à des activités liées au terrorisme, ou lui rendre son passeport. Cette dernière condition est sans doute la plus importante. Elle montre qu'aux yeux du législateur, l'interdiction de sortie doit demeurer une mesure exceptionnelle, liée aux caractères évolutif et protéiforme de la menace terroriste. Sur ce plan, le droit du terrorisme doit demeurer un droit de l'exception, un droit qui ne saurait être détourné de sa finalité et devenir un élément contextuel touchant l'ensemble du système juridique. Il appartiendra aux juges de s'assurer que sa mise en oeuvre répond à ces conditions.


vendredi 20 février 2015

Les détenus handicapés : Quand le traitement devient-il "inhumain ou dégradant" ?

Dans son arrêt Hehlal c. France du 19 février 2015, la Cour européenne des droits de l'homme considère que les conditions d'incarcération d'un détenu lourdement handicapé sont, dans les circonstances de l'espèce, constitutives d'un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le requérant purge une peine de trente années d'emprisonnement, prononcée en 2007 par la Cour d'assises de Meurthe-et-Moselle pour assassinat, tentative d'assassinat, violence avec arme. Ecroué depuis 2002, il est libérable en 2027. Durant son incarcération à Nancy, en 2006, une tentative d'évasion s'est terminée par une chute qui l'a laissé lourdement handicapé. Il est désormais paraplégique, ne peut se déplacer qu'en fauteuil roulant, et dépend de l'assistance d'un tiers pour les soins les plus élémentaires.

Se fondant sur l'article 720-1-1 du code de procédure pénale (cpp), le détenu a demandé une suspension de peine. Une telle suspension peut être accordée par le juge d'application des peines dans deux hypothèses, soit lorsque le détenu est atteint d'une pathologie engageant le pronostic vital, soit lorsque son état physique ou mental est incompatible avec son maintien en détention. C'est évidemment sur ce second motif que se place le requérant. Il invoque le fait que les locaux, en particulier sanitaires, ne sont pas adaptés au déplacement en fauteuil roulant, que ses soins et sa toilette doivent être assurés avec l'aide d'un autre détenu, situation qu'il juge particulièrement humiliante. Il mentionne que la rééducation par kinésithérapie ne lui est proposée que depuis 2012, et seulement une fois par semaine, fréquence qu'il estime insuffisante, compte tenu de son état. Après avis concordants de deux médecins experts, ses demandes ont été rejetées. Il a seulement obtenu son transfert à la prison de Poitiers, considérée comme plus accessible aux personnes handicapées.

La capacité de la personne à supporter la détention


A partir de ces expertises médicales, la Cour se penche longuement sur la situation personnelle du requérant. Sa jurisprudence repose en effet sur l'appréciation individuelle de la capacité de la personne à supporter la détention, principe rappelé dans l'arrêt Xiros c. Grèce du 9 septembre 2010. Pour la Cour, la détention d'une personne handicapée ne constitue pas, en soi, un traitement inhumain ou dégradant. Dans sa décision Price c. Royaume-Uni du 10 juillet 2001, elle observe qu'une femme lourdement handicapée et condamnée à une peine de huit jours d'emprisonnement a été placée en détention à l'infirmerie de la prison. Il apparaît donc que les autorités pénitentiaires britanniques ont adapté les conditions de détention à la santé de la personne, ce qui suffit à écarter la qualification de traitement inhumain et dégradant. Dans son arrêt Vincent c. France du 24 octobre 2006, la Cour rappelle clairement que le fait d'être obligé de se déplacer en fauteuil n'est pas constitutif d'un traitement inhumain et dégradant. 

En revanche, constitue un tel traitement le fait de ne pas tenir compte des besoins spécifiques liés à l'infirmité du détenu. Tel est le cas précisément dans l'arrêt Vincent, car le détenu ne pouvait quitter sa cellule, la porte étant trop étroite pour laisser passer le fauteuil. Tel est aussi le cas dans l'affaire Hahlal, car l'état de santé du détenu n'a été pris en compte que partiellement et tardivement. La Cour note ainsi que les rapports des médecins indiquaient que le détenu devait bénéficier de soins de rééducation quotidiens, soins qui ne lui ont été proposés qu'en 2012, soit six ans après qu'il soit devenu paraplégique.

Jailhouse Rock. Elvis Presley. 1957

Les conditions objectives de détention


Le point essentiel du dossier réside cependant dans l'humiliation infligée à une personne incarcérée qui dépend entièrement de l'assistance d'un autre détenu pour prendre une douche ou se rendre aux sanitaires de la prison. Pour apprécier ce caractère inhumain et dégradant, la Cour commence par recherche l'existence, au sein de l'établissement pénitentiaire, d'une volonté d'humilier le détenu handicapé. Elle n'est pas avérée en l'espèce, mais cette absence ne suffit pas écarter la qualification de traitement inhumain et dégradant. Conformément à l'arrêt Peers c. Grèce du 19 avril 2001, la Cour estime que les conditions objectives de détention du requérant suffisent à caractériser le traitement inhumain et dégradant. 

Les carences du service public


L'arrêt peut sembler sévère, mais cette sévérité s'explique par le fait que les condamnations de la France pour le traitement des personnes détenues se multiplient et que la Cour s'impatiente peut-être de voir que le système pénitentiaire français demeure très en-deçà du standard minimum qu'elle impose. Dans une décision du 20 janvier 2012 Stasi c. France, le traitement inhumain et dégradant trouve son origine dans la négligence du service pénitentiaire qui n'a pas su assurer la protection d'un détenu homosexuel confronté à la violence de ses codétenus. Dans un arrêt M. G. c. France du 23 février 2012, c'est le traitement d'un détenu atteints de troubles psychiatrique qui provoque la condamnation.

Dans tous les cas, c'est la gestion du service public pénitentiaire qui est en cause. La Cour souligne clairement dans la décision Hahlal, "qu'elle ne pouvait approuver une situation dans laquelle le personnel d’une prison se dérobe à son obligation de sécurité et de soins vis-à-vis des détenus les plus vulnérables en faisant peser sur leurs compagnons de cellule la responsabilité de leur fournir une assistance quotidienne ou, le cas échéant, des soins d’urgence". L'origine du traitement inhumain et dégradant réside donc finalement dans les carences du service public.