« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 13 octobre 2024

Demandeurs d'asile : les reconduites collectives sous contrôle de la CEDH


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne, dans un arrêt M. A. et Z. R. c. Chypre rendu le 8 octobre 2024, la procédure chypriote de renvoi vers le pays de départ des étrangers arrivant dans les eaux territoriales. L'emploi du terme générique "étrangers" est volontaire, car précisément, l'une des questions posées par la décision réside dans le statut juridique des deux requérants. La question de savoir s'ils sont migrants économiques ou demandeurs d'asile est évidemment importante.

Tous deux affirment avoir fui la Syrie en 2016 pour rejoindre le Liban, où ils ont vécu dans des camps gérés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). N'ayant aucune perspective d'emploi, ne bénéficiant pas des soins de santé ni de la liberté de circulation, ils ont payé un passeur pour se rendre à Chypre, en septembre 2020. Mais en arrivant dans les eaux territoriales le soir du 7 septembre, le bateau a été intercepté par les garde-côtes chypriotes. Contraints de monter sur un autre bateau, sur lequel se trouvaient des membres de la police chypriote et d'autres migrants, ils ont été ramenés au Liban dès le 8 septembre, sans avoir mis le pied sur l'île.


Le droit à une procédure de demande d'asile


Les requérants se fondent sur l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants. En l'espèce, ils se plaignent de n'avoir pas pu déposer une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils n'ont pas été traités comme des demandeurs d'asile, mais comme des migrants économiques irréguliers, susceptibles d'être refoulés. Il est exact qu'une avocate, saisie le 7 septembre, avait demandé à la CEDH de prendre une mesure conservatoire pour empêcher le renvoi des intéressés au Liban. Mais la CEDH a demandé des éléments complémentaires pour démontrer les persécutions dont ils risquaient d'être victimes, notamment un éventuel renvoi en Syrie... De fait, les requérants se sont retrouvés au Liban avant que ces pièces aient pu être envoyées à la Cour.

En l'espèce, il faut reconnaître que nul ne sait si les requérants avaient ou non formulé une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils prétendent l'avoir fait, oralement, sur le bateau, mais il n'existe évidemment aucune trace des ces échanges. La CEDH note toutefois que le droit des réfugiés n'impose aucune forme particulière à la demande d'asile, principe rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre t N. D. et N. T. c. Espagne du 13 février 2020. Dans cette affaire, la Cour admet la reconduite forcée d'un groupe de migrants qui avait pénétré de force à Mellila, en forçant la frontière. En effet, des procédures d'entrée sur le territoire espagnol existaient et permettaient le dépôt d'une demande d'asile. En forçant la frontière en groupe, les requérants ont ainsi justifié qu'ils soient aussi reconduits en groupe.

Contrairement au cas espagnol, les autorités chypriotes n'ont même pas autorisé les migrants à débarquer pour déposer une demande d'asile et aucune procédure de ce type n'était organisée sur le bateau. Les autorités ne démontrent d'ailleurs pas la mise en place d'un quelconque guichet permettant de demander l'asile. De fait, quand bien même la demande des requérants n'est pas démontrée, elle semble probable, d'autant que de nombreux rapports de différentes ONG insistent sur cette absence de procédure.

C'est donc ce défaut de procédure qui est constitutif d'un traitement inhumain et dégradant. Les observations des autorités chypriotes montrent en effet qu'aucun guichet n'était prévu pour déposer une demande d'asile et que les conséquences du renvoi au Liban pour la personne n'étaient pas envisagées.




Ellis Island. 1913


Le caractère collectif de l'expulsion


L'article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme affirme clairement : "Les expulsions collectives d'étrangers sont interdites". Observons que le mot "expulsion" désigne ici toute forme de reconduite, et pas seulement, comme en France, celle qui repose sur la menace pour l'ordre public que la présence de l'étranger sur le territoire représente. Ce principe a été affirmé par la Cour dès sa décision Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012.

Aux termes de cette jurisprudence, réaffirmée notamment dans l'arrêt de Grande Chambre Khlaifia et autres c. Italie du 15 décembre 2016, une expulsion collective est définie comme contraignant les étrangers, "en tant que groupe, à quitter un pays", sauf dans le cas où la mesure est prise après examen particulier de la situation personnelles de chaque membre du groupe. Cette disposition n'a rien d'exceptionnel et existe en droit interne. Une mesure administrative peut en effet s'appliquer à plusieurs personnes, dès lors que chacune a pu bénéficier de l'examen particulier de son dossier.

Bien entendu, cette exigence n'a pour effet d'interdire les éloignements en nombre, et l'affaire de Mellila a montré qu'elles devenaient possibles si les étrangers s'étaient conduits de manière agressive pour pénétrer sur le territoire, ignorant précisément des procédures de demande d'asile qui existaient. Dans le cas chypriote, la situation est bien différente. Les migrants n'ont jamais fait preuve d'agressivité et les autorités n'ont pas été en mesure de démontrer l'existence d'une procédure d'examen des dossiers. Non seulement elle n'était pas prévue, mais elle n'a même pas été improvisée sur le bateau, le seul but étant de ramener les migrants au Liban, avant que la Cour ait pu prendre des mesures conservatoires.

Les autorités chypriotes sont donc condamnées à la fois pour avoir privé les requérants de déposer une demande d'asile et pour les avoir renvoyés au Liban sans examiner la situation de chacun d'entre eux. Il reste tout de même une question intéressante, soulevée par l'État défendeur. Il mentionne en effet l'existence d'une convention bilatérale avec le Liban prévoyant la réadmission, sans formalité, des personnes entrées illégalement à Chypre. Certes, les États ont tout à fait la possibilité de passer des conventions pour organiser ce type de retour. Mais, observe la Cour, "ils ne sauraient se soustraire à leur propre responsabilité en invoquant des obligations découlant d'accords bilatéraux". En d'autres termes, les normes issues de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être écartées par des traités bilatéraux. 

Cette jurisprudence de la Cour permettra-t-elle de dissuader les États qui entendent désormais, de plus en plus, se soustraire aux dispositions du droit européen pour gérer les questions migratoires ? Du côté français, il faudra attendre la future loi immigration prévue pour 2025 pour avoir un début de réponse à cette question.


L'expulsion des étrangers : chapitre 5, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur Amazon

mercredi 9 octobre 2024

Le délai raisonnable est-il bien... raisonnable ?


L'arrêt rendu par la 2e chambre civile de la Cour de cassation le 3 octobre 2024 témoigne, à sa manière, de la grande misère des juridictions françaises. Alors qu'elles ne sont plus en mesure de statuer dans le "délai raisonnable" imposé par le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, les requérants sont tentés de s'adresser à d'autres juges, de rechercher ceux qui seront en mesure de leur donner satisfaction plus rapidement. La Cour de cassation sanctionne cette pratique, en précisant que la juridiction territorialement compétente est la seule qui puisse être saisie, quand bien même elle serait incapable de rendre une décision dans un délai raisonnable.

En l'espèce, une ingénieure était en conflit avec son entreprise, la société Carglass, dont le siège social est à Courbevoie. Le tribunal compétent pour juger de la rupture de son contrat de travail était donc le Conseil de Prud'hommes de Nanterre. Mais celui-ci est connu pour être particulièrement surchargé, rendant ses décisions plus de trois ans près sa saisine. La requérante, en janvier 2019, a donc tout simplement saisi le Conseil des Prud'hommes de Versailles, moins engorgé et donc plus rapide.

Certes, mais on ne choisit pas son juge en fonction de ses délais de jugement, c'est du moins ce qu'a déclaré le Conseil de Prud'hommes versaillais, jugement confirmé par la Cour d'appel de Versailles le 18 novembre 2021. Devant la Cour de cassation, la requérante invoque la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme qui consacre le droit à juste procès.


L'absence de délai raisonnable, un déni de justice ?


L'article 6 § 1 de la Convention des droits des droits de l'homme affirme que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable". Cela signifie concrètement que les décisions de justice doivent être rendues sans souffrir de lenteurs excessives qui en compromettraient l'efficacité et qui porteraient atteinte au droit au juge. 

Or, selon la CEDH, les conflits du travail, surtout ceux "qui sont d'une importance capitale pour la situation professionnelle d'une personne", doivent être résolus avec une célérité particulière. Ce principe a été largement mentionné par la Cour dans des affaires mettant en cause le système judiciaire français, hélas bien connu pour sa lenteur. Les Conseils de Prud'hommes ne sont pas les seuls à être mis en cause pour leur lenteur. Dans un arrêt Lechelle c. France du 8 juin 2004, la CEDH sanctionne ainsi pour violation du "délai raisonnable" une procédure portant sur le contrat de travail de l'employée d'une école primaire, qui a duré pas moins de huit ans devant la juridiction administrative.

Mais en l'espèce, la requérante invoque un défaut de délai raisonnable dont elle n'a pas été victime, puisqu'elle a préféré saisir un autre juge.



Le petit escargot. Tai Ping


Des règles de compétence d'ordre public


L'arrêt offre ainsi à la Cour l'occasion d'affirmer que les règles de compétence sont d'ordre public. Selon l'article R 1412-1 du code du travail, les litiges entre employeur et salarié sont portés devant le conseil de Prud'hommes territorialement compétent. Ce conseil est, soit celui dans le ressort duquel est situé l'établissement où le salarié remplit ses fonctions, soit celui de son domicile lorsque le salarié travail à domicile. Le salarié peut aussi saisir le conseil du lieu où son contrat a été signé ou celui du lieu où l'employeur est établi. En l'espèce, la requérante exerçait son activité professionnelle dans l'entreprise de Courbevoie, lieu où elle avait aussi signé son contrat de travail. Aucune disposition ne l'autorisait donc à écarter la compétence du Conseil de Prud'hommes de Nanterre.

Bien entendu, la décision est loin d'être un "grand arrêt" et ne suscite aucune surprise, tant la décision de changer de juge en fonction des lenteurs de la procédure peut sembler étrange. Mais précisément, la décision nous informe sur l'existence de deux dangers auxquels la justice est actuellement confrontée. D'une part, une évolution des justiciables qui se conduisent comme des consommateurs, prêts à choisir "leur" juge comme on achète un bien de consommation, et prêts à faire jouer la concurrence entre les juges. D'autre part, hélas, une évolution de la justice elle-même, dont le manque de moyens humains et matériels est souvent mis en lumière. De fait, elle ne parvient plus à assurer sa mission essentielle qui est précisément de rendre la justice. Peut-on espérer une évolution ? Cela semble bien peu probable si l'on en croit le tout nouveau Garde des Sceaux qui annonce déjà que "le budget de la justice ne sera pas satisfaisant".



Le délai raisonnable : Chapitre 4 section 1 § 2 A 2 du manuel de libertés publiques sur Amazon

 


dimanche 6 octobre 2024

CJUE : l'accès de la police aux données contenues dans un téléphone


La Grande Chambre de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu, le 4 octobre 2024, un arrêt CG c. Bezirkshauptmannschaft Landeck, par lequel elle reconnait que les autorités de police nationales peuvent accéder aux données contenues dans un téléphone portable, à des fins de prévention, de recherche et de poursuite des infractions pénales. La décision n'est pas surprenante, mais les deux précisions qui l'accompagnent ne sont pas sans conséquences directes pour les États membres, y compris la France. D'une part, la Cour note que cet accès aux données contenues dans un téléphone n'est pas limité aux infractions graves. D'autre part, elle exige un contrôle préalable ou une autorisation d'accéder à ces informations données par un juge ou une autorité indépendante.

Les douaniers autrichiens ont saisi à l'occasion d'un contrôle de routine, en février 2021, 85 grammes de cannabis dans un colis destiné à CG. Ce colis a été transmis à l'autorité de police qui a perquisitionné chez l'intéressé. Interrogé sur l'expéditeur du colis, CG n'a rien voulu de dire et a refusé de donner le code de son téléphone portable. Celui-ci a été immédiatement saisi et les policiers se sont livrés à plusieurs tentatives d'accès, avant de le restituer à son propriétaire en avril 2021.

Indépendamment de la procédure pénale, l'intéressé a donc contesté la saisie de son téléphone et la tentative d'intrusion dans ses données personnelles. La juridiction a décidé d'un renvoi préjudiciel devant la CJUE portant sur la conformité du droit autrichien à plusieurs textes européens, dont essentiellement la directive du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physique à l'égard du traitement des données personnelles réalisé à des fins d'ordre pénal. 


La recevabilité de la question


Observons d'emblée que l'affaire était loin d'être gagnée d'avance, car l'avocat général s'était prononcé en faveur de l'irrecevabilité de la question. Les autorités autrichiennes se fondaient en effet essentiellement sur la directive du 12 juillet 2002 relative à la protection des données personnelles dans le cadre des services de communication électronique. Dans la présente affaire, la tentative d'accès aux données est le fait de la police, sans aucune intervention des fournisseurs de services de communications électroniques. Toutefois, les autorités autrichiennes avaient été invitées à reformuler leur question au regard de la directive de 2016. 

Même si elles avaient répondu, de manière quelque peu négligente, que ce texte était également applicable, la CJUE va se montrer plus bienveillante que l'avocat général et admettre la recevabilité de la question. Elle estime d'ailleurs que l'article 267 TFUE l'autorise à reformuler les questions qui lui sont posées ou à indiquer d'autres règles pertinentes, afin de donner au juge national une réponse utile. Comme elle l'a fait dans l'arrêt du 22 juin 2022 Volvo et DAF Trucks, la CJUE peut donc reformuler la question préjudicielle.




Mon précieux. Soprano. 2017 


La gravité de l'infraction


La première branche de la question préjudicielle porte sur la gravité, ou plutôt l'absence de gravité de l'infraction. En l'espèce, CG est poursuivi pour avoir reçu 85 grammes de cannabis, soit une infraction passible, au maximum, d'une année d'emprisonnement. 

Devant la CJUE, ses avocats invoquent la "minimisation" des données tel qu'il est mentionné dans l'article 4 de la directive de 2016 : les États doivent prévoir que les données personnelles sont adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités du traitement. En l'espèce, l'idée est que l'accès à des données personnelles pour réprimer une infraction modestement sanctionnée entraine une disproportion non conforme à l'article 4. 

La CJUE reconnaît volontiers que la gravité de l'infraction qui fait l'objet de l'enquête est un élément de cette proportionnalité. Mais la Cour se place sur le terrain de la création d'un espace de sécurité et de justice au sein de l'Union. L'exclusion des infractions modestement sanctionnées reviendrait à affirmer que seule la lutte contre la grande criminalité est susceptible de justifier l'accès aux données personnelles contenues dans un téléphone. Il appartient donc au législateur interne de définir le seuil à partir duquel ces investigations sont autorisées, mais rien ne lui interdit de les étendre à l'ensemble des infractions.


La question de l'autorisation


La seconde branche de la question porte sur l'autorité autorisant les investigations dans les données personnelles contenues dans le téléphone. Cette fois, la CJUE se montre moins bienveillante à l'égard du droit autrichien. Il apparaît en effet que les tentatives d'accès ont été le fait exclusif de l'autorité de police, sans qu'un juge ait été associé à la procédure. La Cour affirme ainsi que l'accès "doit être subordonné à un contrôle préalable effectué par une juridiction ou une entité administrative indépendante".  En cas d'urgence "dûment justifié", l'accès est possible immédiatement, mais le contrôle doit intervenir "dans de brefs délais".

Cette seconde exigence n'est pas sans poser un problème en droit français, même s'il est loin d'être insurmontable. En l'état actuel du droit, le refus de communiquer aux forces de police, durant une garde à vue, le code de déverrouillage de son téléphone constitue une infraction spécifique, distincte de celle pour laquelle la personne est mise en cause. L'article 434-15-2 du code pénal réprime en effet le refus de communiquer "la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter, ou commettre un crime ou un délit". Après quelques hésitations des juges du fond, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, affirme, dans un arrêt du 7 novembre 2022, que le code d'accès à un téléphone doit être considéré comme une telle convention.

Le droit français considère ainsi que l''accès à ces données peut intervenir, quelle que soit la gravité de l'infraction, position parfaitement compatible avec l'arrêt de la CJUE. 

Reste évidemment à s'interroger sur la question de l'autorisation d'un juge à cet accès aux données personnelles. En droit français, la garde à vue intervient à l'initiative, soit d'un officier de police judiciaire, soit d'un magistrat. Dans ce dernier cas, l'autorisation d'accès aux données pourrait être accordée immédiatement. En revanche, des procédures devront sans doute être définies pour permettre aux autorités de police d'accéder à ces données dès le début de la garde à vue. En l'état actuel des choses, il faut s'attendre à des recours, dès lors que les avocats ne manqueront pas d'exploiter l'incertitude actuelle pour tenter de mettre leurs clients à l'abri d'une intrusion dérangeante dans leur téléphone. Il est possible que la jurisprudence de la CJUE suscite un dialogue musclé avec le Conseil constitutionnel.


La protection des données personnelles : Chapitre 8, section 5 du manuel de libertés publiques sur Amazon





jeudi 3 octobre 2024

La CEDH met un frein au droit de se promener nu, à vélo


Les revendications en faveur de la reconnaissance d'une liberté nouvelle sont nombreuses et suscitent relativement souvent une évolution du droit. Du mariage pour tous au droit à l'assistance médicale à la procréation désormais ouvert aux femmes seules ou en couple, l'évolution des moeurs conduit ainsi à la création de nouvelles libertés. Toutefois, certaines revendications ne parviennent à s'imposer, et la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) APNEL c. France rendue le 12 septembre 2024 marque l'échec d'un droit original, celui de de circuler nu et à vélo. 

Il est vrai que les promoteurs de cette liberté sont très minoritaires, l'idée de se déshabiller pour se promener en vélo n'étant pas très répandue dans la population. Il n'empêche que l'Association pour la promotion du naturisme en liberté se montre très active dans ce domaine, s'efforçant d'organiser des World Naked Bike Rides, dont l'objet est de "faire vivre la liberté d'être nu comme expression de la fragilité humaine, de se reconnecter avec la nature et avec sa propre nature, sans honte du corps". De manière plus prosaïque, il s'agit aussi de contester le délit d'exhibition sexuelle qui permet de sanctionner les participants.


Les World Naked Rides


Le 7 juillet 2019, conformément au droit commun des manifestations, l'APNEL  déclare vouloir organiser un tel rassemblement à Paris le 8 septembre suivant. A la veille de la manifestation, le préfet de police interdit la World Naked Ride, en invoquant précisément le risque que des infractions y soient commises, en particulier le délit d'exhibition sexuelle, prévu à l'article 222-32 du code pénal

L'APNEL s'efforce en vain d'obtenir l'annulation de l'arrêté préfectoral d'interdiction devant le tribunal administratif de Paris. Le 19 juin 2020, celui-ci écarte le recours, et se fonde sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". En l'espèce, la manifestation a pour objet de contester le délit d'exhibition sexuelle en commettant l'infraction, ce qui évidemment porte atteinte à l'ordre public. Pourtant, note le juge, l'infraction d'exhibition sexuelle n'emporte qu'une atteinte très limitée au droit de pratiquer le nudisme, car elle ne l'interdit que dans des lieux ouverts à la vue du public. Dès lors, l'interdiction n'est pas constitutive d'une atteinte disproportionnée aux droits de la personne, par rapport aux nécessités de l'ordre public. Cette décision fut confirmée par la Cour administrative d'appel de Paris en 2022, et le pourvoi en cassation de l'APNEL rejeté par le Conseil d'État le 4 août 2023. 




Il m'a vue nue. Misstinguett. 1926


Le nudisme, élément de la liberté d'expression


L'APNEL saisit donc la CEDH, en invoquant une violation de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protège la liberté d'expression. En même temps, et pendant même l'examen du recours, l'association s'efforce toujours d'organiser des World Naked Bike Rides. C'est ainsi que, dans une ordonnance de référé du Tribunal administratif de Bordeaux refuse, le 10 août 2023, de suspendre l'interdiction d'une manifestation de ce type, organisée à Bègles. 

La CEDH, dans son arrêt du 12 septembre 2024, reconnait que l'arrêté d'interdiction emporte une ingérence dans la liberté d'expression. Dans une décision du 28 octobre 2014 Gough c. Royaume-Uni, elle reconnaissait déjà au requérant le droit de vouloir développer un débat public sur les bienfaits de la nudité, quand bien même il serait le seul à promouvoir une telle doctrine. Condamné plus de trente fois pour avoir affronté dénudé les rigueur du climat écossais, M. Gough avait même poussé l'action militante jusqu'à se présenter entièrement nu devant ses juges...


Le contrôle de proportionnalité


Quoi qu'il en soit, la Cour reconnaît l'ingérence, mais affirme que l'interdiction d'une telle manifestation est prévue par la loi française, puisqu'il s'agit de garantir l'ordre public en empêchant que des infractions soient commises. Concernant la proportionnalité de l'ingérence au regard de la liberté d'expression, la CEDH s'assure, comme elle le rappelle dans l'arrêt Bouton c. France du 13 octobre 2022, rendu à propos de l'exhibition d'une Femen dans l'église de la Madeleine, que son rôle se borne à s'assurer que les juges internes ont justifié l'interdiction par des motifs "pertinents et suffisants". 

Précisément, l'arrêt de la CEDH Ezelin c. France du 26 avril 1991 affirme que la liberté d'exprimer ses convictions ne peut subir de limitations, sauf dans l'hypothèse où elle conduit à commettre une infraction. C'est bien le cas en l'espèce, l'élément moral était démontré par l'association elle-même qui déclare vouloir contester ce délit. De fait, la Cour estime que les juges français ont convenablement mis en balance les différents intérêts en cause, la mesure d'interdiction n'entrainant pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression.

Les cyclistes de l'APNEL n'obtiennent donc pas de la CEDH la consécration d'une nouvelle liberté de circuler nu à vélo, pas plus qu'ils ne l'avaient obtenue devant les juges internes. Ils sont désormais devant un choix cornélien. Soit ils manifestent contre le délit d'exhibition sexuelle en restant habillés, mais un nudiste rhabillé n'a guère d'intérêt médiatique. Soit ils font leur promenade dénudée à vélo dans un espace privé, à l'abri de la vue du public, mais là encore ils risquent de n'intéresser personne. Deux solutions qui ne peuvent satisfaire l'association, surtout désireuse de médiatiser sa revendication. Peut être se consolera-t-elle en pensant que la CEDH a placé ses membres à l'abri des rhumes de cerveau et autres virus saisonniers ?


samedi 28 septembre 2024

Abaya : Fin de l'histoire


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 septembre 2024 Association la voix lycéenne et Action droits des musulmans n'a rien de surprenant, mais il mérite tout de même d'être signalé. Il marque en effet la fin du conflit sur le port de l'abaya dans les établissements secondaires. A la rentrée 2023, on se souvient que des jeunes filles se sont présentées au collège ou au lycée revêtues de ce vêtement, mouvement présenté comme spontané mais néanmoins très médiatisé. 

Le 31 août 2023, le ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, signait une circulaire intitulée "Principe de laïcité à l'École - Respect des valeurs de la République". Elle indiquait aux professeurs et aux responsables d'établissement la conduite à tenir face à "la montée en puissance du port de tenues de type abaya ou qamis". Elle se fondait sur l'article L 141-5-1 du code de l'éducation qui reprend la loi du 15 mars 2004. Ces dispositions affirment que "le port de signes ou tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit".

Les partisans de l'abaya ont fait ce qu'ils ont pu pour obtenir la suspension de la mise en oeuvre de la circulaire par deux actions successives en référé. La première, du 7 septembre 2023, reposait sur le référé-liberté, la seconde du 25 septembre suivant était un référé-suspension. Dans les deux cas, le juge a écarté la requête, au motif que le ministre avait pu fonder la circulaire sur la loi du 15 mars 2024 interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires publics. 

Le Conseil d'État, intervenant au fond le le 27 septembre 2024, confirme la légalité des dispositions de la circulaire qui interdit le port de ce type de vêtement et organise une procédure de dialogue avec l'élève. C'est seulement lorsque celle-ci refuse de retirer son abaya qu'une procédure d'exclusion peut être engagée. Cette exclusion éventuelle n'interdit pas à l'intéressée de poursuivre ces études dans un établissement privé religieux.


Une manifestation ostensible d'une appartenance religieuse


Le moyen essentiel développé par les associations requérantes était déjà celui utilisé en référé. Aux yeux des associations requérantes, l'abaya n'est pas un vêtement religieux et ne saurait donc être interdite sur le fondement de la loi du 15 mars 2004. Beaucoup de commentateurs continuent d'ailleurs d'affirmer que cette tenue n'est pas "intrinsèquement religieuse". 

Sans doute n'ont-ils pas bien lu la loi de 2004, car le législateur s'est bien gardé de qualifier de "religieux" tel ou tel vêtement. Il se borne à interdire les signes ou tenues "par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". L'appréciation du caractère religieux repose finalement sur deux critères.


La perception des tiers


Le premier réside dans la perception des tiers qui voient la tenue comme religieuse. Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État, saisi du cas d'un élève portant le turban sikh, écartait déjà le moyen reposant sur le caractère traditionnel et non pas religieux de cette coiffure. Pour le juge, le jeune lycéen "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe (...)". Et il ajoutait que, dans ces conditions, "l'administration n'avait pas à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme". Autrement dit, il suffit que le vêtement soit perçu comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée.

La situation est clairement celle de nos porteuses d'abaya. Il n'est guère douteux en effet que seules les élèves musulmanes portent l'abaya dans une volonté d'affirmation clairement affichée.



T'as plus ton voile. Les Goguettes. 2018


L'affirmation religieuse


Le second critère repose précisément sur cette affirmation religieuse. Pour le Conseil d'État, elle ressort clairement des "remontées académiques", c'est à dire des informations provenant des établissements eux-mêmes. Alors que les signalements d'atteintes à la laïcité s'élevaient à un peu plus de 2000 en 2020-2021 et 2021-2022, ils connaissaient une forte augmentation à plus de 4700 pour l'année 2022-2023. Et le dialogue engagé avec les élèves faisait ressortir "des discours en grande partie stéréotypés, inspirés d'argumentaires diffusés sur les réseaux sociaux, élaborés pour contourner l'interdiction (...)". Le Conseil d'État montre ainsi que l'abaya n'était pas exactement un choix libre de ces jeunes élèves, mais plutôt un vêtement imposé, comme étaient imposés les éléments de langage destinés à justifier son port.

De ces éléments, le juge tire la conclusion que le ministre a exactement qualifié la situation, en affirmant que la porteuse de l'abaya "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse"


L'ingérence dans la vie privée


Le moyen fondé sur l'atteinte à l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne mérite pas que l'on s'y attarde, et le juge ne s'y est pas attardé. Il s'est borné à mentionner que "à supposer même que la liberté des élèves de choisir les vêtements qu'ils entendent porter en milieu scolaire", ce qui est loin d'être évident si l'on considère que beaucoup de membres du Conseil de l'Europe imposent le port de l'uniforme, il apparait évident que cette éventuelle ingérence poursuit un but d'intérêt général. Il s'agit en effet d'assurer la neutralité de l'enseignement. Et l'interdiction d'un vêtement ne saurait être considérée comme disproportionnée au regard de cette finalité. 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'a d'ailleurs jamais désavoué la conception française de la laïcité dans l'enseignement. Dans un arrêt du 4 décembre 2008 Dogru et Kervanci c. France, elle affirme ainsi que la laïcité est en France un "principe constitutionnel (...) auquel l'ensemble de la population adhère, et donc la défense paraît primordiale, en particulier à l'école". Dans une décision du 30 juin 2009 Aktas c. France, elle affirme ensuite que la loi du 15 mars 2004 vise précisément à garantir cette sanctuarisation de l'école. 

Soulevé à propos de l'abaya, le moyen était donc faible et le Conseil d'État l'écarte rapidement.

Comme bien souvent, les associations musulmanes, et les divers groupements qui les soutiennent, sont ainsi victimes d'un effort boomerang. En voulant nier le principe de laïcité, elles obtiennent sa réaffirmation, clairement énoncée dans l'arrêt. Malgré les coups de butoir infligés par différentes associations, le principe de laïcité résiste donc avec vaillance, et avec le soutien, une nouvelle fois affirmé, du Conseil d'État. 


La laïcité dans l'enseignement : Chapitre 11, section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur Amazon

mercredi 25 septembre 2024

CEDH : L'expulsion automatique des délinquants, en Suisse


La décision P. J. et R. J. c. Suisse rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 17 septembre 2024 sanctionne le caractère automatique de l'expulsion d'un étranger. Cette mesure d'éloignement reposait en effet exclusivement sur la sanction pénale dont l'intéressé avait fait l'objet, sans que les autres éléments du dossier soient évoqués devant les juges suisses. L'absence antérieure de casier judiciaire, le fait que l'intéressé ait été condamné avec sursis, qu'il ait un emploi et une vie de famille stables n'ont pas été examinés.

P. J. est un ressortissant de Bosnie-Herzégovine et son épouse est de nationalité serbe. Elle a toujours vécu en Suisse, comme ses deux filles nées en 2014 et 2016. Le père de famille fut arrêté en 2018 pour trafic de stupéfiants et condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis. Conformément au code pénal suisse, il fut automatiquement expulsé de Suisse pour une durée de cinq ans, et il fut donc renvoyé en Bosnie-Herzégovine. Tous ses recours furent rejetés, et il se tourne donc vers la CEDH, en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


L'éloignement automatique


Il n'est pas contesté que la mesure d'expulsion qui frappe P. J. est de caractère automatique. Dans un arrêt Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006, la CEDH, réunie en Grande Chambre,  n'interdit pas formellement aux États parties à la Convention de prévoir des mesures d'expulsion automatique des délinquants. Dans l'affaire Üner, elle valide l'expulsion du territoire néerlandais d'un multirécidiviste. Elle examine toutefois la proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée par rapport aux nécessités de l'ordre public. En l'espèce, elle estime que les autorités néerlandaises ont ménagé un équilibre juste entre les intérêts du requérant et ceux de la société.



Difficulté d'intégration en Suisse

Le Matin, juin 2018


Le contrôle de proportionnalité


L'élément essentiel pris en compte par la CEDH réside ainsi dans l'étendue du contrôle effectué par les juges internes qui doivent avoir effectivement apprécié l'expulsion au regard des intérêts en cause. Ce principe a d'ailleurs été rappelé à propos des juges suisses dès l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. A propos du non-renouvellement de l'autorisation de séjour d'un ressortissant algérien marié à une ressortissante suisse, la Cour estime que les juges suisses n'ont pas suffisamment examiné l'atteinte à la vie familiale de l'intéressé, dès lors qu'il était difficile d'envisager que son épouse le suive en Algérie. Le droit européen exige donc des juges internes une motivation très précise de leur décision, prenant finalement en compte toutes les facettes du dossier.

La plupart des arrêts admettant l'expulsion de trafiquants de drogue concernent des personnes ayant un casier judiciaire chargé, souvent multirécidivistes, comme dans l'arrêt Loukili c. Pays-Bas du 11 avril 2023. Dans le cas de P. J., la situation est un peu différente, car l'intéressé a un casier judiciaire vierge, raison pour laquelle sa peine d'emprisonnement a été assortie du sursis.

Il est surtout reproché aux juges suisses de n'avoir apprécié l'expulsion de P. J. qu'à travers la gravité de l'infraction pénale qu'il a commise, à l'exception d'une mention relative à sa difficile maîtrise de langue allemande, après six années passées à Zürich. Les conséquences de la mesure d'expulsion sur sa vie familiale sont à peine mentionnées. Les juges suisses se bornent à mentionner que l'épouse serbe de P. J. ne devrait pas avoir de difficulté à vivre en Bosnie Herzégovine pas plus que leurs deux filles, qui pourtant n'avaient jamais habité ailleurs qu'en Suisse. Dans l'arrêt Jeunesse c. Pays-Bas du 3 octobre 2014, la CEDH affirme pourtant que les juges internes doivent étudier tous les aspects de la vie privée de l'intéressé, notamment lorsque sa vie familiale dépend entièrement de la décision de son épouse de le suivre ou non dans son exil.


L'automaticité sous le contrôle du juge


La décision du 17 septembre 2024 n'est pas surprenante, dans la mesure où la CEDH exige toujours que les décisions d'éloignement des étrangers soient appréciées par les juges internes au regard de leurs conséquences sur la vie familiale. Cette jurisprudence permet ainsi de faire de l'intégration de la personne dans la société un critère de la décision. L'individu isolé venu travailler dans le pays en laissant femme et enfants à l'étranger peut évidemment être éloigné plus facilement, car il ne dispose d'aucune vie familiale susceptible d'être protégée. 

Rien de nouveau certes, si ce n'est que la Cour limite l'impact des décisions automatiques d'éloignement, liées à une condamnation. De manière simple, elle considère que l'appréciation de la nécessite de la mesure demeure identique, que l'expulsion soit ou non automatique. Les juges internes apparaissent comme l'instrument d'une mise en cause de cette automaticité. L'éloignement demeure discutable devant les tribunaux qui peuvent l'empêcher, ce qui signifie que, finalement, il n'est pas réellement automatique.