« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 21 juillet 2024

Le gouvernement démissionnaire : un voyage en Absurdie


La situation politique, de plus en plus indéchiffrable, se caractérise d'abord par des manipulations en tous genres de la constitution. Chacun fait dire à la norme suprême ce qu'il veut lui faire dire, et les analyses sont divergentes, souvent totalement contradictoires. Les compétences du gouvernement démissionnaire, et des ministres qui en sont membres, font l'objet d'interprétations qui conduisent à des situations absurdes. En termes simples, elles confèrent au gouvernement démissionnaire des prérogatives dont un gouvernement ordinaire ne dispose pas. 

 

Le vote des ministres


Le groupe parlementaire Renaissance, et ceux qui le soutiennent, affirment ainsi que les ministres, y compris le Premier ministre, élus tout récemment à l'Assemblée nationale, peuvent y voter en leur qualité de parlementaire.

Il n'a échappé à personne qu'il s'agit là d'une violation directe de l'article 23 de la constitution, qui affirme très clairement que "les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire (...)". Bien entendu, l'objet de l'interprétation est ici de faire dire à ces dispositions le contraire de ce qu'elles disent.

Pour cela, on va invoquer la loi organique du 17 novembre 1958 portant précisément interprétation de l'article 23. Bien entendu, on sait qu'une loi organique a une valeur juridique inférieure à la constitution. Son objet est d'assurer la mise en oeuvre des dispositions constitutionnelles, certainement pas de les violer. Quoi qu'il en soit, l'article LO 153 du code électoral, issu de cette loi organique, est rédigé en ces termes : 

    "L'incompatibilité établie par ledit article 23 entre le mandat de député et les fonctions de membre du Gouvernement prend effet à l'expiration d'un délai de un mois à compter de la nomination comme membre du Gouvernement. Pendant ce délai, le député membre du Gouvernement ne peut prendre part à aucun scrutin et ne peut percevoir aucune indemnité en tant que parlementaire. L'incompatibilité ne prend pas effet si le Gouvernement est démissionnaire avant l'expiration dudit délai".

Ces dispositions prévoient donc un délai d'un mois entre la nomination comme membre du gouvernement et le début du mandat parlementaire. Pendant ce délai, le ministre ne vote pas et ne reçoit aucune indemnité. Jusque là, tout le monde est d'accord. C'est la dernière phrase qui pose problème, celle qui affirme que l'incompatibilité ne prend pas effet si la démission du gouvernement est intervenue avant l'expiration du délai.

En l'espèce, il convient de ne pas confondre deux dates importantes. Le 8 juillet, au lendemain de la défaite de Renaissance aux élections législatives, Gabriel Attal a présenté au président de la République la démission de son gouvernement. Mais le président l'a refusée, décision qui a eu pour conséquence de maintenir un gouvernement de plein exercice, que l'on ne saurait qualifier de démissionnaire. En revanche, le 16 juillet, deux jours avant le vote pour l'élection du président de l'Assemblée nationale, Emmanuel Macron a accepté la démission du gouvernement. Depuis cette date, le gouvernement est donc un gouvernement démissionnaire, chargé de gérer les affaires courantes. On ne peut donc contester que le gouvernement a été démissionnaire, avant la fin du délai d'un mois après les législatives. 

Certains auteurs ont invoqué un lointain arrêt rendu par le Conseil d'État le 22 avril 1966 portant sur un décret du 9 octobre pris par le Premier ministre Georges Pompidou, dont la démission avait été refusée par le général de Gaulle le 5 octobre 1962, au lendemain d'une motion de censure qui avait renversé le gouvernement. A l'époque, le Conseil d'État avait affirmé que le décret portant sur des commissions administratives paritaires entrait bien dans le périmètre des affaires courantes. Mais ce précédent n'est pas réellement pertinent. Ceux qui l'invoquent oublient que, ce même 5 octobre 1962, le général avait prononcé la dissolution de l'Assemblée. Cette dissolution est donc intervenue après la démission du gouvernement Pompidou, schéma inverse de celui de juillet 2024.

Quoi qu'il en soit, la manipulation est ailleurs, dans une confusion soigneusement entretenue entre l'incompatibilité et le vote. Les dispositions de l'article 23 reposent sur un principe général d'interdiction du cumul des fonctions de ministre et de parlementaire. Le délai d'un mois n'est destiné qu'à laisser à l'intéressé un peu de temps pour faire son choix. Mais aucune disposition n'affirme, nulle part, que durant ce délai, il bénéficie du droit de vote à l'Assemblée. En décider autrement, comme le fait le camp présidentiel, revient à interpréter une loi organique dans un sens opposé à la disposition constitutionnelle qu'elle a pour objet de mettre en oeuvre. 

On le sait, les membres du gouvernement ont finalement participé à l'élection de la présidente de l'Assemblée nationale et aux scrutins qui ont suivi. La constitution a donc été violée, et on constate que cette violation n'a finalement suscité qu'un émoi modeste. Certes, les députés LFI ont protesté, mais leur protestation a eu lieu après le vote, pas avant.

 

 
Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

La motion de censure contre un gouvernement démissionnaire


La manipulation de la constitution ne s'arrête pas là, car on nous explique qu'il est impossible de renverser un gouvernement démissionnaire. On ne trouve rien de tel dans l'article 49 al. 2 de la constitution qui se borne à énoncer que "l'Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d'une motion de censure". Suivent des dispositions procédurales sur les conditions de vote. Là encore, aucune disposition ne dit qu'un gouvernement démissionnaire ne peut pas être renversé. Démissionnaire ou pas, il est un "Gouvernement" au sens de la constitution.

Les analyses destinées à prouver qu'un gouvernement démissionnaire ne peut être renversé nous emmènent encore plus loin dans l'absurde. Benjamin Morel, souvent prompt à soutenir les thèses constitutionnelles de Renaissance, affirme ainsi qu'un gouvernement chargé des affaires courantes ne peut être renversé, parce qu'il a déjà démissionné. Le raisonnement conduit à considérer qu'un gouvernement qui gère les affaires courantes n'est plus un gouvernement et que ses fonctions ont totalement pris fin. Or nul n'ignore que si le gouvernement a démissionné, l'État ne doit pas cesser de fonctionner. En outre, si ce n'est plus un gouvernement au sens de l'article 49 al. 2, comment doit-on le qualifier ? Sans doute s'agit-il d'un "objet non gouvernemental non identifié" (ONGNI) ? 

Le même Benjamin Morel a tout de même cherché une réponse à cette intéressante question. Il la cru la trouver, en affirmant "le ministre n'est plus ministre, il ne fait qu'office de ministre"

Cette formulation maladroite renvoie à la jurisprudence ancienne du "fonctionnaire de fait". On la trouve par exemple dans la célèbre affaire des "mariages de Montrouge" datant de 1883. A l'époque, un officier d'état civil irrégulièrement investi dans ses fonctions avait célébré un grand nombre de mariages. La découverte de l'irrégularité risquait de conduire à constater la nullité de ces unions. Pour empêcher le désastre, la Cour de cassation, dans un arrêt du 7 août 1883, a considéré que l'irrégularité dans la délégation de l'élu "ne saurait entraîner la nullité des actes auxquels il a concouru en cette qualité". Le Conseil d'État s'est ensuite approprié cette théorie du fonctionnaire du fait, notamment dans un arrêt du 2 novembre 2023, précisant que le "fonctionnaire de fait" doit avoir "aux yeux de tous, l'apparence d'une autorité régulièrement investie de la compétence qu'il a exercée".

Si l'on revient au raisonnement de Benjamin Morel, c'est pour en constater les limites. La théorie du fonctionnaire de fait ne saurait s'appliquer à un ministre démissionnaire. D'une part, elle n'est utilisée par la jurisprudence qu'à la demande des tiers, les victimes qui risquent de perdre le bénéfice de l'acte pris par le fonctionnaire de fait, et non pas à la demande de l'administration. D'autre part, elle n'est utilisée que pour couvrir une illégalité. Tel n'est évidemment pas le cas du ministre démissionnaire, qui n'a pas, du moins pour le moment, commis d'illégalité et n'est pas mis en cause sur ce fondement.

Là encore, il convient tout simplement de revenir au texte de la constitution qui affirme qu'une motion de censure peut être votée contre le "gouvernement". Si le constituant avait voulu l'empêcher pour un gouvernement démissionnaire, il est probable qu'il l'aurait dit.

In fine, on arrive donc à une situation absurde. Un gouvernement démissionnaire serait en effet plus puissant qu'un gouvernement ordinaire, puisque ses membres pourraient voter comme membres de l'Assemblée nationale, et qu'il ne pourrait être renversé. En principe, les règles d'interprétation des normes ne sauraient conduire à une situation juridiquement absurde.

Reste à s'interroger sur la sanction. Comme le faisait observer le professeur Sur, invité sur ce même blog, la seule sanction possible est la destitution du président de la République.  On pourrait ainsi considéré qu'il a violé l'article 5 de la constitution, en manquant à son obligation d'assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Le Conseil constitutionnel en effet, est juge de la loi, mais pas de l'élection du président et du bureau de l'Assemblée nationale. Le principe de l'autonomie des assemblée parlementaires s'y oppose. La Cour de justice de la République, quant à elle, ne juge que des crimes et délits commis par les membres du gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Certes, la destitution du président de la République semble aujourd'hui bien improbable, ne serait-ce que parce que la résolution de réunion de la Haute Cour doit être adoptée par une majorité des deux tiers du parlement. Il ne nous reste donc qu'à dénoncer les violations de la constitution et à espérer qu'elle survivra à ces mauvais traitements.


 

mercredi 17 juillet 2024

Les Invités de LLC. Serge Sur. Une victime collatérale de la dissolution : la constitution

 Serge Sur est professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2). Auteur de "Les aventures constitutionnelles de la France", Sorbonne Université Presses, 2021. 

 


Le président Macron a toujours pratiqué une lecture désinvolte de la constitution. Il l’a volontiers pliée à ses conceptions, pour ne pas dire à ses caprices. C’est ainsi qu’il a absorbé le Premier ministre, contourné le conseil des ministres, pris des initiatives législatives alors même qu’il n’en a pas la compétence. Rien toutefois n’égale le festival, la nuit de Walpurgis de la constitution qui a suivi la dissolution du 9 juin 2024. Non qu’elle ait été contraire à la constitution, bien au contraire, puisqu’il s’agit d’une prérogative discrétionnaire du chef de l’Etat. Il ne s’agit pas non plus de ses engagements politiques, qu’il lui est loisible de prendre. On ne traite ici que des transgressions constitutionnelles. Certaines lui sont imputables, d’autres proviennent des partis, voire du gouvernement. On peut en retenir cinq, certaines indiscutables, d’autres qui peuvent être débattues mais sortent clairement du texte de la loi fondamentale. Elles concernent soit les procédures, soit les principes, soit les responsabilités constitutionnelles.

- La première concerne la procédure de la dissolution. Aux termes de l’article 12, le président peut dissoudre après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées. Or il est patent que ces consultations n’ont pas eu lieu. Il s’est agi de la simple information des autorités concernées d’une décision déjà prise. Même des journalistes ont été avertis avant le Premier ministre de la dissolution… La présidente de l’Assemblée nationale a même protesté et demandé un entretien particulier qui ne lui avait pas été proposé. On peut considérer ces procédures comme symboliques. En réalité elles sont révélatrices d’un dédain, pour ne pas dire d’un mépris complet des institutions républicaines, et du règne affiché du bon plaisir.

-  La deuxième concerne la démission du gouvernement, remise après l’élection de la nouvelle mandature. Le président est-il libre de la refuser ? Certainement pas, si l’on en croit le texte de l’article 8. Il met fin aux fonctions du Premier ministre « sur présentation par celui-ci de la démission du gouvernement ». Le Premier ministre n’est pas un domestique, et s’il démissionne le président doit en prendre acte, sauf à le renommer s’il le souhaite et si l’autre l’accepte. Le seul précédent invocable concerne le refus par le président de Gaulle en 1962 d’accepter la démission du gouvernement Pompidou qui venait d’être renversé par une motion de censure. Mais la situation était différente, puisque, parallèlement au refus, le président prononçait la dissolution de l’assemblée, ce qui faisait du corps électoral l’arbitre du conflit. Ici il n’en est rien, puisque l’Assemblée vient d’être élue et ne peut être dissoute. C’est même cette élection qui accentue la faiblesse du gouvernement et qui rend nécessaire sa démission : elle a pour seul intérêt de prévenir une inévitable motion de censure. Là encore, accepter ou refuser la démission du gouvernement relève du bon plaisir du président Macron, ce qui n’est pas conforme à la constitution.

 

 

Macron ne lâche rien. Les Goguettes en trio mais à quatre. juillet 2023
 

- Une troisième violation est imputable aux partis politiques qui se réclament du Nouveau front populaire. Ils prétendent en effet, sur la base du nombre de leurs députés, désigner un Premier ministre que le président n’aurait qu’à nommer, en vertu d’une prétendue compétence liée. Or il n’en est rien, et la constitution le laisse libre de son choix. La prétention des partis est pleinement inconstitutionnelle : le rôle des partis politiques est prévu par l’article 4 : « ils concourent à l’expression du suffrage », point. Il ne leur appartient pas, même en coalition électorale de désigner le Premier ministre, d’autant moins qu’ils prétendent transformer ladite coalition électorale en regroupement parlementaire. Or ce n’est pas le cas. Le parlement ne connaît que les groupes parlementaires, qui n’épousent pas nécessairement les frontières des partis politiques. Et les différents groupes parlementaires issus du Nouveau front populaire sont d’une part distincts, d’autre part loin d’être les premiers à l’Assemblée, dépassés à la fois par ceux du Rassemblement national et de Ensemble pour la République, ex-Renaissance.

- Une quatrième violation résulte du refus du président de nommer rapidement un nouveau Premier ministre et un nouveau gouvernement. Cette violation est à tiroirs, parce qu’elle en implique d’autres. Prenons d’abord ce refus, contraire tant à l’article 8 qu’à l’article 5. Article 8 : le président « nomme le Premier ministre ». C’est un pouvoir, un pouvoir propre, non soumis au contreseing, mais c’est aussi une obligation, qui résulte de l’article 5, celui qui lui demande d’assurer « par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat ». Maintenir en fonctions un gouvernement démissionnaire, même et surtout avec des pouvoirs restreints, la gestion des « affaires courantes », c’est violer ce double commandement, porter atteinte au fonctionnement régulier des pouvoirs publics et ne pas assurer la continuité de l’Etat. Le président a donc l’obligation, et non la simple option, de nommer un Premier ministre dans un délai raisonnable, qui ne saurait excéder quelques jours. Il est juste qu’il attende l’organisation de la nouvelle Assemblée, l’élection de son président et la constitution de ses organes, mais il ne peut aller au-delà. L’idée d’un gouvernement démissionnaire en fonction pour plusieurs mois est contraire à la constitution.

Ceci d’autant plus que le statut de gouvernement démissionnaire n’est prévu par aucun texte, et ne relève pas de l’ordre constitutionnel, simplement de la commodité administrative. La notion d’affaires courantes est évanescente et n’a jamais pu être définie. Tout ce que fait un tel gouvernement est précaire et ne saurait s’inscrire dans la continuité de l’Etat. S’y ajoute que certains juristes – il s’en trouve toujours pour soutenir les thèses les plus complaisantes – affirment qu’un tel gouvernement démissionnaire ne peut être renversé par une motion de censure émanant de l’Assemblée. Où ont-ils vu cela ? Le Premier ministre reste Premier ministre, les ministres restent ministre, ils n’ont ni présenté leur démission devant l’Assemblée, ni même ne l’ont informée. L’Assemblée peut parfaitement constater que le banc des ministres est occupé et donc adopter une motion de censure contre un tel gouvernement, ne serait-ce que parce qu’il prétend rester en fonction.  

- S’ajoute encore une cinquième violation, qui provient cette fois celle du gouvernement démissionnaire. Ses membres qui sont en même temps députés prétendent voter à l’Assemblée tout en restant sur le banc des ministres. C’est directement et clairement contraire à l’article 23, qui dispose que « les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire… ». Que ledit gouvernement soit démissionnaire ne change rien à cette interdiction, puisque, même de façon diminuée, il est toujours en fonction. L’atteinte est ici double : formellement à la constitution, substantiellement à la séparation des pouvoirs. Rappelons que l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, intégrée dans le préambule de la constitution, pose que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution ».

Point de constitution, en l’occurrence c’est trop dire, mais constitution violée de façon « délibérée, voulue, réfléchie et outrageante », pour reprendre les termes de Gaston Monnerville en 1962, président du Sénat. Sans doute cette formule est mieux fondée aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque parce que nul pouvoir institué ne saurait s’opposer à l’expression directe de la souveraineté nationale, qui appartient au peuple. Simplement, aujourd’hui on pourrait parler du crime de l’Orient Express, parce que comme on l’a vu ce n’est pas seulement le président mais aussi les parlementaires et le gouvernement qui contribuent à ces violations démultipliées. Les deux dernières sont heureusement aisément remédiables : il n’y aura pas de Premier ministre désigné par les partis, et le gouvernement reste exposé à la censure parlementaire.

Certains se réjouissent de cet imbroglio constitutionnel qui rappelle les poisons et délices de la IVe République, et aspirent ouvertement au retour du régime des partis et de l’absolutisme parlementaire. Que l’on nous préserve de ce désastre, l’ajout d’une crise institutionnelle à tous les clivages que connaît déjà le pays, alors même que la constitution de 1958 est la moins mauvaise que la France a connu depuis la Révolution, c’est-à-dire la meilleure. Il faut à l’inverse revenir à la constitution, à l’exercice régulier des compétences des différents pouvoirs, sortir du solipsisme constitutionnel d’un président sans Surmoi, alors que la Constitution doit être le Surmoi de tous les pouvoirs institués. C’est donc lui qui est à l’origine de la confusion actuelle et qui doit être tenu responsable du non-exercice de ses pouvoirs, qui l’obligent autant qu’ils l’investissent.   

Le président n’est politiquement responsable devant aucun organe institué, et il n’entend pas engager sa responsabilité devant le peuple par un referendum. Reste une seule solution : la Haute Cour. Le président peut être destitué « pour manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », suivant les termes de l’article 68. La Haute Cour est saisie par les deux chambres, et statue dans le délai d’un mois à la majorité des deux tiers. Le déférer en Haute Cour ne serait pas porter atteinte aux institutions, mais au contraire les laver des excès et transgressions dont elle a été trop longtemps victime. S’ajoute que – mais là on sort du sujet pour entrer sur le terrain politique – un nouveau président ne pourrait sans doute pas dissoudre moins d’un an avant l’actuel, mais il pourrait recourir au referendum, moyen de faire doublement le corps électoral juge et solution de la crise.   


samedi 13 juillet 2024

Asile : les femmes afghanes comme "groupe social"


La Commission nationale du droit d'asile (CNDA), réunie en Grande Formation, a rendu le 11 juillet 2024 une décision Mme O., permettant aux femmes persécutées dans leur pays d'origine pour des motifs d'obscurantisme religieux d'obtenir un peu plus facilement l'asile dans notre pays. Après avoir examiné attentivement leur statut d'infériorité et de discrimination en Afghanistan, la Cour juge que les femmes, en tant que telles, constituent un "groupe social" susceptible d'être protégé par l'octroi du statut de réfugiées.

L'asile sollicité par Mme O, accompagnée de ses trois enfants, est l'asile conventionnel, reposant sur la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés. Au sens de cette convention, le terme   « réfugié » « s’applique à toute personne (…) qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le statut de réfugié est alors accordé, sur le fondement direct de la Convention de Genève, à une personne menacée de persécutions.

 

Le "groupe social"

 

La décision du 11 juillet 2024 est la première application par la CNDA d'une jurisprudence européenne. Dans un arrêt du 11 juin 2024 K. L. c. Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'était déjà penchée sur cette qualification de "groupe social", appliquée aux femmes.

La directive du 13 décembre 2011 constatait déjà la nécessité "d'adopter une nouvelle définition commune du motif de persécution que constitue "l'appartenance à un certain groupe social". Et, elle ajoutait qu'il convenait de prendre en considération "les questions liées au genre du demandeur (...)".

 


Chappatte. L'Hebdo de Lausanne. 17 octobre 1996

 

La jurisprudence européenne


La CJUE, dans l'affaire du 11 juin 2024, était saisie d'une question préjudicielle posée par la justice néerlandaise. Elle était saisie du cas de deux soeurs, de nationalité irakienne, nées en 2003 et 2005, arrivées aux Pays-Bas en 2015, et y séjournant depuis cette date sans interruption. Elles demandent l'octroi de la qualité de réfugié, au motif qu'elles sont désormais totalement occidentalisées et qu'elles redoutent d'être persécutées si elles rentrent en Irak. Elles invoquent donc une identité de genre construite aux Pays-Bas, à partir de normes et de comportements qui n'ont rien à voir avec les pratiques de leur pays d'origine. Elles soutiennent donc que leur occidentalisation les intègre dans un "groupe social" qui, en tant que tel, doit être protégé par le statut de réfugié.

La CJUE leur donne satisfaction, et précise qu'un groupe devient un "groupe social" si deux conditions cumulatives sont remplies. D'une part, les membre du groupe doivent partager au moins l'un des trois traits d'identification, qui sont une "caractéristique innée", une "histoire commune qui ne peut être modifiée", ou alors une "caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l'identité ou la conscience qu'il ne devrait pas être exigé d'une personne qu'elle y renonce". D'autre part, ce groupe doit avoir son “identité propre" dans le pays d'origine "parce qu'il est perçu comme étant différent par la société environnante".

Cette formulation n'est pas d'une clarté tout-à-fait limpide, mais heureusement la CJUE va appliquer ces critères au cas des deux jeunes irakiennes. 

Elle affirme d'abord que le fait d'être de sexe féminin constitue une caractéristique innée, et suffit, partant, à satisfaire à cette condition. Elle a repris cette formulation dans un arrêt du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques). Quant à "l'histoire commune qui ne peut être modifiée", elle peut être trouvée dans le fait que ces femmes ont dû quitter leur foyer pour échapper à des persécutions, souvent à un mariage forcé. Enfin, "l'identité propre" dans le pays d'origine est caractérisée par l'adhésion à des valeurs occidentales, notamment d'attachement à l'égalité entre les femmes et les hommes, situation qui, en soi, est porteuse de menaces dans un pays attaché à la subordination des femmes. D'une manière générale, il apparaît que l'appartenance à un "groupe social" est un fait social objectif, indépendant d'une quelconque manifestation de volonté de ses membres. En s'occidentalisant, les jeunes irakiennes ont rompu avec les traditions d'une société dans laquelle elles ne peuvent plus s'intégrer et sont même menacées dans leur intégrité physique et morale.


Application par la CNDA


Dans sa décision Mme O., la CNDA reprend la jurisprudence de la CJUE, à une petite nuance près. En effet, elle se fonde essentiellement sur "la documentation publique disponible". Elle cite les rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'home du 20 juin 2023 et du rapporteur spécial des Nations Unies des 1er septembre 2023 et 13 mai 2024, ainsi que la note d'orientation pour l'Afghanistan de l'agence de l'Union européenne pour l'asile. De cet ensemble, elle déduit que "les autorités afghanes ont porté atteinte, depuis leur arrivée au pouvoir le 15 août 2021, aux droits et libertés fondamentaux des femmes et des jeunes filles afghanes". Etait-il nécessaire de citer cette littérature onusienne pour finir par observer que les femmes afghanes ont été exclues du gouvernement provisoire, que toutes les institutions qui avaient été créées pour promouvoir l'identité entre les femmes et les hommes ont été supprimées, et que les Afghanes ont été privées du droit à l'éducation et que leur liberté d'aller et venir a disparu ?  

Quoi qu'il en soit, la CNDA juge que cet ensemble de normes juridiques et sociales démontre que les femmes et les jeunes filles sont désormais perçues de manière différente dans la société afghane et que les pratiques qui les visent doivent analysées comme autant de persécutions. Elles doivent donc être considérées comme un "groupe social" susceptible d'être protégé par l'octroi du statut de réfugiées.

La CNDA prend tout de même soin de préciser que ce libéralisme ne concerne pas toutes les femmes vivant dans des sociétés dans lesquelles l'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas parfaite. Dans deux décisions du même jour, Mme F. et Mme B., elle refuse de considérer comme appartenant à un groupe social méritant protection, une Mexicaine et une Albanaise. Certes, leur situation personnelle est loin d'être parfaite. Mais le Mexique comme l'Albanie ont adhéré aux conventions internationales relatives à l'égalité des sexes et ont adopté des normes internes pour la promouvoir. Cette situation n'empêche pas les violences, mais interdit d'admettre l'existence d'un "groupe social" de femmes persécutées.

On se réjouit évidemment d'une décision qui s'analyse comme une reconnaissance des persécutions subies par les femmes afghanes, en espérant qu'elle sera bientôt étendue aux femmes iraniennes. 

Bien entendu, même si les juges européens et français décident que ces femmes peuvent obtenir l'asile, cela ne signifie pas qu'elles pourront quitter leur pays pour demander la qualité de réfugié. Nul n'ignore qu'elles sont prisonnières, contraintes de vivre dans une subordination totale aux hommes et privées des droits les plus élémentaires, notamment la liberté de circulation qui leur permettrait de partir. Elles sont aussi largement privées du soutien des mouvements féministes, notamment français, qui ont si peur d'être taxés d'islamophobie qu'ils ne se manifestent guère pour dénoncer le sort fait à ces femmes. Alors le droit d'asile comme "groupe social", même si seulement quelques femmes pourront en bénéficier, c'est déjà ça.



mercredi 10 juillet 2024

Affaire Delga : de l'interprétation prévisible en droit pénal.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt Delga c. France du 9 juillet 2024, fait une application inédite du principe "nullum crimen nulla poena sine lege". Elle sanctionne comme violation de l'article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme la condamnation pénale de la requérante, présidente de la région Occitanie Pyrénées Méditerranée pour discrimination à l'égard de la commune de Beaucaire.

L'article 7 de la Convention énonce que "Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international (...)". 

 

La condamnation pour discrimination

 

En mai 2016, le maire de Beaucaire (Front national, aujourd'hui Rassemblement national), agissant au nom de sa commune, a porté plainte contre la requérante sur le fondement des articles 225-1 et 432-7-1 du code pénal. Ces dispositions répriment la discrimination commise à l'égard d'une personne physique ou morale par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, notamment lorsque la discrimination consiste "à refuser le bénéfice d'un droit accordé par la loi".

La discrimination invoquée par l'élu est constituée, selon lui, par le refus de la présidente de région de signer un contrat de ville avec la commune de Beaucaire. Ces contrats de ville sont prévus par la loi de programmation pour la ville du 21 février 2014. En l'espèce, le contrat n'avait pas été signé en raison de divergences portant sur l'implantation d'un lycée. Finalement, après la citation devant le tribunal correctionnel, le contrat fut tout de même signé, mais avec une réserve portant précisément sur le refus d'implantation d'un lycée, un. nouvel établissement étant déjà prévu à Nîmes dont le bassin de population est plus important.

Quoi qu'il en soit, Carole Delga fut relaxée devant le tribunal correctionnel, puis condamnée par la Cour d'appel de Nîmes à 1000 € d'amende. Aux yeux de la Cour, la signature du contrat de ville par la présidente de région relève de la compétence liée, "sans qu'il soit prévu le moindre pouvoir d'appréciation". Le contrat de ville ayant été signé avec les 38 autres communes de la région, le juge en déduit donc que la discrimination est avérée, et qu'elle repose nécessairement sur des motifs politiques, la présidente de région témoignant ainsi son hostilité au maire de Beaucaire, en raison de son appartenance au Rassemblement national. Le pourvoi en cassation de Carole Delga fut rejeté.

 


 La diligence de Beaucaire. Lettres de mon moulin. Alphonse Daudet

Illustration de Raymond Peynet


Le principe de prévisibilité

 

Devant la CEDH, la requérante se place sur le fondement de l'article 7. Celui-ci n'a pas pour seul objet de rappeler le principe de non-rétroactivité de la loi pénale. De manière plus générale, il consacre le principe de légalité des délits et peines, et celui de l'interprétation étroite de la loi pénale. Bien entendu, le respect de ces principes laisse néanmoins une place au pouvoir d'interprétation du juge. Mais, pour la CEDH, cette interprétation doit avoir un "résultat cohérence avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible". Ce principe a été acquis dès l'arrêt S.W. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995. Dans l'affaire Pessino c. France de 2006, la CEDH sanctionne ainsi pour violation de l'article 6 la condamnation du requérant qui avait poursuivi des travaux de construction malgré un sursis à exécution d'un permis de construire. Il n'était pas certain, en l'espèce, que cet acte était constitutif d'une infraction pénale, au moment où il a été commis. L'objet d'une telle jurisprudence est évidemment d'empêcher une condamnation arbitraire.

Dans l'affaire Delga, la question posée est celle d'une interprétation de la loi pénale, interprétation large mais qui ne saurait être analysée comme un revirement. Pour savoir si la sanction par les juges internes était, ou non, prévisible, la Cour recherche si l'évolution était perceptible dans les décisions précédentes, ou si son application dans les circonstances de l'affaire cadrait avec la substance de l'infraction. Dans l'arrêt Total S.A. et Vitol S.A. c. France, du 12 octobre 2023, la CEDH reconnaît ainsi le caractère prévisible de la condamnation des sociétés requérantes pour corruption d'agents publics étrangers. Certes, ces dispositions n'avaient jamais été appliquées, mais il était clair que les juges internes allaient tout simplement rechercher si les éléments constitutifs du délit étaient réunis. La condamnation était dès lors parfaitement prévisible.

 

Prévisibilité et interprétation étroite de la loi pénale


En l'espèce, la requérante conteste la prévisibilité de sa condamnation, en raison d'une interprétation extensive des dispositions du code pénal sur le délit de discrimination par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Les juges internes ont en effet estimé que le refus litigieux de signer le contrat de ville, revenait, de la part de la région, à refuser le bénéfice d'un droit accordé par la loi. La CEDH constate qu'il s'agit là d'une interprétation inédite de ces dispositions, ce qui, en soi, n'a rien d'illicite. 

En revanche, cette interprétation n'était pas prévisible, car la notion de "droit accordé par la loi" était clairement plus étroite. Les travaux préparatoires à la loi de 2014 montrent ainsi que la proposition d'imposer à la région la signature des contrats de ville a été envisagée tant devant l'Assemblée nationale que devant le Sénat. Mais elle a été écartée au nom du principe d'autonomie des collectivités locales. La contractualisation de la politique de la ville est envisagée comme une incitation, pas comme une obligation. Par ailleurs, la circulaire du Premier ministre sur ces contrats de ville exclut formellement toute compétence liée des régions. Elle prévoit au contraire des statistiques sur le nombre de contrat signés, et donc sur le nombre de contrats non signés. Le tribunal administratif, saisi par la ville de Beaucaire dans le but d'annuler le refus de signature a d'ailleurs affirmé qu'un tel contrat "n'emporte par lui-même aucune conséquence directe quant à la réalisation effective des actions ou opérations qu'il prévoit".

Par là même, l'interprétation du juge pénal affirmant que la région avait compétence liée, emporte un manquement à l'article 7 de la convention européenne. L'application de ces dispositions à la requérante n'était pas raisonnablement prévisible.

Cette sanction de l'interprétation imprévisible en matière pénale est évidemment une bonne nouvelle pour la sécurité juridique des personnes. Il s'agit en fait de la mise en oeuvre du principe de clarté et de lisibilité de la loi. Entre le revirement et l'interprétation imprévisible, la frontière peut certainement être délicate. Mais précisément, elle était claire en l'espèce, et la Cour européenne rappelle ainsi que la distinction entre le licite et l'illicite doit d'abord être claire pour le citoyen. Si la peine pénale était perçue comme une sorte de loterie, la confiance dans la justice pourrait être profondément affectée.




samedi 6 juillet 2024

Les magistrats aussi ont droit au silence.


Au moment où la campagne électorale se voit imposer le silence, à la veille du second tour des élections législatives, le moment semble opportun pour évoquer le nouvel élargissement du droit au silence issu de la décision du Conseil constitutionnel M. Hervé A., rendue le 26 juin 2024.

Le Conseil déclare non conformes à la constitution les articles 52 et 56 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature. Ces dispositions organisent en effet la procédure disciplinaire applicable aux magistrats mais ne mentionnent pas expressément la notification de leur droit de garder le silence. Il ne leur est notifié ni par le rapporteur dans le cadre de l'enquête, ni lors de leur comparution devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) statuant en formation disciplinaire.

Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions pour violation de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui garantit le respect des droits de la défense.

 

Un changement de circonstances de droit

 

Le Conseil s'était pourtant déjà prononcé sur ces dispositions de l'ordonnance du 22 décembre 1958, dans ses décisions du 9 juillet 1970 et du 19 juillet 2010. A chaque fois, il les avait déclarées conformes à la constitution. En principe, le Conseil ne devrait donc pas se prononcer une nouvelle fois sur des dispositions qu'il a déjà déclarées conformes. Mais il existe une dérogation à cette règle, en cas de changement de circonstances de fait ou de droit.

Dans le cas présent, il s'agit d'un changement de circonstances de droit. Dans sa décision Renaud N. du  8 décembre 2023, le Conseil a en effet affirme que l’article 9 de la Déclaration de 1789 exige que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur des manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé de son droit de se taire. Une telle décision sème donc le doute sur la constitutionnalité de dispositions qui ne prévoient aucune notification au magistrat de son droit au silence.

Cette décision Renaud N., intervenue à propos du régime disciplinaire des notaires, rappelle "le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire". Et elle ajoute que "ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition". 

 


 Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

Apparition en matière pénale

 

Le droit au silence s'est introduit dans le droit positif par la procédure pénale, et plus spécialement dans le droit de la garde à vue. Le Conseil constitutionnel le premier, dans sa décision Daniel W., QPC du 30 juillet 2010, affirme qu’il fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit dans la garde à vue« le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».

Le droit au silence a été élargi à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012, transposée par la loi du 27 mai 2014. Dans une décision du 25 avril 2017, la Cour de cassation sanctionne ainsi de nullité les aveux faits dans la voiture qui ramenait le suspect d’une perquisition, avant la première audition, car précisément il n’avait pu user de son droit au silence. Dans un arrêt du 24 février 2021, elle l’étend à toutes les débats sur la détention provisoire, et le Conseil constitutionnel, par une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S., l’élargit à tout le contentieux de la mise en liberté. Devant les juridictions de jugement, il doit être notifié avant le commencement des débats, principe rappelé par une décision rendue le 16 octobre 2019 par la Chambre criminelle. Enfin, le Conseil constitutionnel, dans deux décisions QPC du 30 septembre 202, l’impose à toutes les audiences devant le juge de la liberté et de la détention (JLD).

Le droit au silence s'est ainsi imposé pas à pas en matière pénale. Cela ne signifie pas qu'il ne soit pas contesté. Si certains avocats ont tendance à conseiller à tous leurs clients de l'invoquer durant la garde à vue, jusqu'à ce qu'ils aient pu avoir accès au dossier, les magistrats et les policiers considèrent souvent que le droit au silence est plutôt défavorable à la personne mise en cause. Il ne lui permet pas, en effet, d'exercer totalement sa défense, en invoquant notamment les éléments à décharge.

 

Un principe général de droit processuel

 

En dépit de ces réserves, le droit au silence s'est encore étendu, jusqu'à devenir un principe général de droit processuel. La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 décembre 2023 élargit en effet la notification du droit de se taire à " toute sanction ayant le caractère d’une punition". Applicable au régime disciplinaire des notaires, il était évident qu'elle serait aussi imposée à celui des magistrats.

Cette évolution a toutefois été obtenue de haute lutte. Dans un arrêt du 23 juin 2023, le Conseil d'État avait en effet affirmé, sans trop de motivation, que le droit au silence "avait seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Il refusait alors de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait précisément sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.  

Heureusement, le changement de circonstances de droit provoqué par la décision du Conseil constitutionnel rendue le 8 décembre 2023 a contraint le Conseil d'État à faire évoluer sa jurisprudence, un peu contre son gré. La QPC du 26 juin 2024 est donc le résultat d'un arrêt de renvoi rendu par le Conseil d'État le 19 avril 2024.

L'évolution semble ainsi achevée vers la reconnaissance du droit au silence comme un principe fondamental applicable à l'ensemble du droit processuel, pénal et disciplinaire. Sa notification à l'intéressé est évidemment indissociable du caractère fondamental de ce droit. On peut tout de même espérer qu'un jour ou l'autre un bilan sera fait de ce droit nouveau, d'importation américaine. Son exercice écarte-t-il de manière mesurable le risque de condamnation pénale ou disciplinaire ? Renforce-t-il le rôle de l'avocat dans une procédure où la personne mise en cause, par son silence, ne peut faire valoir les éléments à décharge ? Beaucoup d'autres questions mériteraient d'être posées, et une véritable enquête sur le droit au silence serait certainement souhaitable. En espérant que l'on ne fera pas taire les enquêteurs..


Le droit au silence : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B


mardi 2 juillet 2024

Le Président chef des armées, désarmé, incertain.


Au moment où la campagne des élections législatives entre dans une phase particulièrement sensible, on commence à se demander ce que serait une cohabitation. S'il est vrai que la dernière expérience dans ce domaine remonte à 1997, il s'agissait alors d'une cohabitation entre le Président de la République Jacques Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin. Elle s'est finalement bien passée, marquée par un retour au texte constitutionnel, et par une pratique relativement pacifiée en matière de politique extérieure et de défense. Aujourd'hui, l'hypothèse d'une cohabitation entre le Président de la République Emmanuel Macron et l'éventuel Premier ministre Jordan Bardella laisse entrevoir une cohabitation plus rugueuse, d'autant que les relations internationales sont marquées par un regain de conflictualité, notamment en Ukraine et à Gaza.

Dans ce contexte, Marine Le Pen a déclaré, le 26 juin 2024, au Télégramme : « Chef des armées, pour le Président, c’est un titre honorifique puisque c’est le Premier ministre qui tient les cordons de la bourse. (...) Sur l'Ukraine, le Président ne pourra pas envoyer de troupes ». La formulation n'est pas des plus adroites. Elle semble ignorer que la formule "Chef des armées" n'a rien d'honorifique, mais figure dans l'article 15 de la Constitution : "Le Président est le Chef des armées". Ces dispositions ne permettent cependant pas au Président de cohabitation de faire ce qu'il veut en matière de projection de troupes à l'étranger.

Les proches du Président interviennent alors en rangs serrés pour sauver le soldat Macron, et le présenter comme Commander in Chief. Ils développent deux séries d'arguments. Les uns reprennent la notion de domaine réservé, les autres imaginent une coutume constitutionnelle surgie de nulle part. 

 

Le domaine réservé

 

Au risque de décevoir, on ne peut qu'observer que le domaine réservé n'existe pas. Certes, il existe des pouvoirs propres, ceux que le Président exerce sans contreseing du Premier ministre, comme par exemple le droit de dissolution...Mais le domaine réservé ne figure pas dans la constitution, et on attribue la paternité de cette notion à Jacques Chaban-Delmas. En 1959, il désignait comme "domaine réservé" certains secteurs de la politique nationale, notamment la défense et la politique extérieure. A l'époque, la cohabitation n'était même pas une hypothèse, et le Président de la République était le Général de Gaulle, auquel personne n'aurait osé contester le contrôle qu'il exerçait sur ces questions. Peu à peu, la notion de domaine réservé a toutefois évolué, au rythme de la succession des présidents, pour désigner tout domaine dans lequel le Chef de l'État s'investit particulièrement. Qu'il s'agisse de la politique extérieure pour le Général de Gaulle ou de l'urbanisme pour François Mitterrand, le domaine réservé devenait une notion à géométrie variable.

Le seul domaine dans lequel on peut défendre l'idée d'un Président puissant en matière militaire s'appuient est évidemment la dissuasion nucléaire. En l'état actuel du droit, c'est lui qui donne l'ordre d'engagement, et il appartient au chef d'état-major des armées de "faire exécuter les opérations nécessaires à la mise en œuvre des forces nucléaires". Le Premier ministre n'est toutefois pas absent de la procédure, puisqu'il "prend les mesures générales d'application", en exécution des mesures décidées en Conseil de défense. Le Président prend donc la décision, mais son exécution repose largement sur l'intervention d'autres acteurs.

En tout état de cause, il est faux de déduire du pouvoir du Président en matière de dissuasion une compétence générale et exclusive dans tout le domaine de la défense. La constitution affirme tout autre chose. Sur ce point, la notion de "domaine partagé" employée par Edouard Balladur correspond bien davantage à la réalité juridique.



Calvin & Hobbes. Bill Watterson


La constitution, toute la constitution, rien que la constitution

 

Le texte constitutionnel énonce, dans son article 5, que le Président de la République est "garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités". Certes, mais ce rôle s'inscrit clairement dans la fonction arbitrale dévolue au Président par ce même article 5 : "Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État". Ces dispositions sont des principes généraux qui définissent un rôle, mais les compétences, et leur partage, sont ensuite déclinées dans la constitution. Selon la formule de Michel Debré, "le Président n'a pas d'autre pouvoir que celui de solliciter un autre pouvoir".

Une observation identique peut être faite à propos de l'article 15 de la Constitution de 1958, aux termes duquel « Le Président de la République est le chef des armées ». Sans doute, mais ces dispositions permettent surtout de fonder la compétence du Président en matière nucléaire, ainsi que la présidence du conseil de défense et de sécurité nationale et de ses formations spécialisées comme le conseil national du renseignement. Encore doit-on observer que dans ces fonctions, le président peut "se faire suppléer par le Premier ministre". Le "chef des armées" n'a donc rien à voir avec le "Commander in Chief" américain.

La constitution confère en effet au Premier ministre une fonction essentielle en matière de défense.  Dans son article 20, elle affirme que "le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation". Il dispose de l'administration et de la force armée". Elle ajoute, dans l'article 21, alinéa 2, que "Le Premier ministre (...) est responsable de la défense nationale", ce qui lui permet de "nommer aux emplois civils et militaires". Le texte constitutionnel évoque donc clairement un pouvoir partagé, et non pas une compétence exclusive du Président.

 

L'envoi de troupes à l'étranger


L'envoi de troupes à l'étranger constitue sans doute le meilleur exemple de cette compétence gouvernementale. A ce propos, les défenseurs de l'exclusivité du pouvoir présidentiel se livrent actuellement à un étrange tour de passe-passe, qui consiste à oublier l'article 35 alinéa 2 de la constitution, issu de la révision de 2008. Celui-ci est pourtant parfaitement clair :"Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger, au plus tard trois jours après le début de l'intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n'est suivi d'aucun vote". La constitution donne clairement compétence au gouvernement, et non pas au président, pour envoyer des troupes à l'étranger. Il est d'ailleurs précisé que lorsque la durée de l'intervention excède quatre mois, c'est encore le gouvernement qui soumet cette prolongation à l'autorisation du parlement. 

On ne voit pas quelle interprétation permettrait d'affirmer la compétence du Président de la République, alors que la constitution donne expressément compétence au gouvernement, et donc au Premier ministre. Le Conseil constitutionnel confirme cette analyse dans sa décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité du 28 novembre 2014. A l'occasion d'une déclaration d'inconstitutionnalité de dispositions interdisant aux militaires d'active d'exercer un mandat électif dans une collectivité territoriale, le Conseil déclare "qu'en application de ces dispositions (les articles 20 et 21), sans préjudice de celles de l'article 35 de la Constitution, le Gouvernement décide, sous l'autorité du Président de la République, de l'emploi de la force armée ; que l'exercice de mandats électoraux ou fonctions électives par des militaires en activité ne saurait porter atteinte à cette nécessaire libre disposition de la force armée". La "libre disposition de la force armée" est bel et bien une compétence gouvernementale.

Dans un article récent, publié par le Club des Juristes, un auteur affirme que l'article 35 de la Constitution, celui qui fait du Président le "chef des armées" énonce une norme coutumière, valide aussi bien en droit interne qu'en droit international public.  On l'a compris, il s'agit, avant tout, d'affirmer qu'il ne s'agit pas d'une disposition "honorifique". Certes, mais il n'est pas utile d'inventer une coutume constitutionnelle quand la constitution prévoit déjà un dispositif cohérent, parfaitement applicable en cohabitation.

La cohabitation, on le sait, conduit à appliquer la constitution dans toute sa rigueur. Personne n'ignore que, hors cohabitation, la décision d'envoyer des troupes à l'étranger est souvent attribuée au Président de la République. Celui-ci s'en attribue la compétence, ou le mérite, et le Premier ministre n'ose guère protester. C'est ainsi que Nicolas Sarkozy a décidé l'envoi de troupes en Libye et en Côte d'Ivoire, à une époque où il présentait le Premier ministre François Fillon comme "le premier de ses collaborateurs". De même l'Opération Serval en 2013, renommée Barkhane en 2014, a été officiellement décidée par le Président François Hollande, sans que le Premier ministre y voie un inconvénient.

Certes, mais en cohabitation, on revient à la constitution. En 1999, le Premier ministre Lionel Jospin s'est ainsi opposé à l'envoi de troupes en Côte d'Ivoire après le coup d'État contre Henri Konan Bédié. L'un voulait aller secourir un régime ami, l'autre voyait dans cette intervention une ingérence caractéristique de la Françafrique.

Certes, Marine Le Pen se trompe en affirmant que le rôle du Président est purement "honorifique". En revanche, elle a raison de considérer qu'un éventuel Premier ministre du Rassemblement National pourrait parfaitement s'opposer à l'envoi de troupes en Ukraine. D'une manière générale, on ne peut que déplorer un dévoiement du débat politique, qui conduit certains à ignorer la constitution, ou à en donner une interprétation qui relève davantage de la poésie que du droit constitutionnel.