La notion de recours abusif relève du pouvoir discrétionnaire des juges. En témoigne la rédaction de l'article R 741-12 du code de justice administrative, qui énonce que le juge "peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une amende dont le montant ne peut excéder 10 000 €". On peut ainsi déceler un triple pouvoir discrétionnaire. D'une part, le juge définit lui même ce qu'il "estime" abusif. D'autre part, même en cas de recours abusif, il demeure libre de condamner, ou non, le requérant à une amende. Enfin, il s'agit d'une prérogative exclusive du juge, car la demande en recours abusif est irrecevable.
D'une manière générale, un recours un considéré comme abusif quand il est "dépourvu de sérieux" ou dilatoire, ou encore qu'il repose clairement sur une intention de nuire, et non pas sur une volonté d'obtenir justice. Mais les juges sont naturellement réticents à prononcer une amende pour recours abusif. Cette procédure se heurte en effet directement au droit d'accès au juge, au droit d'obtenir justice. Sans doute les juges estiment-ils qu'il est toujours préférable qu'ils soient saisis pour rien et sans espoir de succès que pas saisis du tout.
La sanction pour recours abusif est donc rare et bien souvent réservée à des cas que l'on pourrait presque qualifier de pathologiques. Un exemple récent a été donné, avec le recours loufoque demandant la restitution de la Joconde aux héritiers de Leonardo. Dans son arrêt du 14 mai 2023, le Conseil d'État condamne l'association requérante à une amende de 3000 € pour recours abusif. On peut en déduire qu'il faut, si l'on ose dire, pousser le bouchon très loin pour être condamné.
Cette pratique des juges doit être saluée pour son libéralisme, mais elle n'est pas sans effets pervers. Aujourd'hui, les requérants ont tendance profiter de cette quasi-absence de sanction pour déposer des recours qui certes ne peuvent être directement qualifiés d'abusifs puisque seul le juge peut opérer cette qualification. Il n'empêchent qu'ils ont comme un goût de recours abusif.
Le juge. Lucky Luke. Morris et René Goscinny.1959
Les recours dilatoires
La première pratique consiste à exploiter au maximum les garanties offertes au justiciable pour protéger ses droits et libertés. L'article 230-32 du code de procédure pénale définit ainsi des conditions strictes à la géolocalisation d'un véhicule sans le consentement de son propriétaire ou de son possesseur. Cette géolocalisation peut donc intervenir soit lors d'une enquête ou d'une instruction portant sur un crime ou un délit puni d'au moins trois ans d'emprisonnement, soit lors d'une recherche sur les causes de la mort ou de la disparition d'une personne, soit enfin pour rechercher une personne en fuite. Dans tous les autres cas, la géolocalisation d'un véhicule emporte une atteinte à la vie privée de la personne, le véhicule étant considéré, au même titre que le domicile, comme l'abri de la vie privée. Il devient alors possible de demander l'annulation des pièces de la procédure, provoquant ainsi l'effondrement des poursuites.
En soi, la procédure n'a rien de choquant, et il est normal que le droit recherche un équilibre entre le droit au respect de la vie privée et les nécessités de l'enquête et de l'instruction pénales.
L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 28 mai 2024 utilise pourtant ces dispositions à des fins qui semblent "dépourvues de sérieux", et qui pourraient donc parfaitement justifier une sanction pour recours abusif.
En l'espèce, une information est ouverte contre le requérant des chefs de vols en bande organisée avec arme et complicité, arrestation ou séquestration et complicité, blanchiment, aggravés, recel et association de malfaiteurs. Il demande l'annulation des pièces de la procédure liées à la pose d'une puce sur la Renault Clio qu'il utilisait. Mais le véhicule est une voiture volée... et il est tout de même délicat de considérer comme abri de la vie privée un véhicule volé.
La décision n'est pas isolée et la Cour en avait déjà jugé ainsi dans deux arrêts du 15 octobre 2014 et du 7 juin 2016, à propos de véhicules volés et faussement immatriculés. Le requérant de 2024 n'avait donc pratiquement aucune chance d'obtenir l'annulation des pièces demandées, et on en déduit que sa requête n'avait pas d'autre objet que dilatoire.
Le détournement du référé à des fins médiatiques
Le développement considérable du référé-liberté devant le juge administratif aboutit à des effets pervers assez comparables. L'objet de la requête n'est pas de demander le respect du droit mais bien davantage d'alerter les médias et de mobiliser des militants en vue de la défense d'une cause, quelle qu'elle soit.
Un exemple particulièrement parlant de cette pratique peut être trouvé dans l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse le 7 juin 2024. Les requérants, en l'espèce différentes associations de militants hostiles à l'autoroute A 69, ont saisi le juge et demandé en référé la suspension des arrêtés des préfets du Tarn et de Haute-Garonne interdisant tout rassemblement ayant cet objet le 8 juin 2024. Les groupements requérants invoquaient donc, logiquement, l'atteinte à la liberté de manifestation.
Certes, mais nul n'ignore, du moins parmi les organisateurs de manifestation, que cette liberté est organisé sur la base d'un régime déclaratoire. L'article 211-2 du code de la sécurité intérieure conditionne l'exercice de la liberté de manifester à l'existence d'une déclaration auprès de la mairie ou du préfet de police, mentionnant l'identité des organisateurs, l'objet du rassemblement, et le parcours de la manifestation. Or, en l'espèce, cette procédure n'avait pas été respectée, et l'autorité ignorait officiellement le nom des organisateurs.
Comme dans le cas précédent, les requérants ne pouvaient ignorer qu'ils allaient à l'échec. Mais là encore, l'objet n'était pas de demander le respect d'un droit qu'ils avaient eux-même allègrement bafoué. L'objet était de cristalliser une opposition militante en instrumentalisant le juge des référés.
Ces pratiques reposent ainsi sur deux préoccupations. L'une, illustrée par la décision de la Chambre criminelle, est purement individuelle. Mise en oeuvre par d'excellents avocats pénalistes, elle vise à retarder autant que possible une enquête ou une instruction visant leur client. La pratique n'a rien de nouveau, bien entendu, mais la problème réside dans le fait qu'il devient possible d'échelonner dans le temps toute une série de requêtes. On pourrait ainsi se demander si une réforme n'est pas envisageable, par exemple pour réunir l'ensemble de recours concernant une enquête préliminaire à la fin de celle-ci. L'impact sur la durée de l'enquête serait loin d'être négligeable.
L'autre préoccupation, illustrée par l'ordonnance de référé du tribunal administratif de Toulouse, semble reposer sur la pratique du Lawfare, que l'on peut définir comme l'utilisation stratégique du droit. Il s'agit en fait de gagner une bataille médiatique, militante, mais certainement pas juridique. On ne revendique pas l'accès au juge, mais bien davantage l'accès aux médias. On instrumentalise le juge à d'autres fins que celle de rendre la justice. Bien entendu, cela ne remet pas en cause la procédure de référé qui, en tant que telle, est un instrument puissant et utile pour la protection des libertés, au point que le recours pour excès de pouvoir passe désormais au second plan. Mais il serait sans doute nécessaire d'engager une réflexion sur les moyens à donner au juge pour qu'il puisse se défendre contre cette instrumentalisation.