La décision Mme Juliette P., rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité le 17 mai 2024, déclare conformes à la constitution des dispositions législatives visant à rapprocher la procédure suivie en matière de délit de presse au droit commun. Toutes deux issues de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République,visent à rapprocher les contentieux du droit commun, en permettant notamment l'utilisation de la procédure de comparution immédiate en matière de délits de presse. Le champ d'application de cette réforme demeure toutefois limité. Seuls sont visés les propos tenus en ligne, sur des réseaux ou des sites dépourvus de directeur de publication.
L'enjeu pour les libertés est important, car la comparution immédiate autorise la détention provisoire, et il devient donc possible d'exercer une contrainte physique sur une personne pour les propos qu'elle a tenus.
La requérante, et la Ligue des droits de l'homme qui la soutient, demandent au Conseil de déclarer l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR), affirmant l'existence de garanties procédurales spécifiques en matière de presse.
Les PFLR
Les PFLR sont mentionnés dans le Préambule de 1946, mais ils ne font l’objet d’aucune définition, laissant finalement au Conseil le soin d’en définir le contenu. Appliquée d’abord à la liberté d’association par la décision du 16 juillet 1971, cette notion va permettre de constitutionnaliser beaucoup d’autres libertés, telles que la liberté d’enseignement et de conscience en 1977, l’indépendance des enseignants chercheurs en 1984, ou l'adaptation du droit pénal aux mineurs en 2002. Au fil de la jurisprudence, la définition de cette notion s’est affinée, et trois critères cumulatifs sont désormais exigés pour définir un PFLR. En l'espèce, le Conseil constitutionnel estime qu'il en manque un, et elle refuse donc la consécration d'un nouveau principe imposant l'application d'une procédure spéciale en matière de délits de presse.
Le journalier. Jean Hélion. 1947
Les règles de procédure, privées de PFLR
Le PFLR doit impérativement concerner directement une liberté. En l'espèce, nul ne conteste que les dispositions contestées sont des règles de procédure, permettant d'appliquer la comparution immédiate aux délits de presse. Le Conseil affirme que "rien ne s’oppose à ce que des règles de procédure soient reconnues
comme constituant un tel principe", et on peut considérer, par exemple, que le principe fondamental d'indépendance des enseignants chercheurs, consacré dans la décision du 20 janvier 1984, est exclusivement constitué d'un certain nombre de règles de procédure. A l'époque, il était consacré pour justifier la règle qui veut que "les professeurs soient associés aux choix de leurs pairs", règle de procédure par excellence puisqu'il s'agissait du recrutement. Mais le Conseil, à juste titre, considérait sans doute que les règles de procédure sont aussi des règles de fond, dans la mesure où ce sont elles qui organisent concrètement la protection des libertés.
La décision du 17 mai 2024 est beaucoup moins nette sur ce point. Elle
énonce que les règles spéciales de procédures instituées par la loi du
29 juillet 1881, "pour importantes qu’elles
soient, ne constituent que l’une des formes possibles de garantie légale de la liberté d’expression et de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.". Une telle analyse semble contradictoire. D'un côté, le Conseil affirme qu'une règle de procédure peut, le cas échéant, être qualifiée de PFLR. De l'autre, il précise qu'une procédure qui n'est qu'"une des formes possibles de la garantie d'une liberté" ne saurait obtenir une telle qualification. Or, une règle de procédure peut toujours être modifiée par une autre, ce qui conduit à considérer qu'un règle de procédure "modifiable" ne peut être érigée en PFLR. Cette analyse peut sembler très réductrice, alors que de nombreuses règles de procédure, notamment liées aux droits de la défense, ont déjà valeur constitutionnelle, notamment parce qu'elles trouvent leur origine dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Malgré l'affirmation de principe selon laquelle "rien ne s’oppose à ce que des règles de procédure soient reconnues comme constituant un tel principe", on doit reconnaître que la jurisprudence en ce sens est plutôt maigre.
Les avocats de Juliette P. ont ainsi invoqué la décision du 29 août 2002, consacrant comme PFLR l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs et le fait qu'ils doivent faire l'objet d'une réponse pénale adaptée. Mais on doit reconnaître que ces dispositions ne s'analysent pas réellement comme une règle de procédure, mais visent seulement la peine applicable, réduite de moitié pour les mineurs. Rien n'interdit de changer la procédure, dès lors que ce principe d'atténuation de la responsabilité est respecté. La décision QPC du 18 mai 2018 déposée par Jean-Marc Rouillan et relative au délit d'apologie du terrorisme n'est guère plus utile. En effet elle concerne une infraction spécifique, l'apologie du terrorisme, qui est sortie de la loi de 1881 pour être réprimée désormais sur l'unique fondement du code pénal. Mais les garanties spécifiques de procédure du droit de la presse ne sont en rien modifiées.
Bref, le Conseil reconnaît qu'une règle de procédure peut être qualifiée de PFLR, mais il ne le fait jamais. Cette distinction rigide entre les règles de fond et celles de procédure semble ainsi très réductrice pour la notion même de PFLR qui voit son champ d'application se restreindre. Sur ce point, le droit anglo-saxon pourrait, pour une fois, servir d'exemple, dans la mesure où il écarte cette distinction. A ses yeux, les règles de procédure sont des règles de fond, dans la mesure où elles contribuent à la protection des droits et libertés des personnes.
La question plus largement posée est celle de l'autonomie du droit de la presse qui fait l'objet d'un lent grignotage. Certaines infractions ont d'ores et déjà été sorties du droit de la presse. La procédure de prescription de trois mois applicable en matière de presse est désormais d'un an dans le cas de la provocation à commettre certaines infractions particulièrement graves. En soi, chacune de ces évolutions n'est peut-être pas extrêmement dangereuse pour les libertés, mais le danger réside dans l'existence même de ce mouvement qui risque, à terme, de remettre en question l'apport immense de la loi de 1881 à la construction des libertés.