« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 9 mars 2024

L'aumônerie à l'Université.


Dans une décision du 29 février 2024, la Cour administrative d'appel (CAA) de Versailles met un frein à une pratique destinées à contourner l'application du principe de neutralité dans l'Université publique. Il confirme en effet qu'une "aumônerie étudiante" ayant des activités cultuelles n'a pas droit à un agrément accordé par l'Université aux associations étudiantes. En effet, cet agrément donne accès à des avantages matériels qui s'analysent comme des subventions. La CAA confirme ainsi le jugement du tribunal administratif de Versailles qui, le 4 février 2021, avait confirmé la légalité de la décision du président de l'Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines refusant l'agrément à l'association Bethel.

 

Le droit des aumôneries

 

Dans le cas particulier des aumôneries, la situation des Universités est différente de celle d'autres services publics. En effet l'alinéa 1 de l'article 2 de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 énonce que "la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Mais l'alinéa 2 de cette même disposition ajoute immédiatement que pourront toutefois, à titre d'exceptions, être prises en charge sur un budget public "les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons".

Les universités ne figurent donc pas dans cette liste. Au contraire, l'article L146-1 du code de l'éducation énonce avec fermeté que "le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique". Ces dispositions interdisent la création d'associations ayant des activités cultuelles dans une enceinte universitaire. Ce n'est guère surprenant si l'on considère que le législateur de 1905 n'envisageait les aumôneries que dans les lieux clos. Une certaine forme d'enfermement des élèves, des prisonniers ou des patients justifie que l'autorité publique rende possible l'exercice du culte. Pour les mêmes raisons, les aumôniers ont été introduits dans l'armée. En revanche, l'Université n'est pas un endroit d'enfermement, et chaque étudiant est livre de pratiquer sa religion à l'extérieur de ses murs. 

 


Messe pour le temps présent. Jerk électronique

Pierre Henry. Maurice Béjart 1967

CNDP Angers

 

Les critères d'obtention de l'agrément

 

A l'Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, l'aumônerie étudiante Bethel s'est présentée comme une association ordinaire demandant un agrément pour pouvoir exercer ses activités sur le campus. En l'espèce, cet agrément donne surtout droit à un bureau équipé. La jurisprudence du Conseil d'État se montre souple sur ce point, et reconnaît que les relations entre un établissement universitaire et les associations étudiantes ne reposent pas sur des considérations de principe. Elles sont aussi liées à la situation matérielle de l'Université, à la nécessité notamment de gérer des locaux souvent bien étroits par rapport au nombre d'étudiants. 

Dans un arrêt du 9 avril 1999, rendu à propos d'une demande de bureau faite par une association active à Paris-Dauphine, le Conseil d'Etat affirme ainsi  « qu'eu égard au nombre limité de locaux susceptibles d'être mis à la disposition des usagers du service public de l'enseignement supérieur, il appartient au président de l'Université de définir après consultation du conseil des études et de la vie universitaire et sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir les conditions d'utilisation de ces locaux, en tenant compte non seulement des nécessités de l'ordre public mais également d'autres critères et, notamment, de la représentativité des associations d'usagers ». Il n'existe donc pas de droit des associations étudiantes d'obtenir un local, qu'elles soient ou non des aumôneries. D'une manière générale, les présidents tiennent compte des résultats obtenus aux élections universitaires pour assurer la répartition des bureaux.

Sans doute, mais le respect du principe de neutralité est également un critère dans le choix de délivrer, ou non, un agrément à l'association. Dans une ordonnance du 6 mai 2008 Mouhamed Bounemcha, le juge des référés du Conseil d'État affirme qu'un Centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (CROUS) doit « respecter tant les impératifs d'ordre public, de neutralité du service public et de bonne gestion des locaux que le droit de chaque étudiant à pratiquer, de manière individuelle ou collective et dans le respect de la liberté d'autrui, la religion de son choix ». En l'espèce, il s'agissait de la mise à disposition d'une salle au profit d'une association d'étudiants musulmans dans une résidence universitaire où ils habitaient. Même dans ce cas, le juge précise toutefois que la neutralité du service public est un élément qui doit être pris en considération. 

 

La liberté de culte pas menacée

 

Devant la CAA, l'association Béthel se présente comme n'ayant aucun objet cultuel. Elle faisait état d'activités et de sorties culturelles, d'actions de solidarité etc. Elle déclarait ne pas organiser de culte mais se borner à informer ses adhérents des cérémonies ayant lieu à l'extérieur de l'établissement. Sans doute, mais le juge a regardé le site internet de l'association, et il y a vu tout autre chose. Il note ainsi qu'elle propose "la participation à des messes, des temps de prières, des pèlerinages, à une manifestation relative à la vénération de la sainte couronne d'épines, à une action de carême ou à l'ordination d'un prêtre, en prenant part à l'organisation de ces manifestations". De toute évidence, l'exercice du culte n'est pas étranger à ses activités.

Surtout, la Cour reprend une motivation classique, selon laquelle l'absence d'agrément ne porte aucunement atteinte à la liberté de culte des étudiants. Ces derniers ne sont pas prisonniers de leur institution, et peuvent donc pratiquer leur religion tout-à-fait librement, à l'extérieur.

La décision de la CAA de Versailles donne ainsi une lecture claire du principe de neutralité au sein des établissements universitaires, du moins dans le domaine des aumôneries. Surtout, elle interdit une certaine forme de contournement, consistant pour une association à gommer sa pratique religieuse pour s'introduire dans les universités de manière plus ou moins subreptice. Il restera ensuite à organiser la neutralité dans le domaine particulier du port des signes religieux. Dans l'état actuel du droit, le port d'un signe religieux est autorisé à un étudiant à l'Université, alors qu'il est interdit à un étudiant du même âge d'une classe préparatoire, parce les enseignements ont lieu dans un lycée. Cette fois, c'est au législateur de rétablir l'égalité entre les étudiants.


La neutralité dans l'enseignement public : Chapitre 11 Section 1 § 2 du manuel sur internet  





mardi 5 mars 2024

L'IVG dans la Constitution : OK Boomers !


"Après le dix-septième alinéa de l'article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption. volontaire de grossesse". 

Le 4 mars 2024, le Congrès a voté ces dispositions, l'article unique d'une loi portant révision de la Constitution, relative à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Le vote s'est déroulé dans une sorte d'euphorie car le résultat laissait peu de place au doute. Sur 902 votants, on dénombre 852 suffrages exprimés. La majorité qualifiée des 3/5è exigée par la procédure de révision est donc de 512. Elle est atteinte très largement, avec 780 votes favorables et seulement 72  défavorables. Ce résultat est peut-être le point essentiel de cette révision car, sur le fond, elle est réalisée à droit constant, ce qui signifie que le droit de l'IVG n'est pas réellement modifié. 

 

Une liberté de la femme


Il est exact que la loi Veil du 17 janvier 1975 ne présentait pas l'IVG comme une liberté, loin de là. Elle proclamait que "la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie". Mais elle ajoutait immédiatement que l'IVG autorisait une atteinte à ce principe, "en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi". Cette définition étroite était alors indispensable pour obtenir des votes favorables de la part des partis de droite. On sait que la loi Veil n'aurait jamais été votée si elle n'avait pas obtenu le soutien des partis de l'opposition de gauche, mais elle avait aussi besoin du soutien, au moins partiel, de la majorité de l'époque.

La société a ensuite évolué, et l'IVG est entrée dans les moeurs. Elle a été remboursée par la Sécurité sociale, ouverte plus facilement aux mineures, allégée de certaines procédures préalables particulièrement pesantes. Finalement, le droit à l'IVG a acquis valeur constitutionnelle avec la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui  énonce que la loi du 4 juillet 2001 élargissant le délai d'IVG à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ». Depuis cette décision, le droit à l'IVG est donc bien un droit de valeur constitutionnelle dont la femme est titulaire. Au moment où la révision constitutionnelle est engagée, en 2023, l'IVG n'est pas menacée dans notre pays,  Au contraire, la réforme la plus récente intervenue dans ce domaine est la loi du 2 mars 2022 qui étend à quatorze semaines de grossesse le délai légal pour y recourir.

 

Le traumatisme américain

 

La loi constitutionnelle française adoptée le 4 mars 2024 peut s'analyser comme une sorte de phénomène d'acculturation des débats qui se déroulent aux États-Unis. Dans un arrêt du 24 juin 2022 Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, la Cour Suprême des États-Unis est revenue sur sa jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Désormais dominée par des juges conservateurs, elle affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine. Depuis cette date, environ vingt-cinq États américains ont modifié leur législation dans un sens plus restrictif, ou ont prévu de le faire.

 


 Quand je veux. Gus. 27 novembre 1979

 

La proposition Panot


La situation américaine a donc suscité en France, dans un premier temps, une proposition de révision constitutionnelle déposée par Mathilde Panot (LFI, Val de Marne). Le texte envisage alors l'intégration dans la Constitution d'un nouvel article 66-2 ainsi rédigé : " Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. » 

Pourquoi pas ? Mais ce nouvel article 66-2 figure dans un titre consacré à "L'autorité judiciaire", choix qui peut sembler étrange. Le droit à l'IVG ne saurait s'analyser comme une "liberté individuelle" protégée par le juge judiciaire, au sens de l'article 66. La jurisprudence du Conseil constitutionnel limite en effet cette notion à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire le droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. L'article 66 vise la détention provisoire ou l'internement psychiatrique, mais certainement pas le droit d'interrompre sa grossesse.

Quoi qu'il en soit, la proposition portée par Mathilde Panot a été adoptée par l'Assemblée nationale le 24 novembre 2022 avec une majorité massive en apparence (337 voix pour et 32 contre), mais en présence de seulement 387 votants sur 577 députés. La menace de ne pas obtenir la majorité des 3/5e exigée pour le vote au Congrès était donc réelle.

Mais la question du Congrès ne s'est pas réellement posée, car le Sénat a refusé de voter en termes identiques la proposition qui lui était soumise. Il a adopté une nouvelle rédaction, modifiant cette fois l'article 34, celui-là même qui définit le domaine de la loi : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. » En février 2023, on a donc un texte certes, mais qui n'est pas adopté en termes identiques comme l'exige la procédure de révision constitutionnelle. La situation est bloquée.


Le projet gouvernemental

 

Finalement, Le 8 mars 2023, le Président de la République annonce, à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes et lors de l'hommage rendu à Gisèle Halimi, le dépôt d'un projet de loi constitutionnelle porté cette fois par la Première ministre, Elisabeth Borne.  

La rédaction est proche de celle du Sénat, avec tout de même quelques différences. Une modification, de pure rédaction préfère la liberté d'avoir "recours à l'interruption volontaire de grossesse" à celle de "mettre fin à sa grossesse". Cette rédaction est juridiquement plus exacte car l'IVG est le terme employé par la loi, et le recours à l'IVG est une procédure légale dotée d'un cadre juridique relativement rigoureux, notamment en matière de délais.

En revanche, la notion de "liberté garantie" suscite des questions. Y aurait-il des libertés figurant dans la Constitution et qui ne seraient pas "garanties" ? Une liberté constitutionnelle s'exerce nécessairement dans le cadre des lois qui la réglementent et elle est garantie par le juge. La simple mention du droit à l'IVG dans l'article 34 suffit donc à en affirmer la garantie. Sur ce plan, la formule n'apporte rien, si ce n'est un pléonasme. 

Ces incertitudes de rédaction sont désormais monnaie courante dans la loi, et l'on peut regretter d'en découvrir désormais dans la Constitution. Mais sur le fond, elles ne changent rien, d'autant que le droit à l'IVG était déjà garanti, bien avant la révision adoptée le 4 mars. 

 

Affirmer le consensus

 

On peut donc s'interroger sur l'intérêt de cette révision qui ne modifie pas le système juridique. Certains ont affirmé qu'elle rendait le droit à l'IVG irrémédiable. C'est faux, puisque ce qu'une révision constitutionnelle a fait, une autre peut le défaire. On pourrait même, et certains l'appellent de leurs voeux, rédiger une constitution entièrement nouvelle et changer de régime...Il est exact cependant qu'il est plus difficile de modifier la Constitution que de modifier la loi. 

Mais le vote du Congrès montre que ce débat est actuellement bien dépassé. Aucun parti politique ne songe à supprimer le droit à l'IVG. Les irréductibles opposants, ceux qui ont bataillé contre l'IVG avec toujours les mêmes arguments depuis la loi de 1975, le droit à la vie, la clause de conscience, sans oublier les racines chrétiennes de la France, ceux-là  ont combattu tous les textes sur cette question, et ceux-là ont pu se compter. Et le compte a été rapidement fait : 72 et pas un de plus. Ils ont pu constater qu'ils n'étaient pas nombreux. Pire, ils se sont dispersés entre les partis de droite et du centre, incapables de constituer un semblant de majorité dans aucun d'entre eux. Ils ont même été lâchés par ceux qui n'ont pas pris part au vote, conscients que le combat était perdu et qu'ils étaient désormais des boomers nostalgiques d'une période révolue. Sur ce point, le vote du Congrès est un succès, car il a témoigné d'un véritable consensus de la société française en faveur du droit des femmes à l'IVG. Un beau message à envoyer aux femmes américaines.


L'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 B du manuel sur internet  


samedi 2 mars 2024

La géolocalisation, victime du défaut d'indépendance du parquet.



L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 février 2024 casse une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Lyon rendue en octobre 2022. Celle-ci a en effet écarté une demande d'annulation de mesures de géolocalisation autorisées par le procureur de la République, dans le cadre d'une enquête pour des faits de blanchiment aggravé et d'association de malfaiteurs. La Cour de cassation sanctionne la décision de la Cour d'appel, dans la mesure où elle n'a pas vérifié que ces opérations de géolocalisation avaient fait l'objet d'une autorisation préalable par une autorité dotée de garanties d'indépendance.

En l'espèce, le procureur avait autorisé la géolocalisation de l'intéressé en temps réel. Très concrètement, la géolocalisation d'un téléphone portable est réalisée par le recueil des données de localisation auprès de l'opérateur de téléphonie mobile, alors que celle d'un véhicule s'effectue par la pose d'une "balise" qui permet ensuite de suivre ses déplacements. Dans le cas présent, les deux techniques ont été utilisées et les données recueillies ont mis en lumière la possible implication du requérant dans des collectes d'argent en relation avec un trafic de drogue.

 

Le parquet, subordonné à l'Exécutif

 

On l'a compris, la question posée, une nouvelle fois, est celle de l'indépendance du parquet. Cette question se pose depuis bien longtemps. On sait que le droit français limite l’indépendance des juges aux magistrats du siège, ceux qui rendent les décisions de justice. Les membres du parquet sont, quant eux, placés sous l’autorité directe du Procureur Général de la Cour d’Appel et du Garde des Sceaux. Cette subordination est traditionnellement justifiée par le fait qu’ils sont chargés d’exercer l’action publique au nom de l’État, c’est à dire de représenter au procès les intérêts de la société et de requérir l’application de la loi. 

Le problème est que cette subordination du parquet à l’exécutif est contestée par les juges européens. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans deux décisions successives, Medvedyev et autres c. France du 29 mars 2010, puis Moulin c. France du 23 novembre 2010, refuse de considérer le parquet comme une « autorité judiciaire » au sens de la Convention, « car il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ».

Le droit de l'Union européenne repose sur une analyse identique. La directive du 12 juillet 2002 "vie privée et communications électroniques" autorise le recueil en temps réel des données de localisation, mais celui-ci doit être soumis à un contrôle préalable effectué soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante. Cette autorité doit pouvoir prendre des décisions contraignantes, reposant notamment sur le caractère strictement nécessaire d'une telle collecte de données. Ces principes ont été confirmés par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 6 octobre 2020 La Quadrature du Net, e.a., French Data Network e.a. La CJUE a aussi décidé, dans une décision du 2 mars 2021, H.K. c Prokuratuur, que le ministère public ne constitue pas une autorité indépendante, au sens où l'entend la directive. En l'espèce, il s'agit du ministère public estonien, mais il ressemble beaucoup au ministère public français.

 


 Allô Brigitte ? Jean Yanne. 1960


La jurisprudence de la Cour de cassation


Sans attendre une éventuelle condamnation de la France, la Cour de cassation, dans sa décision du 27 février 2024, applique la directive de 2002 et la jurisprudence de la CJUE. Le Figaro, toujours prompt à critiquer le droit européen, peut ainsi titrer dans son édition du 29 février : "Quand le droit de l'UE entrave les enquêtes pénales en France". Mais le titre est seulement destiné à faire plaisir à ses lecteurs, car l'auteur de l'article reconnaît que cet arrêt n'est qu'une "piqûre de rappel" de la décision du 12 juillet 2022. 

Ce n'est pas si simple. Le 12 juillet 2022, furent rendus non pas un mais quatre arrêts qui ne portent pas sur la géolocalisation, mais sur l'accès aux données de connexion (les fadettes). Selon les pourvois, la Cour opère une distinction entre les autorités susceptibles d'accéder à ces données. Le juge d'instruction, qui exerce une fonction juridictionnelle peut exercer ce droit d'accès. En revanche, le procureur ne peut y accéder directement. Selon le droit de l'Union, il dirige la procédure d'enquête préalable ou de flagrance et n'a donc pas une position de neutralité à l'égard des parties.

Dans la décision du 27 février 2024, la Chambre criminelle reprend exactement sa jurisprudence, en l'élargissant à l'autorisation de la géolocalisation. Elle précise que la géolocalisation ne peut être décidée que si elle est strictement nécessaire, c'est-à-dire décidée dans le cadre d'une enquête pour une infraction grave. De fait, la décision de la Cour d'appel de Lyon est sanctionnée avec renvoi, pour avoir écarté directement ce moyen. 

 

La géolocalisation des véhicules, toujours possible

 

La Cour de cassation limite néanmoins l'impact de cette jurisprudence. Observant que la directive européenne ne concerne que les services de communication électronique accessibles au public, la Cour en déduit que la géolocalisation des véhicules, par la pose d'une balise, ne mobilise pas ces entreprises et n'entre donc pas dans le champ de la directive. La pose d'une balise sur un véhicule peut donc toujours être autorisée par le procureur de la République.  Sur ce point, la décision de la Cour d'appel est donc confirmée. 

Il n'en demeure pas moins que l'étau se resserre autour de l'indépendance du parquet. Ce n'est pas vraiment la faute de la jurisprudence européenne si les autorités françaises se refusent à toute évolution dans ce domaine. Voilà bien longtemps en effet que la subordination du parquet à l'Exécutif est critiquée, au nom de la séparation des pouvoirs. Mais le gouvernement, et plus particulièrement le ministre de la Justice, ne veulent pas renoncer au pouvoir qu'ils exercent sur les procureurs. Rappelons notamment que le Garde des Sceaux est compétent pour saisir le Conseil supérieur de la magistrature d'une demande de sanction disciplinaire contre un membre du parquet, et Eric Dupond-Moretti ne s'est pas privé d'exercer ce pouvoir. 

Face à une jurisprudence européenne de plus en plus pressante, face à des critiques émanant de personnes invoquant la séparation des pouvoirs, les autorités françaises ne réagissent guère et se refusent à toute réforme d'envergure. Des solutions procédurales sont trouvées, au fil des décisions de la CJUE, et le juge des libertés et de la détention (JLD) a été mis à contribution. C'est ainsi que la loi du 11 avril. 2011 substitue sa compétence à celle du procureur pour la prolongation de la garde à vue. Le JLD sera-t-il une nouvelle fois sollicité pour autoriser la géolocalisation des téléphones ? Ce n'est pas impossible mais, compte tenu du nombre de décisions dans ce domaine, il va devenir indispensable de recruter un nombre assez considérable de JLD.


 


mercredi 28 février 2024

Le droit à l'image des enfants.


La loi du 19 février 2024 vise à garantir le droit à l'image des enfants. Ce texte est issu d'une proposition de loi déposée par les députés Bruno Studer, Aurore Bergé et Éric Poulliat, tous trois membres du groupe Renaissance. Cette initiative parlementaire est donc probablement le produit d'une volonté de l'Exécutif, même si l'idée était dans l'air. Ce texte est une préconisation du rapport sur le respect de la vie privée des enfants rédigé par la Défenseure des droits et la Défenseur des Enfants et publié en novembre 2022. 

La nécessité d'une protection du droit à l'image des enfants n'est pas contestable. Une enquête  britannique, citée par Vie Publique, montre qu'un enfant de treize ans a déjà, en moyenne, 1300 photos de lui publiées en ligne. Cette diffusion est généralement réalisée sur les réseaux sociaux par lui-même, ses parents ou ses proches.

La loi du 19 février 2024 cible toutefois une pratique qui dépasse la seule question du droit à l'image pour toucher à l'instrumentalisation de l'enfant à des fins purement mercantiles. Des parents "influenceurs" publient des vidéos mettant en scène leurs enfants, le plus souvent dans le but de faire la promotion de divers produits. Les anglo-saxons appellent cela le Sharenting (contraction de sharing et de parenting). Pour des Français moins enclins aux néologismes, il s'agit surtout de l'exploitation de l'image de leurs enfants par ceux-là même qui ont la responsabilité de protéger leur vie privée.

Si l'intention du législateur est louable, on peut tout de même poser quelques questions portant cette fois sur le contenu de ce texte. Celui-ci en effet ne modifie pas le droit positif et son unique intérêt, même s'il n'est pas nécessairement négligeable, est de rappeler aux parents leur devoir de protection.

 


 The Bandwagon. Vicente Minelli. 1953

Fred Astaire, Nanette Fabray, Jack Buchanan

 

La protection existante

 

Le droit à l'image de l'enfant est déjà protégé par le droit commun. Comme pour les adultes, l'action civile repose sur l'article 9 du code civil qui protège le droit au respect de la vie privée. Quant à la responsabilité pénale, elle trouve son fondement juridique dans l’article 226-1 du Code pénal qui sanctionne « le fait de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui (…) en fixant, enregistrant (…) sans le consentement de celle-ci l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ». Malgré ces fondements distincts, les principes gouvernant la protection du droit à l’image sont communs aux deux types de réparation. 

Dans tous les cas, les enfants font l'objet d'une attention particulière des juges. D'une manière générale, ils considèrent que leur image a vocation à demeurer dans le cercle familial. C'est le cas lorsque l'enfant acquiert une notoriété passagère, liée à un fait divers, par exemple lorsqu'il est victime d'un enlèvement lors d'un divorce particulièrement difficile. Dans ce cas, la CEDH juge que la publication de sa photo dans la presse porte atteinte à sa vie privée, principe issu de l'arrêt du 17 janvier 2012 Kurier Zeitungsverlag une Dreckerei GmbH (II) c. Autriche. Dans ce cas, l'atteinte à l'image est d'autant plus évidente que ni l'enfant ni ses parents ne sont des personnages publics. 

La jurisprudence s'est montrée plus compréhensive lorsque l'enfant a des parents célèbres.  Dans une décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipachi associés c. France, la CEDH a considère que la photo du Prince Albert de Monaco tenant dans ses bras son "enfant secret" dépassait le cadre de la vie privée de la famille régnant sur le Rocher. Il relevait du débat d'intérêt général, dans la mesure où Monaco est une monarchie héréditaire. Cette tolérance s'accompagne toutefois d'une exigence de floutage du visage de l'enfant. Quoi qu'il en soit, dans l'affaire monégasque, la photo avait été divulguée avec le consentement de la mère, et précisément la protection du droit à l'image de l'enfant se heurte souvent à l'autorité parentale. 

 

L'obstacle de l'autorité parentale 

 

Ceux qui violent allègrement le droit à l'image de l'enfant sont, le plus souvent, ses propres parents qui, par hypothèse, exercent l'autorité parentale. La question du consentement à la diffusion de l'image de l'enfant disparaît, puisque ce sont ses parents qui expriment le consentement au nom de leur enfant mineur. Le droit à l'image de l'enfant est ainsi bien souvent violé par ceux-là même qui ont pour mission de le protéger.

Le législateur a déjà été confronté à cet obstacle et la loi du 19 octobre 2020 vise à encadrer l'exploitation commerciale de l'image des mineurs de moins de seize ans sur les plateformes en ligne. Il s'agissait déjà de lutter contre la pratique de parents influenceurs qui exhibent leurs enfants sur les réseaux sociaux. Dans ce cas, la loi de 2020 ouvre aux enfants un droit à l'oubli numérique qu'ils peuvent exercer seuls. De même, la loi impose aux parents de demander un agrément auprès de l'administration, dans les conditions restrictives qui régissent le travail des enfants.

La loi du 19 février 2024 se révèle très en-deçà de celle de 2020 au regard de la protection des enfants. Son article 2 se borne à proposer une rédaction nouvelle de l'article 372-1 du code civil : "Les parents protègent en commun le droit à l'image de leur enfant mineur, dans le respect du droit à la vie privée mentionné à l'article 9 (...) Ils « associent l'enfant à l'exercice de son droit à l'image, selon son âge et son degré de maturité". L'autorité parentale est donc réaffirmée, et les parents restent les seuls juges de la maturité de l'enfant. Tout au plus, leur rappelle-t-on qu'ils doivent respecter sa vie privé.

C'est évidemment le droit commun et on rappellera notamment que, même en cas d'alerte enlèvement décidée par le procureur de la République, le consentement des parents à la diffusion de l'image de l'enfant est sollicitée, "dans la mesure du possible".

 

Le juge des affaires familiales

 

Quant aux divergences familiales sur la diffusion de l'image de l'enfant, par exemple dans un couple divorcé, elles sont réglées par le juge aux affaires familiales dans les conditions du droit commun. Il n'était même pas nécessaire de rappeler ce principe dans la loi, puisque le juge aux affaires familiales est précisément compétent pour arbitrer ce type de différend. Il peut ainsi interdire la diffusion des images de l'enfant, à la condition toutefois qu'il soit saisi. Or, évidemment, il n'est jamais saisi qu'en cas de divorce ou de dissension entre les parents. Mais dans la plupart des cas, les parents influenceurs sont parfaitement d'accord pour exploiter sans vergogne l'image de l'enfant.

La question qui se pose est alors celle du caractère normatif de la loi du 19 février 2024. On peut la considérer comme un simple rappel fait aux parents de leurs obligations et des procédures de droit commun en matière de conflit familial. On observe ainsi que rien n'est mentionné sur la diffusion des images d'un enfant par l'entourage familial ou amical. Les parents sont-ils réellement en mesure de s'opposer aux grands-parents-gâteaux qui diffusent des centaines de clichés de leurs charmants petits-enfants sur Facebook ? Il est évident qu'ils préféreront le plus souvent laisser faire, c'est à dire donner un consentement implicite à la captation et à la diffusion de l'image. Le risque est alors que l'enfant qui n'a jamais consenti à rien, devenu adulte, découvre des images de lui qu'il n'a pas envie de voir subsister sur les réseaux sociaux. Il devra, de sa propre initiative, en demander l'effacement.

Quant à l'exploitation commerciale des enfants par des parents influenceurs, la question n'est pas davantage réglée. Certes, la loi de 2020 prévoyait un statut identique aux enfants du spectacle, une partie de leurs gains étant versée à la Caisse des dépôts, jusqu'à ce qu'ils puissent en jouir à leur majorité. Cette procédure est certainement excellente mais on imagine mal son application effective, alors que le plupart des influenceurs, du moins ceux qui exploitent le plus l'image de leurs enfants pour vendre des biens de consommation, exercent leur activité à Dubaï et ignorent l'existence même de la Caisse des Dépôts.

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4



samedi 24 février 2024

Le bien-être animal contre l'abattage rituel.

Dans un arrêt du  3 février 2024, Executief van de Moslims van Belgie et a. c. Belgique, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que l'interdiction de l'abattage rituel sans étourdissement ne porte pas atteinte à la liberté de religion. 

Les juges belges ont été saisis par différentes associations se présentant comme représentatives des communautés musulmanes et juives de Belgique, ainsi que par des ressortissants belges de ces deux confessions. Ils contestent deux décrets, l'un de la Région flamande de 2017, et l'autre de la Région wallonne de 2018 qui interdisent l'abattage rituel sans étourdissement. Aux yeux des requérants, ces réglementations constituent une ingérence disproportionnée dans la liberté de religion, garantie par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme.

 

La Cour de justice de l'Union européenne

 

L'affaire présente la particularité d'avoir suscité l'intervention de deux juridictions européennes. Les requérants, avant de saisir la CEDH, ont en effet fait un recours devant la Cour constitutionnelle belge, et celle-ci a saisi la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. Celle-ci portait sur la conformité des décrets à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit la liberté de religion dans son article 10.

Dans un arrêt Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres du 17 décembre 2020, la CJUE affirme que la directive du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort doit être interprétée en ce sens qu'elle ne s'oppose pas à la réglementation d'un État membre, imposant l'étourdissement de l'animal en matière d'abattage rituel. La CJUE se fonde ainsi sur l'article 13 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), selon lequel la protection du bien-être des animaux constitue un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union.

Après le rejet de leur requête devant la Cour constitutionnelle belge, les requérants vont se tourner vers la CEDH et invoquer, de la même manière, l'atteinte à la liberté de religion protégée par l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 

La traversée de Paris. La mort du cochon

Claude Autant-Lara. 1956


La CEDH n'est pas juge des débats théologiques

 

La question de la recevabilité d'une telle requête ne se pose pas réellement. Depuis l'arrêt du 27 juin 2000 Cha’are Shalom Ve Tsedek, la CEDH affirme que l'abattage rituel relève du droit de manifester sa religion par l'accomplissement de rites. Elle ajoute, par exemple dans la décision Erlich et Kastro c. Roumanie du 9 juin 2020, que la pratique d'une religion peut imposer des prescriptions alimentaires. L'article 9 de la Convention est donc applicable en l'espèce, puisque les décrets flamand et wallon emportent effectivement une ingérence dans l'exercice de la liberté religieuse.

Ces précédents permettaient d'augurer de la recevabilité des recours, mais l'affaire Executief van de Moslims van Belgie et a. est d'une nature différente. La décision Cha’are Shalom Ve Tsedek portait en effet sur l'agrément donné par l'autorité administrative aux organismes religieux habilités à procéder à la mise à mort d'animaux. Dans le cas présent, l'arrêt porte exclusivement sur les conditions de l'abattage, et l'absence d'étourdissement.

Le point est important, car le gouvernement belge estimait que les décrets ne portant que sur cet aspect très limité du rituel, l'atteinte aux convictions religieuses n'atteindrait pas une force suffisante pour caractériser une ingérence. La CEDH refuse sagement d'entrer dans le débat. Elle se se borne à rappeler que le devoir d'impartialité et de neutralité de l'État lui impose de s'abstenir de toute appréciation de la légitimité des convictions religieuses des uns ou des autres et de la manière dont elles s'expriment. Ce principe, notamment rappelé dans l'arrêt Eweida et a. c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, lui permet ensuite d'affirmer qu'il "n’appartient donc pas à la Cour de trancher la question de savoir si l’étourdissement préalable à l’abattage est conforme avec les préceptes alimentaires des croyants musulmans et juifs". Les avis divergents au sein des communautés religieuses ne sont tout simplement pas son affaire.
 
Dès lors, la CEDH est conduite à apprécier la légitimité de l'ingérence dans la liberté religieuse constituée par les deux décrets. Il ne fait aucun doute que cette ingérence est "prévue par la loi", ces textes ayant, en droit belge, valeur législative. 
 
 

Le bien-être animal, but légitime 


 
La question de la poursuite d'un but légitime est plus intéressante, car c'est la première fois que la Cour est amenée à se prononcer sur le bien-être animal, considéré précisément comme une finalité justifiant une ingérence dans la liberté religieuse. Or, si le droit de l'Union européenne a effectivement décidé de protégé ce bien-être dans une directive spécifique, il n'en est pas de même du droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Celle-ci ne le mentionne nulle part, et il ne figure pas dans la liste des buts légitimes justifiant une ingérence dans la liberté religieuse. 

Mais si le bien-être animal n'a pas encore été pris en considération au regard l'article 9, il l'a été au regard des articles 10 et 11 protégeant les liberté d'expression et de réunion. La décision d'irrecevabilité Friend et autres c. Royaume‑Uni du novembre 2009 l'invoque ainsi directement à propos de l'interdiction de la chasse à courre au renard. Pour la CEDH, une telle interdiction poursuit un but légitime de protection de la morale. Elle vise en effet à éliminer la chasse et l'abattage d'animaux dans un but uniquement sportif, et dans des conditions moralement répréhensibles, dès lors qu'une souffrance excessive est volontairement infligée aux animaux.

Dans l'arrêt Executief van de Moslims van Belgie et a., la CEDH élargit cette analyse à la liberté religieuse. Elle précise qu'elle s’inscrit dans un contexte sensiblement différent, et précise que la morale publique ne concerne pas seulement les relations entre les personnes. L'exercice des libertés garanties par la Convention n'implique pas "un assouvissement absolue (...) sans égard à la souffrance animale". Et précisément, cette souffrance animale est considérée comme une valeur morale partagée par de nombreux Belges, qu'ils soient Flamands ou Wallons. En témoigne l'écrasante majorité avec laquelle les deux décrets contestés ont été votés.

Pour apprécier la nécessité de l'ingérence, la CEDH s'appuie précisément sur le caractère volontariste de la position belge. Par ailleurs, sans constater encore de réel consensus sur l'interdiction de l'abattage sans étourdissement au sein des États parties à la Convention, elle observe tout de même une évolution progressive en faveur d'une protection accrue du bien-être animal. Elle constate que les deux décrets litigieux ont été précédés de larges concertations avec les représentants des communautés juives et musulmanes, et que le contrôle des juges belges a pris en compte l'ingérence ainsi réalisée dans la liberté religieuse. L'analyse de proportionnalité a donc déjà eu lieu dans le droit interne, et la CEDH observe, non sans satisfaction, qu'elle rejoint la position de la CJUE.
 
 

Une décision porteuse d'espoirs 



Le bien-être animal devient ainsi un élément de nature à justifier une ingérence dans les libertés garanties par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Certes, rien n'est jamais parfait, et on observe les limites du fédéralisme belge. Si les régions wallone et flamande ont adopté des textes interdisant l'abattage sans étourdissement, tel n'est pas le cas de la région bruxelloise. Les communautés musulmanes et juives de Wallonie et de Flandre n'ont donc qu'à se rendre à Bruxelles pour abattre des animaux sans étourdissement, et contourner ainsi facilement la décision de la Cour.

Même avec cette limite, la décision demeure porteuse d'espoirs, notamment pour sanctionner des chasses traditionnelles parfois très cruelles. Il suffirait que le bien-être animal soit de nouveau invoqué, cette fois en matière d'ingérence dans la liberté d'aller et de venir. Certaines associations doivent commencer à y penser.

En France, la décision pourrait aussi permettre, à terme, de résoudre une contradiction. Depuis une loi de 2014, il est acquis que "les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité". Mais le législateur s'en est tenu à cette déclaration de principe, et le droit français se caractérise par le maintien du statu quo en matière d'abattage rituel. L'égorgement des moutons reste licite, conformément à l'article 4 du règlement communautaire du 24 septembre 2009 qui énonce que "les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement". Mais le paragraphe 4 de ce même article ajoute immédiatement  qu'il est possible de déroger à cette règle "pour les animaux faisant l'objet de méthodes particulières d'abattage prescrites par des rites religieux". La seule condition est alors que l'animal soit tué dans un abattoir, dans des conditions d'hygiène satisfaisantes, principe repris par le décret du 28 décembre 2011. Il ne fait guère de doute, dans ces conditions, que l'animal est considéré comme un bien et que sa sensibilité n'est guère prise en considération. La jurisprudence de la CEDH incitera peut-être le législateur à intervenir dans ce domaine.

 
L'abattage rituel : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10,  section 2 § 1B

 


mercredi 21 février 2024

Le contrôle au faciès, en Suisse.


L'arrêt Wa Baile c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 20 février 2024 sanctionne la carence des juges suisses, car ils ne se sont pas penchés sur le caractère discriminatoire ou non d'un contrôle d'identité.

Le requérant, M. Wa Baile, citoyen suisse, se plaint d'avoir été victime, en 2015 en gare de Zürich, d'un contrôle d'identité reposant sur un profilage racial. Alors qu'il se rendait à son travail, vers 7 heures du matin, il a été arrêté pour un contrôle d'identité. Il a alors refusé de s'y plier, invoquant qu'il était la seule personne contrôlée parmi tous les voyageurs qui l'entouraient, présentant un physique plus suisse. Trois agents de la police municipale l'ont alors emmené à l'écart. Ils ont procédé à une fouille minutieuse et ont trouvé les papiers de M. Wa Baile. Celui-ci a ensuite pu quitter les lieux, mais il a été poursuivi, et condamné pour refus d'obtempérer. 

Deux procédures ont donc été diligentées, l'une devant le juge pénal puisque M. Wa Baile a fait appel de sa condamnation, l'autre devant le juge administratif pour contester la légalité de la mesure de police administrative décidant ce contrôle. Le requérant a été condamné à une amende de cent francs suisses pour le refus d'obtempérer. En revanche, le juge administratif déclara le contrôle d'identité illicite, mais sur le seul motif qu'il n'avait pas été suffisamment motivé, la question de son caractère discriminatoire étant écartée. Le requérant, devant la CEDH, invoque donc l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe toute discrimination, combiné avec l'article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée.

 

 

Contrôle d'identité en Suisse

Contrôle d'identité et vie privée

 

On pourrait s'étonner que le requérant invoque 'une violation de sa vie privée. Mais la Cour en donne une définition large. Dans sa décision Lacatus c. Suisse du 19 janvier 2021, elle rappelle que la vie privée s'étend à l'identité physique et sociale d'une personne. Dans un arrêt de Grande Chambre du 10 avril 2007 Evans c. Royaume-Uni, elle l'étend au droit d'établir des rapports avec d'autres êtres humains. Ce que la Cour n'hésite pas à qualifier de "vivre ensemble" dans l'arrêt SAS c. France de 2014, c'est à dire la zone d'interaction entre l'individu et autrui relève ainsi de sa vie privée. De fait, un grief de profilage racial dans un contrôle d'identité peut constituer une violation de l'article 8, principe déjà affirmé dans deux décisions du 8 octobre 2022, Basu c. Allemagne et Muhammad c. Espagne.

La présente décision diffère toutefois des arrêts Basu et Muhammad, dans lesquels les requérants avaient eux-mêmes saisi la justice pour contester un contrôle d'identité. M. Wa Baile quant à lui, a été poursuivi pour ne pas avoir accepté un contrôle d'identité et il a été contraint d'engager la procédure administrative pour contester sa condamnation. En l'espèce, le juge pénal s'est borné à affirmer que rien dans le dossier ne permettait de montrer le caractère discriminatoire. Quant au juge administratif, il a fondé l'illicéité du contrôle sur le fait que le comportement de l'intéressé ne le justifiait, évacuant au passage la question de son caractère discriminatoire.


La question de la preuve


Sur le fond, la CEDH observe que la Suisse a déjà fait l'objet de critiques par le Comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination raciale. dans une recommandation du 17 décembre 2020. Il lui a été reproché de ne pas former les policiers à la question du profilage racial et de ne pas avoir mis en place un organe indépendant pour enquêter sur d'éventuelles pratiques discriminatoires par les policiers.

Devant les juges, la question posée est d'abord celle de la charge de la preuve. Dans sa décision D. H. et a. c. République tchèque du 13 novembre 2007, la Cour a déjà considéré qu'il suffit à un requérant d'établir l'existence d'une différence de traitement, et il appartient alors au gouvernement de montrer que cette différence de traitement était justifiée. Quant à la CEDH elle-même, elle peut prouver la discrimination par un faisceau d'indices, par l'incapacité aussi de réfuter les allégations du plaignant. Même les statistiques ou les rapports établis par des autorités indépendantes peuvent être invoquées pour démontrer une discrimination.

C'est précisément le cas en l'espèce, puisque aucun juge suisse n'a statué sur l'existence, ou non, d'un contrôle d'identité discriminatoire. La Cour en déduit une "forte présomption" de discrimination, en l'absence de toute justification de la police suisse. Elle fait état, de plus, de rapports de différentes instances internationales, dénonçant des pratiques discriminatoires de la police suisse.


Vue de France


Vue de France, la décision présente un intérêt tout particulier, car le droit suisse sur le contrôle d'identité est très proche du droit français. En témoigne d'ailleurs l'intervention de la Défenseure des droits, venue plaider pour un assouplissement de la charge de la preuve dans ce domaine. Précisément, le droit français ne va pas dans le sens d'un élargissement de la charge de la preuve. Il considère certes le contrôle au faciès comme une faute lourde susceptible d'engager la responsabilité de l'État, principe affirmé par la Cour de cassation dans neuf arrêts du 9 novembre 2016. Il admet aussi, contrairement au droit suisse, qu'un contrôle discriminatoire peut entraîner la nullité des poursuites pénales engagées contre l'intéressé. Mais encore faut-il que la preuve soit clairement établie dans le dossier, comme dans cet arrêt de la Chambre criminelle du 3 novembre 2016, dans un cas où le procès-verbal mentionnait qu'il avait été procédé au contrôle "d'un individu de type nord-africain".

Le droit français est sans doute plus satisfaisant que le droit suisse, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à une vraie sanction des contrôles au faciès. Saisie par différentes ONG, l'assemblée du contentieux du Conseil d'État, le 23 octobre 2023, a rejeté une demande d'injonction visant à les faire cesser. Pour le juge, ce recours avait pour finalité une redéfinition générale d'une politique publique. Or, cette fonction ne relève pas des pouvoirs du juge administratif mais de ceux du législateur.


Les contrôles d'identité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 2 § 1 A