« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 12 janvier 2024

Tempête sur le Rocher

Le Figaro nous apprend, dans son édition du 12 janvier 2024, que Monaco est poursuivi devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Il lui est reproché l'absence d'indépendance et d'impartialité de son Tribunal suprême.

A l'origine du recours, l'affaire dite des "dossiers du Rocher", qui a éclaté en octobre 2021 avec la publication de documents accusant quatre membres de l'entourage proche du prince Albert de faits de malversation, corruption et trafic d'influence. Comme toujours à Monaco, le scandale avait pour toile de fond de gros projets immobiliers, un riche promoteur ayant été exclu de contrats très rémunérateurs. A la suite de ces divulgations, le prince a tout simplement licencié son expert comptable, M. C. P., celui-là même qui saisit aujourd'hui la CEDH. Il a aussi modifié la composition du tribunal suprême, son président demeurant finalement en place. 

 

Le tribunal suprême

 

On sait que ce tribunal suprême est composé de cinq membres, un président, un vice-président et trois membres titulaires, auxquels il faut ajouter deux suppléants. Tous sont des juristes français, le plus souvent professeurs de droit. M. C. P. ne met absolument pas en cause l'indépendance et l'impartialité de chacun d'entre eux. En revanche, il met en cause l'indépendance et l'impartialité de l'institution. Son recours a en effet été jugé par une institution qui ne répond pas vraiment aux exigences du droit à un juste procès.

Le site du tribunal suprême insiste sur le fait qu'il a été créé par la constitution du 5 janvier 1911, "préparée par des juristes français célèbres, Louis Renault, André Weiss et Jules Roche". Sans doute, mais cette constitution a été "octroyée" par le prince Albert Ier, de la même manière que Louis XVIII avait "octroyé" à ses sujets la Charte de 1814. Quoi qu'il en soit, le Rocher est devenu une "monarchie constitutionnelle", qualification qui n'a pas été remise en cause avec la constitution de 1962. Sur ce point, le site est moins prolixe, et se borne à affirmer que l'article 90 du nouveau texte confirme l'institution du tribunal suprême, avec des fonctions qui cumulent celles du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Il ajoute, sans davantage de précision, que ses règles d'organisation et de fonctionnement trouvent leur fondement dans une "ordonnance souveraine" du 16 avril 1963, modifiée à plusieurs reprises, le plus récemment le 19 juin 2015.

Pour disposer d'une réelle information sur l'indépendance et l'impartialité du tribunal suprême, il faut donc regarder à la fois la constitution et l'ordonnance.

 


 Le pâtre sur le rocher D 965. Franz Schubert (Allegretto)

Elly Ameling

 

Le fait du prince

 

On observe d'emblée que la notion même de séparation des pouvoirs est inconnue à Monaco. Le régime est celui de la concentration des pouvoirs dans les mains du prince. L'article 3 de la constitution énonce ainsi que "le pouvoir exécutif relève de la haute autorité du Prince", sa responsabilité ne pouvant être engagée dès lors que "la personne du Prince est inviolable". L'article 4 partage le pouvoir législatif entre le prince et le Conseil national, et l'article 66 précise que "la loi implique l'accord des volontés du Prince et du Conseil National". Le prince dispose seul de l'initiative de la loi, et exerce un pouvoir de sanction car il peut empêcher sa promulgation. Quant au pouvoir judiciaire, l'article 88 affirme qu'il "appartient au Prince qui, par la présente Constitution, en délègue le plein exercice aux cours et tribunaux". La justice est donc rendue au nom du prince, ce qui n'empêche pas que la coopération judiciaire avec la France conduise à ce que la justice monégasque soit rendue par des magistrats français.

La procédure de désignation des juges relève du pouvoir discrétionnaire du prince. Il nomme le président du tribunal suprême. Quant aux magistrats, il les désigne sur une liste émanant d'autorités exerçant un rôle de proposition, le Haut Conseil de la magistrature et le secrétaire d'État à la justice notamment. Mais si cette liste ne convient pas au prince, libre à lui d'en exiger une autre jusqu'à ce que lui soit proposé le nom qui lui convient.

Le recours de M. C. P. s'est donc heurté à quelques difficultés. Le requérant conteste en effet son licenciement par le prince, qui contrôle totalement l'organisation des tribunaux. Devant une situation aussi délicate, il a tenté une procédure de récusation, certains juges ayant été nommés, à ses yeux, postérieurement à son recours, dans le but de garantir son rejet. Cette procédure n'a évidemment pas abouti, pas davantage que le recours proprement dit contre le licenciement. Le tribunal suprême a en effet considéré, le 5 septembre 2023, que l'acte de révocation relevait du fait du prince, au sens premier du terme, et qu'il ne pouvait donc être contesté devant les juges. Le requérant se voyait ainsi privé du droit au recours.

La question posée devant la CEDH est celle, non pas de l'indépendance et de l'impartialité subjective de chaque magistrat, mais de l'indépendance et de l'impartialité de l'institution judiciaire monégasque. Alors que Monaco est partie à la Convention européenne des droits de l'homme depuis 2005, aucune réforme n'a jamais été entreprise dans ce domaine.

 

Indépendance et impartialité

 

Il est évident que l'indépendance de la justice monégasque n'est pas acquise, en raison des ingérences du prince, donc de l'Exécutif, dans son fonctionnement. Quant à l'impartialité objective, elle ne semble pas davantage respectée. Son appréciation repose sur le contrôle de l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence, par exemple l'arrêt Chesne c. France du 22 avril 2010, qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire. Ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. Dans le cas présent, il est évident que les juges monégasques ne peuvent guère inspirer confiance au requérant, dès lors qu'ils sont désignés par l'autorité dont il conteste la décision. 


Menace sur le Conseil constitutionnel


La CEDH ne s'interdit pas d'apprécier la conformité à la convention européenne des modes de désignation des membres des cours suprêmes. Dans un arrêt Meznaric c. Croatie du 15 juillet 2025, elle estime même que les critères d'impartialité objective et subjective doivent s'appliquer aux cours constitutionnelles. Sur un plan purement juridique, les chances du requérant d'obtenir de la CEDH une décision constatant l'irrégularité du droit monégasque au regard du juge procès ne sont pas nulles. 

On peut se demander toutefois si l'intérêt essentiel de la procédure ne réside dans la menace potentielle qui pèse sur le système français de contrôle de constitutionnalité. Dans sa décision du 21 octobre 1997 Pierre-Bloch c. France, la CEDH affirme ainsi que "le fait qu’une procédure s'est déroulée devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d’application de l’article 6 § 1". Elle en avait d'ailleurs déjà jugé ainsi le 1er juillet précédent dans un arrêt Pammel c. Allemagne, rendu à propos du tribunal de Karlsruhe. On pourrait fort bien imaginer que, dans un avenir plus ou moins proche, un requérant ayant perdu un procès après une question prioritaire de constitutionnalité conteste devant la CEDH la composition et le mode de nomination du Conseil constitutionnel. Que penserait la Cour d'une institution qui accueille les anciens présidents de la République comme membres de droit et qui confie la désignation des membres nommés à des autorités politiques, sans aucun contrôle de leurs compétences juridiques ? Inspire-t-elle la confiance et remplit elle la condition d'impartialité objective ?

Le cas monégasque suscite donc une réflexion sans proportion avec la taille de la principauté. Le contentieux sur les juges monégasques pourrait conduire à la mise en cause du Conseil constitutionnel français. Et il sera bien difficile d'empêcher cela. Impossible en effet d'envisager la solution imaginée par le Général de Gaulle : "Si Monaco nous emmerde, on fait un blocus. Rien de plus facile, il suffit de deux panneaux de sens interdit, un au cap d'Ail, et un second à la sortie de Menton".

Le principe d'impartialité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D

mardi 9 janvier 2024

Procédure disciplinaire : communication des témoignages.

Le 22 décembre 2023, le Conseil d'État a rendu une décision par laquelle il donne des précisions très utiles sur les droits de la défense en matière disciplinaire et, plus précisément, sur l'accès aux témoignages. 

Dans le cadre de son contrôle de cassation, le Conseil d'État refuse de sanctionner la décision de la Cour administrative d'appel de Paris datée du 17 janvier 2022. Celle-ci annulait l'ensemble d'une procédure disciplinaire engagée en 2018 à l'encontre d'un professeur certifié de philosophie du lycée Montaigne, M. C. Poursuivi pour "comportements et attitudes déplacés à l'encontre de ses élèves de sexe féminin, pour des propos humiliants, certains à connotation sexuelle, des insultes (...)". Par un arrêté du 31 juillet 2018, il s'est vu infligé la sanction de mise à la retraite d'office, mais, le 7 novembre, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de cette décision et enjoint au ministre de l'Éducation nationale de le réintégrer jusqu'à ce qu'il soit statué sur la requête au fond. Réintégré le 8 novembre, M. C. a fait l'objet d'une nouvelle sanction d'exclusion temporaire d'une durée de dix-huit mois le 10 décembre, elle aussi suspendue par le juge des référés le 24 décembre 2018. Statuant au fond le 13 juin 2019, le tribunal administratif a finalement annulé la sanction de mise à la retraite d'office mais confirmé la légalité de l'exclusion temporaire.  C'est précisément cette dernière sanction qui a été annulée par la Cour administrative d'appel, suscitant le pourvoi en cassation du ministre de l'Éducation nationale. 

 

La communication du dossier

 

La question de la non-communication des témoignages à l'intéressé suffit à justifier le rejet du pourvoi. On sait que tout fonctionnaire a droit à la communication de son dossier professionnel préalablement à toute procédure disciplinaire ou à tout refus d'avancement, principe acquis dès l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, votée à l'issue de la célèbre Affaire des Fiches. Par la suite, cette communication est devenue une obligation statutaire figurant dans l'article 18 de la loi du 13 juillet 1983.

Si le principe de la communication est acquis, la question du contenu du dossier communiqué est beaucoup moins nette, et l'administration s'efforce souvent de restreindre le champ de cette communication. Selon une jurisprudence constante, tous les éléments qui fondent la sanction doivent figurer dans le dossier, et l'administration doit permettre à l'intéressé d'en prendre copie. Cette règle, pourtant élémentaire et indispensable à l'exercice des droits de la défense, a pourtant été mise en cause, avec le développement des "évaluations à 360°" et autres enquêtes qui ont considérablement développé les témoignages anonymes. 

 

Your Witness. My cousin Vinny. 1992
 

 

Anonymisation du témoignage

 

Le Conseil d'État s'est d'abord montré étrangement favorable à cette pratique. Dans un arrêt du 13 novembre 2013, il a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à un fonctionnaire sur la base d'une "évaluation à 360°". Celle-ci reposait sur des questionnaires "anonymes et sécurisés" remplis par les responsables des services et les collaborateurs de l'agent. Les réponses faisaient ensuite l'objet d'une synthèse, élaborée sans le moindre respect du contradictoire. Cette synthèse était alors le seul élément communiqué à l'intéressé. Malgré ses demandes, il n'a pu accéder aux témoignages, même anonymisés, à l'origine de la sanction. On constate doc qu'il sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes. A l'époque, le Conseil d'État n'a vu aucune atteinte aux droits de la défense dans une telle pratique.

Par la suite, et heureusement, la jurisprudence a évolué. Dans un arrêt du 5 février 2020 M. A. B., le Conseil d'État affirme que les procès-verbaux des auditions des personnes entendues lors de l'enquête font partie des pièces dont l'agent doit recevoir communication. Une exception demeure toutefois possible lorsque "la communication de ces procès-verbaux serait de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné". Réaffirmée dans un arrêt du 28 janvier 2021, M. D. C., cette jurisprudence insiste donc sur la gravité du préjudice éventuel qui résulterait de la communication du témoignage. Si cette jurisprudence se montre plus libérale, elle n'en demeurait pas moins d'une interprétation délicate. L'appréciation de la gravité du préjudice pouvait résulter de la seule parole du témoin, craignant d'éventuelles représailles de la part de la personne objet de l'enquête. Elle suffisait donc à bloquer l'exercice des droits de la défense.

La décision du 22 décembre 2023 s'efforce de surmonter cet obstacle. Elle précise qu'en cas de "risque avéré de préjudice pour son auteur", l'autorité administrative doit permettre la communication du témoignage selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. D'une part, la notion de "risque avéré" substituée au "préjudice grave" impose désormais une appréciation faite par l'administration, le cas échéant sous le contrôle du juge. D'autre part, la communication n'est plus alors exclue, mais anonymisée. Certes, il ne sera sans doute pas toujours facile de procéder à cette anonymisation dans des affaires où les protagonistes travaillent dans le même service, se connaissent, et où un détail suffit souvent à identifier l'auteur. Mais c'est tout de même un progrès, et une synthèse trop imprécise et éloignée du témoignage original pourrait être sanctionnée par le juge pour manquement aux droits de la défense. On note tout de même que cette jurisprudence doit être lue à la lumière de l'arrêt du 21 octobre 2022 qui affirme qu'un fonctionnaire sanctionné ne peut avoir accès aux témoignages que s'il les a effectivement demandés.


Droit d'accès et utilité du témoignage 


En l'espèce, M. C. a demandé, mais il n'a eu accès qu'à une vague synthèse d'un unique témoignage d'une élève, antérieur aux poursuites diligentées à son encontre. S'il est fait état, dans son dossier, d'un "rapport" et de "lettres", il n'en a jamais eu communication. Au demeurant l'accès à des témoignages d'élèves qui avaient quitté l'établissement depuis les faits n'entraine aucun "risque avéré" de préjudice pour eux. Ces éléments montrent que M. C. n'a pu bénéficier d'un droit à communication satisfaisant pour l'exercice des droits de la défense, ce qui justifie pleinement le rejet du pourvoi.

Toute décision qui améliore l'exercice des droits de la défense dans une procédure disciplinaire doit être saluée. On ne peut s'empêcher toutefois de constater que la décision prend en compte, même sans le déclarer formellement, l'utilité du témoignage dans les droits de la défense. La lecture de la décision, reprenant l'argumentaire de la Cour administrative d'appel, montre que les témoignages recueillis contre le professeur étaient fort peu nombreux et que les comportements qu'ils dénonçaient étaient considérablement moins graves que ceux qui étaient invoqués pour justifier la sanction. En témoigne le fait que la première sanction de mise à la retraite d'office a été considérée comme manifestement disproportionnée. Mais la règle de la communication du dossier s'applique à tous les documents et à tous les témoignages, quand bien même ils n'auraient aucun intérêt dans la procédure disciplinaire. L'accès à ces documents n'est pas lié à leur utilité, c'est juste un droit que le juge administratif devrait rappeler, de temps en temps.


vendredi 5 janvier 2024

Les Invités de LLC - Emmanuel Kant. Vers la paix perpétuelle

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Il nous a semblé indispensable que le premier invité de l'année 2024 soit Emmanuel Kant. Il avait déjà écrit pour LLC, en 2021, avec "Qu'est-ce que les Lumières ?". Il revient aujourd'hui avec "Vers la paix perpétuelle", publié en 1795. Il nous explique que la guerre ne doit pas s'accompagner d'actes irréversibles, qui rendraient impossible le retour de la confiance, et donc de la paix. Un beau message en ce début d'année.

 

Vers la paix perpétuelle


Emmanuel Kant

 

1795

 


 

 

 

VI. Nul État ne doit se permettre, dans une guerre avec un autre, des hostilités qui rendraient impossible, au retour de la paix, la confiance réciproque, comme, par exemple, l’emploi d’assassins (percussores), d’empoisonneurs (venefici), la violation d’une capitulation, l’excitation à la trahison (perduellio) dans l’État auquel il fait la guerre, etc.

Ce sont là de honteux stratagèmes. Il faut qu’il reste encore, au milieu de la guerre, quelque confiance dans les sentiments de l’ennemi ; autrement il n’y aurait plus de traité de paix possible, et les hostilités dégénéreraient en une guerre d’extermination (bellum internecinum), tandis que la guerre n’est que le triste moyen auquel on est condamné à recourir dans l’état de nature, pour soutenir son droit par la force, puisqu’il n’y a point de tribunal établi qui puisse juger juridiquement.

Aucune des deux parties ne peut être tenue pour un ennemi injuste puisque cela supposerait déjà une sentence juridique, mais l’issue du combat, comme dans ce que l’on appelait les jugements de Dieu, décide de quel côté est le droit. Une guerre de punition (bellum punitivum) entre les États ne saurait se concevoir, puisqu’il n’y a entre eux aucun rapport de supérieur à inférieur. 

Il suit de là qu’une guerre d’extermination, pouvant entraîner la destruction des deux parties et avec elle celle de toute espèce de droit, ne laisserait de place à la paix perpétuelle que dans le vaste cimetière du genre humain. Il faut donc absolument interdire une pareille guerre, et par conséquent aussi l’emploi des moyens qui y conduisent. — Or il est évident que les moyens indiqués tout à l’heure y mènent infailliblement ; car, si l’on met une fois en usage ces pratiques infernales, qui sont infâmes par elles-mêmes, elles ne s’arrêteront pas avec la guerre, mais elles passeront jusque dans l’état de paix, et elles en détruiront absolument le but. Tel est, par exemple, l’emploi des espions (uti exploratoribus), où l’on se sert de l’infamie des autres, infamie qu’on ne peut plus ensuite extirper entièrement. »



 

mardi 2 janvier 2024

Garde à vue : la réforme furtive

Le meilleur moyen de faire en sorte qu'une réforme passe inaperçue est de la faire adopter dans une loi fourre-tout, dont l'intitulé suffit à dissuader la lecture. Le "projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière d'économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole" répond parfaitement à cet objectif. On ne soupçonne pas, en effet, l'existence d'une nouvelle réforme de la garde à vue derrière cet intitulé. C'est pourtant le cas, et seule l'analyse du texte permet d'expliquer son caractère furtif. Il a d'abord pour objectif de donner satisfaction aux avocats qui se plaignaient d'un droit positif admettant quelques dérogations à leur présence dès le début de la garde à vue. Il a aussi une finalité d'ordre plus général, puisqu'il s'agit d'éviter un recours en manquement pour non respect de la "directive C" du 22 octobre 2013 relative au droit d'accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales. 

A ce stade du débat, il est évidemment difficile d'anticiper l'avenir de ce texte. Déposé en première lecture au Sénat, il a été assez largement amendé, avant d'être adopté le 20 décembre 2023. On attend donc le vote de l'Assemblée nationale. 

 

La gestation du droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue

 

Le droit à l'assistance d'un avocat pendant la garde à vue a connu une gestation pour le moins difficile. Il a longtemps été considéré comme une obstruction à une enquête contrainte dans le temps et traditionnellement centrée sur l’obtention des aveux. La loi du 15 juin 2000 n'autorisait qu'un entretien de trente minutes au début de la garde à vue, qui pouvait être repoussé à la quarante-huitième heure pour les infractions liées à la criminalité organisée, ou à la soixante-douzième pour celles liées au terrorisme. Ces dispositions restrictives ont été mises en cause par une sorte de coalition des juges, faisant intervenir la Cour européenne des droits de l'homme, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. 

L'absence d'avocat "dès les premiers stades des interrogatoires" a été sanctionnée par la  CEDH, dans son arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, En même temps, profitant de l’introduction dans le droit français de la question prioritaire de constitutionnalité, les avocats ont obtenu du Conseil constitutionnel, le 30 juillet 2010, l’abrogation des dispositions de la loi de 2000 jugées contraires aux droits de la défense. La loi du 14 avril 2011 a donc pris acte de cette jurisprudence en imposant la présence de l’avocat durant toutes les auditions. Par trois décisions intervenues le 15 avril 2011, c’est‑à‑dire le lendemain du vote de la loi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, s’appuyant sur la jurisprudence de la CEDH, a jugé que la présence de l’avocat durant la garde à vue devait s’appliquer « sans délai ».

Certes, mais les avocats continuent à lutter pour l'élargissement d'un droit qui, à leurs yeux, demeure encore lacunaire. Ils se plaignent de ne pas avoir accès au dossier, de ne pas pouvoir s'exprimer librement lors des auditions. Surtout, ils invoquent des difficultés matérielles qui les empêchent parfois d'arriver rapidement auprès du gardé à vue, donnant à l'autorité de police judiciaire la possibilité de commencer l'audition, en l'absence du conseil. 

 

 

Astérix chez les Belges. René Goscinny et Albert Uderzo. 1979


Le contenu de la réforme


Le projet prévoit d'abord que si l'avocat choisi ne peut pas rejoindre son client dans les deux heures qui suivent sa sollicitation, l'officier de police judiciaire (OPJ) ne peut pas commencer l'audition. Il peut seulement demander au Bâtonnier d'envoyer un avocat commis d'office. Par voie de conséquence, est également supprimé le délai de carence de deux heures prévu pour effectuer la première audition en présence de l'avocat commis d'office. Il peut donc arriver après ce délai de deux heures et il faut donc l'attendre pour procéder à cette audition. Il est évident que ces dispositions conduisent à une sorte de grignotage d'une la garde à vue qui demeure d'une durée de 24 heures, renouvelable une fois. La possibilité de demander un avocat commis d'office empêche toutefois que la seule absence de l'avocat soit utilisée pour bloquer l'ensemble de la procédure.

Il existe certes une sorte de disposition de sauvegarde qui permet de procéder à l'audition pour « éviter une situation susceptible de compromettre sérieusement une procédure pénale ». La formulation est moins précise que celle qui avait été antérieurement adoptée et qui permettait une dérogation pour « permettre le bon déroulement d’investigations urgentes tendant au recueil ou à la conservation des preuves. Il ne fait guère de doute que cette formulation sera débattue à l'Assemblée nationale. 

Outre cet approfondissement du droit à l'assistance d'un avocat, le projet de loi élargit aussi la possibilité pour la personne gardée à vue d'informer un tiers de la mesure dont il est l'objet. Alors que cette procédure ne concernait que des membres de la famille, d'ailleurs limitativement énumérés, elle peut désormais faire prévenir " toute autre personne qu'elle désigne". On observe que la rédaction de cette disposition ne lui interdit pas de prévenir ses complices, sujet qui devrait également donner lieu à débat.


Les secrets du gouvernement


On peut évidemment s'étonner qu'une réforme, tout de même importante, de la garde à vue, intervienne ainsi, de manière subreptice, dans une loi "portant diverses dispositions". Cette situation s'explique par le fait que le gouvernement a cultivé un secret absolu sur la procédure engagée contre la France par la Commission européenne, et qu'il se trouve désormais pris à la gorge, directement menacé d'un recours en manquement.

La transposition de la "Directive C" du 22 octobre 2013 dans le droit des États membres devait être achevée, au plus tard, le 27 novembre 2016. Or, la France ne s'est pas vraiment hâtée, et son droit interne n'a pas totalement été mis en conformité. Par une mise en demeure du 23 septembre 2021, la Commission a donc fait savoir aux autorités françaises qu'elles devaient modifier le droit pour supprimer le délai de carence et permettre au gardé à vue de prévenir le tiers de son choix. Le 28 septembre 2023, la Commission a rendu un avis motivé dénonçant une transposition incorrecte sur ces deux éléments. Il devenait donc urgent de modifier le droit, avant que n'intervienne le recours en manquement, dernière étape fort prévisible de la procédure.

Le plus surprenant dans l'affaire est que toute cette procédure a été diligentée dans la plus grande opacité. Les autorités françaises n'ont consulté personne, ni les magistrats, ni les avocats, ni, évidemment, les syndicats de police. La réforme apparaît ainsi mal préparée et hâtive, alors même qu'elle aurait dû être engagée depuis une dizaine d'années. Bien entendu, le gouvernement redoute surtout la réaction des syndicats de police qui se sont déjà manifestés auprès du Sénat. On lit ainsi, dans le rapport sénatorial, que les autorités "ont pris le risque de dégrader sans cause sérieuse les capacités d'enquête des parquets et des officiers de police judiciaire qui, partout en France, ont découvert le projet de loi avec inquiétude et stupéfaction". Les conditions du débat à l'Assemblée sont ainsi clairement posées, et l'on comprend que la réforme ne restera pas furtive très longtemps. Le gouvernement espérait-il sérieusement faire adopter la réforme en catimini ?

 

La présence de l'avocat durant la garde à vue : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B





dimanche 31 décembre 2023

Les Invités de LLC - Baron d'Holbach. Essai sur l'art de ramper, à l'usage des courtisans. 1764

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Dernier invité de l'année 2023, le Baron d'Holbach nous fait cadeau de son humour, avec un texte qui reste pleinement d'actualité. Il a été publié en 1790, après le décès de son auteur, mais il avait été rédigé en 1764.
 

 

Essai sur l'art de ramper 

à l'usage des courtisans


Baron d'Holbach

 

1764

 

 

Portrait du Baron d'Holbach

 

Carmontelle

 

 

Les philosophes, qui communément sont gens de mauvaise humeur, regardent à la vérité le métier de courtisan comme bas, comme infâme, comme celui d’un empoisonneur. Les peuples ingrats ne sentent point toute l’étendue des obligations qu’ils ont à ces grands généreux, qui, pour soutenir leur Souverain en belle humeur, se dévouent à l’ennui, se sacrifient à ses caprices, lui immolent continuellement leur honneur, leur probité, leur amour-propre, leur honte et leurs remords ; ces imbéciles ne sentent donc point le prix de tous ces sacrifices ? Ils ne réfléchissent point à ce qu’il en doit coûter pour être un bon courtisan ? Quelque force d’esprit que l’on ait, quelqu’encuirassée que soit la conscience par l’habitude de mépriser la vertu et de fouler aux pieds la probité, les hommes ordinaires ont toujours infiniment de peine à étouffer dans leur cœur le cri de la raison. Il n’y a guère que le courtisan qui parvienne à réduire cette voix importune au silence ; lui seul est capable d’un aussi noble effort.

Si nous examinons les choses sous ce point de vue, nous verrons que, de tous les arts, le plus difficile est celui de ramper. Cet art sublime est peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit humain. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes un amour-propre, un orgueil, une fierté qui sont, de toutes les dispositions, les plus pénibles à vaincre. L’âme se révolte contre tout ce qui tend à la déprimer ; elle réagit avec vigueur toutes les fois qu’on la blesse dans cet endroit sensible ; et si de bonne heure on ne contracte l’habitude de combattre, de comprimer, d’écraser ce puissant ressort, il devient impossible de le maîtriser. C’est à quoi le courtisan s’exerce dans l’enfance, étude bien plus utile sans doute que toutes celles qu’on nous vante avec emphase, et qui annonce dans ceux qui ont acquis ainsi la faculté de subjuguer la nature une force dont très-peu d’êtres se trouvent doués. C’est par ces efforts héroïques, ces combats, ces victoires qu’un habile courtisan se distingue et parvient à ce point d’insensibilité qui le mène au crédit, aux honneurs, à ces grandeurs qui font l’objet de l’envie de ses pareils et celui de l’admiration publique.

(...)Il est quelques mortels qui ont de la roideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque du cou ; cette organisation malheureuse les empêche de se perfectionner dans l’art de ramper et les rend incapables de s’avancer à la Cour. Les serpents et les reptiles parviennent au haut des montagnes et des rochers, tandis que le cheval le plus fougueux ne peut jamais s’y guinder. La Cour n’est point faite pour ces personnages altiers, inflexibles, qui ne savent ni se prêter aux caprices, ni céder aux fantaisies, ni même, quand il en est besoin, approuver ou favoriser les crimes que la grandeur juge nécessaires au bien être de l’État.

Un bon courtisan ne doit jamais avoir d’avis, il ne doit avoir que celui de son maître ou du ministre, et sa sagacité doit toujours le lui faire pressentir ; ce qui suppose une expérience consommée et une connaissance profonde du cœur humain. Un bon courtisan ne doit jamais avoir raison, il ne lui est point permis d’avoir plus d’esprit que son maître ou que le distributeur de ses grâces, il doit bien savoir que le Souverain et l’homme en place ne peuvent jamais se tromper.



mardi 26 décembre 2023

Les Invités de LLC - Jean Guéhenno. Journal des années noires. Septembre 1940

 

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Notre invité d'aujourd'hui est Jean Guéhenno, écrivain surtout connu pour ses romans autobiographiques, dont La jeunesse morte (1920), le Journal d'un homme de quarante ans (1934). Nous reproduisons ici un extrait de son Journal des années noires (1940-1944). Un texte de septembre 1940.
 

 

Journal des années noires


Jean Guéhenno 

 

septembre 1940

 


 

« J’ai senti venir le malheur. Peut-être ne savions-nous plus ce que vaut la liberté. Nous en parlions trop. Nous croyions en jouir. Mais elle n’était plus pour trop de gens qu’un mot sans vertu. Ils subissaient inconsciemment mille contraintes, se rendaient eux-mêmes prisonniers des « propagandes » tout en jurant d’être de libres citoyens. L’élan s’est amorti au long de cent cinquante années de marchandages et de combinaisons. Dès les années 1850, Renan déjà recommandait aux libéraux de parler moins de la liberté et de s’appliquer davantage à penser librement : elle vivrait mieux de cet effort que de toutes les déclamations.


Il y avait bien en 1939 quelques hommes libres. C’étaient quelques artistes attentifs à tuer en eux à chaque instant l’habitude et à renouveler l’intérêt de leur vie. Cette liberté n’était le plus souvent que le luxe du bonheur, liberté de riches traqués par l’en« nui, fantaisie de rêveurs de sleeping qui cherchent partout hors d’eux-mêmes les occasions d’ardeur qu’ils ne trouvent plus en eux-mêmes. Mais la vive liberté d’une âme qui combat, la liberté difficile, où donc était-elle ?


Les hommes de 1789 savaient ce qu’était la liberté : c’est qu’ils sortaient de la servitude. Nous le saurons de nouveau bientôt peut-être, si nous y rentrons.

Quels qu’ils aient été, feuillants, girondins, montagnards, ils étaient tous en ce point les mêmes hommes. L’idée qu’ils avaient de la « vertu » faisait leur honneur et leur vie. Si la vertu mourait, autant valait qu’ils meurent, eux aussi.« La liberté ou la mort. » La calomnie a affecté de croire que ce cri n’était qu’une menace pour les autres. Mais la mort qu’ils nomment et qu’ils appellent ainsi n’est que leur propre mort. »

Il n’importe que cette tension héroïque des fondateurs de la liberté n’ait jamais pu devenir la tension de tout un peuple. Il n’importe non plus que l’histoire de notre liberté depuis cent cinquante ans n’ait été trop souvent que l’histoire de notre mystification. Les seuls coupables sont les mystificateurs. Il est sans doute assez remarquable que ce soient toujours les candidats à la tyrannie qui dénoncent avec tant de complaisance notre liberté comme une illusion. Tant de charité devrait nous mettre en garde. Au reste, ces dialecticiens, si experts à nous développer la duperie dont nous serions victimes, ne doutent pas de leur propre liberté qui est volonté de puissance et d’asservissement. Ils n’intrigueraient pas tant pour anéantir l’illusion de la liberté, s’ils ne craignaient que l’illusion ne finît par créer la liberté même. Croire à la liberté, c’est commencer d’être libre. »