« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 2 janvier 2024

Garde à vue : la réforme furtive

Le meilleur moyen de faire en sorte qu'une réforme passe inaperçue est de la faire adopter dans une loi fourre-tout, dont l'intitulé suffit à dissuader la lecture. Le "projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière d'économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole" répond parfaitement à cet objectif. On ne soupçonne pas, en effet, l'existence d'une nouvelle réforme de la garde à vue derrière cet intitulé. C'est pourtant le cas, et seule l'analyse du texte permet d'expliquer son caractère furtif. Il a d'abord pour objectif de donner satisfaction aux avocats qui se plaignaient d'un droit positif admettant quelques dérogations à leur présence dès le début de la garde à vue. Il a aussi une finalité d'ordre plus général, puisqu'il s'agit d'éviter un recours en manquement pour non respect de la "directive C" du 22 octobre 2013 relative au droit d'accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales. 

A ce stade du débat, il est évidemment difficile d'anticiper l'avenir de ce texte. Déposé en première lecture au Sénat, il a été assez largement amendé, avant d'être adopté le 20 décembre 2023. On attend donc le vote de l'Assemblée nationale. 

 

La gestation du droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue

 

Le droit à l'assistance d'un avocat pendant la garde à vue a connu une gestation pour le moins difficile. Il a longtemps été considéré comme une obstruction à une enquête contrainte dans le temps et traditionnellement centrée sur l’obtention des aveux. La loi du 15 juin 2000 n'autorisait qu'un entretien de trente minutes au début de la garde à vue, qui pouvait être repoussé à la quarante-huitième heure pour les infractions liées à la criminalité organisée, ou à la soixante-douzième pour celles liées au terrorisme. Ces dispositions restrictives ont été mises en cause par une sorte de coalition des juges, faisant intervenir la Cour européenne des droits de l'homme, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. 

L'absence d'avocat "dès les premiers stades des interrogatoires" a été sanctionnée par la  CEDH, dans son arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, En même temps, profitant de l’introduction dans le droit français de la question prioritaire de constitutionnalité, les avocats ont obtenu du Conseil constitutionnel, le 30 juillet 2010, l’abrogation des dispositions de la loi de 2000 jugées contraires aux droits de la défense. La loi du 14 avril 2011 a donc pris acte de cette jurisprudence en imposant la présence de l’avocat durant toutes les auditions. Par trois décisions intervenues le 15 avril 2011, c’est‑à‑dire le lendemain du vote de la loi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, s’appuyant sur la jurisprudence de la CEDH, a jugé que la présence de l’avocat durant la garde à vue devait s’appliquer « sans délai ».

Certes, mais les avocats continuent à lutter pour l'élargissement d'un droit qui, à leurs yeux, demeure encore lacunaire. Ils se plaignent de ne pas avoir accès au dossier, de ne pas pouvoir s'exprimer librement lors des auditions. Surtout, ils invoquent des difficultés matérielles qui les empêchent parfois d'arriver rapidement auprès du gardé à vue, donnant à l'autorité de police judiciaire la possibilité de commencer l'audition, en l'absence du conseil. 

 

 

Astérix chez les Belges. René Goscinny et Albert Uderzo. 1979


Le contenu de la réforme


Le projet prévoit d'abord que si l'avocat choisi ne peut pas rejoindre son client dans les deux heures qui suivent sa sollicitation, l'officier de police judiciaire (OPJ) ne peut pas commencer l'audition. Il peut seulement demander au Bâtonnier d'envoyer un avocat commis d'office. Par voie de conséquence, est également supprimé le délai de carence de deux heures prévu pour effectuer la première audition en présence de l'avocat commis d'office. Il peut donc arriver après ce délai de deux heures et il faut donc l'attendre pour procéder à cette audition. Il est évident que ces dispositions conduisent à une sorte de grignotage d'une la garde à vue qui demeure d'une durée de 24 heures, renouvelable une fois. La possibilité de demander un avocat commis d'office empêche toutefois que la seule absence de l'avocat soit utilisée pour bloquer l'ensemble de la procédure.

Il existe certes une sorte de disposition de sauvegarde qui permet de procéder à l'audition pour « éviter une situation susceptible de compromettre sérieusement une procédure pénale ». La formulation est moins précise que celle qui avait été antérieurement adoptée et qui permettait une dérogation pour « permettre le bon déroulement d’investigations urgentes tendant au recueil ou à la conservation des preuves. Il ne fait guère de doute que cette formulation sera débattue à l'Assemblée nationale. 

Outre cet approfondissement du droit à l'assistance d'un avocat, le projet de loi élargit aussi la possibilité pour la personne gardée à vue d'informer un tiers de la mesure dont il est l'objet. Alors que cette procédure ne concernait que des membres de la famille, d'ailleurs limitativement énumérés, elle peut désormais faire prévenir " toute autre personne qu'elle désigne". On observe que la rédaction de cette disposition ne lui interdit pas de prévenir ses complices, sujet qui devrait également donner lieu à débat.


Les secrets du gouvernement


On peut évidemment s'étonner qu'une réforme, tout de même importante, de la garde à vue, intervienne ainsi, de manière subreptice, dans une loi "portant diverses dispositions". Cette situation s'explique par le fait que le gouvernement a cultivé un secret absolu sur la procédure engagée contre la France par la Commission européenne, et qu'il se trouve désormais pris à la gorge, directement menacé d'un recours en manquement.

La transposition de la "Directive C" du 22 octobre 2013 dans le droit des États membres devait être achevée, au plus tard, le 27 novembre 2016. Or, la France ne s'est pas vraiment hâtée, et son droit interne n'a pas totalement été mis en conformité. Par une mise en demeure du 23 septembre 2021, la Commission a donc fait savoir aux autorités françaises qu'elles devaient modifier le droit pour supprimer le délai de carence et permettre au gardé à vue de prévenir le tiers de son choix. Le 28 septembre 2023, la Commission a rendu un avis motivé dénonçant une transposition incorrecte sur ces deux éléments. Il devenait donc urgent de modifier le droit, avant que n'intervienne le recours en manquement, dernière étape fort prévisible de la procédure.

Le plus surprenant dans l'affaire est que toute cette procédure a été diligentée dans la plus grande opacité. Les autorités françaises n'ont consulté personne, ni les magistrats, ni les avocats, ni, évidemment, les syndicats de police. La réforme apparaît ainsi mal préparée et hâtive, alors même qu'elle aurait dû être engagée depuis une dizaine d'années. Bien entendu, le gouvernement redoute surtout la réaction des syndicats de police qui se sont déjà manifestés auprès du Sénat. On lit ainsi, dans le rapport sénatorial, que les autorités "ont pris le risque de dégrader sans cause sérieuse les capacités d'enquête des parquets et des officiers de police judiciaire qui, partout en France, ont découvert le projet de loi avec inquiétude et stupéfaction". Les conditions du débat à l'Assemblée sont ainsi clairement posées, et l'on comprend que la réforme ne restera pas furtive très longtemps. Le gouvernement espérait-il sérieusement faire adopter la réforme en catimini ?

 

La présence de l'avocat durant la garde à vue : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B





dimanche 31 décembre 2023

Les Invités de LLC - Baron d'Holbach. Essai sur l'art de ramper, à l'usage des courtisans. 1764

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Dernier invité de l'année 2023, le Baron d'Holbach nous fait cadeau de son humour, avec un texte qui reste pleinement d'actualité. Il a été publié en 1790, après le décès de son auteur, mais il avait été rédigé en 1764.
 

 

Essai sur l'art de ramper 

à l'usage des courtisans


Baron d'Holbach

 

1764

 

 

Portrait du Baron d'Holbach

 

Carmontelle

 

 

Les philosophes, qui communément sont gens de mauvaise humeur, regardent à la vérité le métier de courtisan comme bas, comme infâme, comme celui d’un empoisonneur. Les peuples ingrats ne sentent point toute l’étendue des obligations qu’ils ont à ces grands généreux, qui, pour soutenir leur Souverain en belle humeur, se dévouent à l’ennui, se sacrifient à ses caprices, lui immolent continuellement leur honneur, leur probité, leur amour-propre, leur honte et leurs remords ; ces imbéciles ne sentent donc point le prix de tous ces sacrifices ? Ils ne réfléchissent point à ce qu’il en doit coûter pour être un bon courtisan ? Quelque force d’esprit que l’on ait, quelqu’encuirassée que soit la conscience par l’habitude de mépriser la vertu et de fouler aux pieds la probité, les hommes ordinaires ont toujours infiniment de peine à étouffer dans leur cœur le cri de la raison. Il n’y a guère que le courtisan qui parvienne à réduire cette voix importune au silence ; lui seul est capable d’un aussi noble effort.

Si nous examinons les choses sous ce point de vue, nous verrons que, de tous les arts, le plus difficile est celui de ramper. Cet art sublime est peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit humain. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes un amour-propre, un orgueil, une fierté qui sont, de toutes les dispositions, les plus pénibles à vaincre. L’âme se révolte contre tout ce qui tend à la déprimer ; elle réagit avec vigueur toutes les fois qu’on la blesse dans cet endroit sensible ; et si de bonne heure on ne contracte l’habitude de combattre, de comprimer, d’écraser ce puissant ressort, il devient impossible de le maîtriser. C’est à quoi le courtisan s’exerce dans l’enfance, étude bien plus utile sans doute que toutes celles qu’on nous vante avec emphase, et qui annonce dans ceux qui ont acquis ainsi la faculté de subjuguer la nature une force dont très-peu d’êtres se trouvent doués. C’est par ces efforts héroïques, ces combats, ces victoires qu’un habile courtisan se distingue et parvient à ce point d’insensibilité qui le mène au crédit, aux honneurs, à ces grandeurs qui font l’objet de l’envie de ses pareils et celui de l’admiration publique.

(...)Il est quelques mortels qui ont de la roideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque du cou ; cette organisation malheureuse les empêche de se perfectionner dans l’art de ramper et les rend incapables de s’avancer à la Cour. Les serpents et les reptiles parviennent au haut des montagnes et des rochers, tandis que le cheval le plus fougueux ne peut jamais s’y guinder. La Cour n’est point faite pour ces personnages altiers, inflexibles, qui ne savent ni se prêter aux caprices, ni céder aux fantaisies, ni même, quand il en est besoin, approuver ou favoriser les crimes que la grandeur juge nécessaires au bien être de l’État.

Un bon courtisan ne doit jamais avoir d’avis, il ne doit avoir que celui de son maître ou du ministre, et sa sagacité doit toujours le lui faire pressentir ; ce qui suppose une expérience consommée et une connaissance profonde du cœur humain. Un bon courtisan ne doit jamais avoir raison, il ne lui est point permis d’avoir plus d’esprit que son maître ou que le distributeur de ses grâces, il doit bien savoir que le Souverain et l’homme en place ne peuvent jamais se tromper.



mardi 26 décembre 2023

Les Invités de LLC - Jean Guéhenno. Journal des années noires. Septembre 1940

 

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Notre invité d'aujourd'hui est Jean Guéhenno, écrivain surtout connu pour ses romans autobiographiques, dont La jeunesse morte (1920), le Journal d'un homme de quarante ans (1934). Nous reproduisons ici un extrait de son Journal des années noires (1940-1944). Un texte de septembre 1940.
 

 

Journal des années noires


Jean Guéhenno 

 

septembre 1940

 


 

« J’ai senti venir le malheur. Peut-être ne savions-nous plus ce que vaut la liberté. Nous en parlions trop. Nous croyions en jouir. Mais elle n’était plus pour trop de gens qu’un mot sans vertu. Ils subissaient inconsciemment mille contraintes, se rendaient eux-mêmes prisonniers des « propagandes » tout en jurant d’être de libres citoyens. L’élan s’est amorti au long de cent cinquante années de marchandages et de combinaisons. Dès les années 1850, Renan déjà recommandait aux libéraux de parler moins de la liberté et de s’appliquer davantage à penser librement : elle vivrait mieux de cet effort que de toutes les déclamations.


Il y avait bien en 1939 quelques hommes libres. C’étaient quelques artistes attentifs à tuer en eux à chaque instant l’habitude et à renouveler l’intérêt de leur vie. Cette liberté n’était le plus souvent que le luxe du bonheur, liberté de riches traqués par l’en« nui, fantaisie de rêveurs de sleeping qui cherchent partout hors d’eux-mêmes les occasions d’ardeur qu’ils ne trouvent plus en eux-mêmes. Mais la vive liberté d’une âme qui combat, la liberté difficile, où donc était-elle ?


Les hommes de 1789 savaient ce qu’était la liberté : c’est qu’ils sortaient de la servitude. Nous le saurons de nouveau bientôt peut-être, si nous y rentrons.

Quels qu’ils aient été, feuillants, girondins, montagnards, ils étaient tous en ce point les mêmes hommes. L’idée qu’ils avaient de la « vertu » faisait leur honneur et leur vie. Si la vertu mourait, autant valait qu’ils meurent, eux aussi.« La liberté ou la mort. » La calomnie a affecté de croire que ce cri n’était qu’une menace pour les autres. Mais la mort qu’ils nomment et qu’ils appellent ainsi n’est que leur propre mort. »

Il n’importe que cette tension héroïque des fondateurs de la liberté n’ait jamais pu devenir la tension de tout un peuple. Il n’importe non plus que l’histoire de notre liberté depuis cent cinquante ans n’ait été trop souvent que l’histoire de notre mystification. Les seuls coupables sont les mystificateurs. Il est sans doute assez remarquable que ce soient toujours les candidats à la tyrannie qui dénoncent avec tant de complaisance notre liberté comme une illusion. Tant de charité devrait nous mettre en garde. Au reste, ces dialecticiens, si experts à nous développer la duperie dont nous serions victimes, ne doutent pas de leur propre liberté qui est volonté de puissance et d’asservissement. Ils n’intrigueraient pas tant pour anéantir l’illusion de la liberté, s’ils ne craignaient que l’illusion ne finît par créer la liberté même. Croire à la liberté, c’est commencer d’être libre. »






jeudi 21 décembre 2023

Loi immigration : Le Conseil constitutionnel, lessiveuse


La loi immigration sortie de la Commission mixte paritaire et adoptée par le Parlement reprend très largement le texte du Sénat. Le paradoxe de l'histoire est que la Première ministre a produit tout son effort afin que ce texte soit adopté et a désormais "le sentiment du devoir accompli", tout en reconnaissant qu'il "peut y avoir des dispositions" sur lesquelles "on a fait part de nos doutes aux Républicains" sur leur constitutionnalité. Quant à Emmanuel Macron, il déclare « Est-ce parce qu’il y avait des articles qui n’étaient pas conformes à notre Constitution qu’il fallait dire : “on ne fait pas d’accord et donc il n’y a pas de texte ? Ma réponse est non ». Il semble tout de même étrange de voir le Président de la République "gardien de la Constitution" au sens de l'article 5 de la Constitution accepter avec autant de légèreté l'idée de soutenir un texte alors qu'il doute de sa constitutionnalité. Ces propos laissent entendre que la Première ministre comme le Président de la République ont appuyé le vote d'un texte dont ils souhaitent qu'il soit ensuite déclaré inconstitutionnel par le Conseil. 

 

Les dispositions concernées

 

Selon la presse, le ministère de l'Intérieur dénombrerait une dizaine de dispositions de la loi susceptibles d'être déclarées non conformes à la Constitution. 

En dehors de quelques cavaliers législatifs, on doit reconnaître que l'inconstitutionnalité des dispositions les plus contestées ne saute pas toujours aux yeux. Le Conseil constitutionnel peut ainsi conclure à la conformité des mesures les plus contestées, ou au contraire, à leur inconstitutionnalité. Sa jurisprudence est suffisamment souple pour lui laisser le choix.


Raymond Savignac. 1963

 

Le principe d'égalité devant la loi est ainsi invoqué pour contester le système de quotas figurant dans la loi. Celle-ci donne au parlement une compétence générale pour fixer le nombre d'étrangers autorisés à venir s'installer en France. Ces quotas sont fixés par catégories d'étrangers, immigration de travail, regroupement familial, visas étudiants etc. En revanche, le droit d'asile n'est pas concerné par ces quotas, puisque l'octroi de la qualité de réfugié est de droit si l'étranger rempli les conditions posées notamment par la Convention de Genève de 1951. De cette diversité, les uns étant soumis à des quotas et pas les autres, certains déduisent une rupture d'égalité. Mais ce n'est pas si simple car le Conseil constitutionnel, dans une jurisprudence constante, énonce que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général". Il est clair que les demandeurs d'asile sont dans une situation différente par rapport aux autres étrangers désireux de s'installer sur le territoire, ce qui laisse penser que la violation du principe d'égalité ne conduira pas nécessairement à une déclaration d'inconstitutionnalité, sauf, bien entendu, si le Conseil en juge autrement.

Le problème se pose en termes différents en ce qui concerne le droit au regroupement familial. Outre que cette immigration familiale donne elle-même lieu à quotas, sa mise en oeuvre est rendue plus difficile. C'est ainsi que le délai de dix-huit mois existant pour faire venir la famille de l'immigré est désormais porté à vingt-quatre mois. Cette fois, le fondement d'une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité pourrait se trouver dans le "droit de mener une vie familiale normale", qui a valeur constitutionnelle depuis la décision du 13 août 1993. Et dans une décision du 22 avril 1997, le Conseil rappelle que "les étrangers dont la résidence en France est stable et régulière ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale". Cette fois, le risque d'inconstitutionnalité est bien réel, même si le Conseil constitutionnel reste compétent pour définir si un délai de vingt-quatre mois est excessif, ou pas. 

De la même manière, peuvent être contestées les dispositions qui rendent plus difficiles l'accès des étrangers à certaines aides sociales, l'aide personnalisée au logement (APL) et les allocations familiales notamment. La loi opère en effet une révolution en ce domaine, en portant directement atteinte au principe selon lequel les étrangers régulièrement installés sur le territoire sont placés, dans ce domaine, dans une stricte situation d'égalité par rapport aux nationaux. Or la jurisprudence du Conseil constitutionnel est relativement claire sur ce point. Dans la même décision du 13 août 1993, il affirme que le bénéfice des aides sociales doit s'appliquer aux étrangers, dans le respect du onzième alinéa du Préambule de 1946. Précisément, cette disposition "garantit à tous (....) la protection de la santé, de la sécurité matérielle (...)". En revanche, pour les étrangers en situation irrégulière, le Conseil admet, dans une décision du 29 décembre 2003, la conformité à la Constitution de dispositions subordonnant le bénéficie de l'aide médicale à une condition de séjour ininterrompue d'au moins trois mois. Mais, comme d'habitude, le Conseil s'octroie une large marge de manoeuvre, puisqu'il doit apprécier si ces restrictions législatives "ne privent pas de garantie légale les exigences constitutionnelles", c'est-à-dire concrètement celle qui figurent dans l'alinéa 11 du Préambule de 1946.

Reste enfin à évoquer un éventuel cas d'incompétence négative. Le sujet sensible de la régularisation des étrangers travaillant dans les "métiers en tension" a été discrètement évacué. La négociation a, en effet, conduit à un système dans lequel les préfets seront compétents pour apprécier cas par cas ces régularisations. Il est évident que ce choix laisse intact le pouvoir discrétionnaire du gouvernement dans ce domaine, et il suffira de donner aux préfets des instructions pour mettre en place une véritable politique de régularisation dans les métiers en tension. Alors que les quotas sont de la compétence législative selon la loi elle-même, ces régularisations sont renvoyées au pouvoir réglementaire. Pourrait-on y voir un cas d'incompétence négative ? Peut-être, car il est clair que cette question porte sur les libertés publiques, au sens de l'article 34 de la Constitution.

D'autres risques d'inconstitutionnalité pourraient sans doute être relevés, mais l'imprécision même de la loi les rend délicats à déceler. Ainsi de la caution demandée aux étudiants, initialement annoncée à sept milles €, et dont le montant pourrait être ramené à "dix ou vingt euros" selon la Première ministre. Là encore, le renvoi au pouvoir réglementaire pose une difficultés réelle.


L'instrumentalisation du Conseil constitutionnel


Le plus grave, dans cette loi immigration, ne réside peut-être pas dans ses cas d'inconstitutionnalité, mais dans l'instrumentalisation qui est faite du Conseil constitutionnel. Le Président de la République et la Première ministre ont fait un choix très clair. Ils ont préféré l'adoption d'une loi mal écrite, issue d'une négociation hâtive et à la constitutionnalité douteuse au retrait d'un texte qui avait pourtant fait l'objet d'une motion de rejet à l'Assemblée nationale. Ils ont globalement accepté la mouture du texte sortie du Sénat, même si son contenu allait radicalement à l'encontre du projet initial, à l'encontre des convictions que le gouvernement prétendait avoir.

Face à une telle situation, le Conseil constitutionnel se trouve chargé de faire le ménage et la saisine par le Président de la République lui-même témoigne de cette stratégie. Puisque nous avons perdu le contrôle de ce texte, demandons au Conseil de nous rendre un petit service. C'est là une mission tout à fait inédite qui est confiée au Conseil et qui révèle une sorte de déliquescence dans la pratique des institutions. Que penser d'un Président, gardien de la Constitution, qui déclare avec satisfaction qu'il juge "honnête" de soutenir la loi immigration même si elle n'est pas conforme à la Constitution ? Se rend-il compte que cette instrumentalisation du Conseil constitutionnel est un argument excellent pour ceux qui, comme le Rassemblement national, estiment que seule une révision constitutionnelle peut modifier le droit existant ?

lundi 18 décembre 2023

Un aller simple pour l'Ouzbekistan.

 

Le juge des référés du Conseil d'État enjoint, dans une ordonnance du 7 décembre 2023, aux autorités françaises de réacheminer, à leurs frais, M. B., un ressortissant ouzbèke qui avait fait l'objet d'un arrêté d'expulsion vers son pays d'origine. L'injonction est fondée sur le non respect de décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Sur le fondement de l'article 39 de son règlement, celle-ci avait en effet pris des mesures provisoires demandant, à deux reprises, aux autorités la suspension de la mesure d'éloignement, d'abord le 7 mars 2022 pour attendre la décision de la CNDA jugeant de son recours contre le refus de lui accorder le droit d'asile, ensuite le 26 avril 2022 en attente du recours effectué devant la CEDH elle-même.

L'affaire est évidemment au coeur d'un débat politique. Les uns reprochent aux autorités de bafouer une décision de la Cour européenne qui, en principe, doit être appliquée. Les autres déplorent la mainmise d'un droit européen jugé trop interventionniste en droit des étrangers. Au premier rang de cette seconde tendance, le ministre de l'Intérieur lui-même. Il ne pouvait évidemment ignorer les éventuelles conséquences contentieuses de sa décision d'expulser M. B., mais il est clair qu'il entendait affirmer sa volonté de passer outre la justice européenne en matière d'expulsion. Un choix intéressant au moment précis où les sondages effectués à l'occasion du débat, ou plutôt de l'absence de débat sur le projet de loi immigration montraient une opinion favorable à une plus grande efficacité des mesures d'éloignement des étrangers en situation irrégulière.

 

Une affaire simple, en apparence

 

Sur le plan juridique, il faut reconnaître que l'affaire M. B. ne présente pourtant qu'un intérêt relatif. Les décisions rendues par la CEDH, y compris les demandes de mesures provisoires, s'imposent en effet aux États. Par l'article 53 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, "ils s'engagent à se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquels ils sont partie". C'est donc à l'État qu'incombe la responsabilité de l'exécution, avec les instruments juridiques de son ordre interne. La France a signé la Convention et l'a ratifiée en 1974. Elle a ensuite accepté la juridiction de la Cour en 1981. Il est donc parfaitement clair que, juridiquement, les autorités françaises étaient tenues de surseoir à l'éloignement de M. B. Elles ne le contestent d'ailleurs pas, et le ministre de l'Intérieur assume pleinement se soustraire aux obligations imposées par la Convention européenne des droits de l'homme.

 


Folklore ouzbèke


L'articulation de deux procédures


Certes, mais la simplicité n'est qu'apparente, car on observe une sorte de télescopage entre deux procédures. L'affaire commence comme un contentieux classique de refus du droit d'asile. M. B. se voit refuser la qualité de réfugié par l'OFPRA, et il fait un recours devant la CNDA. Comme tout demandeur d'asile ordinaire, M. B., s'étant vu refuser la qualité de réfugié, devient tout simplement u étranger en situation irrégulière, et donc susceptible d'éloignement. Mais M. B. n'est pas un demandeur d'asile ordinaire. Même s'il n'a commis aucune infraction sur le territoire français, il n'en demeure pas moins que sa proximité avec certains mouvements djihadistes est signalée par les services de renseignement, et qu'il figure dans le Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation (FSPRT) géré par la DGSI. Ce fichier recense "le haut du spectre", c'est-à-dire les personnes présentant les signes les plus élevés de dangerosité.

Ce fichage conduit donc à décider l'expulsion de M. B. On change alors de procédure. Ce n'est plus l'irrégularité de son séjour qui justifie la procédure d'éloignement, mais la menace que sa présence sur le territoire représente pour l'ordre public. Aux yeux du ministre, le recours à la procédure d'expulsion, et même de l'expulsion en urgence absolue, est donc justifié. Rappelons que cette procédure simplifiée dispense de la comparution de l'étranger devant la commission départementale d'expulsion mais que le juge administratif exerce un contrôle normal sur cette mesure. En matière de terrorisme, il s'assure donc que l'intéressé a un "comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État". La preuve du danger que représente l'individu peut être apportée par les services de renseignement.

Certes, la presse observe qu'après l'assassinat de Dominique Bernard, le 13 octobre, le ministre de l'Intérieur a donné l'ordre aux préfets de faire remonter les cas d'étrangers radicalisés susceptibles d'être expulsés rapidement, et le dossier de M. B. a sans doute été choisi dans ce groupe. C'est probablement vrai, mais cette procédure n'est pas, en tant que telle, illégale. 

 

Le choix du pays d'accueil

 

Le problème juridique, car il y en a tout de même un, vient de la procédure d'expulsion elle-même. On sait qu'une expulsion donne lieu en pratique à deux décisions bien distinctes. La première est l'acte d'éloignement en lui-même, la seconde est la décision choisissant le pays d'accueil. Dans le cas de M. B., l'interdiction du territoire était décidée depuis 2021, mais le choix du pays d'accueil figure dans un acte du 13 novembre, l'expulsion ayant lieu dès le lendemain. Le résultat est que M. B. n'a pas pu faire un recours contre le choix de l'Ouzbékistan, pays dont il est ressortissant, comme destination. 

Or, il est clair que cette décision de choix du pays d'accueil doit faire l'objet d'un recours distinct de celui portant sur l'expulsion. Dans le cas du renvoi vers le pays d'origine de l'intéressé, le juge s'assure d'abord que la mesure d'éloignement n'est pas une extradition déguisée. La jurisprudence de la CEDH, dans un arrêt Bozano du 18 décembre 1986, sanctionnait déjà une expulsion destinée à renvoyer un étranger vers son pays d'origine, dans lequel il était activement recherché. Dès l'année suivante, dans une affaire Buayi, le Conseil d'État s'est rallié à cette jurisprudence. Il examine alors si le retour du requérant au Zaïre, pays dont il est originaire, lui fait courir des risques graves, de torture notamment.

Cette jurisprudence est aujourd'hui largement utilisée à propos de l'expulsion de personnes liées au terrorisme vers leur pays d'origine. La CEDH examine très concrètement la situation des droits de l’homme dans le pays demandeur. Dans son arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009, elle jugeait alors impossible une expulsion vers l’Algérie, à une époque où les services de sécurité de ce pays se livraient systématiquement à la torture. Dix ans plus tard, avec un arrêt A.M. c. France du 29 avril 2019, elle admet l’expulsion vers son pays d’origine d’un Algérien condamné en France pour sa participation à des actes de terrorisme initiés par Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Elle prend ainsi acte d’une évolution, les autorités algériennes ayant précisé que l’intéressé ne faisait l’objet d’aucune poursuite dans ce pays. Dans ses deux mesures provisoires adressées à la France, la CEDH invoquait ainsi le risque de torture en Ouzbékistan.

Mais précisément, dans le cas de M. B., aucun juge n'a pu se pencher sur le choix du pays d'accueil. Le juge des référés du Conseil d'État, dans son ordonnance du 7 décembre 2023, ne sanctionne donc pas les autorités françaises parce qu'elles l'ont renvoyé en Ouzbékistan, mais parce qu'il n'a pas été mis en situation de pouvoir contester le choix de cette destination. Il ne se fonde pas sur l'article 3 qui interdit la torture, mais sur le droit au procès équitable, garanti en droit européen, par l'article 6 de la Convention. Même si l'on se plaçait en dehors du droit de la convention, la sanction serait identique, car le droit au recours est un élément essentiel des droits de la défense. Or M.B. n'a pu l'exercer son droit au recours de manière satisfaisante.

L'avocat de M. B. déclare que son client a été emprisonné dès son arrivée en Ouzbékistan, et on peut déduire de cette situation qu'il n'est pas près de revenir en France. C'est un peu ce qu'actait le juge des référés du tribunal administratif de Paris, en première instance. Il avait en effet écarté la demande d'injonction en s'appuyant sur l'absence d'urgence, puisque M. B. avait déjà été expulsé. Mais le juge des référés du Conseil d'État sanctionne cette motivation pour erreur de droit. Le référé-liberté ne permet pas seulement au juge de suspendre une décision mais lui "permet d'ordonner toutes mesures nécessaires à la protection des libertés fondamentales, au nombre desquelles peuvent figurer celles destinées à permettre le retour en France du demandeur". Le Conseil d'État écarte donc un moyen reposant sur l'idée qu'une décision exécutée ne peut plus être contestée.

Certes, cette décision restera sans doute sans effet pour M. B., et il faut bien reconnaître que personne n'a tellement envie de défendre une personne fichée pour des liens avec des groupes terroristes. La mobilisation en sa faveur restera probablement fort modeste. On imagine assez bien un vague échange de lettres avec les autorités ouzbèques, la France déclarant que M. B. devrait, en principe, revenir sur le territoire, alors que l'Ouzbékistan répondrait qu'il doit rendre compte de certaines infractions dans son pays. Tout cela serait accompagné d'une promesse de retour... à l'issue de sa peine. Les juges seraient alors bien obligés de considérer que la décision du Conseil d'État a été appliquée. Mais quel dommage ! la procédure n'a pas abouti.

Quoi qu'il en soit, l'affaire a surtout permis au juge des référés du Conseil d'État de sanctionner la décision d'un ministre de l'Intérieur qui fait prévaloir ses choix politiques sur le droit positif et sur les décisions des juges. Une telle attitude emporte évidemment une atteinte à la séparation des pouvoirs, puisque l'Exécutif s'oppose délibérément à plusieurs décisions de justice qu'il est censé appliquer. 

Bien entendu, il n'est pas interdit de penser que, sur le fond, l'expulsion de M. B. est une bonne chose pour la sécurité des Français. Mais dans ce cas, il ne sert à rien de violer le droit positif en dénonçant le soi-disant pouvoir des juges. Ces derniers ne font qu'appliquer le droit, et si le ministre de l'Intérieur veut le changer, rien ne lui interdit de faire des propositions en ce domaine. Pourquoi pas dire les choses franchement et reconnaître qu'il désire que la France retire son acceptation de la juridiction de la Cour européenne pour confier l'interprétation de la Convention aux seuls tribunaux français ?

 

Le contentieux du choix du pays d'accueil : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 2 B



mercredi 13 décembre 2023

Droit au silence : les notaires taiseux


Dans sa décision du 8 décembre 2023 M. Renaud N., le Conseil constitutionnel affirme que le droit au silence s'applique en matière disciplinaire, comme il s'appliquait en matière pénale. Dans le cas présent, le requérant est un notaire de Fort-de-France, destitué pour différents manquements à la probité, à l'issue d'une procédure disciplinaire. A l'occasion du recours contre la sanction qui le frappe, le notaire dépose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la constitution des dispositions de l'ordonnance du 28 juin 1945 relatives à la discipline des notaires. Il reproche à ce texte de ne pas prévoir le droit au silence, ni l'information sur le droit au silence.

La QPC est écartée par le Conseil sur un simple motif de compétence. En effet, l'ordonnance de 1945 se borne à prévoir une procédure disciplinaire et à désigner ceux qui l'exercent. Aucune disposition législative ne fixe les conditions dans lesquelles l'officier ministériel est poursuivi, et la procédure disciplinaire est précisée par la voie réglementaire, en l'occurrence le décret du 28 décembre 1973. Il est donc impossible d'invoquer l'incompétence négative puisque, précisément, les modalités de cette procédure disciplinaire relèvent du pouvoir réglementaire.

L'intérêt de la QPC n'est pas dans son rejet mais dans l'affirmation du Conseil qui rappelle "le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire". Et il ajoute que "ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition". Le droit de se taire se trouve ainsi étendu à la procédure disciplinaire.

 


Mais quant vers minuit passaient les notaires...

Les Bourgeois. Jacques Brel

François Alu

 

Une origine européenne et dans le droit pénal 


L'origine du droit au silence figure dans l'arrêt de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme Funke c. France rendu le 19 février 1993. Il s’est intégré dans le droit positif par paliers successifs.

Dans la garde à vue tout d'abord, le Conseil constitutionnel, dans l'une de ses premières QPC du 30 juillet 2010, affirme que le droit au silence fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit « le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».

Par la suite, le droit au silence est encore élargi  à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012 transposée par la loi du 27 mai 2014. Le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S., l’élargit à tout le contentieux de la mise en liberté, et l'impose, par une autre QPC du 30 septembre 2021 à toutes les audiences devant le juge des libertés et de la détention.

 

La position contraire du Conseil d'État

 

Aujourd'hui, avec la décision du 8 décembre 2023, le Conseil constitutionnel étend le droit au silence aux procédures disciplinaires. Mais le dialogue des juges n'est pas parfait, car le Conseil constitutionnel s'oppose ainsi frontalement au Conseil d'État.

Dans un arrêt du 23 juin 2023, le Conseil d'État se réfère en effet à la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel. Et de ses décisions, il déduit, sans davantage de questionnement, que le droit au silence "a seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Par conséquent, il refuse de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.  

Le 10 octobre 2023, la Cour de cassation s'est montrée plus ouverte. Elle a, au contraire, renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel. D'une part, elle a observé que les dispositions contestées n'avaient pas déjà été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel. D'autre part, elle a fait valoir qu'une poursuite disciplinaire engagée contre un notaire pouvait conduire à sa destitution, mesure particulièrement grave. Dans ces conditions, affirme la Cour de cassation, la question du droit au silence apparaît "comme n'étant pas dépourvue de caractère sérieux".

La décision du 8 décembre 2023 apparaît ainsi comme un désaveu très clair apporté à la position du Conseil d'État. Le verrou de la juridiction administratif n'a toutefois pas été suffisant pour empêcher une évolution qui aboutit à l'émergence d'un droit au silence, considéré comme un élément d'un droit processus extrêmement englobant. Certes, on sait que le droit au silence est un produit juridique d'importation, largement inspiré du droit américain et qu'il a eu des difficultés à s'implanter dans un droit français marqué par une procédure inquisitoire. L'enquête, comme l'instruction, et comme la procédure disciplinaire ont effet pour caractéristique commune de se dérouler à charge et à décharge. A ce titre, le droit au silence peut empêcher la manifestation de la vérité, qui peut finalement être favorable à la personne poursuivie. Mais le droit au silence est son choix, et il est parfaitement logique que, s'il existe en matière pénale, il soit également présent en matière disciplinaire.


Le droit au silence : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B