Le meilleur moyen de faire en sorte qu'une réforme passe inaperçue est de la faire adopter dans une loi fourre-tout, dont l'intitulé suffit à dissuader la lecture. Le "projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière d'économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole" répond parfaitement à cet objectif. On ne soupçonne pas, en effet, l'existence d'une nouvelle réforme de la garde à vue derrière cet intitulé. C'est pourtant le cas, et seule l'analyse du texte permet d'expliquer son caractère furtif. Il a d'abord pour objectif de donner satisfaction aux avocats qui se plaignaient d'un droit positif admettant quelques dérogations à leur présence dès le début de la garde à vue. Il a aussi une finalité d'ordre plus général, puisqu'il s'agit d'éviter un recours en manquement pour non respect de la "directive C" du 22 octobre 2013 relative au droit d'accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales.
A ce stade du débat, il est évidemment difficile d'anticiper l'avenir de ce texte. Déposé en première lecture au Sénat, il a été assez largement amendé, avant d'être adopté le 20 décembre 2023. On attend donc le vote de l'Assemblée nationale.
La gestation du droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue
Le droit à l'assistance d'un avocat pendant la garde à vue a connu une gestation pour le moins difficile. Il a longtemps été considéré comme une obstruction à une enquête contrainte dans le temps et traditionnellement centrée sur l’obtention des aveux. La loi du 15 juin 2000 n'autorisait qu'un entretien de trente minutes au début de la garde à vue, qui pouvait être repoussé à la quarante-huitième heure pour les infractions liées à la criminalité organisée, ou à la soixante-douzième pour celles liées au terrorisme. Ces dispositions restrictives ont été mises en cause par une sorte de coalition des juges, faisant intervenir la Cour européenne des droits de l'homme, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.
L'absence d'avocat "dès les premiers stades des interrogatoires" a été sanctionnée par la CEDH, dans son arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, En même temps, profitant de l’introduction dans le droit français de la question prioritaire de constitutionnalité, les avocats ont obtenu du Conseil constitutionnel, le 30 juillet 2010, l’abrogation des dispositions de la loi de 2000 jugées contraires aux droits de la défense. La loi du 14 avril 2011 a donc pris acte de cette jurisprudence en imposant la présence de l’avocat durant toutes les auditions. Par trois décisions intervenues le 15 avril 2011, c’est‑à‑dire le lendemain du vote de la loi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, s’appuyant sur la jurisprudence de la CEDH, a jugé que la présence de l’avocat durant la garde à vue devait s’appliquer « sans délai ».
Certes, mais les avocats continuent à lutter pour l'élargissement d'un droit qui, à leurs yeux, demeure encore lacunaire. Ils se plaignent de ne pas avoir accès au dossier, de ne pas pouvoir s'exprimer librement lors des auditions. Surtout, ils invoquent des difficultés matérielles qui les empêchent parfois d'arriver rapidement auprès du gardé à vue, donnant à l'autorité de police judiciaire la possibilité de commencer l'audition, en l'absence du conseil.
Astérix chez les Belges. René Goscinny et Albert Uderzo. 1979
Le contenu de la réforme
Le projet prévoit d'abord que si l'avocat choisi ne peut pas rejoindre son client dans les deux heures qui suivent sa sollicitation, l'officier de police judiciaire (OPJ) ne peut pas commencer l'audition. Il peut seulement demander au Bâtonnier d'envoyer un avocat commis d'office. Par voie de conséquence, est également supprimé le délai de carence de deux heures prévu pour effectuer la première audition en présence de l'avocat commis d'office. Il peut donc arriver après ce délai de deux heures et il faut donc l'attendre pour procéder à cette audition. Il est évident que ces dispositions conduisent à une sorte de grignotage d'une la garde à vue qui demeure d'une durée de 24 heures, renouvelable une fois. La possibilité de demander un avocat commis d'office empêche toutefois que la seule absence de l'avocat soit utilisée pour bloquer l'ensemble de la procédure.
Il existe certes une sorte de disposition de sauvegarde qui permet de procéder à l'audition pour « éviter une situation susceptible de compromettre sérieusement une procédure pénale ». La formulation est moins précise que celle qui avait été antérieurement adoptée et qui permettait une dérogation pour « permettre le bon déroulement d’investigations urgentes tendant au recueil ou à la conservation des preuves. Il ne fait guère de doute que cette formulation sera débattue à l'Assemblée nationale.
Outre cet approfondissement du droit à l'assistance d'un avocat, le projet de loi élargit aussi la possibilité pour la personne gardée à vue d'informer un tiers de la mesure dont il est l'objet. Alors que cette procédure ne concernait que des membres de la famille, d'ailleurs limitativement énumérés, elle peut désormais faire prévenir " toute autre personne qu'elle désigne". On observe que la rédaction de cette disposition ne lui interdit pas de prévenir ses complices, sujet qui devrait également donner lieu à débat.
Les secrets du gouvernement
On peut évidemment s'étonner qu'une réforme, tout de même importante, de la garde à vue, intervienne ainsi, de manière subreptice, dans une loi "portant diverses dispositions". Cette situation s'explique par le fait que le gouvernement a cultivé un secret absolu sur la procédure engagée contre la France par la Commission européenne, et qu'il se trouve désormais pris à la gorge, directement menacé d'un recours en manquement.
La transposition de la "Directive C" du 22 octobre 2013 dans le droit des États membres devait être achevée, au plus tard, le 27 novembre 2016. Or, la France ne s'est pas vraiment hâtée, et son droit interne n'a pas totalement été mis en conformité. Par une mise en demeure du 23 septembre 2021, la Commission a donc fait savoir aux autorités françaises qu'elles devaient modifier le droit pour supprimer le délai de carence et permettre au gardé à vue de prévenir le tiers de son choix. Le 28 septembre 2023, la Commission a rendu un avis motivé dénonçant une transposition incorrecte sur ces deux éléments. Il devenait donc urgent de modifier le droit, avant que n'intervienne le recours en manquement, dernière étape fort prévisible de la procédure.
Le plus surprenant dans l'affaire est que toute cette procédure a été diligentée dans la plus grande opacité. Les autorités françaises n'ont consulté personne, ni les magistrats, ni les avocats, ni, évidemment, les syndicats de police. La réforme apparaît ainsi mal préparée et hâtive, alors même qu'elle aurait dû être engagée depuis une dizaine d'années. Bien entendu, le gouvernement redoute surtout la réaction des syndicats de police qui se sont déjà manifestés auprès du Sénat. On lit ainsi, dans le rapport sénatorial, que les autorités "ont pris le risque de dégrader sans cause sérieuse les capacités d'enquête des parquets et des officiers de police judiciaire qui, partout en France, ont découvert le projet de loi avec inquiétude et stupéfaction". Les conditions du débat à l'Assemblée sont ainsi clairement posées, et l'on comprend que la réforme ne restera pas furtive très longtemps. Le gouvernement espérait-il sérieusement faire adopter la réforme en catimini ?
La présence de l'avocat durant la garde à vue : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B