Le secret des juristes des entreprises
Comme bien souvent dans les textes récents, des dispositions sont annulées, car elles sont considérées comme des cavaliers législatifs. La plus importante est le paragraphe 4 de l'article 49 qui insérait dans la loi du 31 décembre 1971 un nouvel article 58-1 garantissant la confidentialité des consultations juridiques réalisées par un juriste d'entreprise. On l'a compris, ce texte était un pur produit du lobbying des juristes d'entreprise, relayé par le ministre de la Justice, et inséré par amendement en première lecture. Or, aux termes de l'article 45, "tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". En l'espèce, l'amendement avait évidemment pour objet de renforcer considérablement le secret de l'entreprise, et de rendre beaucoup plus difficiles les enquêtes liées à des fraudes fiscales ou à des infractions économiques.
Le Conseil constitutionnel ne se prononce pas sur le fond. Il se borne à mentionner que l'amendement était placé sous un article relatif aux diplômes requis pour exercer la profession d'avocat, sujet qui n'a évidemment aucun rapport avec le secret des juristes d'entreprise. On se surprend à penser que les lobbies divers et variés pourraient peut être se renseigner un peu sur la notion de cavalier législatif. Les promoteurs de cette réforme avaient en effet déjà crié victoire dans les revues juridiques, sans voir la fragilité du support qui avait été choisi. Tout est donc à recommencer et, cette fois, il sera nécessaire de faire voter une loi qui aura du mal à passer inaperçue. Certains s'étonneront peut-être de tous ces efforts déployés au profit d'un secret qui sert surtout à empêcher les investigations sur la fraude fiscale et économique.
La Paix embrassant la Justice. Ecole de Fontainebleau. XVIe s.
La visioconférence en matière juridictionnelle
Davantage motivée est la censure de la disposition de la loi organique qui prévoyait, pour la Corse et les territoires d'outre-mer, la possibilité, lorsque la venue d'un magistrat délégué n'est pas matériellement possible dans des délais satisfaisants, d'utiliser une technique de visioconférence. Cette procédure dématérialisée était possible tant pour l'audience que pour le délibéré. Le Conseil constitutionnel annule cette disposition en se fondant directement sur les droits de la défense, dont le fondement se trouve dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il précise donc que "la présence physique des magistrats composant la formation de jugement durant l’audience et le délibéré est une garantie légale de ces exigences constitutionnelles".
Là encore, la décision était prévisible. La tension entre le Conseil constitutionnel sur cette question des audiences par visioconférence n'est pas nouvelle. L'épidémie de Covid avait créé un précédent avec la loi du 23 mars 2020 adoptée dans l'urgence pour y faire face. Par la suite, l'ordonnance du 18 novembre 2020, avait élargi cette pratique : "Nonobstant toute disposition contraire, il peut être recouru à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l'ensemble des juridictions pénales et pour les présentations devant le procureur de la République ou devant le procureur général, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties". Or, par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 15 janvier 2021, Krzystof B., le Conseil avait abrogé une disposition jugée trop générale, d'autant qu'elle pouvait s'appliquer à une audience à un juge unique et qu'elle risquait d'entraver la libre communication entre la personne poursuivie et son avocat.
La présente décision du 20 novembre 2023 reprend donc cette jurisprudence. Le Conseil dénonce une nouvelle fois son caractère général, puisqu'elle s'applique à toutes les audiences judiciaires et pénales, y compris celles assurées par un juge unique. Sur le fond, il aurait pu aussi s'appuyer sur une évidente inégalité devant le service public. La Corse et les collectivités d'outre-mer risquaient en effet d'être victimes d'une banalisation des audiences par visioconférence, comme si le service public de la Justice renonçait à traiter de manière égale les justiciables géographiquement éloignés.
L'activation à distance des appareils électroniques
Dans son contrôle de la loi ordinaire, le Conseil se penche avec un soin tout particulier sur les dispositions autorisant l'activation à distance d'appareils électroniques, dans le but de capter des données indispensables à une enquête pénale. Il convient de rappeler que la captation de données personnelles est aujourd'hui possible aussi bien au stade de l'enquête qu'à celui de l'information judiciaire. Mais la loi Dupond-Moretti pose un problème plus spécifique, car il s'agit d'activer à distance un appareil pour utiliser les données auxquelles il donne accès.
Bien entendu, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité et apprécie l'éventuelle atteinte que ces pratiques portent au droit au respect de la vie privée. De manière finalement assez logique, il distingue entre deux procédures.
La première est l'activation à distance dans un but de géolocalisation, procédure qu'il déclare constitutionnelle, car elle ne porte pas une atteinte excessive à la vie privée, du moins au regard du but poursuivi. Ce dernier est évidemment essentiel, car il s'agit de retrouver une personne en urgence, soit parce qu'elle a commis une infraction grave, soit parce qu'elle est victime d'une infraction grave. La décision n'est pas surprenante, car l'article 230-32 du code de procédure pénale
(cpp) définit déjà la géolocalisation comme une pratique qui a pour objet de surveiller les déplacements d'une
personne à son insu. Ces dispositions autorisent l'utilisation de "tout moyen technique destiné à la localisation, en temps réel, d'une personne".
Cette géolocalisation
justifiée par les nécessités d'une enquête est donc déjà autorisée et l'activation à distance peut être considérée comme un "moyen technique" permettant de la mettre en oeuvre. Au demeurant, elle s'accompagne de certaines garanties, est interdite à l'égard de certaines professions, dont les parlementaires, est autorisée par le Juge des libertés et de la détention, et enfin ne doit pas dépasser une durée de quinze jours.
Plus délicat est le second type d'activation à distance, dans le but de "capter des sons et des images". Le procédé est plus intrusif dans la vie privée. Celle des personnes directement visées d'abord, puisque les paroles et les images seront captées dans n'importe quel endroit, y compris le domicile privé, et, bien entendu, à n'importe quelle heure. Mais la vie privée des tiers est également menacée puisque toutes les conversations et rencontres, quelles qu'elles soient, peuvent donner lieu à enregistrement et conservation. Surtout, les garanties apportées ne sont pas identiques et les dispositions législatives se bornaient à mentionner qu'une telle activation à distance ne peut concerner que l'ensemble des infractions relevant de la délinquance ou de la criminalité organisées. Or c'est déjà un ensemble très vaste aux yeux du Conseil qui censure donc cette disposition. Derrière cette annulation, on peut sans doute déceler la crainte que l'activation à distance devienne une pratique très courante, trop courante, pour des enquêteurs trop peu nombreux et qui préféreront cette technique à la traditionnelle visite domiciliaire.
La semaine n'a pas été bonne pour Éric Dupond-Moretti. Après un procès devant la Cour de Justice de la République (CJR), dont les débats n'ont pas toujours tourné à son avantage, la réforme qu'il a portée se trouve malmenée sur des dispositions qui sont loin d'être secondaires. La communication sur ces textes devient impossible et l'on évoque actuellement davantage les conflits d'intérêts du Garde des Sceaux que les efforts budgétaires qu'il a obtenus.
Principes généraux de la justice pénale : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1