« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 17 novembre 2023

Dignité et liberté d'expression

Il n'est plus rare de voir certaines notions habituellement utilisées pour protéger les libertés faire en quelque sorte l'objet d'un détournement. Elles sont alors invoquées pour porter atteinte aux libertés. C'est ainsi que le principe de non-discrimination est souvent invoqué pour déroger à celui d'égalité devant la loi. Aujourd'hui, dans un arrêt du 17 novembre 2023, l'assemblée plénière de la Cour de cassation sanctionne ce type de pratique, en affirmant que le principe de dignité ne saurait être utilisé dans le but de porter atteinte à la liberté d'expression.

Un fonds régional d'art contemporain (FRAC) a organisé dans ses locaux une exposition sur la part d’ombre de la cellule familiale. L’une des œuvres exposées consistait en une série de fausses lettres manuscrites dont les textes ont été conçus par l’artiste pour faire éprouver au public des émotions en le confrontant au thème des violences infra-familiales. Présentées sous la forme de petits mots affectueux qu’un parent peut laisser à ses enfants, ces lettres comprenaient des formules telles que : « Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves » ; « Les enfants, nous allons vous couper la tête » ; « Les enfants, nous allons vous sodomiser et vous crucifier ». L'oeuvre a immédiatement fait polémique et suscité une action contentieuse engagée par l'Association générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF).

L'action pénale reposait sur le délit prévu à l'article 227-24 du code pénal, qui sanctionne la diffusion d’un message à caractère violent ou pornographique susceptible d’être vu par un mineur n'a pas abouti, et l'affaire a été classée suite. L'AGRIF s'est donc tournée vers une action civile pour obtenir réparation du préjudice qu'elle déclare avoir subi. L'action repose alors sur l'article 16 du code civil, qui affirme que "la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)".

Si les juges de première instance ont admis qu'une action en responsabilité pouvait reposer sur le seul article 16, la Cour d'appel a censuré cette analyse en jugeant qu'il  n’avait pas de valeur juridique autonome. Un premier pourvoi en cassation, devant la 1ere Chambre civile, a opéré une nouvelle censure, affirmant que la dignité de la personne constitue un principe de valeur constitutionnelle dont le juge doit faire application. Mais la cour d'appel de renvoi a persévéré dans le refus de faire de la dignité un fondement autonome de responsabilité, imposant ainsi l'intervention de l'Assemblée plénière. Celle-ci est finalement confrontée à une question simple. La référence au principe de dignité peut-elle constituer l'unique motif d'une restriction à la liberté d'expression, en l'espèce la liberté d'expression artistique particulièrement protégée ? 

A cette question, l'Assemblée plénière répond par la négative, position qui n'est guère surprenante si l'on considère que le droit positif met en oeuvre le principe de dignité avec la plus grande prudence.

 

La prudence du droit interne

 

Tel est le cas du législateur. Le code pénal contient un chapitre intitulé « Des atteintes à la dignité de la personne », mais il ne fait que regrouper des incriminations déjà connues, discrimination, proxénétisme, conditions de travail et d’hébergement indignes. De même, la loi du 23 février 2022 prend-elle acte de « l’indignité des conditions d’accueil » des harkis et des personnes rapatriées d’Algérie, mais c’est pour décider la création par décret d’un système de réparation financière.

 

Le Conseil constitutionnel se réfère plus nettement au principe de dignité. Dans sa décision du 27 juillet 1994, il se prononce ainsi sur la conformité à la constitution de la première loi bioéthique, celle qui précisément a introduit dans le code civil ce nouvel article 16 qui le mentionne. Pour donner un contenu à cette notion, le Conseil se livre à une interprétation très libre de la formule qui ouvre le Préambule de 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine ». Il déduit de ces dispositions « que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ». 

 

Le Conseil opère ainsi un glissement très sensible de la notion : il ne s’agit plus de récuser un régime politique qui violerait les droits les plus élémentaires de la personne humaine, comme l’entendait le constituant de 1946, mais plus simplement d’apprécier la régularité de règles juridiques au regard du principe de dignité. Certes, mais si l'on étudie l'ensemble de la jurisprudence constitutionnelle, on s'aperçoit que le Conseil ne l'utilise guère que pour apprécier les lois relatives à la situation des personnes détenues. Dans une décision du 2 octobre 2020, il sanctionne ainsi l'absence de recours des personnes en détention provisoire en cas d'indignité de leurs conditions de détention. Le champ d'application du principe de dignité demeure ainsi limité.

 

Il l'est encore davantage si l'on examine la jurisprudence administrative. Certes le Conseil d'État présente volontiers l'arrêt Commune de Morsang‑sur‑Orge du 27 octobre 1995 comme une sorte de révolution jurisprudentielle. Le principe de dignité n'y est-il pas présenté comme « une des composantes de l’ordre public » ? Il confirme alors la légalité d’un arrêté préfectoral interdisant le « lancer de nains », spectacle consistant « à lancer, sans aucun égard et le plus loin possible, une personne humaine souffrant d’un handicap physique, ce qui la rabaisse au rang d’objet ». Sans doute, mais il faut bien reconnaître que cette jurisprudence est demeurée isolée, et que la référence au principe de dignité était alors la seule solution pour admettre la légalité de l'annulation de ce spectacle, les requérants ayant omis d’invoquer l’article 3 de la Convention européenne prohibant les traitements inhumains ou dégradants. 

 

 


Asterix en Hispanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1969

 

 

Le droit européen



La Cour de cassation, quant à elle, fonde sa jurisprudence sur le droit européen de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Or, son article 3 se borne à prohiber la torture ainsi que les peines ou traitements inhumains ou dégradants, sans référence directe au principe de dignité. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le mentionne toutefois dès son arrêt Tyrer c. Royaume-Uni de 1978 pour condamner les châtiments corporels encore en usage dans l’île de Man. Aujourd’hui, elle s’y réfère pour sanctionner les carences de l’État. C’est le cas dans l’arrêt Khan c. France du 28 décembre 2019 lorsque les services compétents n’ont pas pris en charge un mineur étranger, isolé dans la Jungle de Calais ou encore de l’arrêt Jivan c. Roumanie du 8 février 2022 qui rappelle le droit à la dignité des personnes âgées dépendantes.

 

La Cour de cassation, elle aussi, se montre prudente. Comme le juge administratif, elle a d'abord utilisé le principe de dignité, lorsque c’est la seule voie de droit possible pour apporter une solution équitable au litige qui lui est soumis. C'est ainsi qu'elle a permis de contourner la règle selon laquelle le droit au respect de la vie privée disparait avec son titulaire. A propos de la diffusion dans les journaux de l’image de François Mitterrand sur son lit de mort, le juge a ainsi considéré, en octobre 1998, que le droit à la dignité du défunt subsiste après son décès et peut donner lieu à une sanction pénale. Des jurisprudences comparables ont été adoptées à propos de l'image du préfet Érignac assassiné ou des victimes de l'attentat de Nice en 2017.

 

En dehors de ces utilisations ponctuelles, la Cour de cassation fait un usage modeste du principe de dignité de la personne, tel qu'il est issu du droit européen. Dans un arrêt du 25 octobre 2019, l'Assemblée plénière avait déjà été saisie à propos d'un dessin de Charlie Hebdo rediffusé lors d'une émission de télévision. L'affiche représentait un excrément fumant surmonté de la mention "C..., la candidate qui vous ressemble". La personnalité politique ainsi mise en cause avait porté plainte pour injure et atteinte à la dignité. L'Assemblée plénière se réfère alors à la CEDH qui, dans son arrêt du 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-uni, énonce que le principe de dignité est "de l'essence ce la Convention". Mais cette déclaration s'accompagne immédiatement d'une importante réserve. En effet, l'Assemblée plénière note que la dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l'article 10, § 2, de la Convention et qui justifient une ingérence dans la liberté d'expression. Ils font en effet l'objet d'une liste qui mentionne "la sécurité nationale, l'intégrité territoriale ou la sûreté publique, la défense de l'ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d'autrui (...)". Le principe de dignité ne figure pas sur cette liste, et l'Assemblée plénière en déduit qu'il ne saurait être érigé en fondement autonome des restrictions à la liberté d'expression.


L'arrêt du 17 novembre 2023 s'analyse donc comme un refus de modifier la jurisprudence de 2019. La Cour de cassation, comme d'ailleurs les autres juridictions, demeure ainsi attachée à une définition étroite du principe de dignité. Il constitue une sorte de solution de secours lorsque le juge n'a pas d'autre fondement juridique de nature à sanctionner un comportement intolérable au regard des droits les plus élémentaires. Dans tous les autres cas, il préfère utiliser un autre fondement jugé plus solide. Surtout, la Cour de cassation cherche sans doute à éviter d'éventuelles dérives. Le principe de dignité pourrait en effet être utilisé par des militants de toutes sortes pour obtenir l'interdiction d'oeuvres ou de propos qui, tout simplement, ne leurs conviennent pas. Le principe de dignité serait ainsi tiraillé par les uns ou par les autres, et il ne mérite pas un tel traitement.


 

 

Le principe de dignité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, introduction

 

 


mardi 14 novembre 2023

Les Invités de LLC : Henri IV et l'Édit de Nantes



Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Nous recevons aujourd'hui Henri IV. Bien entendu, l'Édit de Nantes de 1598 ne peut être reproduit dans son intégralité, car il contient 92 articles auxquels il faudrait ajouter 60 autres dispositions, à l'époque demeurées secrètes. Le texte complet peut être consulté sur le site du Musée virtuel du protestantisme
 
Nous reproduisons ici de larges extraits du Préambule et les trois premiers articles qui invitent les anciens ennemis des guerres de religion à "se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens". Un texte qui éclaire le présent.

 

HENRY par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre  

A tous présents et à venir

Salut

 

 

Enregistrement de l'Édit de Nantes par le parlement de Paris

 
 
Entre les grâces infinies qu'il a plu à Dieu nous départir, celle est bien des plus insignes et remarquables de nous avoir donné la vertu et la force de ne céder aux effroyables troubles, confusions et désordres qui se trouvèrent à notre avènement à ce royaume, qui était divisé en tant de parts et de factions que la plus légitime en était quasi la moindre, et de nous être néanmoins tellement roidis contre cette tourmente que nous l'ayons enfin surmontée et touchions maintenant le port de salut et repos de cet État. De quoi à lui seul en soit la gloire tout entière et à nous la grâce et l'obligation qu'il se soit voulu servir de notre labeur pour parfaire ce bon oeuvre. 
 
Auquel il a été visible à tous si nous avons porté ce qui était non seulement de notre devoir et pouvoir, mais quelque chose de plus qui n'eût peut-être pas été en autre temps bien convenable à la dignité que nous tenons, que nous n' avons plus eu crainte d'y exposer puisque nous y avons tant de fois et si librement exposé notre propre vie. Et en cette grande concurrence de si grandes et périlleuses affaires ne se pouvant toutes composer tout à la fois et en même temps, il nous a fallu tenir cet ordre d'entreprendre premièrement celles qui ne se pouvaient terminer que par la force et plutôt remettre et suspendre pour quelque temps les autres qui se devaient et pouvaient traiter par la raison et la justice, comme les différends généraux d'entre nos bons sujets et les maux particuliers des plus saines parties de l'État que nous estimions pouvoir bien plus aisément guérir, après en avoir ôté la cause principale qui était en la continuation de la guerre civile. En quoi nous étant, par la grâce de Dieu, bien et heureusement succédé, et les armes et hostilités étant du tout cessées en tout le dedans du royaume, nous espérons qu'il nous succédera aussi bien aux autres affaires qui restent à y composer et que, par ce moyen, nous parviendrons à l'établissement d'une bonne paix et tranquille repos qui a toujours été le but de tous nos voeux et intentions et le prix que nous désirons de tant de peines et travaux auxquels nous avons passé ce cours de notre âge. 
 
Entre les affaires auxquelles il a fallu donner patience et l'une des principales ont été les plaintes que nous avons reçues de plusieurs de nos provinces et villes catholiques de ce que l'exercice de la religion catholique n'était pas universellement rétabli comme il est porté par les édits ci-devant faits pour la pacification des troubles à l'occasion de la religion. Comme aussi les supplications et remontrances qui nous ont été faites par nos sujets de la religion prétendue réformée, tant sur l'inexécution de ce qui leur est accordé par ces édits que sur ce qu'ils désireraient y être ajouté pour l'exercice de leur dite religion, la liberté de leurs consciences, et la sûreté de leurs personnes et fortunes, présumant avoir juste sujet d'en avoir nouvelles et plus grandes appréhensions à cause de ces derniers troubles et mouvements dont le principal prétexte et fondement a été sur leur ruine. 
 
Mais maintenant qu'il plaît à Dieu commencer à nous faire jouir de quelque meilleur repos, nous avons estimé ne le pouvoir mieux employer qu'à vaquer à ce qui peut concerner la gloire de son saint nom et service et à pourvoir qu'il puisse être adoré et prié par tous nos sujets et s' il ne lui a plu permettre que ce soit pour encore en une même forme et religion, que ce soit au moins d'une même intention et avec telle règle qu'il n'y ait point pour cela de trouble et de tumulte entre eux, et que nous et ce royaume puissions toujours mériter et conserver le titre glorieux de Très chrétiens qui a été par tant de mérites et dès si longtemps acquis, et par même moyen ôter la cause du mal et troubles qui peut advenir sur le fait de la religion qui est toujours le plus glissant et pénétrant de tous les autres.
 
Pour cette occasion, ayant reconnu cette affaire de très grande importance et digne de très bonne considération, après avoir repris les cahiers des plaintes de nos sujets catholiques, ayant aussi permis à nos sujets de la religion prétendue réformée de s'assembler par députés pour dresser les leurs et mettre ensemble toutes leurs remontrances et, sur ce fait, conféré avec eux par diverses fois, et revu les édits précédents, nous avons jugé nécessaire de donner maintenant sur le tout à tous nos sujets une loi générale, claire, nette et absolue, par laquelle ils soient réglés sur tous les différends qui sont ci-devant sur ce survenus entre eux, et y pourront encore survenir ci-après, et dont les uns et les autres aient sujet de se contenter, selon que la qualité du temps le peut porter. N'étant pour notre regard entrés en cette délibération que pour le seul zèle que nous avons au service de Dieu et qu'il se puisse dorénavant faire et rendre par tous nos dits sujets et établir entr'eux une bonne et perdurable paix.
 
Sur quoi nous implorons et attendons de sa divine bonté la même protection et faveur qu'il a toujours visiblement départie à ce royaume, depuis sa naissance et pendant tout ce long âge qu'il a atteint et qu'elle fasse la grâce à nos dits sujets de bien comprendre qu'en l'observation de cette notre ordonnance consiste, après ce qui est de leur devoir envers Dieu et envers nous, le principal fondement de leur union et concorde, tranquillité et repos, et du rétablissement de tout cet État en sa première splendeur, opulence et force. Comme de notre part nous promettons de la faire exactement observer sans souffrir qu'il y soit aucunement contrevenu.
 
Pour ces causes, ayant avec l'avis des princes de notre sang, autres princes et officiers de la Couronne et autres grands et notables personnages de notre Conseil d'État étant près de nous, bien et diligemment pesé et considéré toute cette affaire, avons, par cet Édit perpétuel et irrévocable, dit, déclaré et ordonné, disons, déclarons et ordonnons :
 
1 -  Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucunes cours ou juridictions que ce soit.
 
2 -  Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu'ils soient, d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l'un l'autre par reproche de ce qui s'est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou s'offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public
 
3 -  Ordonnons que la religion catholique, apostolique et romaine sera remise et rétablie en tous les lieux et endroits de cestui notre royaume et pays de notre obéissance où l'exercice d'icelle a été intermis pour y être paisiblement et librement exercé sans aucun trouble ou empêchement. Défendant très expressément à toutes personnes, de quelque état, qualité ou condition qu'elles soient, sur les peines que dessus, de ne troubler, molester ni inquiéter les ecclésiastiques en la célébration du divin service, jouissance et perception des dîmes, fruits et revenus de leurs bénéfices, et tous autres droits et devoirs qui leur appartiennent; et que tous ceux qui, durant les troubles, se sont emparés des églises, maisons, biens et revenus appartenant auxdits ecclésiastiques et qui les détiennent et occupent, leur en délaissent l'entière possession et paisible jouissance, en tels droits, libertés et sûretés qu'ils avaient auparavant qu'ils en fussent dessaisis. Défendant aussi très expressément à ceux de ladite religion prétendue réformée de faire prêches ni aucun exercice de ladite religion ès églises, maisons et habitations desdits ecclésiastiques.
 
(...)


 

 

 

jeudi 9 novembre 2023

Soulèvements de la terre : le contrôle des motifs de dissolution


Le Conseil d'État a rendu, ce 9 novembre 2023, un arrêt déclarant illégal le décret de dissolution du groupement de fait Les Soulèvements de la terre. Après l'injonction donnée au ministre de l'Intérieur de faire respecter le port du RIO par les forces de l'ordre le 11 octobre 2023, après le référé du 18 octobre qui neutralise un "télégramme" donnant ordre aux préfets d'interdire toutes les manifestations "pro-palestiniennes", c'est la troisième décision de la plus haute juridiction administrative sanctionnant un acte illégal initié par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. En moins d'un mois, cela fait tout de même beaucoup.

Le ministre peut toutefois se consoler avec la reconnaissance, dans trois décisions du même jour, de la légalité de la dissolution de trois autres mouvements, le Groupe Antifasciste Lyon et Environs (GALE), l’Alvarium et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI). Ces quatre décisions permettent au Conseil d'État d'exposer clairement l'étendue de son contrôle sur les motifs de ce type de dissolution. 

La précision est loin d'être inutile, si l'on considère que cette procédure de dissolution administrative trouve son fondement dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure qui, dans ses six alinéas, développe six motifs possibles justifier une telle décision. L'un d'entre eux est récent, issu de la loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021. Mentionné dans l'alinéa premier, il permet la dissolution pour provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens. Quant à l'alinéa 6, il permet de dissoudre une association qui "provoque ou contribue par ses agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence".

Dans tous ses alinéas, l'article L 212-1 doit, compte tenu de la grave ingérence qu'il implique dans la liberté d'association, donner lieu à une interprétation stricte et la dissolution ne peut être mise en oeuvre que pour prévenir des troubles graves à l'ordre public.

 

L'alinéa 6 et les propos discriminatoires 


L'Alvarium et la CRI ont tous deux fait l'objet d'une dissolution sur le fondement de l'alinéa 6 et le Conseil d'État reconnaît la légalité des deux décisions. Le Conseil d'État juge que la dissolution de l'Alvarium, mouvement identitaire de la droite extrême, actif notamment dans la région angevine, repose sur un motif clairement établi, puisque ce groupement a publié des messages montrant des liens avec des groupuscules appelant à la discrimination et la haine envers les personnes étrangères ou les Français issus de l'immigration. 

La CRI, groupuscule d'extrême gauche, a publié des propos "tendant à imposer l’idée que les pouvoirs publics, ou encore de nombreux partis politiques et médias, seraient systématiquement hostiles aux musulmans et instrumentaliseraient l’antisémitisme pour leur nuire". Le Conseil d'État observe d'ailleurs que ces publications ont suscité des commentaires haineux et antisémites que l'association n'a jamais cru devoir contredire ou effacer. Il reprend ainsi une jurisprudence qui affirme qu'un groupement peut être dissous en raison des agissements de ses dirigeants, à la condition qu’ils expriment la position de l’association. On se souvient qu'à propos de la dissolution de l'association islamiste Barakacity, le juge avait considéré, dans un référé du 25 novembre 2020, que les propos de ses dirigeants, « exposant à la vindicte publique des personnes nommément désignées » engageaient l’association elle-même. Dans le cas de la CRI, c'est plutôt l'inertie des dirigeants qui est ainsi mise en avant, le refus de supprimer des propos discriminatoires montrant finalement une adhésion à leur contenu.

 


 L'assassin habite au 21. Henri-Georges Clouzot. 1942

 

L'alinéa 1er et les propos de provocation à la violence

 

 

Les deux dissolutions du GALE et des Soulèvements de la terre reposent sur ce nouvel alinéa 1er qui permet de dissoudre un groupement pour  provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens. Les deux décisions ont pour point commun d'inverser les décisions prises précédemment par le juge des référés. 

La dissolution du GALE avait été suspendue par une ordonnance du 16 mai 2022 rendue par le juge des référés du Conseil d’État. A ses yeux, ce mouvement s’était borné à relayer des appels à la violence sur les réseaux sociaux, sans qu’il soit démontré que ses dirigeants étaient à l’origine de ces appels. Mais précisément, le Conseil d'État reprend le raisonnement de la décision CRI. Il observe que ce mouvement a  publié des images de violences à l’encontre de policiers, accompagnées de textes haineux et injurieux, ou encore des messages entraînant des appels à la violence. Et finalement, il importe peu qu'il ne soit pas démontré que ses dirigeants en étaient les auteurs directs, dans la mesure où ils n'ont pas tenté de modérer ces publications.

De la même manière, la dissolution des Soulèvements de la terre avait été suspendue par une décision du juge des référés du 11 août 2023. Certes, le décret de dissolution était très longuement motivé, mais pas pour autant clairement rédigé. Le ministre de l'Intérieur reprochait aux groupements de "provoquer à des agissements violents à l’encontre des personnes et des biens". Pour le juge des référés, il est constant que le dossier versé à l'audience ne faisait pas état de violences à l'encontre des personnes. Seules ont été établies des violences à l'égard des biens, qui n'ont existé "qu'en nombre limité" et qui ne s'analysent pas comme des provocations à des agissements de nature à troubler gravement l'ordre public. Le Conseil d'État statue un peu différemment. Il estime que les Soulèvements se sont bien livrés à des provocations à des agissements violents, susceptibles de justifier une dissolution. En revanche, cette mesure ne lui semble pas proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d'être portés à l'ordre public.

Le Conseil d'État explicite ainsi l'étendue de son contrôle sur la dissolution administrative d'une association ou d'un groupement de fait. Il ne suffit pas que la provocation à la violence ou à la discrimination existe, il faut encore que la mesure de dissolution soit pleinement justifiée au regard de la réalité des troubles causés à l'ordre public. Derrière ce contrôle de proportionnalité apparaît une réalité non dite, mais bien présente. L'argument invoqué par les militants selon lequel il existerait un droit à la désobéissance civile n'est même pas invoqué, alors qu'il était esquissé dans l'ordonnance de référé. A l'époque, le juge des référés mentionnait en effet que les militants de Sainte Soline participaient à un "débat d'intérêt général sur la préservation de l'environnement". Cette porte là est définitivement fermée, et le juge apprécie désormais la dissolution à travers les seuls motifs définis par la loi.

 


lundi 6 novembre 2023

Le droit à l'image des membres des forces de l'ordre

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 31 octobre 2023 Bild GmbH & Co. KG c. Allemagne sanctionne une décision de la justice allemande pour atteinte à la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Les juges avaient ordonné à Bild, de retirer de son site des images de vidéoprotection montrant une arrestation musclée faite par la police dans une discothèque de Brême, le visage de M. P., le policier requérant, n'ayant pas été flouté. Aucune faute professionnelle n'avait d'ailleurs été retenue à l'encontre de celui-ci.

 

Droit à l'image et liberté d'expression

 

La décision, comme beaucoup d'autres qui l'ont précédée, a pour objet la recherche d'un équilibre entre la liberté de la presse et le droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention. Depuis les arrêts Axel Springer AG c. Allemagne et Von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour utilise un certain nombre de critères dans cette recherche. Elle examine la notoriété de la personne concernée, son comportement antérieur, mais aussi les caractéristiques de la publication, sa forme et ses conséquences, ainsi que son éventuelle contribution à un débat d'intérêt général. Bien entendu, si les juges internes ont effectué eux-mêmes cette opération, le contrôle de la CEDH est moins étendu. Elle affirme alors, dans un arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France,  qu'il lui faut des "raisons sérieuses" pour substituer son appréciation à celle des juges internes.

L'impact de l'image d'une personne est évidemment beaucoup plus important dans les médias audiovisuels qui ont un effet plus immédiat et plus puissant que la presse écrite. C'est encore plus vrai dans le cas d'internet qui multiplie les capacités de conservation et de transmission des informations. Sur ce point, il ne fait aucun doute que l'image d'une personne se rattache à sa vie privée. Dans une décision de Grande Chambre Lopez Ribalda et autres c. Espagne du 17 octobre 2019, la Cour affirme ainsi que la personne a non seulement le droit de s'opposer à la publication de son image, mais encore celui de s'opposer à son enregistrement, sa conservation et sa reproduction.

Précisément, dans l'affaire Bild du 31 octobre 2023, la CEDH sanctionne la justice allemande, non pas parce qu'elle a ordonné le retrait de l'image de M. P., mais parce que sa décision ne parvenait pas à un équilibre satisfaisant, le débat d'intérêt général sur l'action de la police étant, lui aussi, supprimé.



Out of focus

Deconstructing Harry. Woody Allen. 1997


Les critères de la jurisprudence Springer / Von Hannover

 

La CEDH reprend les critères dégagés par la jurisprudence Springer / Von Hannover. Elle commence par affirmer que la publication contribue à un débat d'intérêt général. Le but n'est pas de dénoncer l'action du policier requérant, mais bien davantage de s'interroger sur la manière dont l'institution policière remplit sa mission. En l'espèce, l'absence de floutage était d'autant plus injustifié que le policier n'avait commis aucune faute. 

Le critère tiré de sa notoriété et de son comportement antérieur ne pose aucun problème puisque, précisément, M. P. est un policier lambda, totalement inconnu. Or la CEDH distingue clairement, notamment dans l'arrêt Kapsis et Danikas c. Grèce du 19 janvier 2017, entre la personne qui par ses actes ou fonctions est entrée dans la sphère publique et le simple quidam qui entend rester anonyme. De fait, le droit à l'image est nécessairement davantage protégé lorsque la victime ne recherche pas l'attention du public. Sur ce point, la Cour observe qu'il n'existe aucune règle dérogeant à ce principe dans le cas particulier des policiers, même si leur activité relève du débat d'intérêt général. Au contraire, la diffusion de données identifiables, dont la photo de leur visage, peut avoir des conséquences négatives sur leur vie privée et familiale.

Reste le critère lié à la publication elle-même. La CEDH donne acte que les images en litige ont été filmées dans un lieu public et que leur authenticité n'est pas contestée. Mais elles ont, en quelque sorte, été mises en scène, avec en commentaire une voix off présentant le requérant comme un individu violent et oubliant de mentionner que la police avait été appelée pour rétablir l'ordre dans l'établissement. De fait, il s'agissait de dénoncer un usage excessif de la force, ce qui n'était pas établi en l'espèce. La CEDH rappelle, dans une décision de Grande Chambre Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017, que les journalistes et les organes de presse doivent agir de manière responsable, conformément aux règles déontologiques définies dans leur pays. La manipulation des images est généralement contraire à ces règles, comme d'ailleurs l'absence de floutage.

En l'espèce, les juges allemands ont omis de rechercher si le commentaire tendancieux et l'omission de certains éléments étaient de nature à être pris en considération dans la recherche d'un équilibre entre la liberté d'expression et celle de la vie privée. Surtout, ils ont donné injonction à Bild de retirer du site les images litigieuses, en s'appuyant sur le fait que le consentement du requérant n'avait pas été sollicité. Toute publication ultérieure devenait donc impossible, car il est bien peu probable que le policier accorde son consentement. De fait, en prenant une injonction de retrait des images, les juges allemands sont allés trop loin, en supprimant toute possibilité de débat d'intérêt général sur l'action de la police.

La recherche d'un équilibre est toujours une opération délicate, et la décision en apporte un nouvel exemple. On doit en déduire que l'action des forces de l'ordre conduit, presque nécessairement, à une décision de floutage de leur visage. C'est en effet la seule solution pour protéger à la fois le droit à l'image et la liberté d'expression. 

Le problème est que la diffusion du visage d'un policier est rarement le fait d'un organe de presse, au sens juridique du terme. En France, un certain de nombre de sites politiquement très actifs, à l'affût de tout ce qui pourrait être présenté comme une violence policière et nourris par des militants qui se présentent volontiers comme des journalistes, se font une spécialité de diffuser les images des policiers. De la même manière, des réseaux de trafiquants de drogue font de même, pour clouer au pilori les policiers qui entravent leur activité. Dans les deux cas, il s'agit de susciter des violences à l'égard d'une personne que l'on rend volontairement identifiable. S'il est vrai que le droit de la presse se dote de pratiques relativement protectrices, il n'en est pas de même de ce type de délinquance. 

 

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 4


 


vendredi 3 novembre 2023

Le contrôle des notes blanches

Le jugement rendu par le tribunal administratif de Montreuil le 13 octobre 2023 annule une décision conjointe du préfet de police de Paris et du préfet de la région Pays de Loire, préfet de Loire-Atlantique. Cet acte était en fait l'abrogation de l'habilitation donnée au requérant, M. B., pilote de ligne, lui permettant d'accéder aux zones de sûreté à accès réglementé de certaines zones aéroportuaires. En d'autres termes, le requérant se voyait interdire de faire son métier puisque, interdit d'accès à ces zones, il ne pouvait pas davantage prendre les commandes d'un avion. 

La décision est annulée par le juge, et ses auteurs se voient enjoindre de délivrer au requérant une nouvelle habilitation dans un délai d'un mois. Les motifs de cette annulation résident dans le caractère incertain, voire franchement erroné, des informations mentionnées dans des "notes blanches" concernant M. B.

 

Les notes blanches

 

Les services de renseignement sont évidemment fondés à collecter des informations de nature à fonder certaines mesures, notamment justifiées par les nécessités de la lutte contre le terrorisme ou de la protection des intérêts vitaux du pays. Couvertes par le secret de la défense nationale, elles sont conservées dans des fichiers comme le fichier de traitement des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FRSTP) ou Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et les intérêts nationaux (CRISTINA).

Ces informations confidentielles peuvent fonder des mesures de police administrative, comme les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), qui ont succédé à l'assignation à résidence de l'état d'urgence. Parmi ces mesures de police, figure par exemple l'expulsion d'une personne. L'arrêt ministre de l'intérieur c. Bouziane du 4 octobre 2004 affirme nettement de telles informations peuvent justifier l'expulsion de l'imam de Vénissieux, accusé de prêcher un islam particulièrement radical. Il ne fait aucun doute que l'abrogation d'une habilitation à pénétrer dans des zones à accès réglementée est également au nombre des mesures. 

 


 Indiana Jones et la dernière croisade. Steven Spielberg. 1989


Le respect du principe du contradictoire


M. B. désireux de connaître les motifs de la mesure qui le frappe, ne peut, quant à lui, se voir communiquer qu'une "note blanche". Elle mentionne les informations contenues dans le fichier, à l'exception des éléments permettant l'identification du rédacteur et de ses sources. En cas de recours, l'administration ne peut s'appuyer sur ses informations que si la "note blanche" est versée au dossier, conformément au principe du contradictoire. Ce principe posé dès l'arrêt ministre de l'intérieur c. Diouri du 11 octobre 1991 permet au requérant comme au juge administratif d'en avoir communication. 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a pris acte de ce respect du principe du contradictoire. Dans l'arrêt Mustapha Fanouni c. France du 15 juin 2023 , elle estime que l'usage de ces "notes blanches" fait l'objet de "garanties procédurales suffisantes". 

 

Le contrôle de proportionnalité

 

La communication au juge administratif des motifs de la mesure de police, tels qu'ils sont mentionnés dans la "note blanche", lui permet ensuite d'exercer son contrôle de proportionnalité. Dès un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. Dans une ordonnance du 11 décembre 2015, ce même juge, intervenant cette fois à propos d'une assignation à résidence intervenue sur le fondement de l'état d'urgence, pose un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif".

Une jurisprudence très nuancée est donc développée, allant tout à fait à l'encontre d'une idée reçue selon laquelle les actes pris sur le fondement d'une "note blanche" ne seraient jamais sanctionnés. En témoigne l'ordonnance du 26 avril 2022 du juge des référés du Conseil d'État qui suspend la fermeture pour six mois d'un lieu de culte, en l'espèce la mosquée Al Farouk de Pessac,  mesure décidée par la préfète de la Gironde, sur le fondement de la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République. A l'appui de sa décision, elle invoquait l'accueil d'imams "connus pour leur appartenant à la mouvance islamiste", des "messages incitant au repli identitaire" et invitant les fidèles à méconnaître les lois de la République. De même, la mosquée était-elle accusée de diffuser, "sous couvert d'un soutien au peuple palestinien", des "publications antisémites et haineuses à l'égard d'Israël". Enfin, il était fait état de propos favorables à l'assassinat de Samuel Paty par "un groupe de jeunes fidèles".

Certes, mais le juge met en lumière les lacunes du dossier. Il n'est pas établi que les prêches des imams actifs à Pessac encouragent la haine ou la violence. Quant aux propos tenus par des "jeunes fidèles" ou des intervenants sur internet, il n'est certes pas contesté qu'ils puissent inciter au repli identitaire, voire contenir des propos antisémites. Mais le juge précise qu'il ne faut pas confondre les responsables de la mosquée et les fidèles, d'autant que précisément les imams, informés des menaces de fermeture, se sont hâtés de mettre en place un système de modération de la page Facebook de la mosquée. Pour toutes ces raisons, le juge des référés suspend l'acte préfectoral, estimant que la réalité des motifs invoqués n'est pas établie.

Le contrôle du juge est de même nature dans le cas de M. B. Tous les motifs invoqués par l'autorité préfectorale sont soigneusement étudiés et le tribunal administratif met en évidence un dossier fait d'accusations non étayées. C'est ainsi que les relations de M. B. avec des individus proches de la mouvance islamiste radicale sont évoquées sans que l'on sache qui sont ces individus ni l'intensité de ces relations. Le juge en déduit que "ces seules affirmations, dépourvues de précisions et d'éléments justificatifs, ne permettent pas de démontrer la réalité de la fréquentation". Quant au "comportement radicalisé" de M. B., les témoignages de son ex-épouse et de ses collègues montrent qu'il n'a jamais hésité à fréquenter bars et restaurants à l'escale et en vacances, y compris ceux où il pouvait boire de l'alcool. Les supérieurs hiérarchiques de M. B., louent avec unanimité son professionnalisme et son attachement aux valeurs de la République. 

A partir de cette étude approfondie du dossier, le juge estime donc que la réalité du dossier remet en cause "sérieusement" les affirmations contenues dans la note blanche. Les griefs invoqués à l'encontre de M. B. sont donc considérés comme sans fondement.

Le jugement du tribunal administratif présente l'intérêt de ne pas être une décision de référé, mais une décision de fond, impliquant donc un contrôle des motifs particulièrement approfondi. Surtout, elle montre que l'activité des services de renseignement peut faire l'objet d'un contrôle contentieux. Loin de leur porter préjudice, ce contrôle renforce la légitimité de leur action. L'image des services de renseignements agissant à l'écart du droit, dans l'opacité, est ainsi remise en cause, pour le plus grand bien de l'État de droit.


lundi 30 octobre 2023

La manifestation parisienne de soutien à la Palestine devant le tribunal administratif

L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 26 octobre 2023 confirme l'interdiction par le préfet de police de Paris d'une manifestation de "soutien à la Palestine" qui devait se dérouler le 28 octobre 2023 à Paris. Observons d'ailleurs qu'elle a finalement eu lieu, à la fois parce que les organisateurs n'entendaient pas respecter l'interdiction, et parce que certains participants ignoraient la décision du juge des référés, intervenue à 13 h 15, soit un peu plus d'une heure avant l'heure prévue du rassemblement. Quoi qu'il en soit, la manifestation a été dispersée par les forces de police avant d'avoir commencé son parcours qui devait la mener de la Place du Châtelet à celle de la République.

 

La conséquence de l'ordonnance du 18 octobre 2023

 

La décision du juge des référés du tribunal administratif de Paris est la conséquence de l'ordonnance du 18 octobre 2023, rendue par le juge des référés du Conseil d'État. Elle refusait de suspendre le "télégramme" adressé par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, donnant ordre au préfet de prononcer l'interdiction de toutes les "manifestations pro-palestiniennes". Mais en même temps, le juge des référés du Conseil d'État vidait fort habilement de son contenu ce "télégramme" requalifié en "instruction". En effet, le principe même d'interdictions générales et absolues de tous les cortèges était écarté, le juge se bornant à rappeler que les préfets étaient seuls compétents pour interdire une manifestation. Autrement dit, l'interdiction ne pouvait concerner qu'un seul rassemblement et l'arrêté devait exprimer clairement les motifs justifiant une ingérence aussi importante dans la liberté de manifestation. Le juge des référés du Conseil rendait donc aux préfets la compétence de droit commun dans ce domaine, l'instruction du ministre devenant en quelque sorte transparente. C'est donc le préfet de police de Paris, M. Nunez, qui a prononcé l'interdiction de la manifestation, et le juge des référés du tribunal administratif a logiquement été saisi par différentes associations, dont CPJPO Europalestine et le Nouveau Parti Anticapitaliste.

Sur ce point, l'ordonnance du juge administratif est sans surprise. Le retour au droit commun impose désormais la construction d'une sorte de jurisprudence, même si le mot est impropre en matière de procédures d'urgence. Les différents tribunaux administratifs vont néanmoins être appelés à se prononcer sur les différentes interdictions des manifestations de "soutien à la Palestine". Pour la seule journée du 28 octobre, des cortèges ont été organisés à Strasbourg, Marseille ou Brest, sans que la préfecture ait songé à les interdire. A Nice et Montpellier, des interdictions préfectorales ont été prononcées, mais elles ont été suspendues par les juges administratifs, permettant aux manifestations de se dérouler. A Paris, en revanche, l'interdiction a été confirmée.

De la diversité de ces situations, on ne doit cependant pas déduire l'incohérence des différentes décisions rendues par les juridictions administratives. En laissant à chaque préfet le soin d'apprécier la situation locale pour décider, ou non, de l'interdiction du cortège, le juge des référés du Conseil d'État a aussi laissé aux juges le soin d'apprécier les motifs invoqués par les préfets. 

 

La place de la République. Elisée Maclet (1881-1962)
 

 

Ordre public immatériel

 

L'ordonnance du 26 octobre témoigne, à cet égard, d'une intéressante opposition entre les motifs invoqués par le préfet de police de Paris et les motifs retenus par le juge des référés. 

Le préfet Laurent Nunez s'appuyait sur l'ordre public immatériel, notion qui est utilisée pour protéger l'intérêt général par le respect de certains principes fondamentaux. L'élément le plus connu de cet ordre public immatériel est le principe de dignité, considéré par le Conseil d'État comme un élément de l'ordre public depuis le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Et précisément, Laurent Nunez se fondait sur le principe de dignité pour interdire la manifestation du lendemain. Il invoquait ainsi "le risque sérieux de la tenue de propos antisémites", notamment par la programmation de prises de parole à l'arrivée du cortège". On se trouve ainsi au coeur de l'ordre public immatériel, et il faut bien reconnaître qu'en l'espèce, cette référence suscite quelques réserves juridiques.

D'une part, la jurisprudence Morsang-sur-Orge est demeurée exceptionnelle. Confronté à l'interdiction par le maire d'une attraction de mauvais goût intitulée "lancer de nain", le Conseil d'État s'est référé à la dignité de la personne de petite taille traitée comme un objet pour confirmer la légalité de la mesure prise par l'élu. On oublie souvent de mentionner que la Commune de Morsang-sur-Orge, pour justifier l'interdiction, avait omis d'invoquer devant les juges la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains et dégradants. L'eût-elle fait, le Conseil d'Etat ne se serait sans doute pas appuyé sur le principe de dignité. 

Surtout, cette jurisprudence a effectivement été employée une seconde fois, avec des effets franchement désastreux. Le juge des référés du Conseil d'Etat avait, le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance  par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné à Saint Herblain. Il se fondait alors sur la violation du principe de dignité, l'intéressé étant susceptible de tenir des propos antisémites lors de cette soirée. On ne peut que rapprocher la situation avec celle de la manifestation interdite du 26 octobre. De la même manière en effet, le préfet de police se fondait sur des propos susceptibles d'être tenus par les militants lors de leurs prises de paroles. Dans les deux cas, et contrairement à l'affaire Morsang-sur-Orge, l'atteinte à la dignité était purement hypothétique. 

Précisément, la décision Dieudonné de 2014 avait encouru les foudres de la doctrine juridique, qui ne pouvait accepter qu'une interdiction générale et absolue de l'exercice d'une liberté soit prononcée sur un motif hypothétique. Moins d'un an plus tard, dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, le juge des référés du Conseil d'État revenait, à petit bruit, à une analyse plus traditionnelle, estimant que l'interdiction du spectacle du même Dieudonné à Cournon d'Auvergne parfaitement disproportionnée. En effet, l'ordre public pouvait facilement être protégé en l'espèce. Le juge appliquait alors l'arrêt Benjamin de 1933, qui considère que l'interdiction générale et absolue ne peut être prononcée que si, et seulement si, l'ordre public ne peut être maintenu par d'autres moyens. Mais, dans l'arrêt Benjamin, c'est l'ordre public matériel qui est en cause.

 

Ordre public matériel

 

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris admet certes la légalité de l'interdiction de la manifestation de "soutien à la Palestine", mais il préfère ne pas se référer à l'ordre public immatériel invoqué par le préfet. 

Cela ne signifie pas, évidemment, que des propos antisémites ne risquaient pas d'être tenus lors des prises de paroles. Mais leurs auteurs sont connus, et peuvent être aisément poursuivis devant le juge pénal. Celui-ci dispose d'un arsenal complet pour poursuivre des propos antisémites, voire l'incitation au terrorisme ou l'apologie de ce même terrorisme. Toute parole louant les actions terroristes du Hamas est ainsi susceptible d'une ou plusieurs qualifications pénales. 

Dans la droite ligne de la jurisprudence Benjamin, le juge des référés préfère noter "le risque important de troubles à l'ordre public matériels, eu égard à la déambulation des cortèges sur des voies très commerçantes et fréquentées". Il insiste sur le fait que les forces de police sont très mobilisées en cette journée du 26 octobre, notamment en raison d'un match de la coupe du monde de rugby. 

A ces éléments s'ajoute la question de l'itinéraire choisi qui, manifestement, a été au coeur des divergences entre les organisateurs et la préfecture. Le juge observe en effet que le cortège devait passer "dans les quartiers du Marais et du Sentier où est implantée une communauté juive importante" ainsi que des lieux de culte et de nombreux commerces. Certes, il est toujours plus difficile de garantir le respect de l'ordre public dans ce genre de situation, mais on pourrait tout de même faire observer au juge administratif que le droit français ne connaît pas la notion de communauté, sauf, bien entendu, lorsqu'il s'agit de la communauté nationale. Si ces quartiers et les lieux de culte juifs risquent malheureusement d'être les cibles d'éventuels attentats, il appartient à l'ensemble de la communauté nationale de protéger ses membres. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que les seules difficultés du maintien de l'ordre public dans des quartiers aussi fréquentés le samedi suffisent à justifier le refus de suspendre l'interdiction.

Ce retour à l'ordre public matériel témoigne de la volonté du juge ne pas se laisser entrainer par des motifs qui pourraient être perçus comme idéologiques. La liberté de manifestation ne doit pas être à géométrie variable selon les convictions des uns ou des autres. Il suffit en effet que l'objet de la manifestation, tel qu'il figure dans la déclaration des organisateurs, ne soit pas, en tant que tel, constitutif d'infraction. Si, dans le cortège, des slogans antisémites ou d'apologie du terrorisme sont ensuite entendus, c'est au jugé pénal de sanctionner leurs auteurs. Car cette fois, l'atteinte à l'ordre public n'est pas hypothétique mais bien réelle.


L'interdiction des manifestations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2