Il n'est plus rare de voir certaines notions habituellement utilisées pour protéger les libertés faire en quelque sorte l'objet d'un détournement. Elles sont alors invoquées pour porter atteinte aux libertés. C'est ainsi que le principe de non-discrimination est souvent invoqué pour déroger à celui d'égalité devant la loi. Aujourd'hui, dans un arrêt du 17 novembre 2023, l'assemblée plénière de la Cour de cassation sanctionne ce type de pratique, en affirmant que le principe de dignité ne saurait être utilisé dans le but de porter atteinte à la liberté d'expression.
Un fonds régional d'art contemporain (FRAC) a organisé dans ses locaux une exposition sur la part d’ombre de la cellule familiale. L’une des œuvres exposées consistait en une série de fausses lettres manuscrites dont les textes ont été conçus par l’artiste pour faire éprouver au public des émotions en le confrontant au thème des violences infra-familiales. Présentées sous la forme de petits mots affectueux qu’un parent peut laisser à ses enfants, ces lettres comprenaient des formules telles que : « Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves » ; « Les enfants, nous allons vous couper la tête » ; « Les enfants, nous allons vous sodomiser et vous crucifier ». L'oeuvre a immédiatement fait polémique et suscité une action contentieuse engagée par l'Association générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF).
L'action pénale reposait sur le délit prévu à l'article 227-24 du code pénal, qui sanctionne la diffusion d’un message à caractère violent ou pornographique susceptible d’être vu par un mineur n'a pas abouti, et l'affaire a été classée suite. L'AGRIF s'est donc tournée vers une action civile pour obtenir réparation du préjudice qu'elle déclare avoir subi. L'action repose alors sur l'article 16 du code civil, qui affirme que "la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)".
Si les juges de première instance ont admis qu'une action en responsabilité pouvait reposer sur le seul article 16, la Cour d'appel a censuré cette analyse en jugeant qu'il n’avait pas de valeur juridique autonome. Un premier pourvoi en cassation, devant la 1ere Chambre civile, a opéré une nouvelle censure, affirmant que la dignité de la personne constitue un principe de valeur constitutionnelle dont le juge doit faire application. Mais la cour d'appel de renvoi a persévéré dans le refus de faire de la dignité un fondement autonome de responsabilité, imposant ainsi l'intervention de l'Assemblée plénière. Celle-ci est finalement confrontée à une question simple. La référence au principe de dignité peut-elle constituer l'unique motif d'une restriction à la liberté d'expression, en l'espèce la liberté d'expression artistique particulièrement protégée ?
A cette question, l'Assemblée plénière répond par la négative, position qui n'est guère surprenante si l'on considère que le droit positif met en oeuvre le principe de dignité avec la plus grande prudence.
La prudence du droit interne
Tel est le cas du législateur. Le code pénal contient un chapitre intitulé « Des atteintes à la dignité de la personne », mais il ne fait que regrouper des incriminations déjà connues, discrimination, proxénétisme, conditions de travail et d’hébergement indignes. De même, la loi du 23 février 2022 prend-elle acte de « l’indignité des conditions d’accueil » des harkis et des personnes rapatriées d’Algérie, mais c’est pour décider la création par décret d’un système de réparation financière.
Le Conseil constitutionnel se réfère plus nettement au principe de dignité. Dans sa décision du 27 juillet 1994, il se prononce ainsi sur la conformité à la constitution de la première loi bioéthique, celle qui précisément a introduit dans le code civil ce nouvel article 16 qui le mentionne. Pour donner un contenu à cette notion, le Conseil se livre à une interprétation très libre de la formule qui ouvre le Préambule de 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine ». Il déduit de ces dispositions « que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ».
Le Conseil opère ainsi un glissement très sensible de la notion : il ne s’agit plus de récuser un régime politique qui violerait les droits les plus élémentaires de la personne humaine, comme l’entendait le constituant de 1946, mais plus simplement d’apprécier la régularité de règles juridiques au regard du principe de dignité. Certes, mais si l'on étudie l'ensemble de la jurisprudence constitutionnelle, on s'aperçoit que le Conseil ne l'utilise guère que pour apprécier les lois relatives à la situation des personnes détenues. Dans une décision du 2 octobre 2020, il sanctionne ainsi l'absence de recours des personnes en détention provisoire en cas d'indignité de leurs conditions de détention. Le champ d'application du principe de dignité demeure ainsi limité.
Il l'est encore davantage si l'on examine la jurisprudence administrative. Certes le Conseil d'État présente volontiers l'arrêt Commune de Morsang‑sur‑Orge du 27 octobre 1995 comme une sorte de révolution jurisprudentielle. Le principe de dignité n'y est-il pas présenté comme « une des composantes de l’ordre public » ? Il confirme alors la légalité d’un arrêté préfectoral interdisant le « lancer de nains », spectacle consistant « à lancer, sans aucun égard et le plus loin possible, une personne humaine souffrant d’un handicap physique, ce qui la rabaisse au rang d’objet ». Sans doute, mais il faut bien reconnaître que cette jurisprudence est demeurée isolée, et que la référence au principe de dignité était alors la seule solution pour admettre la légalité de l'annulation de ce spectacle, les requérants ayant omis d’invoquer l’article 3 de la Convention européenne prohibant les traitements inhumains ou dégradants.
Asterix en Hispanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1969
Le droit européen
La Cour de cassation, quant à elle, fonde sa jurisprudence sur le droit européen de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Or, son article 3 se borne à prohiber la torture ainsi que les peines ou traitements inhumains ou dégradants, sans référence directe au principe de dignité. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le mentionne toutefois dès son arrêt Tyrer c. Royaume-Uni de 1978 pour condamner les châtiments corporels encore en usage dans l’île de Man. Aujourd’hui, elle s’y réfère pour sanctionner les carences de l’État. C’est le cas dans l’arrêt Khan c. France du 28 décembre 2019 lorsque les services compétents n’ont pas pris en charge un mineur étranger, isolé dans la Jungle de Calais ou encore de l’arrêt Jivan c. Roumanie du 8 février 2022 qui rappelle le droit à la dignité des personnes âgées dépendantes.
La Cour de cassation, elle aussi, se montre prudente. Comme le juge administratif, elle a d'abord utilisé le principe de dignité, lorsque c’est la seule voie de droit possible pour apporter une solution équitable au litige qui lui est soumis. C'est ainsi qu'elle a permis de contourner la règle selon laquelle le droit au respect de la vie privée disparait avec son titulaire. A propos de la diffusion dans les journaux de l’image de François Mitterrand sur son lit de mort, le juge a ainsi considéré, en octobre 1998, que le droit à la dignité du défunt subsiste après son décès et peut donner lieu à une sanction pénale. Des jurisprudences comparables ont été adoptées à propos de l'image du préfet Érignac assassiné ou des victimes de l'attentat de Nice en 2017.
En dehors de ces utilisations ponctuelles, la Cour de cassation fait un usage modeste du principe de dignité de la personne, tel qu'il est issu du droit européen. Dans un arrêt du 25 octobre 2019, l'Assemblée plénière avait déjà été saisie à propos d'un dessin de Charlie Hebdo rediffusé lors d'une émission de télévision. L'affiche représentait un excrément fumant surmonté de la mention "C..., la candidate qui vous ressemble". La personnalité politique ainsi mise en cause avait porté plainte pour injure et atteinte à la dignité. L'Assemblée plénière se réfère alors à la CEDH qui, dans son arrêt du 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-uni, énonce que le principe de dignité est "de l'essence ce la Convention". Mais cette déclaration s'accompagne immédiatement d'une importante réserve. En effet, l'Assemblée plénière note que la dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, au
nombre des buts légitimes énumérés à l'article 10, § 2, de la Convention et qui justifient une ingérence dans la liberté d'expression. Ils font en effet l'objet d'une liste qui mentionne "la sécurité nationale, l'intégrité territoriale ou la sûreté
publique, la défense de l'ordre et la prévention du crime, la
protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation
ou des droits d'autrui (...)". Le principe de dignité ne figure pas sur cette liste, et l'Assemblée plénière en déduit qu'il ne saurait être érigé en fondement autonome des restrictions à la liberté d'expression.
L'arrêt du 17 novembre 2023 s'analyse donc comme un refus de modifier la jurisprudence de 2019. La Cour de cassation, comme d'ailleurs les autres juridictions, demeure ainsi attachée à une définition étroite du principe de dignité. Il constitue une sorte de solution de secours lorsque le juge n'a pas d'autre fondement juridique de nature à sanctionner un comportement intolérable au regard des droits les plus élémentaires. Dans tous les autres cas, il préfère utiliser un autre fondement jugé plus solide. Surtout, la Cour de cassation cherche sans doute à éviter d'éventuelles dérives. Le principe de dignité pourrait en effet être utilisé par des militants de toutes sortes pour obtenir l'interdiction d'oeuvres ou de propos qui, tout simplement, ne leurs conviennent pas. Le principe de dignité serait ainsi tiraillé par les uns ou par les autres, et il ne mérite pas un tel traitement.
Le principe de dignité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, introduction