« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 17 septembre 2023

Données personnelles et juridiction de l'État

Il serait dommage que l'arrêt Wieder et Guarnieri c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 12 septembre 2023 passe inaperçu. Il donne en effet d'intéressantes précisions sur les contentieux qui relèvent de la juridiction de la Cour, montrant ainsi que la notion de "juridiction" est plus pertinente que celle d'extraterritorialité. Dans cette affaire, la Cour affirme en effet que les interceptions de communications opérées par les services de renseignement britanniques relèvent de la juridiction de la Cour, quand bien les victimes ne résident pas sur le territoire d'un État partie à la Convention européenne et n'en ont pas la nationalité.

En l'espèce, les requérants sont un Italien domicilié à Berlin et un Américain résidant en Floride. L'un et l'autre sont des militants actifs en matière de protection des données. Tous deux ont appris, grâce aux révélations d'Edward Snowden, qu'ils faisaient parties des personnes espionnées sur le fondement des programmes de surveillance électronique mis en oeuvre par les services de renseignement anglais et américains. Tous deux ont déposé des recours devant les tribunaux britanniques, mais ils se sont heurtés à des décisions d'irrecevabilité au motif qu'ils ne relevaient pas de la juridiction du Royaume-Uni puisqu'ils ne se trouvaient pas sur son territoire. Ils contestent donc ces décisions, et invoquent, bien entendu, l'ingérence dans leur vie privée que cet espionnage a entrainé.

Le texte essentiel en la matière est l'article 1er de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce : "Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention". C'est donc seulement si un requérant est considéré comme relevant de la juridiction de l'État que ce dernier peut être tenu responsable des actes ou omission qui lui sont imputables et qui donnent lieu à une allégation d'atteinte aux droits et libertés garantis dans la Convention. Pour pouvoir statuer sur le fond, la CEDH doit donc d'abord montrer que le fait d'intercepter les communications des requérants les place sous la juridiction du pays qui a procédé à cette surveillance, en l'espèce le Royaume-Uni. 

 

La juridiction territoriale

 

L'arrêt H. F. et autres c. France du 14 septembre 2022 offre déjà une réflexion sur ce sujet. Il porte sur la décision de la France de ne pas rapatrier des personnes vivant dans des camps, dans le nord-est de la Syrie. Elles se revendiquaient comme ressortissants français et estimaient donc être placées sous la juridiction de la France. 

Dans cette décision, la CEDH rappelle que la compétence juridictionnelle d'un État est avant tout territoriale, d'autant que cette compétence est nécessairement limitée par les droits territoriaux des autres États concernés. La Cour a toutefois admis une interprétation souple de la formule "relevant de leur juridiction", en définissant le sens qu'il convient de lui dans son contexte et à la lumière de l'objet et du but de la Convention. Par exception au principe de territorialité, les actes des États parties accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire peuvent relever de leur juridiction. 

La CEDH se livre de manière très méticuleuse à cette appréciation du contexte de l'affaire à la lumière de l'objet et du but de la Convention. Dès son arrêt M. N. et autres c. Belgique du 5 mars 2020, elle estimait que le fait que les autorités belges aient autorisé des ressortissants syriens à faire des demandes de visas au sein de l’ambassade de Belgique à Beyrouth, ne suffisait pas à les placer sous la juridiction territoriale belge. En d'autres termes, cet élargissement exceptionnel de la juridiction territoriale se fonde sur la spécificité du dossier et doit demeurer... exceptionnelle.

Si les règles de compétence territoriale influencent la jurisprudence Wieder et Guarnieri, il n'en demeure pas moins que la Cour européenne énonce une différence de taille. Le placement sous la juridiction de l'État qui intercepte les communications n'est pas une exception, mais un principe général.


Big Brother is watching you. Shepard Fairey, 1989

La juridiction numérique


L'arrêt Wieder et Guarnieri est la première occasion donnée à la CEDH de se prononcer sur sa compétence dans le cas d'une plainte relative à une ingérence dans les communications électroniques d'un requérant. Dans l'arrêt Bosak et autres c. Croatie du 6 juin 2019, la Cour avait contourné le problème dans le cas d'interceptions par les autorités croates des communications deux requérants vivant aux Pays-Bas. Mais ces interceptions s'étaient produites à l'occasion de la surveillance d'un tiers vivant en Croatie avec lequel ils avaient été en contact.

Aujourd'hui, la CEDH se voit contrainte de trancher la question. Elle se réfère à sa jurisprudence de Grande Chambre Big Brother Watch c. Royaume-Uni du 25 mai 2021, dans laquelle elle se penche sur les procédures qui accompagnent les collectes de masse. Elle identifiait alors quatre étapes : l'interception et la conservation initiale des communications, la recherche des données connexes déjà conservées par le système, l'examen par des analystes et enfin la conservation et l'utilisation ultérieures de ces informations. La CEDH a alors considéré que le degré d'atteinte à la vie privée augmentait au fil de ce processus. En effet, les deux premiers stades consistent simplement en une collecte de masse, les données ne donnant lieu à aucune analyse particulière. C'est seulement lorsqu'elles sont identifiées et analysées que l'atteinte à la vie privée prend un relief spécifique.

Le gouvernement britannique a bien essayé de soutenir que l'ingérence dans la vie privée des requérants ne produisait d'effets que sur le territoire où ils se trouvaient eux-mêmes, c'est-à-dire en Allemagne pour l'un, aux États-Unis pour l'autre. Mais la jurisprudence de la CEDH ne va pas vraiment dans ce sens. L'arrêt de Grande Chambre Anheuser-Busch Inc. c. Portugal affirmait déjà, le 11 janvier 2007, qu'une ingérence dans les biens d'une personne a lieu là où il y a ingérence et non là où se trouve le propriétaire. Statuer autrement reviendrait à considérer que la perquisition du domicile d'une personne dans un État partie à la Convention ne relèverait pas de la compétence territoriale de cet État si la personne était à l'étranger au moment de la visite domiciliaire. 

Les arguments développés par le gouvernement britannique sont donc rejetés par la Cour. Elle considère que l'interception des communications ainsi que l'usage qui en est ultérieurement fait porte atteinte à la vie privée de l'expéditeur comme du destinataire des communications. Plus important encore, elle place résolument ces interceptions sous la juridiction de l'État qui en est l'auteur, quel que soit le territoire sur lequel vit la personne qui en est victime. 

La décision est essentielle, car elle donne au droit européen un instrument de lutte particulièrement efficace contre les systèmes juridiques qui entendent s'affranchir des règles issues du droit européen de la protection des données. Il est sans doute utile de rappeler que le système juridique du Royaume-Uni relève de la juridiction de la Cour et que les services de renseignement britanniques, s'ils peuvent agir pour le compte des États-Unis, doivent néanmoins respecter les standards européens de protection des données. Ils perçoivent en effet la vie privée comme une bulle de protection qui entoure l'individu et qui lui permet de bénéficier des droits de la Convention, où qu'il soit.

Les fichiers de renseignement  : Chapitre 8, section 5 § 3 B du manuel de libertés publiques sur internet

 

mercredi 13 septembre 2023

Don de gamètes et accès aux origines


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt Gauvin-Fournis et Silliau c. France du 7 septembre 2023, déclare que le dispositif d'accès aux origines des personnes nées d'un don de gamète n'emporte pas une ingérence excessive dans leur droit à la vie privée.

Les requérants sont nés, dans les années 80, d'une assistance médicale à la procréation (AMP) impliquant un don de gamètes par un tiers. Parvenus à l'âge adulte, chacun a demandé au Centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) dans lequel l'opération s'était déroulée des informations sur le donneur à l'origine de leur conception, dans les deux cas un donneur de sperme. Ils demandaient des éléments non identifiants comme son âge, sa situation professionnelle, sa description physique, le nombre de personnes conçues à partir de ses gamètes, ainsi que ses antécédents médicaux. Mais ils demandaient aussi l'identité du donneur, ce qui signifiait une remise en cause radicale du principe d'anonymat gouvernant le don des produits du corps humain. A l'époque, aucun d'entre eux n'a donc obtenu satisfaction. 

 

L'intervention de la loi bioéthique du 2 août 2021

 

Mais le droit a changé avec la loi bioéthique du 2 août 2021, applicable à partir de septembre 2022. Elle prévoit l'intervention d'une Commission d'accès aux données non identifiantes et à l'identité du tiers donneur (CAPADD). Saisie par les personnes nées d'un don de gamètes, elle a pour mission de prendre contact avec le donneur pour lui demander s'il consent à ce que des données identifiantes ou non soient communiquées au demandeur. L'accès aux origines relève donc d'un accord de volontés entre les deux parties concernées. 

Observons que les requérants ont tous deux épuisé les voies de recours internes avant l'intervention de la loi nouvelle.  L'un d'entre eux a engagé une nouvelle procédure et saisi la CAPADD, mais il n'a pas obtenu satisfaction, car il lui a été répondu que le tiers donneur était décédé et qu'il était donc impossible de solliciter son consentement à une levée de son anonymat. L'autre n'a pas engagé de procédure sur le fondement de la loi nouvelle. 

La Cour refuse toutefois de considérer la requête comme irrecevable, au motif que les recours internes n'ont pas été épuisés. En effet, les contentieux initiés sur le fondement du droit antérieur se sont traduits par un rejet des moyens fondés sur la violation du droit à la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ils peuvent donc toujours se considérer comme victimes d'une violation d'un droit, au sens de l'article 34 de la Convention.

 


 Bébé assis. Henri Ottman (1877-1927)


L'accès aux origines, un accord entre deux volontés


Le droit français ne considère pas vraiment l'accès aux origines comme un droit, mais plutôt comme une possibilité, lorsqu'il existe un accords de volontés entre les deux parties. La question s'est d'abord posée pour les enfants nés sous X. La loi du 22 janvier 2002 a mis en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines, au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné à l’accord de la femme ayant accouché sous X. La loi du 2 août 2021 fait une transposition exacte de cette procédure pour l'appliquer aux enfants nés d'un don de gamètes.

Ce dispositif législatif ne saurait être analysé comme créant un "droit" d'accès aux origines, dès lors que son exercice est conditionné par l'accord du donneur. C'est d'ailleurs ce qu'affirme le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 16 mai 2012 Mathieu E. Il constate en effet que le droit d’accès aux origines n’a pas d’existence juridique. Il estime en revanche que l’accouchement sous X poursuit un objectif de valeur constitutionnelle. En voulant « éviter le déroulement de grossesses et d'accouchements dans des conditions susceptibles de mettre en danger la santé tant de la mère que de l'enfant et prévenir les infanticides (…) », le législateur répond à une préoccupation de santé publique. A propos cette fois de l'anonymat des donneurs de gamètes, le Conseil précise, dans une décision Frédéric L. du 9 juin 2023 que le don de gamètes "n'a pas pour vocation de créer un lien familial".

Le droit français continue donc à reposer sur le principe de l'anonymat du donneur, figurant d'ailleurs, avec valeur législative, dans l'article L 1211‑5 du code de la santé publique. Il permet en effet de garantir le respect de la vie privée du donneur, ou de la mère dans le cas de l'accouchement sous X. Il repose aussi sur la volonté de protéger le principe de gratuité, en rendant presque impossible la recherche d'un donneur contre rémunération. L'accès aux origines ne s'analyse que comme une procédure dérogatoire qui ne peut aboutir sans l'accord des deux personnes concernées.

La CEDH ne raisonne pas différemment dans sa célèbre décision Odièvre c. France du 13 février 2003. Elle déclare en effet, à propos de l'accouchement sous X, que la vie privée de la mère doit être protégée et qu'elle est fondée à demander un anonymat absolu. Si elle reconnaît la procédure d'"accès aux origines", elle se garde bien de la qualifier de droit. Depuis cette date, sa jurisprudence a quelque peu évolué, car elle sanctionne, dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, le système juridique italien qui connaît également l'accouchement sous X, mais qui n'a prévu aucune procédure permettant l'accès aux origines.

L' arrêt Gauvin-Fournis et Silliau c. France ne fait finalement que transposer la jurisprudence Odièvre au cas du don de gamètes. L'accès aux origines apparaît ainsi comme une procédure exceptionnelle, une dérogation au principe de l'anonymat du donneur. On pourrait certes considérer que la Cour fait un choix entre deux facettes du droit à la vie privée. La connaissance des informations identifiantes sur le donneur de gamètes est en effet un élément de la vie privée de la  personne qui en est issue. Mais le donneur, quant à lui, et surtout à l'époque où il a fait ce geste altruiste, comptait sur un anonymat absolu, et c'est aussi sa vie privée. Surtout, derrière sa vie privée, préoccupation incontestable, apparaît aussi un intérêt de santé publique. Avec la dernière loi bioéthique qui ouvre l'AMP aux femmes, seules ou en couple, les inséminations se multiplient et le nombre de donneurs doit aussi s'accroître. La reconnaissance d'un droit d'accès aux origines dans ce domaine aurait pour effet immédiat de dissuader les dons et d'empêcher l'accès à l'AMP de toute une série de personnes. Or le désir d'enfant est aussi un élément de la vie privée.





samedi 9 septembre 2023

Abaya : une décision sans surprise



L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 7 septembre 2023 n'a surpris que ceux qui voulaient absolument voir reconnaître l'illégalité de l'interdiction de porter l'abaya dans les établissements publics d'enseignement secondaire. Les autres, peut-être mieux informés sur le droit positif, n'ont vu dans cette décision que la simple application de la loi du 15 mars 2004 interdisant "le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". 

 

La loi de 2004

 

Ses dispositions n'étaient jamais invoquées par les requérants et ceux qui les soutenaient. Généreusement accueillis dans les médias, ils s'appuyaient sur l'avis du Conseil d'État du 27 novembre 1989. Il avait été sollicité par le gouvernement au moment de l'affaire de Creil, à une époque où un groupe de lycéennes avait tenté de pénétrer dans leur lycée, revêtues d'un voile. A l'époque, le chef du gouvernement, Lionel Jospin, s'était quelque peu défaussé sur le Conseil d'État et celui-ci avait rendu un avis mi-chèvre mi-chou. Il préconisait en effet une approche individualisée des situations, le port du voile pouvait justifier une sanction s'il revêtait le caractère d'un acte de pression et de prosélytisme. Cet avis n'avait, par définition aucun caractère obligatoire, situation qui plaçait les professeurs et les chefs d'établissement dans une situation délicate d'incertitude. 

Quoi qu'il en soit, l'avis est tout récemment ressorti du chapeau de ceux qui contestaient l'interdiction de l'abaya, comme s'il représentait le droit positif d'aujourd'hui. 

Mais ce n'est plus le cas, car la loi du 15 mars 2004 lui a fait perdre tout son sens. Cette fois, une interdiction d'ordre général est posée et il n'est plus question de sonder l'âme et le coeur de chaque élève portant un signe religieux. Pour que l'interdiction soit prononcée, il faut et il suffit que le signe ou la tenue "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse".

Certes, mais c'était avant... Avant la loi du 15 mars 2004 qui, cette fois, pose une règle d'ordre général.


Les Indégivrables. Xavier Gorce, juin 2018

Un vêtement religieux, ou pas


L'ordonnance du juge des référés ne reprend pas l'argument essentiel développé ces derniers jours, dans les médias et à l'audience. Il consistait à affirmer que l'abaya n'est pas un vêtement religieux. Cette ample robe a donc été comparée à une robe du soir, à une "toge" de magistrat, vendue comme kimono, ou encore assimilée à une combinaison de plongée. Ce n'est pas un vêtement religieux, donc l'abaya ne peut pas être juridiquement considérée comme un signe religieux. C'est aussi simple que cela. 

Certes, tout cela est fort drôle, et tout le monde s'est plus à imaginer les élèves venant tous les jours au lycée en combinaison de plongée, avec les palmes, bien entendu académiques. 

Mais le problème est que cette analyse n'a juridiquement aucun intérêt. La jurisprudence administrative portant sur la mise en oeuvre de la loi de 2004 considère en effet que la revendication du caractère non-religieux du vêtement est sans influence sur la décision. Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État est en effet saisi du cas d'un élève portant un turban et, comme pour l'abaya, le requérant affirme qu'il porte une tenue traditionnelle et non pas religieuse. Le juge affirme alors que le jeune lycéen, "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe, et cela sans que l'administration n'ait à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme (...)". Autrement dit, il suffit que le vêtement soit considéré comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée. Le port du vêtement suffit alors à manifester l'appartenance à une religion.  

L'ordonnance de référé du 5 septembre 2023 se situe dans la droite ligne de cette jurisprudence, sans qu'il soit besoin de gloser sur le caractère religieux de l'abaya. Le juge affirme ainsi que "que le port de ce vêtement, qui ne peut être regardé comme discret, constitue une manifestation ostensible de l'appartenance religieuse". Il est donc logiquement interdit sur le fondement de la loi de 2004. 


Vêtement non-religieux, et violation de la liberté de culte

 

Les requérants se sont trouvés devant une difficulté juridique quasi-insurmontable. D'une part, la requête était déposée par l'association "Action Droits des musulmans", dont il convient de noter qu'elle n'avait été rejointe par aucun des groupements habituellement prompts à intervenir dans ce domaine. Bien entendu, conformément aux exigences du référé-liberté posées par l'article L 521-2 du code de justice administrative, l'association a invoqué la violation de toute une série de libertés fondamentales, parmi lesquelles la liberté de culte. D'autre part, durant l'audience, l'association a affirmé le caractère non-religieux de l'abaya, ce qui conduisait nécessairement les juges à se demander pourquoi une association musulman défendait le port d'un vêtement sans rapport avec la religion et pourquoi elle invoquait une atteinte à la liberté de culte.

Il n'était pas facile de sortir de cette contradiction, qui avait d'ailleurs déjà été au coeur du contentieux portant sur le port du burkini dans les piscines de Grenoble. En fait l'association "Action Droits des musulman" n'a pas été en mesure de résoudre ce problème, peut-être insoluble. Elle a d'abord affirmé que les autorités cultuelles étaient seules en mesure de qualifier un vêtement de religieux. Il s'agit-là d'une revendication qui ne reflète évidemment pas l'état du droit. La loi de 2004 confère au contraire aux autorités chargées de son application une marge d'interprétation, ce qui leur permet de sanctionner les tentatives de contournement de ses dispositions. L'association requérante affirme ensuite que le ministre de l'Éducation nationale avait déclaré, en juin 2023, qu'il ne considérait pas l'abaya comme un vêtement religieux. Sans doute, mais la déclaration d'un ministre est dépourvue de toute valeur juridique, et c'est peut-être pour avoir tenu de tels propos que Pap Ndiaye a été remplacé un mois plus tard par Gabriel Attal. L'argument n'était peut-être pas très adroit.

Le dossier de l'association requérante était extrêmement faible, et la décision du juge des référés n'est donc pas une surprise. Plus surprenant est le débat médiatique qui a précédé, débat parfaitement unilatéral. Les médias préfèrent toujours le "buzz" à l'analyse juridique, ce que l'on peut comprendre. Mais en l'espèce, le débat a été littéralement confisqué par quelques militants, finalement assez peu nombreux. 

Aucun n'a jamais cité l'arrêt de 2007, et la plupart se sont bornés à rappeler un avis de 1989 qui n'a plus rien à voir avec le droit positif, ou la loi de 1905 qui, on le confirme, ne traite pas de l'abaya. On observe d'ailleurs que ce dernier texte a été souvent interprété d'étrange manière, certains soutenant que la loi de Séparation ne contenait, d'une façon générale, aucune interdiction. Elle comporte au contraire un grand nombre de prohibitions, notamment en matière de financement des cultes, d'usage des lieux de culte, d'emblèmes religieux dans les lieux publics ou de cérémonies telles que les processions. Et considérer que la loi de 1905 n'interdit pas l'abaya parce qu'elle ne la mentionne pas revient à ignorer totalement que, à l'époque, le culte musulman relevait du droit colonial.

Ces analyses militantes ont suscité une attente de la décision, voire de vains espoirs de suspension de l'interdiction. Elles auront au moins permis de cristalliser le mouvement d'opposition au texte, même extrêmement minoritaire. Les médias pourraient peut être s'interroger sur le rôle qu'ils ont joué dans l'affaire.





jeudi 7 septembre 2023

Zemmour et le Maréchal : la contestation de crime contre l'humanité


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 septembre 2023 a surtout attiré l'attention des médias parce qu'il concernait Éric Zemmour. Il casse en effet une décision de la Cour d'appel de Paris qui, suivant en cela le jugement du tribunal correctionnel, le relaxait du chef de contestation de crime contre l'humanité. La Cour d'appel, autrement composée, devra donc statuer de nouveau sur le cas d'Éric Zemmour, et c'est évidemment ce qu'ont retenu les premiers commentateurs.

Si l'on oublie un peu la personnalité d'Éric Zemmour, la décision de la Cour de cassation devient plus intéressante sur un strict plan juridique. Elle porte sur l'application de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881. Il punit d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende "ceux qui auront contesté l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis par l'article 6 des Accords de Londres", convention qui a créé le Tribunal de Nuremberg. Il punit aussi d'une peine identique "ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière, (...) l'existence d'un crime de génocide, d'un autre crime contre l'humanité (...)".

Les propos reprochés à Éric Zemmour ne peuvent être compris que si l'on tient compte du fait qu'ils s'inscrivent dans un discours tenu depuis plusieurs années. En 2014, dans son livre "Le suicide français" et dans une émission de télévision, il avait affirmé : "Pétain a sauvé des juifs". Interviewé sur CNews le 21 octobre 2019, l'intéressé persiste et signe, mais en énonçant cette fois que "Pétain avait sauvé les juifs français". Interrompu par son interlocutrice, il confirme et ajoute : "C'est encore une fois le réel". On comprend évidemment que l'évolution consistant à dire d'abord que "Pétain a sauvé des juifs" pour ensuite dire qu'il a sauvé "les juifs français" est loin d'être neutre.

Zemmour est poursuivi sur le fondement du  second alinéa de l'article 24 bis de la loi de 1881, celui qui sanctionne le fait de "nier, minorer ou banaliser de façon outrancière" l'existence d'un crime contre l'humanité. La Cour de cassation, en sanctionnant l'arrêt de relaxe de la Cour d'appel, précise les contours de cette infraction. 

 

Une "falsification de l'histoire"


Le pourvoi a un caractère largement inédit. En matière de crime contre l'humanité, l'essentiel de la jurisprudence porte sur des contestations de la réalité des faits commis par l'Allemagne nazie, notamment la minoration du nombre des victimes ou l'existence même des chambres à gaz. Dans le cas présent, Zemmour ne conteste pas l'existence même de l'Holocauste. Il utilise, selon les termes de l'avocat général, "une argumentation procédant d'une falsification de l'histoire", cherchant à exonérer la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation des juifs français. 

L'avocat général rappelle que, dès septembre 1940, de nombreux juifs français ont été privés de leur nationalité. Le maréchal Pétain a même rayé de sa main l'article, figurant dans le statut d'octobre 1940, permettant d'épargner "les descendants de juifs français nés ou naturalisés avant 1860". Le réquisitoire de l'avocat général reprend ainsi les travaux les plus récents des historiens, pour mettre en lumière cette "falsification de l'histoire". Celle-ci est aggravée par deux facteurs. D'une part, l'évolution sémantique visant "les juifs français", ce qui laisse entendre que l'ensemble de la population juive française aurait bénéficié des bonnes actions du Maréchal. D'autre part, les inexactitudes historiques de l'analyse d'Éric Zemmour qui, par exemple, ne distingue pas entre la zone occupée et la zone non-occupée, témoignant d'une volonté de masquer la responsabilité de Vichy dans la politique antisémite de l'époque.

 


 La complainte des nazis. Pierre Dac. BBC, circa 1943-1944

 

Une personne qui n'a pas été condamnée pour crime contre l'humanité

 

Pour confirmer la relaxe d'Éric Zemmour, la Cour d'appel de Paris s'est fondée sur le fait que ses propos portaient sur une personnalité qui n'avait pas été condamnée pour crime contre l'humanité, en l'espèce Philippe Pétain. Il est exact que le maréchal n'a pas été condamné sur ce fondement, mais pour attentat contre la sûreté intérieure de l'État et intelligence avec l'ennemi. A l'époque, le crime contre l'humanité ne figurait que dans les Accords de Londres. Il a donc été utilisé lors des poursuites engagées par le Tribunal de Nuremberg contre les hauts responsables du régime nazi, mais ne pouvait l'être dans un procès relevant du droit interne français. 

Le raisonnement de la Cour d'appel est tout de même très surprenant : parce que Pétain n'a pas été condamné pour crime contre l'humanité, celui qui cherche à exonérer Pétain ne pourrait être poursuivi pour négation de crime contre l'humanité.

La cassation est prononcée sur ce fondement, et l'analyse juridique le laissait prévoir. On observe d'abord que, désormais, le crime contre l'humanité est une infraction figurant dans le code pénal, dans les articles 211-1 et suivants. Dans l'arrêt Barbie du 20 décembre 1985, la Cour de cassation définissait déjà le crime contre l'humanité  comme "les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d'un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique (..) contre le personnes en raison de leur appartenant à une collectivité raciale ou religieuse (...)".  L'arrêt Papon du 23 janvier 1997 précise ensuite que le droit n'exige pas que le complice de crime contre l'humanité ait adhéré à la politique d'hégémonie des auteurs principaux, ni qu'il ait appartenu à une organisation déclarée criminelle par le tribunal de Nuremberg. Enfin, dans un arrêt du 24 mars 2020 rendu à propos de la Rafle du Vél d'Hiv., la Cour admet des poursuites pour des propos tenus à l'égard de personnes ayant participé à la mise en oeuvre d'un crime contre l'humanité, sans en être les organisateurs ou les instigateurs. Cette dernière décision s'inscrit dans une jurisprudence sanctionnant la "minoration outrancière" des exactions commises, et c'est exactement l'action à laquelle se livre Éric Zemmour.

De l'état du droit, la Cour de cassation déduit qu'il importe peu que le maréchal Pétain n'ait pas été condamné pour crime contre l'humanité, dès lors, qu'au regard du droit aujourd'hui applicable, il s'est rendu coupable de complicité d'un tel crime. Prononcer une relaxe sur ce fondement reviendrait en effet à exonérer les auteurs de contestation de crime contre l'humanité. Il suffirait de se référer à Pétain et non pas aux condamnés de Nuremberg pour développer un discours négationniste, et l'infraction serait vidée de sa substance.



 Les crimes contre l'humanité : Chapitre 7, section 1 § 3 du manuel de libertés publiques sur internet


 

dimanche 3 septembre 2023

Métropolite pour être honnête


Les décisions d'irrecevabilité rendues par la Cour européenne des droits de l'homme sont, le plus souvent, sans grand intérêt. Soit le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes, soit il n'invoque aucun moyen de nature à modifier une jurisprudence solidement ancrée, et l'irrecevabilité apparaît comme une évidence. Il en va tout autrement de l'arrêt d'irrecevabilité Lenis c. Grèce rendu le 27 juin 2023, et publié tout récemment sur le site de la Cour.

En 2015, le parlement grec débat d'un projet de loi créant une union civile pour les couples homosexuels. Ce n'est pas encore le mariage pour tous, mais la simple perspective d'un contrat de type Pacs suffit à irriter le requérant, Amvrosios-Athanasios Lenis, métropolite de Kalavryta et d'Égialée au sein de l'Église orthodoxe grecque. Le 4 décembre 2015, il publie sur son blog un article furieux. Il y décrit l'homosexualité comme un "crime social" et un "péché", qualifie les personnes homosexuelles de "lie de la société", de "tarés", de "malades mentaux". Pour faire bonne mesure, il invite ses lecteurs à "cracher sur eux". Évidemment, ce texte a connu une très large diffusion, et les positions du métropolite ont été vivement contestées. Quelques jours plus tard, il publie donc un second texte, sans toutefois retirer le premier ou s'en excuser. Il explique alors qu'il ne voulait pas inciter à la violence et que ses propos visaient essentiellement les politiciens qui tentaient de "régulariser l'immoralité sous sa forme la plus répugnante". 

Quoi qu'il en soit, M. Lenis fut poursuivi pour incitation publique à la violence ou à la haine contre des personnes au motif de leur orientation sexuelle. Il fut finalement condamné à sept mois d'emprisonnement et à trois ans de suspension de fonctions, condamnation confirmée par la Cour de cassation grecque en 2020. Devant la CEDH, le métropolite invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, sa condamnation pénale constituant à ses yeux une atteinte à sa liberté d'expression.

La question posée à la CEDH est finalement assez simple. Peut-on s'abriter derrière la liberté d'expression pour tenir des propos discriminatoires ? En termes juridiques, la question devient : Est-il possible d'invoquer l'article 10 à des fins manifestement contraires à d'autres dispositions de la Convention ? Cela revient à s'interroger sur l'applicabilité en l'espèce de l'article 17 de la Convention qui énonce "qu'aucune des dispositions de la Convention ne peut être interprétée comme impliquant (...) un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention (...)".

Pour écarter le recours, la CEDH s'appuie à la fois sur la conformité du droit grec à la Convention et sur l'article 17. 

 


 On a volé la cuisse de Jupiter. Philippe de Broca. 1980


Le contrôle de proportionnalité


Il est vrai que la Cour a toujours fait preuve de libéralisme dans son appréciation de l'étendue de la liberté d'expression. Elle affirme régulièrement que celle-ci est protégée, quand bien même les propos tenus "offensent, choquent ou dérangent". Le moins que l'on puisse dire est que les écrits du métropolite entrent dans cette catégorie. Mais l'article 10 affirme également que les ingérences dans la liberté d'expression sont possibles, si elles sont prévues par la loi, si elles poursuivent un but légitime et si elles sont nécessaires dans une société démocratique. 

En l'espèce, M. Lenis a été condamné sur le fondement d'infractions pénales figurant dans le droit grec, et le dossier montre que les juges internes se sont posé la question de savoir si les propos proférés visaient les parlementaires discutant du projet de loi, ou les personnes homosexuelles en général. Il ne fait aucun doute, en l'espèce, que le métropolite s'adressait à ces dernières, lorsqu'il les qualifiait de "lie de la société", de "tarés", ou de "malades mentaux". Sa défense, fondée sur le fait qu'il s'adressait aux parlementaires, avait été entendue par les juges de première instance qui l'avaient relaxé. Mais les juges d'appel et de cassation l'ont rapidement mise en pièces, sans doute moins sensibles aux intérêts de l'Église orthodoxe.

D'une manière générale, dans ce type de contentieux, la CEDH se borne à exercer un contrôle relativement modeste, rappelé par exemple dans l'arrêt Dieudonné M'Bala M'Bala c. France du 20 octobre 2015. Il s'assure simplement que les juges internes se sont assurés de l'exactitude des faits reprochés à l'intéressé et que la sanction prononcée était proportionnée par rapport au but poursuivi. Tous les systèmes juridiques européens intègrent dans leur droit pénal une sanction pour des propos discriminatoires liés à l'orientation sexuelle des personnes. En l'espèce, la condamnation n'était pas déraisonnable, et la Cour n'entend pas, sur ce point, se substituer aux juges internes.


L'article 17 de la Convention

 

L'arrêt 'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015 énonce dans quelles conditions l'article 17 peut permettre d'écarter une requête pour abus de droit. 

La CEDH qualifie de "discours de haine" les propos du métropolite. Conformément à sa jurisprudence Özgür Gündem c. Turquie du 16 mars 2000, elle opère cette qualification en se demandant s'ils peuvent être interprétés comme une incitation à la violence. Dans le cas présent, la Cour observe que "le requérant a utilisé des expressions dures qui allaient jusqu'à dénier aux personnes homosexuelles leur nature humaine".  Il a en effet écrit : " Ce ne sont pas des humains ! Ce sont des perversions de la nature !" D'autres extraits sont mentionnés par la Cour, et celle-ci déduit de l'ensemble que le discours va "au-delà de l'expression d'une opinion, même en termes offensants, hostiles ou agressifs", formule déjà employée dans l'arrêt Terentyev c. Russie du 20 janvier 2017

La violence elle-même figure dans les propos du M. Lenis. Celui-ci engage en effet ses lecteurs à "ne pas hésiter" à cracher sur les personnes homosexuelles, discours qui n'a rien de métaphorique, contrairement à ce qu'affirme l'auteur. 

Cette qualification de discours de haine est renforcée par les circonstances particulières de l'affaires. La Cour affirme que les propos du métropolite sont d'autant plus graves qu'il a une influence importante sur les fidèles de sa religion, c'est-à-dire la majorité de la population grecque. Elle note aussi que ce discours très violent a été diffusé sur internet, ce qui lui a conféré une audience très large. Enfin, la Cour observe que les minorités sexuelles doivent bénéficier d'une protection attentive en matière de discours discriminatoire, en raison de la marginalisation qu'elles subissent toujours dans certains États. 

Cette dernière observation laisse penser que la Cour envisage le droit grec dans sa globalité, et pas seulement les propos d'un métropolite plus ou moins sain d'esprit. En affirmant que les personnes homosexuelles subissent toujours une certaine marginalisation dans certains États, la Cour fait peut-être allusion au retard de la Grèce dans ce domaine. Aujourd'hui, huit ans après les propos du métropolite, les homosexuels grecs ne peuvent toujours pas se marier, ni adopter d'enfants.



jeudi 31 août 2023

Bye bye l'abaya ?


Chaque année, les groupements assurant la promotion d'un islam politique testent la résistance de l'État. Après le port du voile au collège, le burkini à la plage, puis plus récemment à la piscine, une nouvelle campagne tend à promouvoir le port de l'abaya dans l'enseignement secondaire. La rentrée des classes est ainsi l'occasion d'une médiatisation de cette campagne.

Le ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, répondant à une question au Journal télévisé de TF1, le 27 août 2023, a quelque peu douché les espoirs de ces groupements. Il a en effet déclaré : « J’ai décidé qu’on ne pourrait plus porter l’abaya à l’école ». On est donc dans l'attente d'un texte, et le ministre annonce une note de service qui devrait intervenir avant la Rentrée. On suppose qu'elle fera l'objet d'un recours devant la juridiction administrative déposé par les associations et groupements qui contestent systématiquement le principe de neutralité dans le service public de l'enseignement.

La question est déjà posée de la légalité de ce futur texte. La recevabilité du recours ne fait aucun doute, Depuis l'arrêt Mme Duvignères du 18 décembre 2002, le Conseil d'État estime qu'un recours pour excès de pouvoir peut être déposé pour contester la légalité d'une circulaire impérative, c'est-à-dire qui impose une interprétation du droit applicable avant l'édiction d'une décision. Cette jurisprudence a ensuite été élargie aux notes de service par  un arrêt du 13 octobre 2008.
 
Sur le fond, les moyens invoqués sont déjà esquissés. Certains militants, sans doute les moins informés en matière juridique, comme Clémentine Autain, assènent affirmation selon laquelle l'interdiction de l'abaya serait "inconstitutionnelle". Bien entendu, ils n'appuient cette assertion sur aucune analyse articulée, et il faut les croire sur parole. D'autres, un peu moins maladroits, estiment qu'une telle interdiction ne peut être prise qu'au "cas par cas", en distinguant entre l'abaya portée par prosélytisme et l'abaya portée parce qu'il s'agit d'une "sorte de mode" chez les adolescentes. Bien entendu, il appartiendrait au chef d'établissement d'opérer cette distinction, sous le contrôle final du juge administratif. Cette analyse manque de courage car elle revient à faire peser toute la pression de la situation sur un chef d'établissement qui ne dispose même pas d'une norme claire à mettre en oeuvre. Elle manque aussi de fondement juridique car elle s'appuie sur une interprétation ancienne du droit positif.
 

L'inconstitutionnalité de Clémentine

 

Passons rapidement sur l'inconstitutionnalité. On ignore évidemment l'analyse de Clémentine Autain, mais on peut imaginer qu'elle se place sur le terrain de l'atteinte au principe de laïcité qu'elle interprète d'une manière toute personnelle. Il semble en effet délicat, pour elle, de se placer sur celui de l'atteinte à la liberté religieuse protégée par l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dès lors que l'abaya est un vêtement non religieux à ses yeux, elle peut difficilement voir dans son interdiction une atteinte à la liberté religieuse.
 
L'article 1er de la Constitution énonce que "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Mais le contenu du principe de laïcité n'est pas une auberge espagnole juridique que chacun peut interpréter comme il l'entend. L'alinéa 13 du Préambule de 1946 précise d'abord qu'il s'applique dans l'enseignement public : "L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État". L'article L 141-1 du code de l'éducation reprend exactement cette formulation.
 
Sur le fond, Clémentine Autain invoque donc sans doute le principe de laïcité pour affirmer qu'il ne trouve pas à s'appliquer au port de l'abaya, puisqu'il ne s'agit pas d'un vêtement religieux. Il est vrai que la loi du 15 mars 2004 interdisait "le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". Mais l'interprétation de ce texte a donné lieu à une jurisprudence constructive. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) elle-même, dans un arrêt Ghazal c. France du 30 juin 2009 confirme la légalité d'une sanction touchant une élève qui ne voulait pas retirer un "couvre-chef", qui n'avait, selon elle "aucune connotation religieuse". Sur ce point, la décision mérite d'être citée : 
"La Cour réitère qu'une telle appréciation relève pleinement de la marge d'appréciation de l'Etat. En effet, les autorités internes ont pu estimer, dans les circonstances de l'espèce, que le fait de porter un tel accessoire vestimentaire en permanence constituait également la manifestation ostensible d'une appartenance religieuse, et que la requérante avait ainsi contrevenu à la réglementation. La Cour souscrit à cette analyse et relève qu'eu égard aux termes de la législation en vigueur qui prévoit que la loi doit permettre de répondre à l'apparition de nouveaux signes voire à d'éventuelles tentatives de contournement de la loi, le raisonnement adopté par les autorités internes n'est pas déraisonnable".

La CEDH confirme ainsi l'analyse des autorités françaises, parfaitement exprimée dans la circulaire du 18 mai 2004. Il y est précisé que la loi est rédigée de manière à pouvoir s'appliquer à toutes les religions et à "répondre à l'apparition de nouveaux signes, voire à d'éventuelles tentatives de contournement de la loi". Sur le fondement de la jurisprudence Ghazal c. France, le port de l'abaya peut être considéré comme une "tentative de contournement de la loi".

Cette analyse est confortée par la législation récente. L'article 10 de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance rappelle que l'État a pour mission de protéger la liberté de conscience des élèves. Il prononce ainsi une interdiction des "comportements constitutifs de pressions sur les croyances des élèves ou de tentatives d'endoctrinement de ceux-ci. Cette prohibition s'applique dans tous les établissements publics d'enseignement et à leurs abords immédiats (art. L 141-5-2 du code de l'éducation). On peut déduire de ces dispositions que l'abaya, même si elle n'est pas considérée comme un vêtement proprement religieux, peut être vue comme l'affirmation d'une démarche identitaire qui vise à faire pression sur les croyances des élèves, en incitant notamment les jeunes musulmanes à le porter. 

 


 

 

Le "droit constant", tel que l'on voudrait qu'il soit


Une série de juristes vole au secours des porteuses d'abayas, avec des arguments parfois surprenants. Ce vêtement est ainsi comparé à la "toge" du magistrat que l'on ne peut "tout de même pas lui demander d'abandonner". L'amalgame est étrange, à moins que l'auteur considère que la jeune porteuse de l'abaya est, comme un magistrat, contrainte de porter un uniforme ? Il y aurait donc une contrainte qui s'exercerait sur ces jeunes élèves ?... Avouons que l'argument manque d'habileté si l'on veut précisément invoquer la liberté de se vêtir comme on le souhaite. A moins que l'auteur souhaite l'adoption d'un uniforme à l'école ?

Au-delà de ces réjouissantes fantaisies, la plupart des auteurs s'appuient sur le "droit constant" ou, plus exactement, sur ce qu'ils considèrent comme étant le droit positif. Pour eux, il se ramène à la seule loi de 2004 qui ne concerne que les "signes religieux". L'abaya n'est pas un "signe religieux" et ne peut donc pas figurer dans une circulaire d'application de cette loi. 

L'analyse présente une séduisante simplicité. Elle oublie toutefois la formulation de la circulaire du 18 mai 2004 qui envisage l'hypothèse du "contournement" de la loi par le port d'autres vêtements à connotation religieuse. Elle oublie aussi la loi de 2019 qui, quant à elle, prévoit la possibilité d'une interdiction lorsqu'une démarche identitaire vise à faire pression sur les autres élèves. La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dite "loi séparatisme" repose sur cette analyse. Son article premier impose au gestionnaire d'un service public l'obligation de "veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public". La neutralité ne concerne pas seulement les convictions religieuses, mais aussi l'ensemble des prises de position, notamment politiques ou identitaires. Certes, on objectera que ce texte rappelle les contraintes qui sont celles des agents des services publics, mais la loi de 2004 confère au chef d'établissement le soin de faire respecter la neutralité aux usagers du service public de l'enseignement et on ne voit pas pourquoi la définition de la neutralité y serait différente.

Le "droit constant" n'est donc pas tout à fait celui qui est présenté par ces juristes remplis de certitudes un peu courtes. De même affirment-ils qu'une note de service ne saurait poser un principe général d'interdiction, puisque les sanctions d'exclusion doivent être prises au "cas par cas" par le chef d'établissement. Il s'agit là d'une confusion un peu fâcheuse entre l'acte administratif et son fondement juridique. Le fait d'interdire l'abaya de manière générale dans l'enseignement public n'emporte aucune atteinte au principe selon lequel une sanction disciplinaire est toujours prise par une décision individuelle. Elle est d'ailleurs précédée d'une procédure contradictoire, notamment pour inciter l'élève concernée, et surtout ses parents, à accepter de retirer ce vêtement. C'est seulement en cas de refus que la sanction, individuelle, peut être prononcée. Le "cas par cas" ne s'applique donc pas au principe de la prohibition de l'abaya, mais à la procédure disciplinaire éventuelle ainsi qu'aux recours qu'elle peut susciter. 

Il ne fait aucun doute que la note de service de Gabriel Attal fera l'objet d'un recours, et Manuel Bompard a déjà déclaré s'y associer. L'articulation des moyens sera intéressante. Car, pour le moment, les partisans de l'abaya se trouvent dans une situation quelque peu absurde. D'un côté, ils prétendent que ce vêtement n'est pas le moins du monde religieux. De l'autre, ils invoquent une atteinte à la liberté religieuse. Le communiqué du Conseil français du culte musulman (CFCM) révèle cette contradiction. Il affirme d'abord que "l'abaya n'est pas un vêtement religieux. Aucun texte référentiel de l'Islam n'évoque une quelconque abaya". Mais c'est pour ajouter, trois lignes plus tard, que "Bien que ce vêtement n'est pas religieux (...) les risques de stigmatisation et de discrimination pour les jeunes filles présumées musulmanes sont très élevés". Le vêtement n'est pas religieux, mais la discrimination invoquée est religieuse. Et si le vêtement n'est pas religieux, s'il n'a rien de spécifique au culte musulman, pourquoi une association prétendant représenter les personnes de confession musulman intervient-elle dans le débat ?