Il serait dommage que l'arrêt Wieder et Guarnieri c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 12 septembre 2023 passe inaperçu. Il donne en effet d'intéressantes précisions sur les contentieux qui relèvent de la juridiction de la Cour, montrant ainsi que la notion de "juridiction" est plus pertinente que celle d'extraterritorialité. Dans cette affaire, la Cour affirme en effet que les interceptions de communications opérées par les services de renseignement britanniques relèvent de la juridiction de la Cour, quand bien les victimes ne résident pas sur le territoire d'un État partie à la Convention européenne et n'en ont pas la nationalité.
En l'espèce, les requérants sont un Italien domicilié à Berlin et un Américain résidant en Floride. L'un et l'autre sont des militants actifs en matière de protection des données. Tous deux ont appris, grâce aux révélations d'Edward Snowden, qu'ils faisaient parties des personnes espionnées sur le fondement des programmes de surveillance électronique mis en oeuvre par les services de renseignement anglais et américains. Tous deux ont déposé des recours devant les tribunaux britanniques, mais ils se sont heurtés à des décisions d'irrecevabilité au motif qu'ils ne relevaient pas de la juridiction du Royaume-Uni puisqu'ils ne se trouvaient pas sur son territoire. Ils contestent donc ces décisions, et invoquent, bien entendu, l'ingérence dans leur vie privée que cet espionnage a entrainé.
Le texte essentiel en la matière est l'article 1er de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce : "Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention". C'est donc seulement si un requérant est considéré comme relevant de la juridiction de l'État que ce dernier peut être tenu responsable des actes ou omission qui lui sont imputables et qui donnent lieu à une allégation d'atteinte aux droits et libertés garantis dans la Convention. Pour pouvoir statuer sur le fond, la CEDH doit donc d'abord montrer que le fait d'intercepter les communications des requérants les place sous la juridiction du pays qui a procédé à cette surveillance, en l'espèce le Royaume-Uni.
La juridiction territoriale
L'arrêt H. F. et autres c. France du 14 septembre 2022 offre déjà une réflexion sur ce sujet. Il porte sur la décision de la France de ne pas rapatrier des personnes vivant dans des camps, dans le nord-est de la Syrie. Elles se revendiquaient comme ressortissants français et estimaient donc être placées sous la juridiction de la France.
Dans cette décision, la CEDH rappelle que la compétence juridictionnelle d'un État est avant tout territoriale, d'autant que cette compétence est nécessairement limitée par les droits territoriaux des autres États concernés. La Cour a toutefois admis une interprétation souple de la formule "relevant de leur juridiction", en définissant le sens qu'il convient de lui dans son contexte et à la lumière de l'objet et du but de la Convention. Par exception au principe de territorialité, les actes des États parties accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire peuvent relever de leur juridiction.
La CEDH se livre de manière très méticuleuse à cette appréciation du contexte de l'affaire à la lumière de l'objet et du but de la Convention. Dès son arrêt M. N. et autres c. Belgique du 5 mars 2020, elle estimait que le fait que les autorités belges aient autorisé des ressortissants syriens à faire des demandes de visas au sein de l’ambassade de Belgique à Beyrouth, ne suffisait pas à les placer sous la juridiction territoriale belge. En d'autres termes, cet élargissement exceptionnel de la juridiction territoriale se fonde sur la spécificité du dossier et doit demeurer... exceptionnelle.
Si les règles de compétence territoriale influencent la jurisprudence Wieder et Guarnieri, il n'en demeure pas moins que la Cour européenne énonce une différence de taille. Le placement sous la juridiction de l'État qui intercepte les communications n'est pas une exception, mais un principe général.
Big Brother is watching you. Shepard Fairey, 1989
La juridiction numérique
L'arrêt Wieder et Guarnieri est la première occasion donnée à la CEDH de se prononcer sur sa compétence dans le cas d'une plainte relative à une ingérence dans les communications électroniques d'un requérant. Dans l'arrêt Bosak et autres c. Croatie du 6 juin 2019, la Cour avait contourné le problème dans le cas d'interceptions par les autorités croates des communications deux requérants vivant aux Pays-Bas. Mais ces interceptions s'étaient produites à l'occasion de la surveillance d'un tiers vivant en Croatie avec lequel ils avaient été en contact.
Aujourd'hui, la CEDH se voit contrainte de trancher la question. Elle se réfère à sa jurisprudence de Grande Chambre Big Brother Watch c. Royaume-Uni du 25 mai 2021, dans laquelle elle se penche sur les procédures qui accompagnent les collectes de masse. Elle identifiait alors quatre étapes : l'interception et la conservation initiale des communications, la recherche des données connexes déjà conservées par le système, l'examen par des analystes et enfin la conservation et l'utilisation ultérieures de ces informations. La CEDH a alors considéré que le degré d'atteinte à la vie privée augmentait au fil de ce processus. En effet, les deux premiers stades consistent simplement en une collecte de masse, les données ne donnant lieu à aucune analyse particulière. C'est seulement lorsqu'elles sont identifiées et analysées que l'atteinte à la vie privée prend un relief spécifique.
Le gouvernement britannique a bien essayé de soutenir que l'ingérence dans la vie privée des requérants ne produisait d'effets que sur le territoire où ils se trouvaient eux-mêmes, c'est-à-dire en Allemagne pour l'un, aux États-Unis pour l'autre. Mais la jurisprudence de la CEDH ne va pas vraiment dans ce sens. L'arrêt de Grande Chambre Anheuser-Busch Inc. c. Portugal affirmait déjà, le 11 janvier 2007, qu'une ingérence dans les biens d'une personne a lieu là où il y a ingérence et non là où se trouve le propriétaire. Statuer autrement reviendrait à considérer que la perquisition du domicile d'une personne dans un État partie à la Convention ne relèverait pas de la compétence territoriale de cet État si la personne était à l'étranger au moment de la visite domiciliaire.
Les arguments développés par le gouvernement britannique sont donc rejetés par la Cour. Elle considère que l'interception des communications ainsi que l'usage qui en est ultérieurement fait porte atteinte à la vie privée de l'expéditeur comme du destinataire des communications. Plus important encore, elle place résolument ces interceptions sous la juridiction de l'État qui en est l'auteur, quel que soit le territoire sur lequel vit la personne qui en est victime.
La décision est essentielle, car elle donne au droit européen un instrument de lutte particulièrement efficace contre les systèmes juridiques qui entendent s'affranchir des règles issues du droit européen de la protection des données. Il est sans doute utile de rappeler que le système juridique du Royaume-Uni relève de la juridiction de la Cour et que les services de renseignement britanniques, s'ils peuvent agir pour le compte des États-Unis, doivent néanmoins respecter les standards européens de protection des données. Ils perçoivent en effet la vie privée comme une bulle de protection qui entoure l'individu et qui lui permet de bénéficier des droits de la Convention, où qu'il soit.