Les juges refusent parfois de consacrer de nouvelles libertés, pourtant considérées comme fondamentales par leurs promoteurs. Tel est le cas de la liberté de manifester nu et à vélo que le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux écarte dans une ordonnance du 10 août 2023.
Par un arrêté du 8 août 2023, le préfet de la Gironde a interdit la manifestation dénommée "World Naked Bike Ride Bordeaux 2023" qui, précisément, devait se dérouler le 10 août. Partant de Bègles, la manifestation consistait à parcourir environ quinze kilomètres à bicyclette, les participants étant partiellement ou totalement dénudés. Si l'association organisatrice, et requérante, est un groupe de naturistes, il n'en demeure pas moins que ce rassemblement affirmait porter une revendication. Il s'agissait d'attirer l'attention sur "la fragilité du corps humain dans le trafic routier et de manière plus générale sur la fragilité de l'espèce humaine face aux bouleversements écologiques".
Cette revendication aurait-elle été ajoutée pour les besoins de l'action contentieuse ? Elle permet en effet de rattacher un rassemblement naturiste à la liberté de manifester. Or, il est évident que la liberté de manifester est mieux protégée par le droit positif que celle de se promener tout nu et à vélo.
Le refus de consacrer une nouvelle liberté
L'association requérante fonde sa demande de suspension sur l'article L. 521-2 du code de justice administrative qui permet au juge des référés "d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale".
Dans le cas présent, le juge observe qu'aucun texte ne garantit la liberté de circuler en état de nudité sur la voie publique. Autrement dit, ce n'est pas une "liberté fondamentale" au sens de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Elle ne saurait donc constituer le fondement d'un référé. Sur ce point, on note que l'administration préfectorale avait proposé aux organisateurs d'aller se rhabiller, au sens premier du terme. Elle avait en effet subordonné le déroulement du "World Naked Bike Ride Bordeaux 2023", à la condition que les organisateurs acceptent "de manifester avec un minimum de vêtements". Mais ils ont refusé et le préfet a donc pris un arrêté d'interdiction.
A bicyclette ! Photographie, tirage albuminé, circa 1890
La liberté d'expression et de manifestation
Le juge des référés refuse donc d'entrer dans le débat portant sur la nécessité d'être nu pour mettre en évidence "la
fragilité de l'espèce humaine face aux bouleversements écologiques". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) elle-même refuse de considérer que le droit de se promener nu s'analyse comme une liberté rattachée à la liberté d'expression. Pour dire les choses simplement, la CEDH admet le nudisme comme une pratique licite, à la condition qu'il ne soit pas imposé aux tiers.
Dans un arrêt du 28 octobre 2014 Gough c. Royaume-Uni, la Cour reconnaît au requérant le droit de vouloir développer un débat public sur les bienfaits de la nudité, quand bien même il serait le seul à promouvoir une telle doctrine. En soi, cette conviction a parfaitement le droit de s'exprimer. Le problème est que M. Gough, militant écossais de la nudité, se montre nu en public aussi souvent que possible pour exprimer ses convictions sur le caractère inoffensif du corps humain. De 2003 et 2012, il est arrêté plus de trente fois en Ecosse où cette pratique est considérée comme contraire à l'ordre public, l'Ecosse conservant un droit pénal spécifique au sein du Royaume-Uni. D'abord légères, les peines se sont alourdies, d'autant qu'à l'atteinte à l'ordre public s'ajoutait généralement le "Contempt of Court", l'incorrigible militant se présentant devant le juge totalement nu. Entre 2003 et 2012, il passe finalement plus de sept années en prison, souvent à l'isolement, puisque, même sur la paille humide des cachots écossais, il refuse de s'habiller.
Quoi qu'il en soit, la CEDH observe l'absence de consensus au des États parties à la Convention européenne sur cette grave question de la nudité. Certains systèmes juridiques, comme le droit écossais dans l'affaire Gough, se placent sur le terrain de l'ordre public, voire de la morale considérée comme un élément de l'ordre public. Le droit écossais prohibe la nudité, non pas pour des raisons climatiques, mais parce qu'il considère que l'atteinte à l'ordre public est constituée lorsqu'une personne adopte une conduite suffisamment provocatrice pour inquiéter son entourage ("cause alarm to ordinary people") et semer le désordre dans la communauté ("serious disturbance to the community"). En France, la nudité est pénalisée par le délit d'exhibition sexuelle, et c'est précisément sur ce point que se fonde le juge des référés dans sa décision du 10 août 2023.