« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 16 juin 2023

La CEDH blanchit les notes blanches


L'arrêt Mustapha Fanouni c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 15 juin 2023 met définitivement fin à un débat particulièrement vif qui s'était développé durant l'état d'urgence mis en oeuvre après les attentats du 13 novembre 2015.

Sur le fondement de la loi du 3 avril 1955, puis de celle du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence, M. Fanouni a fait l'objet d'une mesure d'assignation à résidence sur le territoire de la commune de Champagne-sur-Oise. Il devait se présenter quatre fois par jour à la Gendarmerie et demeurer à son domicile entre 20 h et 6 h. Les deux arrêtés du ministre de l'Intérieur pris successivement le 16 novembre et le 18 décembre 2015 ont, dans un premier temps, été annulés par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Mais la Cour administrative d'appel de Paris annula ces deux jugements en juin 2016, décision confirmée en cassation par le Conseil d'État, dans un arrêt du 28 décembre 2017.

 


Maison. Hans Emmeneger. 1918

 

Le précédent de l'arrêt Pagerie c. France

 

M. Fanouni se tourne vers la CEDH, car il estime que ces arrêtés d'assignation à résidence portaient une atteinte excessive à sa liberté de circulation. Celle-ci est consacrée par l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, qui énonce : "Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un État a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence". L'exercice de ce droit peut toutefois faire l'objet de restrictions si ces mesures sont "nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales (...)". En l'espèce, le but légitime des assignations en résidence n'est guère contestable, et l'arrêt Pagerie c. France du 18 janvier 2023 en avait déjà décidé ainsi, à propos d'un premier contentieux de l'assignation à résidence en période d'état d'urgence.

La décision Pagerie permettait d'écarter immédiatement le moyen fondé sur l'imprévisibilité de la loi. Il est exact que le premier arrêté concernant M. Fanouni avait été pris sur le fondement de la loi de 1955 et que celle-ci prévoyait alors des conditions d'application plus strictes. Une assignation ne pouvait être prononcée qu'à l'encontre d'une personne "dont l'activité s'avérait dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics". Par la suite, le second arrêté reposait sur les conditions posées par la loi du 20 novembre 2015, élargissant les conditions d'application à une série d'autres motifs déjà mentionnés. Mais en l'espèce, cette différence est sans importance, car les éléments retenus par les autorités montraient que M. Fanouni avait des activités "dangereuses pour la sécurité et l'ordre publics", au sens de la loi de 1955. Une perquisition effectuée chez lui le 16 novembre 2015 avaient en effet permis de saisir des armes et des munitions.  En tout état de cause, les buts énoncés dans les deux lois successives sont suffisamment clairs pour que le principe de prévisibilité de la loi soit considéré comme respecté.

Pour exercer son contrôle de proportionnalité sur les mesures d'assignation, la CEDH prend d'abord en considération l'importance de l'ingérence dans la liberté de circulation du requérant. Elle observe qu'elle a été particulièrement restreinte, puisque il devait respecter un couvre-feu et se rendre quatre fois par jour à la Gendarmerie. En revanche, compte tenu du contexte de menace terroriste, la période d'assignation a été relativement brève et n'a pas dépassé trois mois.

 

Les notes blanches

 

La Cour se penche ensuite sur les motifs invoqués par les autorités pour assigner M. Fanouni à résidence. Se pose alors une question intéressante, car ces motifs s'appuient essentiellement sur une note blanche établie par les services de renseignement, mais dont l'auteur n'est pas identifiable. Il y était mentionné que le requérant avait un comportement un peu étrange dans le stand de tir qu'il fréquentait, demandant notamment de pouvoir disposer une tête factice à la place de la cible pour "lui mettre une balle entre les deux yeux". Il aurait en outre équipé son arme d'un silencieux, affirmant qu'il la portait hors du stand de tir. Mais, aux yeux du requérant, il s'agit là de faits non établis autrement que par la note blanche, dont il conteste la valeur probante.

Sur ce point, la CEDH se tourne vers le droit français, et constate que l'usage des notes blanches fait l'objet de "garanties procédurales suffisantes" et que, sur ce point, les décisions des juges internes "ne sauraient passer pour arbitraire ni pour manifestement déraisonnables".

Les notes blanches sont versées au dossier et débattues contradictoirement, le requérant ayant donc l'occasion de contester leur valeur probante, et c'est d'ailleurs ce qu'ont fait les avocats de M. Fanouni qui ont produit de multiples attestations affirmant qu'il ne s'était jamais fait remarquer par ses positions extrémistes et qu'il était investi dans les associations de son quartier. 

La procédure a donc été celle dont le cadre a été défini par le Conseil d'État. Dans une  ordonnance du 11 décembre 2015, le juge des référés avait déjà  posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Les notes blanches peuvent donc fonder une assignation à résidence, à la seule condition qu'elles soient versées au dossier et que le principe du contradictoire soit donc respecté.

Le juge administratif applique à l'assignation à résidence une jurisprudence déjà ancienne qui concernait l'expulsion. Dans son arrêt ministre de l'intérieur c. Bouziane du 4 octobre 2004, le Conseil d'État jugeait alors que le contenu de notes blanches peut justifier l'expulsion de l'imam de Vénissieux, accusé déjà de prêcher un islam particulièrement radical

La CEDH considère donc que M. Fanouni a bénéficié de garanties procédurales suffisantes, lui permettant de contester l'assignation à résidence dont il faisait l'objet. Il importe donc peu que la décision ait été prise ou non sur le fondement d'une note blanche. La Cour met ainsi fin aux espoirs de certains militants qui considèrent l'activité des services de renseignement comme nécessairement attentatoire aux libertés. Ce n'est pas la position de la Cour qui se borne à s'assurer que leur activité s'accompagne de garanties procédurales de nature à protéger les droits de la défense. Une attitude réaliste, à une époque où la menace terroriste constitue un élément contextuel auquel l'ensemble du système juridique doit s'adapter.

 

L'état d'urgence "terrorisme" : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2 section 2 § 2 A


 


dimanche 11 juin 2023

Le statut du donneur de gamètes


Le 9 juin 2023, le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions M. Frédéric L., sur questions prioritaires de constitutionnalité, relatives aux conséquences juridiques d'un don de gamètes. La première, 2023-1052, réaffirme avec force le principe de l'anonymat du tiers donneur. La seconde, 2023-1053, déclare conforme à la Constitution le premier alinéa de l’article 342-9 du code civil qui interdit l'établissement d'un lien de filiation entre l'auteur du don et l'enfant issu d'une opération d'assistance médicale à la procréation.

Ces deux QPC vont dans le même sens. Elles visent à affirmer clairement que les tiers donneurs ne sont que des tiers donneurs et qu'ils n'ont pas vocation à créer un lien familial avec les enfants issus du don. La précision est utile après l'adoption de la loi bioéthique du 2 août 2021 qui modifie quelque peu les procédures Au-delà, et ce n'est guère surprenant, le Conseil constitutionnel récuse l'idée d'un droit d'accès aux origines qui serait considéré comme absolu.


L'anonymat du donneur

 

L'anonymat est affirmé dans l’article L 1211‑5 du code de la santé publique : « Le donneur ne peut connaître l'identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d'identifier à la fois celui qui a fait don d'un élément ou d'un produit de son corps et celui qui l'a reçu ne peut être divulguée ». Cette exigence impose un double secret, d’une part entre le receveur et le donneur, d’autre part à l’égard des tiers.  

 

Il s’agit de protéger la vie privée des intéressés et d’assurer le respect du principe de gratuité. Le secret rend en effet matériellement impossible au receveur et à sa famille de rechercher eux-mêmes un donneur, le cas échéant contre une rémunération clandestine. En matière de dons d'organes, le secret peut être levé pour nécessité thérapeutique, par exemple lorsque le don ne peut être effectué que par un proche du patient. 

 

Dans le cas particulier du don de gamètes, la loi du 2 août 2021 introduit dans le code de la santé publique un article L 2143-6 qui permet à la personne issue du don de saisir une Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur d’une demande d’accès à ces informations. Le Conseil fait observer que ces procédures ne peuvent être mises en oeuvre qu'avec le consentement du tiers donneur, disposition qui fait de l'éventuelle levée de l'anonymat une prérogative dont il est le seul titulaire.

 

Frédéric L. avait fait un don avant la nouvelle législation, à une époque où la commission n'existait pas. La jurisprudence du Conseil d'État était alors clairement opposée à toute communication de données à la personne née de ce don.

 

Dans un avis du 13 juin 2013, il avait déjà affirmé que le respect de la vie privée ne saurait être invoqué par le seul enfant issu du don de gamètes, désireux de connaître ses origines. Le donneur peut aussi s'en prévaloir, qui a fait un don gratuit et altruiste de produits de son corps, et qui ne désire pas nécessairement nouer ultérieurement des contacts avec l'enfant ainsi conçu. Sa vie privée et familiale risquerait d'en être bouleversée, d'autant que bon nombre de donneurs sont à l'origine de naissances multiples. Dans un arrêt du 12 novembre 2015, ce même Conseil d'Etat, cette fois en formation contentieuse, a logiquement estimé, conformément à son avis de 2013, que la loi française s'efforce de protéger la vie privée de chacun des acteurs d'une insémination avec donneur (IAD) et ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cette jurisprudence a été confirmée dans une décision qui 28 décembre 2017, qui écarte la demande d'un requérant, qui souhaitait connaître l'identité du donneur à l'origine de sa naissance. 

 

En l'espèce, le Conseil constitutionnel est confronté, comme bien souvent, à un conflit de normes. Le schéma est certes inversé par rapport à la situation habituelle, puisque c'est le donneur qui invoque sa vie privée pour identifier la personne dont il a permis la naissance. Cette dernière, à l'inverse, invoque sans doute sa vie privée pour refuser une telle communication. Mais le conflit de normes est identique lorsque c'est l'enfant issu du don qui demande accès à l'identité du donneur.

 

Pour le Conseil constitutionnel, l'intervention de la loi du 2 août 2021 ne change rien à la situation antérieure : le donneur peut demeurer totalement anonyme, sauf s'il donne son consentement à la communication de données identifiantes à la personne née de son don. Il demeure le seul et unique maître de sa décision, et le Conseil précise même qu'il ne doit pas subir des "demandes répétées" visant à lever son anonymat. Du côté de la personne née du don, elle peut également refuser une demande d'identification formulée par le donneur.


Sur ce point, le Conseil se situe dans la droite ligne d'une jurisprudence européenne élaborée à propos de la situation très proche des enfants nés "sous X". Dans sa célèbre décision Odièvre c. France du 13 février 2003, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que la vie privée de la mère doit être protégée et qu'elle est fondée à réclamer un anonymat absolu. La loi du 22 janvier 2002 met tout de même en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP.) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines ou par les femmes ayant accouché "sous X", au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné au double consentement de la femme et de la personne née sous ce régime d'anonymat. La connaissance des origines n’est donc pas le produit d’un droit dont l’enfant serait titulaire, mais d’une rencontre entre deux volontés. 

 

La loi bioéthique de 2021 s'est largement inspirée de ce dispositif. La Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur reçoit les demandes d'accès aux données identifiantes et les transmet soit au donneur, soit à la personne née du don. Chacun d'entre eux peut, s'il le souhaite, faire connaître son identité. L'éventuelle communication des données est aussi une rencontre entre deux volontés.

 

 


"Marie-Thérèse, ne jurez pas !"

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatilliez. 1988

 

Le lien de filiation

 

Dans sa seconde QPC, le Conseil déclare conforme à la Constitution les dispositions de l'article 342-9 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 2 août 2021 : « En cas d’assistance médicale à la procréation nécessitant l’intervention d’un tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de l’assistance médicale à la procréation". Frédéric L. reproche à ces dispositions d'interdire tout établissement d'un lien de filiation, y compris adoptive avec l'enfant né d'un don. A ses yeux, il s'agit d'une violation de son droit de mener une vie familiale normale.

Le Conseil commence par énoncer que le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit, pour le tiers donneur, à l’établissement d’un lien de filiation avec l’enfant issu de son don. Sur ce point, il n'a pas besoin de se livrer à une analyse de fond. Il se borne à affirmer qu'aucune interprétation jurisprudentielle n'a jamais interdit d'établir un lien de filiation par adoption, entre le donneur et la personne née de son don. Les dispositions du Code civil sont la conséquence de la protection de l'anonymat du donneur, mais l'hypothèse d'un double consentement à la communication de données identifiantes n'a pas encore été envisagée par la jurisprudence. Rien ne permet de penser que, dans ce cas, particulier, l'établissement d'un lien de filiation serait écarté.

Dans l'état actuel du droit cependant, le Conseil déclare conforme à la Constitution une disposition qui entend préserver la filiation entre l’enfant et le couple ou la femme qui a eu recours à l’assistance médicale à la procréation. L'interdiction de l'établissement d'un lien de filiation n'a pas d'autre objet, et cette finalité est conforme à la Constitution.

Ces deux QPC se situent dans la ligne d'une jurisprudence qui se montre particulièrement réticente à l'égard de la reconnaissance d'un droit absolu d'accès aux origines. Certes, on peut comprendre le désir des personnes nées d'un don, ou même celui des donneurs qui veulent, à tout prix, fonder une famille. Mais la reconnaissance d'un tel droit conduirait nécessairement à une diminution considérable du nombre des donneurs. Déjà, la loi de 2021 a suscité leur inquiétude car ils sont généralement peu désireux de connaître le fruit de leur don. L'ouverture de l'assistance médicalement assistée aux femmes, seules ou en couple homosexuels, a encore accru ce besoin de donneurs. Il convient donc de ne pas dissuader un acte gratuit de pure générosité.

L'assistance médicale à la procréation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6 section 3 § 2



jeudi 8 juin 2023

IVG : La CEDH renvoie les Polonaises à leur triste situation


Dans son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare irrecevable un recours déposé par huit femmes polonaises s'estimant victimes d'une situation dans laquelle leur droit à l'interruption volontaire de grossesse n'est pas respecté. 

Le droit polonais, on le sait, a considérablement réduit l'accès à l'IVG depuis une loi de 2020 qui interdit d'interrompre la grossesse en cas d'anomalie du foetus. Cette loi est le point d'aboutissement d'un combat engagé par des parlementaires polonais contre une loi de 1993, plus libérale, et qui autorisait l'IVG thérapeutique. En octobre 2020, ils ont finalement obtenu d'une Cour constitutionnelle particulièrement complaisante une déclaration d'inconstitutionnalité de la loi de 1993. 

Dans un contexte très mouvementé, car de nombreuses manifestations ont alors eu lieu en Pologne pour protester contre cette mise en cause du droit à l'IVG, une organisation non gouvernementale, la Fédération pour les femmes et le planning familial, a mis en ligne des formulaires de requête préremplis que huit femmes ont signé. Concrètement, il s'agit de contester devant la CEDH la décision de la Cour constitutionnelle de 2020 et la loi qui a suivi.

Mais la CEDH déclare leur requête irrecevable, au motif que les requérantes ne sont pas "victimes" d'une restriction de leur droit à l'IVG. 

 

 Affiche du Mouvement pour la liberté de l'avortement

circa 1970

 

La "victime"

 

L'article 34 de la Convention énonce que la CEDH "peut être saisie d'une requête par toute personne (...) qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus par la Convention (...)". Cette disposition vise à empêcher l'actio popularis, qui permettrait à toute personne de contester n'importe quelle disposition de droit interne au seul motif de sa prétendue non-conformité à la Convention. Ce principe a notamment été formulé dans l'arrêt Centre for Legal Resources on behalf of Valentin Câmpeanu v. Romaniadu du 17 juillet 2014.

La jurisprudence de la CEDH témoigne toutefois d'un certain libéralisme. Une personne peut en effet être considérée comme une "victime" susceptible de faire un recours si les dispositions juridiques qu'elle conteste l'obligent à modifier son comportement pour ne pas être poursuivie, ou si elle appartient à une catégorie de personnes risquant d'être directement affectée par le texte. Dans l'arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, la Cour avait ainsi admis sans difficulté la recevabilité d'une requête déposée par une femme contre la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Or la requérante n'avait pas été verbalisée sur le fondement de ce texte dans la mesure où il n'était pas encore appliqué au moment du dépôt de son recours. La CEDH a pourtant considéré qu'elle était une "victime potentielle" du texte dans la mesure où il l'obligeait à changer son comportement. Certes, le recours a finalement écarté au fond, ce qui était de nature à satisfaire les autorités françaises. La loi a été jugée conforme "aux exigences fondamentales du "vivre ensemble dans la société française".

Il n'empêche que ce rapprochement dérange. Il apparaît surprenant que le recours d'une femme qui revendique le droit de se couvrir le visage soit considéré comme recevable, alors que celui de huit femmes voulant protéger leur droit à l'IVG thérapeutique soit jugé irrecevable. Sans doute consciente que les commentateurs ne manqueraient pas de comparer les deux affaires, la Cour s'efforce de préciser la notion de victime potentielle.


La "victime potentielle"


Comme la requérante de l'affaire S.A.S. c. France, les huit requérantes faisaient valoir qu'elles étaient des victimes potentielles de la nouvelle loi polonaise, dans la mesure où elles étaient toutes en âge de procréer et susceptibles d'être affectées par les nouvelles dispositions. Chacune d'entre elles avait d'ailleurs rédigé une justification spécifique, liée à sa situation personnelle. Deux mentionnaient qu'elles avaient des problèmes de santé les exposant à un risque plus élevé d'anomalies foetales, deux étaient enceintes et redoutaient des complications, les autres affirmaient qu'elles envisageaient une grossesse, ou, au contraire, y avaient renoncé, dans la crainte de ne pas pouvoir recevoir les soins adéquats en cas d'anomalie grave du foetus. Certes, on ne peut s'empêcher de penser que les requérantes auraient eu intérêt à fonder une association de défense des droits des femmes, car il aurait été sans doute plus difficile d'écarter la requête d'un tel groupement.

Mais elles ne l'ont pas fait, et les éléments communiqués à l'appui du recours n'ont pas été suffisants aux yeux de la CEDH. Se référant à l'affaire S.A.S, elle affirme que seul peut être considérée comme victime potentielle le requérant qui est confronté à un dilemme précis : soit il se plie à la législation, soit il refuse de s'y plier et risque alors des poursuites pénales. Les huit Polonaises ne risquaient pas une contravention de 30 € comme la requérante de S.A.S. Elles risquaient de devoir mener à terme une grossesse, malgré une anomalie très grave du foetus. Quel préjudice est le plus important ? 

La Cour ne répond évidemment pas à cette question. Elle se borne à donner une interprétation très étroite de la notion de victime potentielle, notion très juridique, puisque seules sont concernées les personnes menacées de poursuites. Cette interprétation restrictive est pourtant en contradiction avec sa jurisprudence traditionnelle. Dans l'arrêt Open Door and Dublin Well Woman c. Irlande, du 29 October 1992, elle était saisie par une association qui donnait aux femmes irlandaises des conseils sur les possibilités d'IVG en dehors du territoire irlandais. Au recours de l'association s'étaient jointes deux femmes, Mme X. et Mme Geraghty, qui justifiaient leur requête par le fait qu'elles étaient en âge de procréer. Et à l'époque, sans beaucoup discuter, la CEDH avaient estimé qu'elles étaient susceptibles de "pâtir des restrictions incriminées" et pouvaient donc "se prétendre victimes". Leur recours avaient donc été jugé recevable.

Trente ans après l'arrêt Open Door and Dublin Well Woman, la CEDH adopte le contrepied de cette jurisprudence libérale. Elle interdit aux femmes en âge de procréer de contester une législation qui risque pourtant de les affecter directement. A sa manière, elle offre ainsi à certaines féministes une occasion de dénoncer des discriminations systémiques à l'égard des femmes. Avouons que, sur ce point, elle n'auront pas tort. Quant à la Cour, on peut se demander si elle ne fait pas preuve d'une indulgence particulière à l'égard de la Pologne, État avec lequel elle est en délicatesse depuis longtemps. Une volonté de ne pas envenimer le conflit, au détriment des femmes polonaises.


Le droit à l'IVG : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7 section 3 § 1 B


vendredi 2 juin 2023

Les Invités de LLC. Serge Sur : M. Finkelkraut saisi par l'hubris

 

Le Figaro du 24 mai a publié un entretien avec M. Alain Finkelkraut, dans lequel ce dernier critique de façon véhémente le récent arrêt de la Cour d’appel condamnant Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence. Ceci constitue une réponse à cet entretien, réponse que Le Figaro ne souhaite pas publier.  

 


Serge Sur

 

Membre de l'Institut (Académie des Sciences morales et politiques)

 

 Professeur émérite de droit public de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2)




La colère du Marsupilami. Franquin, circa 1960

 

 

 

Aucun des lecteurs ou auditeurs d’Alain Finkelkraut ne met en doute son intelligence, son talent, sa culture. Il n’en est que plus désolant de lire les propos qu’il tient au sujet de l’arrêt de la Cour d’appel qui condamne Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence dans une affaire dite des Ecoutes. Au surplus, M. Finkelkraut met en cause la présidente de la Cour qui l’a prononcé. Les termes qu’il emploie sont de nature polémique, ils relèvent de l’imprécation et non de la démonstration. Arrêt « aussi révoltant que grotesque »… trois hommes condamnés pour « un délit qu’ils n’ont pas commis ni même tenté de commettre »…

 

M. Finkelkraut fustige « la justice en état d’ivresse ». Ces propos à l’emporte-pièce témoignent pour le moins d’une mauvaise humeur. La mauvaise humeur n’est jamais bonne conseillère. On ne peut certes tout connaître, mais si M. Finkelkraut avait lu la décision et ses 156 pages qui ne laissent rien dans l’ombre, il aurait sans doute pris conscience de la complexité de la procédure et de la précision analytique du jugement, qui répond point par point aux arguments, nombreux, procéduriers, dilatoires, de la défense. Il n’aurait peut-être pas révisé son appréciation, mais il aurait discuté au lieu d’insulter. On ne peut ici reprendre l’ensemble de la décision, mais elle mérite un examen plus serein et mieux informé.

 

C’est ainsi que l’auteur s’en prend personnellement à la présidente de la Cour, qu’il accuse de partialité. Il va plus loin que les avocats, qui n’ont pas, comme ils l’auraient pu, demandé son dessaisissement. Pourquoi donc ne l’ont-ils pas fait, alors qu’ils n’ont épargné aucune argutie ? Allant plus loin encore, il dénonce le « pouvoir judiciaire » français dans son ensemble, ce qui est au mieux un raccourci, au pire une fâcheuse erreur. En effet, il n’existe pas en France de pouvoir judiciaire, mais une autorité judiciaire et des ordres de juridiction distincts – justice judiciaire, justice administrative, justice constitutionnelle, sans parler des juridictions professionnelles spécialisées. La justice est en France éclatée, divisée, incapable de se former comme pouvoir. Et si une juridiction entrave l’action politique, ce ne sont certainement pas les juges ordinaires, et bien plutôt le Conseil constitutionnel.

 

Prétendre que la justice représente une sorte de pouvoir occulte qui, au nom de l’Etat de droit, viendrait paralyser le pouvoir politique relève d’une totale confusion intellectuelle. En outre, M. Finkelkraut confond parquet et magistrature assise – ainsi lorsqu’il énonce que le Parquet national financier a empêché l’élection de M. Fillon à la présidence de la République, alors que sa mise en examen a été prononcée par trois juges d’instruction et non par le parquet. Il a ensuite été condamné par deux juridictions successives, totalement indépendantes, et du parquet, et l’une de l’autre. Laisser entendre qu’il existe une magistrature solidaire, compacte, animée par de noirs desseins à l’encontre de la classe politique relève du complotisme, d’un populisme qui, dans la bouche d’un esprit aussi éclairé qu’Alain Finkelkraut, résonne – et non pas raisonne – comme une fausse note.  

 

M. Sarkozy « s'est servi de son statut d'ancien Président de la République et des relations politiques et diplomatiques qu'il a tissées alors qu'il était en exercice pour promettre une gratification à un magistrat qui a servi son intérêt personnel ». La corruption, comme le note la Cour d’Appel dans sa décision, porte « lourdement atteinte à la confiance publique ». La tolérance à l’égard de la corruption est encore pire. Or elle tend à se répandre : puisque tout le monde fait la même chose, pourquoi s’en prendre à l’un plutôt qu’à l’autre ? Ce poison détruit la démocratie, il corrompt le corps électoral lui-même et provoque abstention ou extrémisme.

 

La solidarité de la classe politique envers les siens contribue à la confusion. Heureusement, elle n’est pas totale. M. Finkelkraut semble associer dans sa défense d’innocents vierges et martyrs François Fillon et Nicolas Sarkozy, en butte à la foule haineuse des robes noires et rouges. Les deux hommes se connaissent bien, et si l’on demande à François Fillon ce qu’il pense de Nicolas Sarkozy et à Nicolas Sarkozy ce qu’il pense de François Fillon, il y aura gros à parier qu’ils seront plus sévères que nos placides magistrats, qui ont la patience de lire et d’écouter, durant de longues années d’instruction et de jugement, les filandreuses apologies d’avocats qui, suivant le mot de l’un d’entre eux, ont le droit de mentir.

 

 

 

mercredi 31 mai 2023

La presse d'investigation, chien de garde de l'État de droit


L'arrêt Mesic c. Croatie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 30 mai 2023, considère qu'un article publié en ligne et mettant en cause le requérant pour des faits de corruption ne porte pas atteinte à sa vie privée.

 

Des pots-de-vin

 

En l'espèce le requérant est l'ancien Président croate, Stjepan Mesic. En 2013, en Finlande, trois employés de la société finlandaise Patria ont été inculpés pour corruption aggravée, dans le cadre d'un contrat d'achat de véhicules blindés par l'armée croate. En février 2015, deux d'entre eux ont été condamnés à des peines d'emprisonnement avec sursis, condamnations d'ailleurs annulées en appel par la suite. Quoi qu'il en soit, le lendemain de cette condamnation, un site croate d'information, Dvevno.hr, publia un article demandant qu'une enquête soit diligentée en Croatie. Le site mettait directement en cause les dirigeants de Patria ainsi que le président de l'époque, M. Mesic, accusé d'avoir touché 630 000 € de pots-de-vin.

Celui-ci a opposé un démenti à ces affirmations. Il a demandé qu'un correctif soit publié mais le site a refusé au motif qu'il n'avait fait que recopier l'acte d'accusation de la justice finlandaise. M. Mesic s'orienta ensuite vers une action en diffamation, mais il fut débouté par le tribunaux croates et par la Cour constitutionnelle. Il s'est alors tourné vers la CEDH, invoquant une atteinte à sa vie privée.

Il n'est pas vraiment contesté, ni d'ailleurs contestable, que la réputation d'une personne est un élément de sa vie privée, quand bien il s'agit d'une personnalité connue et dont l'activité est suivie par les médias. La CEDH a en a jugé ainsi à maintes reprises, notamment à propos de la famille princière monégasque dans l'arrêt Von Hannover 2 du 24 juin 2004, voire à propos d'une campagne de presse diligentée contre un homme politique accusé d'avoir tenu des propos favorables au national-socialisme dans la décision Pfeiffer c. Autriche du 15 février 2008.

Comme c'est souvent le cas, la CEDH se trouve souvent dans une position où elle doit arbitrer entre deux droits et libertés également garantis par la Convention. En l'espèce, le droit à la vie privée protégé par l'article 8 est confronté à la liberté d'expression garantie par l'article 10.

 


 Follow the Money

Les hommes du Président. Alan J. Pakula, 1976

 

Le débat d'intérêt général

 

La notion de débat d'intérêt général permet à la CEDH d'arbitrer en faveur de la liberté de presse, cette notion ayant été également utilisée par les juges croates. D'une manière générale, la CEDH considère toujours comme relevant du débat d'intérêt général les informations portant sur des affaires judiciaires. Elle le rappelle dans l'arrêt Sociedade de Comunicaçao c. Portugal du 27 juillet 2021, à propos d'un compte-rendu par la presse des poursuites judiciaires engagées comme un membre du gouvernement régional des Açores, accusé d'abus sexuels sur mineurs. Bien entendu, cette protection des droits de la presse ne s'applique que si le compte-rendu des affaires judiciaires est effectué de bonne foi et se fonde sur des faits matériellement exacts.

Il appartient donc à la CEDH de s'assurer que les tribunaux croates ont obtenu un équilibre satisfaisant entre la liberté d'expression de la presse et le droit à la réputation de M. Mesic. La Cour européenne ne saurait donc substituer son appréciation à celle des tribunaux internes, mais elle doit seulement vérifier que l'équilibre qu'ils ont mis en oeuvre est conforme aux principes posés par sa jurisprudence. Dans l'arrêt Bédat c. Suisse de 2016, elle estime ainsi que les juges ont réalisé un équilibre satisfaisant en condamnant pour violation du secret de l'instruction un journaliste de la presse "à sensation" qui avait diffusé l'audition d'un conducteur accusé d'avoir tué trois personnes en fonçant sur des piétons à Lausanne, sous le titre racoleur : "la version du chauffard - l'interrogatoire du conducteur fou".

Dans le cas de M. Mesic, l'atteinte à sa réputation est incontestable, dès lors que le site Dvevno.hr, très consulté en Croatie, l'accuse d'avoir commis une infraction particulièrement grave. Mais il n'est pas davantage en doute que le débat est d'intérêt général, car il s'agit d'une affaire de corruption, et que la personne mise en cause n'est rien moins que l'ancien Président de la Croatie, une personne publique "par excellence".

 

Coup de chapeau à la presse d'investigation

 

Tous ces éléments relèvent d'une jurisprudence classique, d'ailleurs reprise par les juges internes. Mais l'apport de l'arrêt de la CEDH réside surtout dans une sorte de coup de chapeau donné à la presse d'investigation. Elle affirme ainsi que "le rôle de "chien de garde" des médias prend une importance particulière dans un contexte où le journalisme d'investigation est une garantie que les autorités peuvent être tenues responsables de leur conduite". Dans la célèbre décision Éon c. France du 14 mars 2013, la CEDH s'était déjà prononcée à propos de la condamnation de la personne qui avait brandi un panneau où était écrit "Casse toi pôv' con" devant le Président Sarkozy. Elle avait alors rappelé que les hommes et les femmes politiques agissaient sous le double contrôle de la presse et du public, ce principe s'appliquant avec une intensité encore plus grande lorsqu'il s'agit du chef de l'État. Et l'ancien Président Masic, comme le Président Sarkozy, avaient été mis en cause à propos de leur vie publique et non pas de leur vie privée. La Cour observe d'ailleurs la prudence des journalistes croates qui n'ont pas affirmé la culpabilité de l'ancien Président mais se sont bornés à reprendre les éléments de la procédure finlandaise, sans émettre de jugements personnels.

Dans ces conditions, la CEDH déduit que les tribunaux croates ont réalisé un équilibre satisfaisant entre les libertés en cause. Il était donc logique, en l'espèce de faire prévaloir la liberté de presse sur le droit à la vie privée. 

Plus largement, cette affirmation du rôle positif de la presse d'investigation comme "chien de garde" de l'État de droit suscite la réflexion. En effet, si la CEDH peut protéger juridiquement cette presse, elle ne peut pas s'opposer efficacement aux menaces dont elle est l'objet. On constate en effet sa lente disparition. Soit elle s'intègre à la presse "engagée", militante, et les investigations ne portent que sur ses opposants politiques, soit elle disparaît financièrement par retrait de ses contrats publicitaires ou rachat par des grands groupes qui changent sa ligne éditoriale, soit elle s'assagit par crainte des poursuites pénales ou tout simplement parce qu'elle pense que c'est le meilleur moyen pour conserver ses lecteurs en période de crise... Cette situation existe malheureusement en France, où les journalistes sont prisonniers de la ligne éditoriale du journal et ne peuvent pas toujours "sortir" les affaires dont ils ont connaissance. Les lanceurs d'alerte eux-mêmes ont bien des difficultés à trouver un interlocuteur dans les médias. Les "chiens de garde" seraient-ils devenus des gentils petits toutous ? 


Liberté d'expression : atteintes aux droits des personnes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 2 § 1 B

 


samedi 27 mai 2023

L'usage des drones à des fins de police administrative


Le juge des référés du Conseil d'État met fin, dans une ordonnance du 24 mai 2023 M. X et Association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO), aux incertitudes qui pouvaient encore exister sur la légalité du recours aux drones en matière de police administrative. Il refuse de suspendre le décret du 19 avril 2023 relatif à la mise en oeuvre de traitements d'images au moyen de dispositifs de captation installés sur des aéronefs pour des missions de police administrative. Ce texte a été pris sur le fondement de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure qui autorise les services de la police et de la gendarmerie nationales à recourir à la captation d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs, drones, hélicoptères, ballons captifs.

 

Les précédents jugements

 

Alors même que le décret d'avril 2023 est très récent, l'ordonnance du juge des référés du Conseil d'État n'est pas la première décision de justice visant à contester l'usage des drones, notamment lorsqu'ils sont utilisés pour surveiller les manifestations. La suspension d'arrêtés préfectoraux autorisant leur utilisation avait déjà été demandée devant le juge des référés de différents tribunaux administratifs, notamment à  Paris, Lyon et Bordeaux le 1er mai 2023. Tous avaient refusé la suspension. En revanche, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen avait suspendu un arrêté préfectoral autorisant l'usage des drones au Havre, mais dans la seule mesure où l'arrêté couvrait une période de huit heures après le début du cortège. 

L'ordonnance du Conseil d'État n'est pas en contradiction avec celles préalablement rendues par les juges des tribunaux administratifs. Au contraire, elle vient conforter la position de l'ensemble des juges saisis dans ce domaine. Après une période durant laquelle l'usage des drones, en matière de police administrative, n'était pas prévue ni encadrée par le droit, ils prennent acte de la création d'un véritable fondement juridique à cette pratique.

 


 Drone. Jason Bourque. 2017

 

Le précédent de 2020

 

Il y a eu une époque, pas si lointaine, où le drone était l'objet d'une sorte d'improvisation juridique. En 2020, les forces de police avaient utilisé à Paris quatre drones pour repérer les rassemblements de personnes, dans un contexte de sortie progressive du confinement lié à la crise sanitaire. Les images captées étaient transmises à un centre de commandement, qui décidait de la conduite à tenir, soit ne rien faire, soit utiliser le haut-parleur intégré au drone pour diffuser un message de mise en garde aux personnes présentes sur le site, soit envoyer des agents susceptibles de verbaliser. 

Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 18 mai 2020, avait suspendu l'arrêté préfectoral autorisant un tel usage des drones. Sa décision ne reposait pas sur une opposition de font à cette technologie en matière de gestion des rassemblements, mais bien davantage sur l'absence de garanties offertes aux personnes dont l'image était ainsi captée. Aucun dispositif ne garantissait en effet que le drone volait suffisamment haut pour empêcher l'identification des personnes. Or, s'il volait bas pour précisément capter des images identifiantes, il violait le Règlement général de protection des données (RGPD), puisque l'avis préalable de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) n'avait pas été demandé.

 

Les garanties apportées par la loi

 

Depuis lors, la loi du 24 janvier 2022 est intervenue, et elle définit le socle juridique sur lequel repose l'usage des drones. L'article L 242-2 du code de la sécurité intérieure (csi) précise que les images captées ne peuvent être visionnées que pendant la durée strictement nécessaire à l'intervention. De même est-il prévu, dans l'article L 242-4 csi que ces dispositifs ne peuvent "ni procéder à la captation du son, ni comporter de traitements automatisés de reconnaissance faciale". Les images ainsi recueillies ne peuvent faire l'objet d'aucune interconnexion avec un autre traitement automatisé. Le décret du 19 avril 2023, celui-là même dont il est demandé la suspension, définit concrètement comment ces garanties sont mises en oeuvres.

Certes, mais elles peuvent être considérées comme insuffisantes et c'est précisément la thèse que soutiennent les requérants. Ils reprochent ainsi au dispositif juridique de ne pas comporter la doctrine d'emploi des drones, c'est-à-dire les situations précises dans lesquelles les drones peuvent être utilisés. De même déplorent-ils qu'il ne soit mentionné nulle part que l'usage des drones s'arrête au domicile des personnes et que le dispositif d'information du public ne soit pas détaillé.


La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 2022


Les garanties apportées à l'usage des drones en matière de police administrative ont pourtant été jugées suffisantes par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier 2022. Il constate que le législateur a dressé une liste précise des finalités d'ordre public qui justifient l'utilisation des drones, notamment lorsque la sécurité des personnes et des biens est particulièrement exposée à des risques de commission de certaines infractions, ou pour protéger des bâtiments publics de tentatives d'intrusion ou de dégradation. S'y ajoutent la menace terroristes et la sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique. Cette dernière finalité est évidemment la plus contestée au nom d'une liberté de manifestation actuellement souvent revendiquée comme absolue. Quoi qu'il en soit, cette liste est considérée comme satisfaisante par le Conseil constitutionnel. De la même manière, il note que l'autorisation préfectorale non seulement détermine cette finalité mais précise aussi le nombre de dispositifs utilisés ainsi que la durée de leur usage. 

Le Conseil constitutionnel a donc déclaré conforme à la Constitution les dispositions législatives autorisant l'usage des drones en matière de police administrative. Dans de telles questions, il était évident que le référé déposé par les requérants demandant la suspension du décret d'application de la loi de 2022 avait peu de chances de prospérer. Sans doute ont-ils pensé que les juges administratifs, qui se sont montrés très protecteurs de la liberté de manifestation en suspendant récemment bon nombre d'arrêtés d'interdiction, continueraient en quelque sorte sur leur lancée, dans une sorte de grand élan protecteur de la liberté de manifester. Mais le Conseil d'État, même en référé, n'est pas aussi enclin que les tribunaux administratifs à adopter des décisions de combat. Surtout, l'ordonnance rendue le 24 mai 2023 ne prive le Conseil d'État d'aucune de ses prérogatives. Il lui appartiendra en effet d'apprécier, au cas par cas, la légalité des arrêtés préfectoraux autorisant l'usage des drones, et de construire une jurisprudence dans ce domaine. Il ne fait aucun doute que les requérants habituels, et notamment l'association ADELICO, l'aideront dans cette mission.


La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1 § 2