L'arrêt Mustapha Fanouni c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 15 juin 2023 met définitivement fin à un débat particulièrement vif qui s'était développé durant l'état d'urgence mis en oeuvre après les attentats du 13 novembre 2015.
Sur le fondement de la loi du 3 avril 1955, puis de celle du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence, M. Fanouni a fait l'objet d'une mesure d'assignation à résidence sur le territoire de la commune de Champagne-sur-Oise. Il devait se présenter quatre fois par jour à la Gendarmerie et demeurer à son domicile entre 20 h et 6 h. Les deux arrêtés du ministre de l'Intérieur pris successivement le 16 novembre et le 18 décembre 2015 ont, dans un premier temps, été annulés par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Mais la Cour administrative d'appel de Paris annula ces deux jugements en juin 2016, décision confirmée en cassation par le Conseil d'État, dans un arrêt du 28 décembre 2017.
Maison. Hans Emmeneger. 1918
Le précédent de l'arrêt Pagerie c. France
M. Fanouni se tourne vers la CEDH, car il estime que ces arrêtés d'assignation à résidence portaient une atteinte excessive à sa liberté de circulation. Celle-ci est consacrée par l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, qui énonce : "Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un État a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence". L'exercice de ce droit peut toutefois faire l'objet de restrictions si ces mesures sont "nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales (...)". En l'espèce, le but légitime des assignations en résidence n'est guère contestable, et l'arrêt Pagerie c. France du 18 janvier 2023 en avait déjà décidé ainsi, à propos d'un premier contentieux de l'assignation à résidence en période d'état d'urgence.
La décision Pagerie permettait d'écarter immédiatement le moyen fondé sur l'imprévisibilité de la loi. Il est exact que le premier arrêté concernant M. Fanouni avait été pris sur le fondement de la loi de 1955 et que celle-ci prévoyait alors des conditions d'application plus strictes. Une assignation ne pouvait être prononcée qu'à l'encontre d'une personne "dont l'activité s'avérait dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics". Par la suite, le second arrêté reposait sur les conditions posées par la loi du 20 novembre 2015, élargissant les conditions d'application à une série d'autres motifs déjà mentionnés. Mais en l'espèce, cette différence est sans importance, car les éléments retenus par les autorités montraient que M. Fanouni avait des activités "dangereuses pour la sécurité et l'ordre publics", au sens de la loi de 1955. Une perquisition effectuée chez lui le 16 novembre 2015 avaient en effet permis de saisir des armes et des munitions. En tout état de cause, les buts énoncés dans les deux lois successives sont suffisamment clairs pour que le principe de prévisibilité de la loi soit considéré comme respecté.
Pour exercer son contrôle de proportionnalité sur les mesures d'assignation, la CEDH prend d'abord en considération l'importance de l'ingérence dans la liberté de circulation du requérant. Elle observe qu'elle a été particulièrement restreinte, puisque il devait respecter un couvre-feu et se rendre quatre fois par jour à la Gendarmerie. En revanche, compte tenu du contexte de menace terroriste, la période d'assignation a été relativement brève et n'a pas dépassé trois mois.
Les notes blanches
La Cour se penche ensuite sur les motifs invoqués par les autorités pour assigner M. Fanouni à résidence. Se pose alors une question intéressante, car ces motifs s'appuient essentiellement sur une note blanche établie par les services de renseignement, mais dont l'auteur n'est pas identifiable. Il y était mentionné que le requérant avait un comportement un peu étrange dans le stand de tir qu'il fréquentait, demandant notamment de pouvoir disposer une tête factice à la place de la cible pour "lui mettre une balle entre les deux yeux". Il aurait en outre équipé son arme d'un silencieux, affirmant qu'il la portait hors du stand de tir. Mais, aux yeux du requérant, il s'agit là de faits non établis autrement que par la note blanche, dont il conteste la valeur probante.
Sur ce point, la CEDH se tourne vers le droit français, et constate que l'usage des notes blanches fait l'objet de "garanties procédurales suffisantes" et que, sur ce point, les décisions des juges internes "ne sauraient passer pour arbitraire ni pour manifestement déraisonnables".
Les notes blanches sont versées au dossier et débattues contradictoirement, le requérant ayant donc l'occasion de contester leur valeur probante, et c'est d'ailleurs ce qu'ont fait les avocats de M. Fanouni qui ont produit de multiples attestations affirmant qu'il ne s'était jamais fait remarquer par ses positions extrémistes et qu'il était investi dans les associations de son quartier.
La procédure a donc été celle dont le cadre a été défini par le Conseil d'État. Dans une ordonnance du 11 décembre 2015, le juge des référés avait déjà posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Les notes blanches peuvent donc fonder une assignation à résidence, à la seule condition qu'elles soient versées au dossier et que le principe du contradictoire soit donc respecté.
Le juge administratif applique à l'assignation à résidence une jurisprudence déjà ancienne qui concernait l'expulsion. Dans son arrêt ministre de l'intérieur c. Bouziane du 4 octobre 2004, le Conseil d'État jugeait alors que le contenu de notes blanches peut justifier l'expulsion de l'imam de Vénissieux, accusé déjà de prêcher un islam particulièrement radical
La CEDH considère donc que M. Fanouni a bénéficié de garanties procédurales suffisantes, lui permettant de contester l'assignation à résidence dont il faisait l'objet. Il importe donc peu que la décision ait été prise ou non sur le fondement d'une note blanche. La Cour met ainsi fin aux espoirs de certains militants qui considèrent l'activité des services de renseignement comme nécessairement attentatoire aux libertés. Ce n'est pas la position de la Cour qui se borne à s'assurer que leur activité s'accompagne de garanties procédurales de nature à protéger les droits de la défense. Une attitude réaliste, à une époque où la menace terroriste constitue un élément contextuel auquel l'ensemble du système juridique doit s'adapter.
L'état d'urgence "terrorisme" : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2 section 2 § 2 A