« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 25 mai 2023

Les Invités de LLC : Chat GPT. L'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel français

 



Liberté Libertés Chéries invite aujourd'hui Chat GPT, un auteur récemment arrivé au sein de la doctrine juridique.

Que pensent les lecteurs de ce nouvel invité et de la qualité de son intervention ? Le débat est ouvert.  


L'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel français

 

Chat GPT




Star Wars. Georges Lucas. 1977



Le Conseil constitutionnel français est une institution chargée de contrôler la conformité des lois à la Constitution française. Il joue un rôle crucial dans le système juridique et politique français en veillant à la protection des droits fondamentaux et à la préservation de l'équilibre des pouvoirs.

L'indépendance et l'impartialité sont deux principes fondamentaux qui garantissent le bon fonctionnement du Conseil constitutionnel. En ce qui concerne l'indépendance, les membres du Conseil constitutionnel sont choisis pour leur compétence juridique et sont nommés pour des mandats non renouvelables afin de prévenir les pressions politiques ou les influences extérieures. Les neuf membres du Conseil constitutionnel sont nommés par différents acteurs institutionnels, notamment le Président de la République, le Président de l'Assemblée nationale et le Président du Sénat. Cela contribue à assurer une certaine diversité et un équilibre des influences au sein du Conseil.

En ce qui concerne l'impartialité, les membres du Conseil constitutionnel doivent prendre leurs décisions en toute objectivité, sans être soumis à des considérations politiques ou partisanes. Ils doivent se conformer strictement aux principes constitutionnels et aux normes juridiques en vigueur. Les délibérations du Conseil constitutionnel sont confidentielles, et ses décisions sont rendues de manière collégiale, ce qui signifie que chaque membre a la possibilité de s'exprimer et d'influencer la décision finale.

De plus, les membres du Conseil constitutionnel ne peuvent exercer aucune autre fonction publique ou politique, afin d'éviter les conflits d'intérêts potentiels. Cela contribue à renforcer leur indépendance et à préserver leur impartialité dans l'exercice de leurs fonctions.

Il convient de noter que l'indépendance et l'impartialité sont des objectifs essentiels, mais qu'ils ne sont pas absolus. Comme toute institution, le Conseil constitutionnel est composé de personnes qui peuvent être influencées par des opinions personnelles ou des interprétations divergentes. Cependant, le cadre institutionnel et les mécanismes en place visent à minimiser ces influences et à garantir un contrôle constitutionnel rigoureux et équitable.

En fin de compte, l'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel français sont essentielles pour préserver l'État de droit et garantir le respect des principes constitutionnels en France.


dimanche 21 mai 2023

Facebook : Faites le mur, pas la guerre


Dans un arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), réunie en Grande Chambre, refuse de sanctionner pour atteinte à la liberté d'expression une condamnation infligée au requérant par la justice française. Il avait dû s'acquitter d'une amende pénale pour provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'un groupe de personnes à raison d'une religion déterminée. Cette sanction ne concernait pas des propos qu'il avait lui-même tenus, mais des commentaires placés sur son "mur" Facebook, qu'il n'avait pas supprimés avec suffisamment de promptitude. Cette décision n'est pas différente, sur le fond, de celle rendue en section le 2 septembre 2021, mais elle insiste davantage sur les devoirs des politiques en matière d'utilisation des réseaux sociaux.

A l'époque des faits, en 2011, le requérant était candidat du Front National aux élections législatives à Nîmes. Sur son mur Facebook, il visait particulièrement l'un de ses adversaires politiques est Franck Proust (UMP). En octobre, il publiait le billet suivant qui, en soi, ne dépasse pas les limites imposées à la liberté d'expression dans le cadre du débat électoral :  « Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député Européen UMP Nîmois, dont le site qui devait être lancé aujourd’hui affiche en une un triple 0 prédestiné... ». Le problème ne réside pas dans ce billet, mais dans les commentaires qui ont ensuite été postés sur ce mur. Plusieurs messages étaient particulièrement violents, et l'un d'entre eux notamment comparait "Nîmes à Alger", "pas une rue sans son Khebab et sa mosquée" etc. Le député était directement nommé comme responsable de cette situation, ainsi que sa compagne : "Merci Franck et Kiss à Leilla". Après une plainte de Leila T., l'enquête démontra que le message avait été rédigé par un employé de la ville de Nîmes, participant à la campagne de Julien Sanchez. Si celui-ci invita ensuite les intervenants à "surveiller le contenu de leurs commentaires", il n'intervint pas immédiatement pour retirer les propos litigieux. Le commentateur et le candidat, malheureux, aux élections ont donc chacun été condamnés à une amende de 4000 € pour provocation à la haine à raison d'une religion déterminée.

Il n'est pas contesté que cette condamnation s'analyse comme une ingérence dans la liberté d'expression, protégée par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Sur le fondement de cette même disposition, cette ingérence n'est licite que si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes, et enfin si elle est nécessaire dans une société démocratique.

 

Une condamnation prévisible


On passera rapidement sur la première condition. L'article 24 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 sanctionne ainsi d'un an d'emprisonnement et de 45 000$ d'amende ceux qui "auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (..)". L'article 23 de ce même texte précise que ce délit s'applique non seulement aux propos diffusés par voie de presse, mais aussi "par tout moyen de communication au public par voie électronique

Sur ce point, la CEDH prend soin d'expliquer aux titulaires de pages Facebook qu'ils sont "producteurs" au sens de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1882. Cette formule signifie concrètement qu'ils assument les responsabilités d'un directeur de publication dans la presse écrite et qu'ils sont donc considérés comme l'auteur principal des infractions commises sur leur mur. Cette disposition a été considérée comme conforme à la Constitution dans une décision QPC Antoine J. du Conseil constitutionnel, datée du 16 décembre 2011. Dès le 16 février 2010, la Cour de cassation avait d'ailleurs cassé la décision d'une cour d'appel qui avait relaxé le responsable d'un blog, sans rechercher s'il pouvait être poursuivi en qualité de producteur. De fait, la condamnation du requérant était non seulement prévue par la loi mais encore parfaitement prévisible.

Le but légitime, quant à lui, est déduit par la CEDH de l'ensemble de cette législation, qui a pour finalité de protéger la réputation d'autrui et d'assurer l'ordre public. 

La question essentielle demeure celle de la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique. L'arrêt Sanchez c. France a ceci de particulier qu'il porte sur le débat politique et que celui-ci fait l'objet d'une protection très sourcilleuse de la part de la Cour. Dans l'arrêt Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, elle rappelle ainsi que la liberté d'expression dans le contexte du débat politique doit être particulièrement protégée. Par conséquent, la marge laissée aux autorités pour limiter l'expression dans ce domaine est nécessairement étroite et la CEDH se livre donc à un contrôle très strict dans ce domaine, principe rappelé dans l'arrêt Féret c. Belgique du 16 juillet 2009.

 


 The Wall. Pink Floyd, 1979


"Les limites à ne pas franchir"


Dans l'arrêt Sanchez c. France, la CEDH développe longuement "les limites à ne pas franchir" dans ce domaine. Elle précise ainsi, comme dans l'arrêt Fleury c. France du 11 mai 2010, qu'une campagne électorale peut comporter des propos non dépourvus d'une certaine dose d'exagération, voire de provocation. En revanche, la limite à ne pas franchir réside dans la réputation et les droits d'autrui. En l'espèce, les propos tenus sur le mur du requérant étaient clairement illicites, précisément parce qu'était en cause la réputation de Leila T., qui possédait un salon de coiffure dans la ville et était donc victime d'un préjudice personnel et professionnel. 

La responsabilité d'une personnalité politique est spécialement importante dans ce domaine, car elle a pour devoir de ne pas diffuser des propos susceptibles de nourrir l'intolérance. Certes, la CEDH reconnaît que le discours politique peut conduire à aborder des sujets sensibles, et il n'est pas interdit de défendre ses positions en matière d'immigration. Mais ces prises de position ne sauraient conduire à des propos "humiliants ou vexatoires", en particulier à l'encontre d'une personne identifiable. La Cour ajoute qu'"un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein", formule figurant dans la décision Féret c. Belgique. Certes, mais il faut reconnaître qu'il n'est pas toujours facile, pour une personne en campagne électorale, de mesurer l'impact exact de ses propos. Sur ce point, la "responsabilité" peut facilement conduire à l'auto-censure. La réalité du programme du candidat risque alors d'apparaître après l'élection, c'est-à-dire trop tard pour éviter la mise en oeuvre de mesures discriminatoires.

 

La responsabilité du fait des tiers

 

Dans le cas du requérant, la question n'est pas celle des propos qu'il a tenus, mais plutôt de ceux qu'il a laissés tenir sur son mur. La CEDH, dans un arrêt du 10 octobre 2013 Delfi AS c. Estonie, pose ainsi un principe de responsabilité des gestionnaires de sites à propos des commentaires qui y sont publiés. Cette jurisprudence impose ainsi, de facto, l'obligation de mettre en place une modération pour apprécier leur licéité. A l'époque, il s'agissait d'une responsabilité purement civile, les critiques formulées dans les commentaires étant dirigés contre une entreprise.

En l'espèce, il est clair que le compte Facebook du requérant ne saurait être assimilé à un "portail sur internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales", comme c'était le cas dans l'affaire Delfi AS. Mais M. Sanchez n'est pas davantage un simple particulier, car il utilise les réseaux sociaux à des fins politiques et électorales. Sa page Facebook invite donc les électeurs à réagir et à commenter ses propos. Elle fonctionne comme un véritable forum. Et il est clair que le requérant, en charge du développement de l'outil internet au sein du Front National, est censé connaître les obligations qui pèsent sur un gestionnaire de forum. Sachant que son mur était accessible à tout le monde, il n'a pris aucune mesure pour mettre en place une modération. Alors même qu'il savait que Leila T. avait porté plainte, il n'a pas supprimé le commentaire litigieux, négligence que la CEDH juge "inexplicable".

La CEDH précise très clairement que M. Sanchez n'est pas condamné en raison des propos qu'il a tenus sur Facebook, et pas davantage pour les propos tenus par l'auteur du commentaire litigieux, même s'il en est responsable. Il est condamné, car il ne les a pas retirés avec une promptitude suffisante. L'arrêt Sanchez c. France vise ainsi à imposer des procédures plus qu'à contrôler des propos. Un gestionnaire de page Facebook ou un auteur de blog n'a pas à s'inquiéter outre-mesure s'il pratique une modération régulière. Il s'agit certes d'une contrainte relativement lourde lorsque les commentaires sont nombreux, mais elle est parfaitement bien-fondée si l'on se souvient que le gestionnaire d'un blog ou d'une page Facebook est responsable de ce qu'il écrit, mais aussi de ce que les autres écrivent. On ne quitte pas le droit de la presse qui a toujours considéré l'éditeur d'un journal comme responsable des propos qui y sont tenus.


Liberté d'expression : atteintes aux droits des personnes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 2 § 1 B

mercredi 17 mai 2023

Élargissement de la compétence universelle


Le 12 mai 2023, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu deux décisions essentielles. Elle élargit en effet les conditions dans lesquelles le juge pénal français peut être compétent pour juger de crimes commis à l'étranger par une personne étrangère sur une victime étrangère. Il s'agit-là d'une affirmation de la compétence universelle, qui vise à poursuivre les auteurs des crimes les plus graves : tortures, génocides, crimes contre l'humanité ou crimes de guerre.

Cette possibilité constitue, à l'évidence, une exception aux règles habituelles de la compétence du juge pénal. En principe, celui-ci juge des crimes commis en France et, sous certaines conditions, de ceux commis à l'étranger, lorsque leur auteur est français ou lorsque la victime est française.

En l'espèce, les requérants sont deux Syriens, M. Abdulhamid C. et M. Majdi N. L'un a été mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité à l'égard d'opposants syriens de 2011 à 2013, l'autre est mis en examen pour crimes de guerre commis en Syrie par un groupe islamiste dont il était membre, entre 2012 et 2018. L'Assemblée plénière, dans ses deux décisions du 12 mai, confirme leur mise en examen, permettant ainsi la poursuite de l'information judiciaire.

 

L'article 689-1 du code de procédure pénale

 

La compétence universelle repose, en droit français sur l'article 689-1 du code de procédure pénale, ainsi rédigé : "En application des conventions internationales, toute personne qui se trouve en France peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises lorsqu’elle est coupable hors du territoire de la République de l'une des infractions énumérées dans les articles suivants". Les dispositions suivantes précisent que les poursuites contre les auteurs de torture reposent sur la Convention de New York contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984.

Quant aux autres crimes susceptibles d'être poursuivis sur le fondement de la compétence universelle, ils sont énumérés dans l'article 689-11. On y trouve le crime de génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, si les faits sont punis par la législation de l'État où ils ont été commis, ou si cet l'État ou celui dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la Convention de Rome de 1998. Dans tous les cas, ces infractions figurent dans le code pénal français et doivent en principe figurer également dans le droit de l'État où elles ont été commises.

Pour établir la compétence des juges français dans le cas des deux Syriens poursuivis, l'Assemblée plénière donne une interprétation large de ces dispositions et des critères qu'elles imposent pour établir la compétence des juges français.

 


  Nuremberg. David Low, 22 nov 1945

 

La double incrimination

 

La personne poursuivie doit avoir commis des faits également punissables par la loi dans l'Etat où ils ont été commis. M. Abdulhamid C. fonde sa défense sur ce point, l'infraction pour crime contre l'humanité ne figurant pas dans le code pénal syrien. On pourrait penser que le législateur syrien veut éviter l'encombrement des tribunaux, mais il n'en est rien, car le droit de ce pays incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture. Mais pas le crime contre l'humanité. C'est sur cette base que le requérant a obtenu de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un premier arrêt du 24 novembre 2021, une décision d'incompétence des tribunaux français. La Fédération internationale des droits de l'homme a toutefois formé une opposition contre cette décision, et le Premier Président de la Cour a renvoyé l'affaire devant l'Assemblée plénière.

Celle-ci se livre à une interprétation moins rigoureuse mais somme toute logique. Elle considère en effet qu'il n'est pas nécessaire que les faits soient qualifiés dans les mêmes termes dans les deux systèmes juridiques. Ce qui est qualifié de crime contre l'humanité en Français peut donc être qualifié de meurtre en Syrie. Il est donc suffisant que les deux ordres juridiques considèrent ces faits comme des crimes. 

De toute évidence, l'Assemblée plénière donne de ce critère une interprétation téléologique, à travers sa finalité. La double incrimination a pour objet de poursuivre des personnes qui ont commis les crimes les plus graves, quel que soit l'endroit où ils ont été commis. Or, une interprétation stricte de la règle de la double incrimination conduirait à la vider de son sens. Les États les plus dictatoriaux, ceux qui n'hésitent pas à recourir aux crimes contre l'humanité n'auraient qu'à ne pas les mentionner dans leur code pénal pour permettre à leurs ressortissants d'échapper aux poursuites. La compétence universelle ne pourrait alors s'appliquer qu'aux citoyens des démocraties libérales, celles qui précisément ne pratiquent pas le crime contre l'humanité.

 

L'auteur des tortures

 

Les actes de tortures, selon l'article 689-2 du code de procédure pénale, sont poursuivis sur le fondement de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. M. Majdi N. est précisément soupçonné d'avoir été le porte-parole du groupe islamiste Jaysh Al-Islam. Actif en Syrie, ce groupe avait enlevé, en décembre 2013, une avocate militante des droits de l'homme, ainsi que son époux et deux collaborateurs. Il s'était par ailleurs livré à toutes sortes d'exactions, parmi lesquelles des tortures et des crimes contre l'humanité.

Pour contester la compétence des juges français, Majdi N. s'appuyait sur l'article premier de la Convention de 1984, qui réprime des actes commis "par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite". L'interprétation de cette disposition est essentielle, si l'on considère notamment le prétendu "État islamique", entité qui n'a jamais été considérée comme un État par la communauté internationale, et dont les membres actifs sont davantage considérés comme des terroristes que comme des fonctionnaires.

L'interprétation donnée par l'Assemblée plénière est de même nature que celle concernant la double incrimination. Elle observe que le groupe Jaysh Al-Islam contrôlait, à l'époque des faits, l'ensemble d'une région, la Ghouta orientale. Si Majdi N. n'était pas un fonctionnaire, il agissait néanmoins comme représentant d'une entité composée de plusieurs milliers de combattants, "qui a exercé des fonctions quasi gouvernementales telles que décrites par les parties civiles, soit une autorité judiciaire, militaire, pénitentiaire, commerciale et religieuse". Le critère utilisé est donc celui d'une contrainte qui s'exerce sur l'ensemble d'une population, sans que l'État, défaillant, puisse réagir d'une manière ou d'une autre. Là encore, l'Assemblée plénière veut éviter la création de véritables sanctuaires territoriaux dans lesquels tous les crimes pourraient être commis, l'absence d'autorité proprement étatique rendant ensuite impossible l'exercice de la compétence universelle.


La résidence habituelle en France

 

Le dernier critère constitue aussi, en quelque sorte, un verrou à la compétence universelle, puisque la personne poursuivie doit impérativement avoir sa résidence habituelle en France. La seule atténuation à cette rigueur se trouve dans le cas des poursuites pour torture, car, dans ce cas, il suffit que la personne "se trouve" sur le territoire français. Dans tous les cas cependant, la personne est appréhendée sur le territoire français. Il est impossible d'aller la chercher dans un quelconque refuge étranger. En ce sens, la compétence universelle n'est pas tout-à-fait... universelle.

L'Assemblée plénière fait pourtant ce qu'elle peut pour donner une interprétation compréhensive de la notion de "résidence habituelle". Le lien de l'intéressé avec la France est apprécié par un faisceau d'indices, tenant certes à la durée de présence sur le territoire mais aussi aux motifs de l'installation, à l'existence de liens avec la France, familiaux, sociaux, matériels ou professionnels. Cette méthode est d'ailleurs celle de la Cour de justice de l'Union européenne, depuis l'arrêt du 22 décembre 2010, Barbara Mercredi c. Richard Chaffe, intervenu certes en matière civile, mais la Cour de cassation l'applique dans le domaine pénal.

Majdi N. estime qu'il n'a pas sa résidence habituelle en France, alors même qu'il y est venu pour suivre une formation revendiquée comme académique. Il fait état d'un domicile en Turquie, qui serait sa résidence habituelle. Une nouvelle fois, l'Assemblée plénière interprète les textes relatifs à la compétence universelle à travers leur finalité. L'exigence de résidence n'a pas d'autre objet que de prouver un rattachement avec la France, afin de fonder les poursuites. Certes, un simple passage sur le territoire n'est pas suffisant pour créer ce lien. Mais, si l'on en croit les travaux préparatoires de la loi du 29 mars 2019, dont est issu l'article 689-11 du code de procédure pénale, "la condition de résidence habituelle n'est pas aussi exigeante que celle de résidence permanente ou de résidence principale". 

L'Assemblée plénière reprend ainsi la liste des éléments permettant de démontrer le lien entre Majdi N. et la France. Ainsi la perquisition effectuée à son domicile a permis de découvrir une carte d'étudiant à son nom, une carte de bibliothèque universitaire, et d'autres documents. Il a effectué quelques déplacements sur le territoire français, a téléphoné à des nombreuses personnes. La surveillance a montré qu'il ne sortait de chez lui que pour se rendre à la mosquée ou s'alimenter, ne se comportant évidemment pas comme un touriste. Tous ces éléments constituent pour le juge le faisceau d'indices permettant d'affirmer que l'intéressé à une résidence habituelle en France.

Les deux décisions du 12 mai 2023 montrent que la compétence universelle, telle qu'elle figure dans les textes en vigueur, ne répond pas tout-à-fait aux espérances d'une justice universelle détachée de toute attache territoriale. Elle ne s'exerce que si la personne est sur le territoire, même si elle ne fait qu'y passer pour un séjour un peu long. 

Mais cette restriction n'est pas le fait de la Cour de cassation, qui s'efforce de rendre efficace un droit de la compétence universelle, avec les moyens dont elle dispose. En allégeant la contrainte de la double incrimination, en élargissant le nombre des criminels susceptibles d'être poursuivis aux membres des groupes agissant pour le compte de l'État islamique, en considérant avec une certaine souplesse la condition de résidence, la Cour rend la compétence universelle un peu plus facile à mettre en oeuvre, et c'est déjà beaucoup.

La compétence universelle : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 1 § 1 B


dimanche 14 mai 2023

Un ministre de l'Intérieur peut-il délibérément ignorer le droit ?


Gérard Darmanin semble ignorer totalement les règles les plus élémentaires qui organisent les libertés de manifestation et de réunion. Il y a moins d'un mois, il donnait pour instruction aux préfets d'imposer des périmètres de protection à Ganges, Vendôme et La Cluse-et-Mijoux, villes accueillant le Président de la République. Il se fondait alors sur la législation anti-terroriste pour tenter d'empêcher les concerts de casseroles, ou tout au moins de les éloigner des caméras de télévision entourant le Président. Si l'arrêté du préfet de l'Hérault n'a pas été contesté car les opposants n'ont pas eu le temps de saisir le juge, celui du préfet du Loir-et-Cher a été suspendu par le juge des référés du tribunal administratif d'Orléans. Il a sanctionné ce qui constituait de fait un détournement de procédure. Quant à. l'arrêté du préfet du Doubs, il a été retiré en catamini pour ne pas connaître le même sort.

Quelques conseillers ont sans doute dit à Gérard Darmanin qu'il avait un peu trop déplu à la gauche, et qu'il convenait désormais de frapper à droite. Le moment semblait propice, après une manifestation qui, le 6 mai, avait réuni environ 500 militants de la droite la plus extrême, arborant cagoules et croix celtiques. Devant l'Assemblée nationale, le ministre de l'Intérieur déclare donc : "J’ai donné comme instruction aux préfets" de prendre "des arrêtés d'interdiction" lorsque "tout militant d’ultradroite ou d’extrême droite ou toute association ou collectif, à (...) déposera des déclarations de manifestations". A ce moment précis, personne ne l'a cru, tant la violation du droit était flagrante. Mais les préfets sont des gens disciplinés par fonction et l'article 28 du Statut de la fonction publique précise que "tout fonctionnaire doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique". Sans doute ont-il oublié la suite de ce même article 28 qui prend soin de préciser que ce devoir d'obéissance s'exerce "sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public". 

L'ordre a donc été exécuté par ces fonctionnaires zélés. Parmi les 5 rassemblements interdits figurent notamment celui de "Place d'Armes" contre "le déclassement de la France", et de l'association "Penser la France" Place Saint-Augustin, ainsi qu'un troisième groupe qui s'était joint à l'hommage à Jeanne d'Arc. Ceux-là n'ont pas eu l'idée de saisir le juge administratif, et les militaires retraités de Place d'Armes ont été dispersés avec la douceur adaptée à leur âge. Ils ont trouvé refuge dans un bistrot. 

La situation est bien différente pour le colloque organisé le 13 mai par l'Action Française, et l'hommage à Jeanne d'Arc prévu le lendemain par "Les Nationalistes". Ils ont en effet déposé un référé-liberté, et les arrêtés d'interdiction ont été suspendus par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Ces décisions étaient parfaitement prévisibles.

 

Le colloque et la liberté de réunion

 

Présentée comme une modalité d’expression collective, la liberté de réunion est exactement contemporaine de la liberté de presse, puisque garantie par une loi du 30 juin 1881. L’évolution vers le libéralisme du régime répressif s’est cependant réalisée en deux étapes.  La loi de 1881 met d’abord fin au régime d’autorisation, pour lui substituer un régime de déclaration préalable auprès des autorités publiques. C’est seulement avec la loi du 28 mars 1907 que ce système disparaît, au profit d’un régime répressif : « Les réunions publiques, quel qu’en soit l’objet, pourront être tenues sans déclaration préalable ». Dans une ordonnance du 19 août 2022 Front National et Institut de formation des élus locaux, le juge des référés du Conseil d'État confirme que la liberté de réunion est bien une liberté fondamentale susceptible de donner lieu à un référé-liberté. Il suspendait alors la décision du maire d'Annecy ordonnant aux responsables du Palais des Congrès de refuser au Front national le droit de tenir son université d'été dans ses locaux.

La liberté de réunion n'a pas clairement bénéficié d'une consécration constitutionnelle, et son contrôle demeure dominé par la célèbre jurisprudence Benjamin du 19 mai 1933. A l'époque, le Conseil d'État avait annulé l'interdiction prononcée par le maire de Nevers d'une conférence prononcée par René Benjamin, un membre de l'Action Française, déjà. Était alors posé le principe d'un contrôle dit maximum sur les actes de police administrative. Depuis cette date, le juge apprécie la proportionnalité de la mesure au regard des nécessités de l'ordre public. En pratique, l'interdiction de l'exercice de la liberté ne peut être justifiée que s'il n'existe pas d'autre moyen de garantir l'ordre, si par exemple l'autorité publique ne dispose pas des forces de police nécessaires à cette mission.

Le colloque de l'Action française doit être qualifié de réunion publique, au sens de la loi de 1881. Après des hésitations qui ont duré tout le XIXe siècle, le juge utilise comme critère essentiel le caractère ouvert ou fermé de la réunion. Est donc publique une réunion ouverte à tous, alors que demeure privée une réunion qui se tient sur invitation nominative. Dans une ordonnance du 7 mars 2011, le juge des référés du Conseil d'État considère ainsi comme publique une réunion tenue dans les locaux de l'École normale supérieure et ouverte à tous, et non pas aux seuls élèves de l'établissement. Dans le cas du colloque de l'Action française, toute personne intéressée pouvait s'inscrire à partir du site de cette organisation, la réunion ayant lieu dans un espace privé ouvert à la location.

Devant le juge des référés, le préfet de police de Paris, M. Nunez, a justifié l'interdiction de cette réunion par le « contexte particulièrement tendu » après « la polémique suscitée par la manifestation organisée par le Comité du 9-Mai ». Il a aussi invoqué les "risques de troubles à l'ordre public", disant que des organisations "proches de la gauche radicale" envisageaient des contre-manifestations. Ces justifications embarrassées ne répondent évidemment pas aux exigences de la jurisprudence Benjamin. En tout état de cause, le colloque de l'Action française pouvait facilement être protégé par les forces de police. En témoigne d'ailleurs le fait qu'il s'est finalement déroulé sans aucun incident. 

 

 

Défilé des Ligues, 6 février 1934

 

Jeanne d'Arc et la liberté de manifester

 

A propos de la manifestation d'hommage à Jeanne d'Arc, le préfet de police a tout simplement repris les mêmes justifications, sans plus de succès. Son arrêté a été suspendu, exactement sur le même fondement de la jurisprudence Benjamin. De toute évidence, le préfet disposait des moyens nécessaires pour assurer la sécurité du rassemblement, et garantir ainsi la liberté de manifester.

Le plus surprenant dans les mésaventures de Gérald Darmanin et des préfets qui exécutent ses ordres, est qu'ils n'ont rien appris de l'histoire récente. Souvenons-nous en effet de la célèbre affaire Dieudonné. En 2014, Manuel Valls, ministre de l'Intérieur de l'époque, avait pris une circulaire ressemblant étrangement aux instructions données par l'actuel ministre. Il invitait les préfets et les maires à interdire un spectacle de Dieudonné, au motif que l'intéressé pourrait y tenir des propos incitant ou faisant l'apologie de l'antisémitisme. Rappelant que le principe de dignité est un élément de l'ordre public depuis le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge de 1995, il voulait que soit prononcée l'interdiction préalable d'un spectacle, autrement dit la censure. C'est sensiblement la situation de Gérald Darmanin qui demande aux préfets d'interdire des manifestations sur le fondement d'atteintes à l'ordre public qui ne sont alors que des hypothèses, d'ailleurs peu probables. 

Or l'affaire Dieudonné s'est révélée une catastrophe pour le ministre de l'Intérieur de l'époque. Certes, il avait obtenu une première ordonnance du juge des référés du Conseil d'État, le 9 janvier 2014, refusant de suspendre l'interdiction du spectacle donné à Saint-Herblain, au nom du principe de dignité. Celui-ci était interprété de manière surprenante, la dignité n'étant pas celle de la personne participant au spectacle comme dans l'affaire Morsang-sur-Orge où la victime d'un "lancer de nain" était particulièrement maltraitée, mais celles d'hypothétiques spectateurs choqués par les propos de Dieudonné. Cette manipulation de la notion d'ordre public a été vivement contestée par une partie de la doctrine juridique, qui y a vu, à juste titre, une attaque directe contre la jurisprudence libérale de l'arrêt Benjamin.

Peut-être Gérald Darmanin et ses conseillers n'ont-ils pas vu que le Conseil d'État a procédé ensuite à un revirement rapide, mais peu médiatisé ? En effet, dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, il confirme cette fois la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne, estimant que la mesure d'interdiction préalable était disproportionnée, l'ordre public pouvant facilement être protégé en l'espèce. Ce faisant, le juge des référés ressuscitait une jurisprudence Benjamin qui n'aurait jamais dû disparaître.

Le ministre de l'Intérieur pensait-il sérieusement que le Conseil d'État accepterait une nouvelle attaque contre la jurisprudence Benjamin ? A moins qu'il vive dans un univers exclusivement politique, dans lequel la règle de droit n'a pas de place ? On peut le croire quand on lit ses propos visant les "militants d’ultradroite ou d’extrême droite". Une telle formule est totalement dépourvue de contenu juridique. Quelle est la différence entre l'ultradroite ou l'extrême droite ? Qui sont les personnes concernées ? De toute évidence, les propos de M. Darmanin étaient improvisés, comme l'ont été les arrêtés préfectoraux qui ont mis en oeuvre ce programme d'interdictions et de censures. En tout cas, le ministre de l'Intérieur a réussi à présenter l'Action française comme la malheureuse victime d'un régime autoritaire. On pensait que le ministre de l'Intérieur avait pour fonction d'assurer le respect des libertés, conformément aux lois qui les réglementent. Hélas, il ignore la loi et il porte atteinte aux principes essentiels qui sont ceux de notre République.





 

mercredi 10 mai 2023

Les Invitées de LLC : François Thibaut : Femmes d'Europe, femmes de France

 


Liberté Libertés Chéries reproduit l'article publié par ThucyBlog le 25 avril 2023. 

Françoise Thibaut est professeur émérite des Universités et Membre correspondant de l'Institut de France (Académie des Sciences Morales et Politiques)

 

Les femmes d’Europe - les Européennes, au sens large, y compris les Américaines du Nord, car les Américains blancs sont des Européens - ont encore beaucoup à revendiquer. Elles ont de nombreux sujets de mécontentement, de frustration, de colère. Parmi elles les Françaises bataillent durement, avec des procédés très divers, pour la reconnaissance de droits, l’abandon de préjugés et d’inégalités. Pour être « reconnues » tout simplement, en tant que femmes, en tant qu’individu à part entière.

 

Le chemin est long et tumultueux, chargé de l’histoire de siècles sinistres. Mais aussi de périodes moins sombres, et de grandes diversités selon les lieux géographiques, les types de société et de catégorie sociale. Les hommes, c’est bien connu, ont peur de ce qu’ils connaissent mal et de ce qui possède un pouvoir hors de leur portée. Pour maîtriser cet inconnu et leur peur, les hommes asservissent les objets de leur crainte : la nature, les animaux, les femmes : ils éliminent ou maîtrisent. Les femmes sont porteuses d’un inconnu incontournable qui interdit de les éliminer : la perpétuation de l’espèce, le secret de la vie : donc on ne peut s’en passer. Alors, l’homme les asservit, les enserre de règles aliénantes, les enferme, les réduit parfois à une quasi-inexistence pour qu’elles ne leur échappent pas, pour qu’elles ne les dominent pas. Ils leurs inventent des pieds minuscules qui ne les portent plus, les parent de crinolines qui les empêchent de passer dans les portes, les affublent d’un régime matrimonial qui leur vole leur nom, leurs biens, jusqu’à leur intégrité physique. Certes, il existe quelques sociétés où les femmes sont dominantes, mais cela est rare, et continue d’être présenté de nos jours comme une exception.

 

Bref, tout cela n’est pas très glorieux. Longtemps considérée comme physiquement faible, ou bien mentalement bécasse, exploitable au-delà du possible, la femme se délie progressivement de ses chaînes, mais c’est pénible, long, difficile, et toujours remis en cause. Certes, certaines périodes sont favorables, les romaines parfois, certains milieux médiévaux, lorsque les hommes sont à la Croisade, une brève embellie révolutionnaire…avec toujours cette différence de sort due à la naissance, à l’accès à l’éducation, à la fortune et aux héritages. Ne parlons pas des veuves britanniques exclues de la succession directe de leur défunt : tout est dans Jane Austen et Thackeray.

 


 Le Devin. René Goscinny et Albert Uderzo, 1972

 

Trois caractéristiques des femmes européennes

 

Mais revenons à notre temps : tout en étant le plus souvent la proie de quelque houle revendicatrice, l’Européenne se caractérise par trois traits principaux qui en font un être féminin tout à fait à part.

 

D'abord le « mariage tardif » : en France à partir du début du 17ème siècle, hors la caste très limitée de la très haute noblesse et des héritiers de souverainetés, il y a peu de mariages d’enfants : les Nobles unissent plutôt des terres et des revenus fonciers, afin de protéger leur patrimoine, les revenus des dits-biens et leur pouvoir dans la durée. Par contre dans les classes moyennes et paysannes, le mariage est soumis à quelques règles aussi impératives que simples : d’abord toute relation sexuelle hors des liens du mariage est un terrible péché : dans un monde pétri de religion et de superstition cette perspective est un moyen assez efficace de contraception. Ensuite le mariage est soumis depuis une Ordonnance de novembre 1639 à l’autorisation parentale, au surplus de l’obligation de publication dû à l’Ordonnance de Blois de 1592 : cette autorisation (qui éclaire bien des romans et des pièces de théâtre) est liée à l’obligation pour les nouveaux mariés de « pouvoir subvenir à leurs besoins », sans aide ni assistance. Le mariage est donc à la fois un sacrement et un contrat, en principe indestructible qui se présente à la fois comme une protection et une servitude. Ce contexte, très familial et quasi clanique, explosera avec la naissance d’un monde ouvrier et du départ massif dans les villes, ce qui explique la déchéance dans laquelle se trouveront souvent les femmes dotées d’enfants plus ou moins réguliers, sans protection juridique.

 

En second lieu la particularité de l’Europe est le principe de monogamie : l’époux européen a une seule épouse, et pas de concubine. Les maîtresse royales sont un anachronisme brillantissime, dû à une tradition d’obligation de « puissance » du souverain, sous toutes ses formes.

 

Partout ailleurs sur la planète, quels que soient l’époque, le territoire et le mode de société, la polygamie est la règle, souvent assortie de concubinage officiel. Cela dans l’obsession de la perpétuation de l’espèce, lorsque l’on se rappelle l’importance de la mortalité infantile. Le mâle « doit » procréer : c’est la règle, en Chine, dans le monde Islamique, aux Indes…. L’Européen, avec son épouse unique, semble pauvre et limité ; il contourne d’ailleurs assez souvent cette obligation, surtout lorsqu’il est noble, ou bien dans l’ambiance coloniale. Inversement, les peuples exotiques, sous l’influence occidentale, et aussi par nécessité économique, adoptent peu à peu des usages plus modérés, tendent souvent à l’épouse unique.  

 

Cette monogamie est, elle aussi, une garantie de la modération de la croissance démographique, ce qui assure l’enrichissement collectif, une garantie de moralité, et une certitude patrimoniale de non-division excessive de l’héritage ; la règle du droit d’ainesse garantit d’ailleurs un peu plus cette assurance. La Révolution, en introduisant l’égalité des héritiers, mènera à la division des patrimoines. Cela explique de nos jours le fait que les « très riches » français sont souvent des « pauvres » au regard des nations qui ont gardé le principe du privilège de la primogéniture.

 

L’obligation monogamique connaît encore bien des distorsions : les latino-américains ont très couramment 2 foyers, voire trois ; la seule limite est l’obligation d’assurer leur subsistance, si possible de manière à peu près égale. Si l’épouse ou le couple sont stériles, cette règle peut virer au drame, voire au meurtre. Les femmes qui ont joui de cette protection d’exclusivité, l’ont aussi payée très chère, souvent au prix de leur vie, dans des enfantements interminables : Thomas Jefferson, ce grand homme, obsédé par la nécessité d’avoir un fils a littéralement « tué » son épouse adorée par des grossesses successives, bien que dangereuses, des fausses couches ou des accouchements aussi répétés que tragiques ; Georgiana, duchesse de Devonshire, fut maudite par la naissance répétée de filles, tant qu’elle n’eut pas mis au monde un héritier ; et Jean Sébastien Bach présenté souvent comme un saint homme : 21 enfants en 2 épouses successives : onze pour la première - qui est morte d’épuisement -, dix pour la seconde et seulement 7 enfants survivants.

 

De nos jours, l’Européen, dont presque tous les nouveaux nés se portent bien, va dans le sens inverse, une « limitation » volontaire des naissances, qui aboutit tragiquement à une dénatalité. Et la règle de monogamie aboutit à ce qui est appelé désormais « la monogamie successive » : on se sépare, divorce, « pacse », avec d’éventuels enfants de passage, ce qui donne ces familles « recomposées » qui en elles-mêmes ne sont pas tellement nouvelles, mais qui dans notre monde complexe et pressé sont difficiles à bien maîtriser.

 

Il n’y a pas si longtemps, le principe religieux était très présent et l’on se mariait pour l’éternité : mais vu le degré élevé de mortalité des femmes en couches, cette « éternité » était parfois fort brève, réduite à quelques années, voire quelques mois : ainsi la malheureuse Jeanne Seymour, troisième épouse d’Henri VIII Tudor, obsédé par sa succession, mère du bref Edouard VI, décédée dans la première année de sa royale union. Quant à Napoléon Bonaparte ?… Nous connaissons tous le dilemme impérial…

 

On sait depuis très peu de temps que le sexe de l’enfant est déterminé par l’homme ; combien d’injustices, de malédictions, de meurtres et de répudiations ont -ils été perpétrés au nom de la recherche de la masculinité ? Que de larmes et de désespérance, quel acharnement, parfois encore dans l’obscurantisme du cerveau masculin. Peut-on dire que l’obsession masculine de la succession mâle est progressivement contrebalancée par la lucidité et l’obstination de femmes clairvoyantes ?  Pourtant la Chine obscure continue à se débarrasser des filles, au grand péril de l’équilibre humain à venir.

 

Ces deux caractères créent une situation féminine très particulière, faite d’avantages incontestables, de respect et d’exclusivismes possibles, assortie d’inconvénients redoutables, d’interdits, de risques vitaux ; soumise à ce système, la femme d’Europe a largement contribué à l’enrichissement de l’Europe ainsi qu‘à l‘émancipation balbutiante de femmes d‘autres régions du globe.

 

Enfin, troisième particularité du sort de l’Européenne : la longue vie autorisée après la possibilité d’enfanter : vu les risques des enfantements et la pauvreté de la médecine, cette possibilité était souvent illusoire ; l’âge moyen de décès des femmes au début du 18ème siècle, est aux alentours de 35 ans, quelle que soit la catégorie sociale : d’un côté la pauvreté et l’ignorance, de l’autre l’obligation de procréer. Mais si elle passe l’obstacle, la veuve, la femme âgée sont autorisées à vivre, à continuer à avoir un rôle social, encouragé d’ailleurs par l’organisation collective - la pratique des marraines qui suppléent les mères décédées. Beaucoup de sociétés de par le monde, notamment en Asie, chez les Indiens d’Amérique, ont eu tendance à se débarrasser des « vieilles » femmes, les envoyant mourir dans les forêts ou les trucidant carrément - bouche inutile à nourrir, décrépitude physique insupportable.

 

La femme âgée est un phénomène récent, par exemple au Japon, actuellement submergé par des petites vieilles très pimpantes qui jouissent de la retraite de leur époux décédé par « burn-out » ou karochi au travail…Depuis fort longtemps, l’Européenne a bénéficié d’une protection juridique dans son grand âge, l’obligation sacrée pour les familles de l’assister et de la considérer, reprise par le Code civil et la Sécurité sociale. Ces Européennes âgées ont largement contribué à la construction d’une mentalité d’affranchissement du joug masculin, par leurs écrits, leurs discours, leur expérience. Une fois de plus, le monde ouvrier du 19ème siècle modifiera cette image, faisant de l’ouvrière âgée une exception. Il faudra attendre la Première Guerre Mondiale et ses immenses conséquences sociales pour que les femmes seules, suppléant les hommes, ayant coupé cheveux et jupes, élevant des orphelins, prennent une place conséquente dans le monde du travail.

 

Un modèle au défi

 

Voilà ce qui donne à l’Européenne une place si particulière dans l’histoire des femmes et dans leur émancipation. Elles sont presque toujours un modèle, et juridiquement on peut s’extasier sur le fait qu’elles aient beaucoup d’avance sur les Africaines, les Indiennes, voire les Chinoises, qui malgré tant de communisme restent très esclavagées.  Par ailleurs, on peut observer que la récente génération de jeunes femmes “très en colères”, souvent wokistes ou apparentées à des mouvements de contestations nord-américains - qui n’ont rien à voir avec nos sociétés européennes - n’apporte que violence et confusion négative aux volontés d’égalisation des conditions. La laideur, la vulgarité, la grossièreté, n’ont jamais rien apporté aux femmes, que rejet et mise à l’écart.

 

Deux évolutions récentes, très rapides, modifient l’image avantageuse des Européennes.

 

D’une part l’absorption, notamment dans l’Union européenne, de populations dites “immigrées” et de familles issues de milieux non-européens, ultra conservateurs ou intégristes, où filles, jeunes filles, épouses sont toujours “soumises” à des codes d’enfermement, d’interdits, de non-identité et non autonomie. Cette imprégnation s’inscrit dans une rétrogradation de la population féminine dans certains quartiers, voire certaines villes. Ces habitudes socio-familiales très enracinées paraissent quasi normales à celles qui les vivent.

 

En second lieu, de nouvelles techniques de procréation, de manipulations scientifiques, permettent d’imaginer pouvoir se passer de père et de mère.  Comme dans les romans ou séries de science-fiction. Le parent “biologique “ récemment apparu remet en cause la stabilité des origines, ouvre de nouvelles perspectives dans lesquelles la femme en tant que génitrice est contournable, donc non indispensable.

 

Ces deux nouveautés se déploient dans un désordre juridique criant car le droit occidental n’est pas “armé” pour affronter des différences sociétales massives aussi aliénantes et brutales. Par ailleurs les prouesses scientifiques restent difficiles à intégrer dans le corpus juridique.

 

Ces mouvements déstabilisent les acquis féminins si chèrement conquis, et rétrogradent la “totalité” de la gent féminine dans la course à l’égalisation des situations. Un point reste toutefois essentiel et souvent méconnu : l’actuelle population mondiale compte numériquement bien plus de femmes que d’hommes ; elles vivent plus longtemps et en bien meilleure forme que ces messieurs !

 

Les inégalités sont encore criantes, plus ou moins pénalisantes selon le lieu géographique, le milieu culturel, le mode de vie : même dans un contexte dit “évolué”, une femme doit toujours être « meilleure » qu’un homme pour être reconnue, respectée. Qu’il s’agisse des élites sociales, intellectuelles, politiques, économiques, les femmes sont encore conçues comme une minorité revancharde et agaçante.

 

Joachim du Bellay magnifiait le teint de rose des jeunes femmes, pleurait leur vieillesse précoce et leur vie fragile, mais il était en extase devant cette fragilité et le bonheur que procure la gent féminine… Souhaitons que les hommes de notre temps se souviennent toujours de l’éblouissement bienfaisant de l’amour des femmes...



La Journée Internationale des Femmes fut officiellement adoptée par l’ONU (résolution 32/142) en 1977, et son statut officiel en France date de 1982. Mais cette initiative est beaucoup plus ancienne : la première Journée nationale des Femmes date de 1909 aux USA, reprise en 1910 au deuxième Congrès des femmes socialistes à Copenhague sur une initiative allemande. La bataille pour les droits des ouvrières commence à ce moment. Les premiers rassemblements en Russie datent de 1913 et en 1921 Lénine décrète le 8Mars Journée des Femmes.

 

Après la 2WW, cette Journée fut adoptée en 1946 par les Républiques d’Europe de l’Est, puis l’Italie et la plupart des pays de l’Ouest. En France, au-delà de son histoire antérieure très particulière, ce sont la CGT et le PC en 1948 qui déclenchèrent la première célébration de cette Journée avec des défilés de revendication des droits. Cette histoire est compliquée, confuse et souvent violente.


dimanche 7 mai 2023

La convention judiciaire d'intérêt public devant la CEDH


La première décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à propos d'une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) est datée du 30 mars 2023, mais elle n'a été publiée que le 4 mai 2023. Il s'agit d'une décision d'irrecevabilité, et il faut reconnaître que ces arrêts ne suscitent en général que fort peu d'intérêt. 

Dans le cas présent, l'arrêt François Ruffin et Association Fakir c. France intéresse d'abord par les faits à son origine. Le requérant, fondateur de l'association Fakir qui édite un journal de même nom, est un parlementaire LFI qui est bien connu comme journaliste et documentariste. En 2015, il réalisa un film documentaire très critique intitulé "Merci Patron", dénonçant la politique de délocalisation du groupe LVMH. Il se trouve que, deux années plus tôt, en 2013, cette firme avait conclu un contrat de consultant avec B.S., ancien directeur du renseignement intérieur. Il s'agissait alors de protéger LVMH contre certains risques, en particulier la contrefaçon. Mais dans les années 2015-2016, l'intérêt de B.S. s'est orienté vers les auteurs du film. Des informateurs ont ainsi été introduits au sein de Fakir, afin de surveiller les activités de l'association et de ses membres, dont François Ruffin.

Lorsqu'une plainte a été déposée contre B.S. et LVMH pour trafic d'influence, les requérants se sont portés partie civile, invoquant le fait qu'ils avaient été surveillés pendant trois ans par un véritable système d'espionnage. Ils ont donc été victimes d'une infraction connexe au trafic d'influence. Ils ont toutefois été très déçus lorsqu'ils ont appris, en décembre 2021, que LVMH avait conclu avec l'État une CJIP, par laquelle l'entreprise acceptait une amende de dix millions d'euros, les poursuites pour trafic d'influence étant alors interrompues sans qu'il y ait procès. L'audience a eu lieu le 17 décembre 2021 et, à l'issue, le président du tribunal judiciaire a rendu une ordonnance de validation de la CJIP.

Les requérants, estimant qu'ils n'avaient pas pu faire valoir leurs droits durant la procédure, ont contesté cette ordonnance, d'abord devant la Cour d'appel, puis devant la Cour de cassation. A l'occasion de leur pourvoi, ils ont également déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), portant sur la conformité à la Constitution de la procédure de CJIP. A leurs yeux, elle portait atteinte au principe d'égalité devant la loi, au respect des droits de la défense et au droit au recours effectif. Ils n'ont pas obtenu satisfaction. Leur pourvoi a été rejeté et la Cour a refusé de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel. Comme la Cour d'appel avant elle, la Cour a rappelé que l'ordonnance validant du CJIP est insusceptible de recours. Les requérants se sont donc tournés vers la CEDH, invoquant la violation de leur droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Mais la CEDH déclare irrecevable leur recours, dans un arrêt qui accable les requérants, en montrant qu'ils ont tout simplement omis d'exercer leur droit, lorsqu'ils y étaient invités.




 

La CJIP


La CJIP est née de la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Elle a un champ d'application limité aux atteintes à la probité commises par des personnes morales, concrètement aux poursuites liées à la corruption, à la fraude fiscale, au blanchiment et au trafic d'influence, comme c'est le cas dans l'affaire LVMH. Aux termes de l'article 41-1-2 du code de procédure pénale (cpp), le procureur de la République peut proposer à la personne mise en cause une convention qui intervient avant même la mise en mouvement de l'action publique. Cette convention est évidemment négociée, mais elle suppose toujours le paiement d'une "amende d'intérêt public", dans le cas présent dix millions d'euros, accompagnée de différentes obligations comme l'application d'un programment de mise en conformité de l'entreprise au regard des normes anti-corruption. 

Cette justice transactionnelle est souvent critiquée, certains l'accusant de permettre aux entreprises "d'acheter leur innocence". Elle présente toutefois un double avantage. D'une part, cette "justice d'adhésion" ne risque pas de se perdre dans les sables de la procédure. On sait en effet que les firmes poursuivies sont accompagnées d'experts juridiques qui savent empiler les recours et gagner du temps, parfois beaucoup de temps. Au moment où l'affaire arrive devant le juge, les faits sont depuis longtemps oubliés, les dirigeants ont changé et le caractère exemplaire de la peine n'apparaît plus clairement. A l'inverse, la CJIP est une procédure rapide, qui impose à l'entreprise de modifier ses comportements. D'autre part, et ce n'est pas le moindre de ses intérêts, elle est particulièrement attractive pour le budget de l'État, les "amendes d'intérêt public" étant généralement très élevées. On considère ainsi que le Parquet national financier (PNF) a fait rentrer dans les caisses de l'État une somme approximative de dix milliards d'euros.

 

Les droits des victimes

 

Quoi qu'il en soit, contrairement à ce que semblent affirmer les requérants, les droits des victimes ne sont pas oubliés lors d'une CJIP. Lorsqu’il propose la conclusion d’une CJIP, le procureur informe la victime de sa décision et fixe le délai dans lequel celle-ci peut lui transmettre tout élément de nature à établir la réalité et l’étendue de son préjudice. Ces dispositions impératives sont prévues par un décret du 27 avril 2017, codifié dans l'article R 15-33-60-1 du code de procédure pénale.

Or c'est exactement ce qu'a fait le parquet de Paris dans l'affaire LVMH. Le 2 décembre 2021, la procédure de CJIP a été engagée et le procureur de la République de Paris envoya, le jour même, un courriel à l'avocat de M. Ruffin et de l'association Fakir, les invitant à lui faire connaître dans les dix jours la réalité et l'étendue de leur préjudice. Aucune réponse n'a été envoyée, l'avocat se bornant à indiquer qu'il était en arrêt de travail. Par ailleurs, rien n'interdit aux victimes d'exercer directement leur droit à indemnisation auprès du tribunal civil, mais de nouveau aucune requête n'a été introduite. M. Ruffin et l'association Fakir étaient, en quelque sorte, aux abonnés absents.

La CEDH affirme, conformément une jurisprudence constante, que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. L'État dispose, sur ce point, d'une certaine marge d'appréciation, sous la seule condition que le justiciable puisse effectivement faire valoir ses droits, et que les éventuelles limitations à ce droit d'accès poursuivent un but légitime, et qu'il existe une proportionnalité entre ce but et les moyens employés. Ce principe a été notamment rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Nicolae Virgiliu Tanase c. Roumanie, rendu le 25 juin 2019.

Dans le cas présent, il est parfaitement clair que le droit d'accès à un tribunal ne faisait l'objet d'aucune atteinte dans sa substance même. Les requérants avaient à leur disposition deux procédures alternatives, soit répondre à l'invitation du procureur leur demandant de joindre leur revendication à la CJIP, soit engager une action civile distincte de la Convention. Ils ont choisi de ne rien faire. Il est un peu surprenant de voir des requérants invoquer une violation du droit d'accès à un tribunal, alors qu'ils ont eux même refusé de participer à la procédure. Doit-on en déduire que leur constitution de partie civile était une posture politique, comme d'ailleurs leur recours devant la CEDH ? Une vision aussi réductrice de la procédure en cours est un peu fâcheuse, si l'on considère qu'ils avaient effectivement été espionnés et que personne ne le contestait. 

En toute hypothèse, la démarche de M. Ruffin et de l'association Fakir témoigne d'un véritable attachement au système capitaliste. D'abord, leur générosité a permis à LVMH de faire quelques économies, puisqu'ils n'ont pas été indemnisés de leur préjudice. Ensuite, ils ont offert à la CEDH l'occasion de consacrer la conformité de la CJIP à la Convention européenne des droits de l'homme. Sans doute ont-ils été conquis par la justice transactionnelle ?