La date du 9 février 2023 restera marquée d'une pierre noire pour la chaîne C8. D'un côté, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) lui a infligé une amende de 3,5 millions d'euros. De l'autre, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 9 février 2023 C8 (Canal +) c. France, ne voit pas d'ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression dans deux précédentes sanctions visant la même chaîne de télévision, l'une de suspension des messages publicitaires pendant quinze jours avant et pendant l'émission contestée, l'autre de 3 millions d'euro.
On l'a compris, c'est encore une fois l'émission de Cyril Hanouna qui se trouve au coeur de ces procédures. La sanction prononcée par l'Arcom le 9 février 2023 porte sur l'émission Touche pas à mon Poste diffusée le 10 novembre 2022. Un invité, le député Louis Boyard (LFI), ancien chroniqueur de l’émission, était invité à s'exprimer sur l’accueil de migrants à bord d’un navire humanitaire. Son intervention s'est rapidement orientée sur les activités en Afrique d'un actionnaire du groupe Canal +, suscitant une réaction très vive de l'animateur qui a qualifié l'intervenant d’« abruti », de « tocard », de « bouffon » et de « merde », avant que ce dernier ne quitte le plateau. Après son départ, les propos injurieux ne se sont pas taris, et l'intervenant a été qualifié de "mange merde",
Devant la CEDH, ce sont deux sanctions qui font l'objet du recours. La première portait sur une émission du 7 décembre 2016, durant laquelle le même Cyril Hanouna avait, sous prétexte d'un jeu, amené une chroniqueuse qui avait les yeux fermés à se livrer à des attouchements sexuels. Bien entendu, le consentement de l'intéressée n'avait pas été sollicité. Cette émission a conduit à la sanction, à l'époque par le CSA, de suspension des messages publicitaires. La seconde sanction concernait l'émission Touche pas à mon Poste du 18 mai 2017. Cyril Hanouna avait alors organisé un canular téléphonique. Il s'était alors entretenu par téléphone avec des personnes répondant à une annonce qu'il avait lui-même publiée sur internet, dans laquelle il se présentait comme un homme bisexuel proposant des "rencontres sans tabou". Cette fois, c'est la sanction de 3 millions d'euros qui a été prononcée. Les recours dirigés contre ces sanctions ont été également rejetés par le Conseil d'État.
Le fait que la sanction la plus récente de l'Arcom ait été rendue publique le même jour que la décision de la CEDH est-il fortuit ? A dire vrai, on ne ne le saura jamais, mais il n'en demeure pas moins que l'arrêt de la CEDH donne un éclairage cru sur les pratiques de Touche pas à mon poste et explique, au moins en partie, la sévérité de la sanction prononcée par l'Arcom le 9 février.
Devant la CEDH, C8 ne peut guère invoquer d'atteintes aux droits de la défense. Que ce soit à l'époque du CSA ou aujourd'hui de l'Arcom, la procédure disciplinaire mise en oeuvre est précédée d'une mise en demeure, l'instruction est contradictoire et menée par un rapporteur indépendant. Une audience a lieu et la sanction s'accompagne d'une motivation. Enfin, cette sanction peut faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État.
L'absence de débat d'intérêt général
Le recours devant la CEDH doit donc invoquer des éléments de fond et non de procédure. La question du débat d'intérêt général est bien délicate à plaider en l'espèce.
On sait que cette référence au débat d'intérêt général permet à la CEDH de faire prévaloir la liberté d'information sur d'autres droits et notamment celui de l'injure. Autrement dit, des propos injurieux peuvent être tenus dans les médias, à la condition qu'ils s'inscrivent dans un débat d'intérêt général, et soient par exemple échangés lors d'un débat politique animé. Mais ce débat d'intérêt général ne peut être invoqué, et la CEDH le rappelle dans son arrêt Couderc et Hachette Filippachi c. France du 10 novembre 2015, lorsque une information ou une émission se borne à répondre à la demande d'un public friand de sensationnel ou de voyeurisme.
Dans l'affaire C8 (Canal +) c. France, la CEDH affirme très clairement que Touche pas à mon poste n'a rien à voir avec le débat d'intérêt général. Elle affirme que les séquences ayant donné lieu à sanction "relevaient du pur divertissement, sans aucune ambition de porter un message, une information, opinion ou idée (...)", ce qui constitue sans doute une excellente analyse de l'émission. Et la Cour ajoute qu'elle n'a pas d'autre objet que "d'obtenir l'audience la plus large possible afin de générer des recettes publicitaires". Dans ce cas, en l'absence d'idées susceptibles de provoquer un débat, les États retrouvent une plus large autonomie dans la possibilité de sanction.
Cette analyse se situe dans la ligne de la jurisprudence antérieure. Dans l'arrêt Sigma Radio Television Ltd c. Chypre du 21 juillet 2011, la CEDH avait déjà admis une sanction dirigée contre une chaine de télévision pour des propos tenus par des acteurs jouant des personnages de fiction dans une série télévisée. Il en est de même dans une décision Sekmadienis Ltd c. Lituanie du 30 janvier 2018, à propos de publicités. Dans les deux cas, les diffusions poursuivaient un but purement commercial qui ne participaient en aucune manière au débat public.
Le domaine des dieux. René Goscinny et Albert Uderzo
Le contrôle de proportionnalité de la sanction
Reste que l'absence de débat d'intérêt général n'empêche pas l'examen de la proportionnalité des sanctions prononcées au regard de l'article 10. En l'espèce, et considérant le fait que l'État jouit d'une large autonomie dans ce domaine, la CEDH considère qu'il n'y a pas lieu de remettre en cause les appréciations portées par les juges internes.
En ce qui concerne la première séquence de décembre 2016, la CEDH affirme que "la mise en scène du jeu obscène entre l'animateur vedette et l'une des chroniqueuses, ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci à suscités" véhiculent une "image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes". Ce n'est pas le stéréotype qui est sanctionné en tant que tel, mais le fait qu'il constitue la base d'une discrimination et la Cour rappelle que l'égalité des sexes est aujourd'hui un "but important" des membres du Conseil de l'Europe, principe déjà affirmé dans l'arrêt Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal du 25 juillet 2017.
La seconde séquence, de 2017, est traitée exactement de la même manière, le canular téléphonique mis en scène par Cyril Hanouna étant considéré comme "véhiculant une image stéréotypée négative et stigmatisante des personnes homosexuelles". La Cour insiste, comme dans sa décision Beizaras et Levickas c. Lituanie du 14 janvier 2020, sur le nécessaire respect de la diversité dans une société démocratique, ce qui est sans doute une évidence. En revanche, on peut regretter qu'elle ne reprenne pas les motivations du CSA et du Conseil d'État qui insistaient sur le fait que les personnes piégées avaient ainsi, à leur insu, dévoilé des éléments très intimes de leur vie privée. On a un peu le sentiment que la CEDH insiste beaucoup sur les principes de la vie en société en oubliant les victimes individuelles de telles pratiques.
S'agissant du montant des sanctions, la CEDH tire simplement les conséquences de son analyse antérieure. Dès lors que les émissions n'ont pas d'autre finalité que financière, les sanctions doivent être du même ordre. La Cour ne conteste pas la sévérité de la sanction, faisant tout de même observer que C8 a versé au dossier une évaluation de la perte en ressources publicitaires de la première sanction qui, s'élèverait, selon un cabinet d'expertise qu'elle a mandaté, à plus de 13 millions d'euros. Or, selon le CSA, cette perte serait inférieure à 2 millions, ce qui est très différent. La CEDH note toutefois qu'elle n'a pas besoin d'entrer dans ce débat pour considérer que le montant de la sanction n'est pas disproportionné. Elle l'apprécie en effet à l'aune du chiffre d'affaires annuel de C8. Même si la perte de ressources publicitaires était supérieure à 13 millions comme elle le prétend, la sanction représenterait 8, 7 % du chiffre d'affaires pour 2016. Quant à la sanction de 3 millions, elle représente 2 % du chiffres d'affaires de 2017. Et la Cour de conclure que ces sanctions n'ont pas mis en péril l'entreprise, qui se porte toujours très bien.
Cette analyse explique la sévérité de la sanction infligée par l'Arcom le 9 février 2023. Il faut bien reconnaître que l'émission Touche pas à mon poste est une récidiviste et qu'elle bénéficie d'un soutien indéfectible de la chaîne, soutien peut-être jugé excessif par l'Arcom. Il est très probable que l'autorité indépendante a souhaité sanctionner ce qu'elle peut considérer comme une refus persistant de se plier aux règles en vigueur. Elle passe donc d'une sanction de 3 millions d'euros en 2017, à une sanction de 3, 5 millions d'euros en 2023. Peut-être espère-t-elle que cette sanction finira par être dissuasive ?
En tout cas, il y a au moins une raison de se réjouir. L'article L 116-5 du code du cinéma et de l'image animée prévoit en effet que l'argent ainsi récolté ira abonder le budget du Centre national du cinéma. Une bonne nouvelle pour le cinéma, en espérant que les amendes payées par C8 serviront à faire de bons films.
L'Arcom : Chapitre 9 Section 2 § 2 du manuel sur internet