La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), réunie en Grande Chambre, se penche, dans un arrêt Macaté c. Lituanie du 23 janvier 2023, sur la délicate question des contes pour enfants. Madame Macaté est en effet l'auteur d'un recueil de six contes destinés aux enfants, dont deux mettent en scènes des mariages entre couples de même sexe. Dans l'un, le fils du roi tombait amoureux d'un jeune tailleur. Dans l'autre, c'est la fille du cordonnier qui a eu la préférence de la princesse. On pourrait penser qu'il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, même botté.
Les autorités lituaniennes n'ont pourtant pas du tout apprécié le recueil, alors même qu'il avait bénéficié d'une subvention du ministère de la Culture. Elles ont commencé par suspendre la publication, avant finalement de l'autoriser, à la condition que le livre s'accompagne d'un avertissement et d'un étiquetage mentionnant que son contenu pouvait être nuisible pour les enfants de moins de quatorze ans. Cette mesure n'est pas sans hypocrisie, car, en Lituanie comme ailleurs, les adolescents de quatorze ans sont généralement peu intéressés par les contes de fées.
Faisant valoir que l'ouvrage n'a pas été interdit, les juges lituaniens ont toutefois considéré que la mesure d'étiquetage et d'avertissement était proportionnée à l'objectif de protection de l'enfance. La requérante a donc saisi la CEDH en invoquant une violation de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Les autorités lituaniennes se sont d'abord efforcées de faire disparaître ce contentieux d'un coup de baguette magique, en l'occurrence l'article 35 § 3 b de la Convention. Celui-ci autorise la Cour à déclarer irrecevable une requête lorsque le requérant "n'a subi aucun préjudice important". Mais c'est pour ajouter aussitôt que la CEDH peut tout de même statuer sur l'affaire si elle estime que le respect des droits de l'homme exige un examen au fond. C'est précisément ce qu'elle décide en l'espèce, décidant en outre que des "questions graves d'interprétation de la Convention" fondent la compétence de la Grande Chambre. Il s'agit, en effet, de déterminer si la liberté d'expression s'apprécie à l'aune du contenu d'un ouvrage plus ou moins adapté au public auquel il est destiné ou si elle s'apprécie au regard de l'ingérence dans la liberté de son auteur.
La chatte blanche et le chat botté. La Belle au bois dormant.
Opéra de Paris
L'ingérence dans la liberté d'expression
La réalité de l'ingérence dans la liberté d'expression est certes contestée par les autorités lituaniennes qui font valoir que la diffusion du livre n'a subi qu'une entrave modeste. Mais la Cour rappelle que le caractère minimum d'une sanction n'a pas pour effet de faire perdre à la mesure son caractère de sanction, principe formulé dans l'arrêt Godlevski c. Russie du 23 octobre 2008. Dans l'affaire Macaté c. Lituanie, le dommage causé au livre est loin d'être modeste, puisque sa diffusion a été suspendue pendant un ans, même s'il demeurait accessible dans les bibliothèques. Quant à l'avertissement, il avait pour effet de dissuader les acheteurs et de limiter le marché aux lecteurs de plus de quatorze ans, ceux qui précisément préfèrent les jeux vidéo aux contes de fées.
Le fondement légal de cette ingérence ne saurait être contesté. La Lituanie dispose en effet d'une loi sur la protection des mineurs qui autorise les autorités à restreindre la diffusion de contenus « qui expriment du mépris pour les valeurs
familiales [ou] qui encouragent une conception du mariage et de la fondation d’une
famille différente de celle consacrée par la Constitution et le code
civil ». On pourrait évidemment s'étonner de l'existence même de telles dispositions dans un système juridique qui se prétend libéral, mais le fait est qu'elles sont en vigueur.
Le puritanisme du droit lituanien est encore plus manifeste lorsque les autorités invoquent le "but légitime" qu'elles poursuivent. Elles affirment d'abord qu'il s'agit de protéger les enfants contre des messages sexuellement explicites. A l'appui, la Cour de Vilnius cite un passage, sans doute très érotique, dans lequel la princesse et la fille du cordonnier s'endorment dans les bras l'une de l'autre. La CEDH estime, quant à elle, que le passage n'est pas suffisamment torride pour choquer les enfants. A noter qu'elle ne s'est pas encore prononcée sur le baiser, non consenti, donné par le prince à la Belle au bois dormant, pour la réveiller.
Mais les juges lituaniens affirment ensuite que le livre avait pour objet de donner aux jeunes lecteurs une vision positive des relations homosexuelles, et donc d'encourager à l'homosexualité. Là encore, la CEDH écarte cette affirmation, d'ailleurs étayée par aucun exemple tiré de l'ouvrage. S'appuyant sur l'intérêt supérieur de l'enfant, elle rappelle, comme dans l'arrêt Bédat c. Suisse du 29 mars 2016, que "le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture caractérisent une
société démocratique". Elle considère que "présenter des relations solides entre personnes de même sexe comme essentiellement équivalentes aux mêmes relations entre personnes de sexe différent (...) revient plutôt à promouvoir le respect et l'acceptation de tous les membre d'une société donnée (...)". Non seulement la CEDH écarte cet argument, mais elle mentionne que le droit lituanien, en affirmant la supériorité des relations hétérosexuelles, va à l'encontre des principes de pluralisme et de tolérance qui doivent constituer l'une des valeurs communes à tous les États signataires de la Convention.
La combinaison avec l'article 14
La requérante estime qu'elle a elle-même subi une discrimination dans l'exercice de sa liberté d'expression, d'autant qu'elle est elle-même homosexuelle. Elle invoque donc une violation de l'article 14, en quelque sorte combinée avec celle de l'article 10. C'est précisément ce point qui justifie le renvoi en Grande Chambre, car la question posée est celle de savoir s'il faut examiner, ou non, ce grief.
La CEDH répond négativement de manière quelque peu embarrassée. en affirmant qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément ce grief. Elle considère que les mesures contestées concernaient exclusivement les personnages mis en scène dans l'ouvrage plutôt que son auteur. Elle ajoute qu'elle "pourra examiner le bien-fondé d'un tel grief lorsqu'elle sera saisie d'une affaire qui s'y prête", mettant en avant le fait que les avocats de la requérante n'ont soulevé ce moyen que très tard, au moment de l'audience. Le problème est que ce n'est pas tout à fait vrai, le grief ayant été produit dans le dernier mémoire en réplique, bien avant l'audience. En outre, rien n'interdit à la Cour de se prononcer sur un moyen soulevé durant l'audience.
Surtout, la jurisprudence de la Cour montre qu'elle a souvent fait preuve de davantage de libéralisme, comme le font observer les juges auteurs d'une opinion dissidente portant précisément sur ce refus d'examiner l'atteinte à l'article 14.
Dans le cas de publications ou de rassemblements pro-LGBTI, la Cour a souvent examiné si les restrictions trouvaient leur origine dans le message diffusé ou dans l'orientation sexuelle des requérants. Dans un arrêt Alexeïev c. Russie du 21 octobre 2010, elle a ainsi jugé que l'interdiction de la Gay Pride à Moscou reposait sur une discrimination liée à l'orientation sexuelle des organisateurs et participants. De même, dans l'arrêt Berkman c. Russie du 1er décembre 2020 a-t-elle estimé que l'arrestation de la requérante lors d'une manifestation dite "Journée du Coming Out" était discriminatoire, non pas en raison de la sexualité de l'intéressée, jamais mentionnée dans la décision, mais parce qu'elle soutenait publiquement les personnes LGBTI. Enfin, de nombreuses décisions, comme l'arrêt Groupe d'appui aux initiatives des femmes c. Georgie du 16 décembre 2021, condamnent des discriminations à l'égard d'associations assurant la promotion d'un tel message. Dès lors qu'une association n'a pas d'identité sexuelle, il est évident que la discrimination concerne les intérêts qu'elle défend.
Pourquoi la requérante lituanienne ne peut-elle bénéficier d'une jurisprudence comparable ? En l'espèce, il est tout de même difficile de considérer que la censure du contenu du livre n'emporte aucune discrimination à l'égard de son auteur. C'est si vrai que la CEDH lui accorde réparation au titre d'un préjudice moral qui ressemble beaucoup finalement à la réparation d'une discrimination.
S'agit-il de ménager la Lituanie, dont le système juridique semble pourtant être encore un peu éloigné des standards imposés à la fois par le Conseil de l'Europe et l'Union européenne ? On peut en effet être un peu surpris qu'un État membre de ces deux organisations ait encore, dans son corpus juridique, des dispositions qui permettent de censurer des livres au nom des "valeurs familiales".
Liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel sur internet