Il y a moins d'un mois, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, par une ordonnance du 25 mai 2022, suspendait la délibération du conseil municipal de cette ville tendant à autoriser le port du burkini dans les piscines gérées par la ville. Bien entendu, le maire de Grenoble, Eric Piolle (EELV) a immédiatement saisi le Conseil d'État, demandant l'annulation de l'ordonnance ainsi que le rejet de la demande de suspension. Mais le maire, auquel s'étaient jointes l'association "Alliance citoyenne" regroupant des représentants de l'islam politique à Grenoble ainsi que la Ligue des droits de l'homme, n'a pas obtenu satisfaction. Dans une ordonnance du 21 juin 2022, le juge des référés du Conseil d'État, cette fois élargi à sa formation collégiale, confirme la décision rendue par le juge grenoblois.
La décision témoigne de la volonté du Conseil d'État d'utiliser pleinement le nouvel instrument juridique que constitue le référé-laïcité. Prévu dans l'article 5 de la loi du 24 août 2021, ce référé peut être déposé "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...) porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. Sur ce point, la décision du 21 juin 2022 prend un sens tout-à-fait particulier, à l'issue d'une campagne électorale, durant laquelle l'accord entre les différents partis constituant la NUPES prévoyait l'abrogation de la loi du 24 août 2021, souvent appelée "loi séparatisme". De toute évidence, le juge des référés du Conseil d'État entend, au contraire, faire usage de nouveau référé introduit dans le droit positif.
Le principe de neutralité
L'ordonnance de référé vise expressément la Constitution. Ce faisant, le juge rappelle avec force la valeur constitutionnelle du principe de laïcité qui figure dans l'article premier : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Est également visée la loi de Séparation du 9 décembre 1905 qui énonce que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public".
La décision s'appuie très clairement sur le principe de neutralité. Consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986, il interdit que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. La neutralité repose donc d'abord sur le principe d’égalité devant le service public, ce qui ne l'empêche pas de constituer une modalité de mise en oeuvre du principe de laïcité. C'est exactement ce qu'affirme le juge des référés, lorsqu'il écrit que le gestionnaire d'un service public, en l'espèce la commune de Grenoble qui gère les piscines, doit "veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l'égalité de traitement des usagers".
Langue de bois et écritures compromettantes
Et précisément, le règlement intérieur des piscines municipales grenobloises visait très clairement, non pas à assurer l'égalité entre tous les usagers. Il répondait au contraire "au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d'une catégorie d'usagers". De toute évidence, la formation chargée de juger le référé n'a pas du tout apprécié l'intervention du maire de Grenoble à l'audience. Celui-ci a en effet déclaré que le nouveau règlement visait à "lever les interdictions vestimentaires", brandissant devant les juges des maillots à jupette ou à volants qui "correspondent à des choix personnels". Et il ajoutait : "Mais jamais vous ne retrouverez le terme burkini dans mes propos". Quant à l'avocat représentant la ville de Grenoble, il déclarait plaisamment : "Ce règlement n'autorise pas le burkini. Il n'a pas été fait pour autoriser le burkini".
On reconnait là les éléments de langage habituels qui consistent à assimiler le vêtement imposé par l'islam radical à une tenue ordinaire, en refusant de voir qu'il est aussi et surtout un élément affirmant le statut d'infériorité de la femme. Quoi qu'il en soit, la formation de référé du Conseil d'État n'a sans doute pas apprécié cette langue de bois, d'autant que la ville avait commis l'erreur, de communiquer au tribunal administratif, en première instance, des écritures affirmant que la règle autorisant les femmes à s'affranchir de l'obligation de porter des vêtements près du corps avait été adoptée "dans un but religieux".
Portrait d'un artiste. David Hockney. 1972
Cantines et piscines
Dans un arrêt du 11 décembre 2020, le Conseil d'État avait déjà sanctionné une délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône qui avait modifié le règlement des cantines scolaires pour ne proposer qu'un seul repas aux enfants au motif que "le principe de laïcité interdit la prise en considération de prescriptions d’ordre religieux dans le fonctionnement d’un service public". Le juge administratif sanctionne cette rédaction parce que précisément, elle ne se fonde que sur des motifs religieux. Dans la décision, il indique même aux élus quelques pistes pour supprimer ces repas de substitution sans encourir ses propres foudres. Ils peuvent ainsi fonder leur argumentation sur les nécessités du service, par exemple la faiblesse du personnel de cuisine si la cantine est directement gérée par la commune, voire les contraintes financières si ces repas spécifiques entraînent un surcoût.
Le caractère "fortement dérogatoire"
Dans le cas du burkini dans les piscines, la formation de référé procède différemment et n'offre aucune échappatoire aux élus. Elle insiste sur le caractère "fortement dérogatoire" de cette adaptation du droit commun, et qui n'a pas d'autre objet que de satisfaire des revendications exclusivement religieuses. Dans le cas des cantines, le Conseil d'État n'interdisait pas de servir des menus dérogatoires aux enfants. Ce choix pouvait être justifié par la volonté de ne pas nuire à leur santé, certains enfants préférant ne pas se nourrir plutôt que consommer des plats interdits par leur religion. Or l'école est obligatoire et la commune demeure en charge du bien-être des jeunes élèves. La piscine, dès lors que l'on n'y va pas sur le temps scolaire, n'a, en revanche, rien d'obligatoire. Les habitantes de Grenoble peuvent s'y rendre librement en portant un maillot de bain ordinaire, ou choisir de ne pas aller dans les piscines municipales.
Ce caractère "fortement dérogatoire" se manifeste aussi par l'énorme différence entre les règles auxquelles sont soumis les usagers habituels de la piscine par rapport aux porteuses de burkini. Eux en effet se voient imposer des contraintes relativement lourdes, notamment le port obligatoire de vêtements "prêts du corps". Le burkini est présenté, en revanche, comme une "tenue non près du corps plus longue que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée)". Alors que le port du maillot moulant est justifié par des considérations d'hygiène et de sécurité, celles-ci disparaissent comme par magie lorsque les baigneuses portent un burkini. Et elles disparaissent pour des motifs que la formation de référé reconnaît comme exclusivement religieux.
L'ordonnance du 25 mai 2022 met ainsi un frein brutal à une nouvelle offensive de l'islam politique visant à autoriser le port du burkini dans les piscines. Il n'en demeure pas moins que, dans l'état actuel du droit, la différence de jurisprudence entre les piscines et les plages ne peut manquer de susciter des interrogations. On se souvient que, dans une
ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin,
estimant que l'interdiction du burkini sur une plage ne pouvait être décidée par une
délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port
suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté
d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco,
où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés, lorsque des
femmes s'étaient rendues à la plage revêtues de ce vêtement. Il est vrai que cette jurisprudence est antérieure au référé-laïcité, et qu'elle pourrait évoluer avec le développement de ce nouvel instrument juridique. En tout cas, il convient sans doute de remercier aussi bien l'association "Alliance citoyenne" que le maire de Grenoble, Éric Piolle. Grâce à eux, le Conseil d'État s'est saisi de ce nouveau référé et a parfaitement réussi à démontrer son utilité.
Sur le port de signes religieux : Chapitre 10 Section 1 § 2 du Manuel