« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 5 février 2022

Le Forif, nouveau visage de l'Islam de France


Le samedi 5 février 2022 est une date importante pour les relations entre l'islam de France et l'État. C'est en effet la naissance du Forum de l'islam de France (Forif), initiative nouvelle pour essayer de définir le cadre du dialogue avec une religion qui souffre, à cet égard, d'un double handicap. D'une part, le culte est organisé de manière très décentralisée, sans structure d'encadrement qui serait comparable à une Église. La seule organisation réelle se fait autour de mosquées contrôlées par des communautés algérienne, marocaines, turques etc. Cette situation favorise évidemment les ingérences étrangères, dans un domaine sur lequel les autorités françaises n'ont guère de prise. D'autre part, l'islam n'a pas pu bénéficier de la loi du 9 décembre 1905. A l'époque, la religion musulmane était encadrée par le droit colonial et placée sous une tutelle administrative définie par le statut de l'Algérie.

 

Rapprocher l'islam du droit commun

 

Ne bénéficiant pas de la loi de 1905, l'islam s'est organisé en France, après la décolonisation, à partir d'associations ordinaires de la loi de 1901. Ces groupements se caractérisent donc par une large autonomie d'organisation et de gestion, un grand éparpillement, et surtout une assez large absence de contrôle des pouvoirs publics. La loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République, dite "loi séparatisme", s'efforce désormais d'inciter les six millions de fidèles musulmans à se réunir en associations cultuelles. En échange d'avantages fiscaux et de facilités pour créer des lieux de prière, ils acceptent ainsi un certain contrôle de l'État sur l'organisation du culte et son financement. 

Cette évolution rapproche ainsi l'islam du droit commun issu de la loi de Séparation. Se trouve ainsi écartée la jurisprudence du Conseil d'État issue de l'arrêt du 10 février 2017. Il déclarait alors illégal le bail conclu entre la ville de Paris et une association ordinaire, en vue de la construction d'une mosquée. Seule une association cultuelle pouvait, en l'état du droit de 2017, conclure ce type de convention. Désormais, cet obstacle disparaît. Les musulmans peuvent fonder une association cultuelle, et passer contrat pour construire un lieu de culte. En échange, le contrôle de l'État sur l'association s'exerce pleinement.

 



 Alibaba Twist. Bob Azzam. circa 1960


Le CFCM et les ingérences étrangères


Le premier espace de concertation entre les pouvoirs publics et le culte musulman a été le Conseil français du culte musulman (CFCM). Initié par Nicolas Sarkozy en 2003, il a été le résultat d’un accord intervenu en décembre 2002 avec les trois principales associations musulmanes (La Grande Mosquée de Paris, la Fédération nationale des musulmans de France et l’Union des organisations islamiques de France). D'autres groupes l'ont ensuite rejoint, toujours définis à partir de leur origine nationale.

 

Mais le bilan s'est révélé désastreux. Au lieu de favoriser l'autonomie de l'islam de France, le CFCM a été l'enjeu de conflits d'influence, chaque fédération demeurant très liée à son pays d’origine. Aux diners du CFCM, les ministres français se trouvaient ainsi placés entre les ambassadeurs d'Algérie, du Maroc et de Turquie, sans oublier les représentants de pays du Golfe, bailleurs de fonds importants. On évoquait alors un "islam consulaire", directement appuyé sur des États étrangers parfois proches d'un islam rigoriste.

 

Tout cela a conduit, au printemps 2021, à l'implosion du CFCM, lorsque plusieurs fédérations d'obédience turque, dont Milli Gorus, ont refusé de signer une "Charte des principes de l'islam de France". Les autres fédérations ont alors démissionné du bureau. Le CFCM qui devait être un espace de dialogue avec les autorités françaises est alors devenu un espace conflictuel entre les différentes communautés, et les États qui les soutiennent. Une assemblée générale est désormais programmée pour le 19 février, dont l'ordre du jour est le suivant :" Dissolution du CFCM pour permettre aux acteurs du culte musulman de mettre en place une nouvelle forme de représentation démocratique du culte musulman".

 

Le Forif ou l'islam territorial

 

Après de multiples consultations, notamment dans les départements, est donc fondé les Forum de l'islam de France qui repose sur une logique inverse.  Au lieu de s'appuyer sur les grandes mosquées liées aux États étrangers, on a recherché une centaine d'acteurs locaux du monde musulman, des imams certes, mais aussi des aumôniers de l'armée, des prisons ou des hôpitaux, des responsables de mouvements de jeunes etc. Le modèle est inspiré de la Deutsche Islam Konferenz allemande qui repose sur une démarche purement pragmatique et régionalisée.


Cette centaine de personnes sera appelée à participer à différents groupes de travail, sur la formation des imams, la prévention des actes antimusulmans, l'application de la loi du 24 août 2021, et sur les aumôneries. L'ensemble de la structure devrait rester très souple, et la composition du Forif pourra évoluer selon les besoins. 


Cette nouvelle organisation présente certes l'avantage de rendre plus difficiles les ingérences étrangères. Mais il est évident qu'elle va faire l'objet de critiques, les membres du Forif étant nommés par le pouvoir discrétionnaire du ministre de l'Intérieur. Certes, mais était-il possible procéder autrement ? Imagine-t-on un fichier des musulmans de France destiné à être le support d'une consultation électorale ? On observe d'ailleurs que les autres religions présentes en France ne sont pas davantage organisées sur un mode démocratique et que cela ne les empêche pas de développer un dialogue régulier et approfondi avec les autorités. Le dernier mot appartient sans doute à Hakim El Karoui qui affirme que "la légitimité viendra seulement de l'efficacité du nouveau Forif". Il ne reste plus qu'à souhaiter que cette nouvelle organisation devienne le centre d'un dialogue fructueux, dans le respect des droits des hommes et des femmes.

 


Sur l'exercice des cultes  : Chapitre 10 section 2 du Manuel



mardi 1 février 2022

Excès de vitesse dans la justice


Au Journal officiel du 1er février 2022 est publié un décret du 31 janvier relatif au permis de communiquer délivré à l'avocat d'une personne détenue. De manière très concrète, il s'agit d'ajouter au code de procédure pénale un article D 32-1-2 qui précise les modalités de remise aux avocats du permis de communiquer avec les personnes en détention provisoire. Ce permis de communiquer est établi par le juge d'instruction, à la demande de l'avocat qui l'assiste. Le décret du 31 janvier 2022 précise que les avocats et collaborateurs de celui qui a été formellement saisi pourront également bénéficier de ce permis de communiquer, à la seule condition que l'avocat saisi demande qu'ils soit aussi établi au nom de ses associés et collaborateurs. La personne en détention ne saisit donc plus un avocat, mais un cabinet.

 

L'arrêt du 15 décembre 2021

 

La pratique s'était déjà établie en ce sens, sans réel fondement juridique, jusqu'à ce que la Chambre criminelle de la Cour de cassation y mette fin par un arrêt du 15 décembre 2021. En l'espèce, M. C. était poursuivi pour assassinat, destruction de bien d'autrui, recel, association de malfaiteurs et autres infractions diverses. Il a désigné deux avocats qui, dès le lendemain, ont sollicité du juge d'instruction la délivrance de nouveaux permis de communiquer comportant leurs deux noms, mais aussi ceux de leurs collaborateurs et associés respectifs.

Le juge d'instruction a refusé de faire droit à cette demande, en s'appuyant sur l'article 115 du code de procédure pénale qui énonce très clairement que "les parties peuvent à tout moment de l'information faire connaître au juge d'instruction le nom de l'avocat choisi par elles ; si elles désignent plusieurs avocats, elles doivent faire connaître celui d'entre eux auquel seront adressées les convocations et notifications ; à défaut de ce choix, celles-ci seront adressées à l'avocat premier choisi". Ces dispositions mentionnent ainsi que le choix de l'avocat est intuitu-personae, à l'initiative discrétionnaire du prévenu. 

Bien entendu, les choses se sont mal passées. Les avocats choisis par le prévenu ne se sont pas déplacés et le placement en détention provisoire a été décidé par le juge de la liberté et de la détention (JLD), en leur absence. M. C. a ensuite pu faire un recours en invoquant le fait qu'il avait été privé de l'exercice des droits de la défense. Et la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence leur a donné satisfaction, ordonnant en même temps la mise en liberté d'une personne poursuivie pour assassinat.

La Chambre criminelle casse cette décision. Dans son arrêt de décembre 2021, elle affirme tout simplement que, conformément à l'article 115 du code de procédure pénale," le permis de communiquer est délivré aux seuls avocats désignés par la personne mise en examen".

 

 


 Cours plus vite, Charlie. Johny Halliday. 1969

Le ballet de protestations

 

Nous sommes donc le 15 décembre 2021. A partir de cette date s'organise un véritable ballet de protestations. Le célèbre Maître Eolas joue son rôle de provocateur en demandant une réforme des permis de communiquer "en les abrogeant purement et simplement et en considérant qu'un avocat qui va voir un détenu n'a rien de suspect". N'importe quel avocat pourrait donc faire visite à n'importe quel détenu et pour n'importe quel motif.

Après cela, les autres protestations semblent plus modérées, et surtout parfaitement mises en musique. On trouve pêle-mêle l'association des avocats pénalistes, l'Union des jeunes avocats (UJA) suivie d'autres syndicats, le Conseil national des Barreaux, sans oublier une multitude d'avocats intervenant en leur nom propre. 

Tout ce monde a rapidement obtenu satisfaction, car il ne faut pas oublier que le Garde des Sceaux est très sensible au bien-être des professionnels de la justice, surtout des avocats. Il profite donc de la Conférence des bâtonniers, le 21 janvier pour affirmer : "Il est indispensable que les collaborateurs d'un cabinet bénéficient d'un même permis", et il leur promet la publication prochaine d'un nouveau décret.

Dix jours plus tard, c'est chose faite, le décret est au Journal officiel. Il a été rapidement écrit, si rapidement, peut-être trop rapidement. La question de l'articulation du nouvel article D 31-1-2, à valeur réglementaire, avec l'article 115 qui a valeur législative, ne semble en effet pas résolue. Il faudra peut-être attendre une nouvelle décision de la Cour de cassation sur cette question. Peut-être aura-t-elle l'idée saugrenue de faire prévaloir la loi sur le règlement ? Sait-on jamais ?

Qui a dit que la réforme de la justice était lente à se mettre en place ? Les magistrats peut-être qui, eux, ne sont pas traités de la même manière. Le jour même du décret, on annonçait que les conclusions des États généraux de la justice étaient reportées... à une date ultérieure, après les élections présidentielles. Pas de chance.


 Sur les principes généraux de la justice pénale : Chapitre 4 section 1  du Manuel 

 

samedi 29 janvier 2022

Les cookies de Google devant le Conseil d'État


Dans un arrêt du 28 janvier 2022, le Conseil d'État confirme les légalité des deux amendes d'un montant total de 100 millions d'euros infligées à Google par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Dans sa délibération du 7 décembre 2020, l'autorité indépendante avait en effet estimé que la firme n'avait pas respecté les obligations en matière de recueil préalable du consentement des utilisateurs pour le dépôt de cookies. 

Rappelons qu'un cookie peut être rapidement défini, comme un petit fichier informatique, un traceur, déposé dans le système de l'utilisateur. Il permet de connaître ses consultations de sites internet, sa lecture de courriers électroniques, les logiciels ou applications qu'il installe. Google est évidemment un grand utilisateur de cookies, pratique qui lui permet de valoriser les données personnelles de ses utilisateurs en les vendant à diverses entreprises. Dans un contrôle réalisé au printemps 2020, la CNIL avait ainsi établi que 7 cookies étaient automatiquement installés sur les ordinateurs des utilisateurs dès leur arrivée sur le site Google, dont 4 qui n’avaient pas d'autre finalité que publicitaire.

Précisément, le droit français et européen impose le consentement des utilisateurs car les données auxquelles les cookies donnent accès sont des données personnelles. Mais Google s'est toujours efforcé de se soustraire à cette contrainte, estimant que les données personnelles de ses utilisateurs sont des biens de consommation, simple information qui peut se vendre et s'acheter. A cet égard, l'arrêt du 28 janvier 2022 a l'avantage de conforter un droit européen et français beaucoup plus protecteur de la vie privée que le droit américain. Il n'est donc guère surprenant que Google affirme depuis longtemps que ses activités relèvent du droit américain, et de lui seul.


La compétence de la CNIL


Cette revendication se heurte désormais au mur du droit européen. Les deux sociétés sanctionnées, Google LLC et Google Ireland Limited, estimaient que la CNIL n'était pas compétente pour leur infliger une sanction. A leurs yeux, cette procédure aurait dû être diligentée par le mécanisme de guichet unique européen organisé par le Règlement général de protection des données (RGPD). Il définit une autorité chef de file, chargée des questions transfrontières. Dans le cas présent, Google considérait que l'autorité chef de file était l'autorité irlandaise de protection des données. Nul n'ignore que les GAFA installent leur siège européen en Irlande, véritable paradis fiscal où l'impôt sur les sociétés ne dépasse pas 12, 5 % du chiffre d'affaires. Dans ces conditions, l'autorité irlandaise de protection des données n'est guère encline à prononcer des sanctions contre ces entreprises qui apportent au pays des revenus fiscaux importants. L'autorité de contrôle est alors plutôt une autorité d'absence de contrôle.

Certes, l'article 56 du RGPD prévoit la désignation d'une autorité chef de file, mais cette procédure ne concerne que les traitements transfrontaliers effectués par le responsable du traitement ou son sous-traitant. Mais, dans le cas présent, la CNIL n'a pas besoin de s'interroger sur le caractère transfrontalier ou non du système de gestion des cookies mis en oeuvre par Google.

La directive du 12 juillet 2002 vie privée et communications électroniques vient en effet offrir à la CNIL un fondement extrêmement solide à son pouvoir de sanction. Cette directive fait figure de texte spécial par rapport au RGPD, dans ce domaine particulier des communications électroniques. Aux termes de son article 5, "les États membres garantissent que l'utilisation des réseaux de communications électroniques en vue de stocker des informations ou d'accéder à des informations stockées dans l'équipement terminal d'un abonné ou d'un utilisateur ne soit permise qu'à condition que l'abonné ou l'utilisateur, soit muni (...) d'une information claire et complète, entre autres sur les finalités du traitement, et que l'abonné ou l'utilisateur ait le droit de refuser un tel traitement par le responsable du traitement des données". Cette obligation est reprise dans l'article 82 de la loi du 6 janvier 1978, et tout manquement peut susciter l'engagement d'une procédure de sanction. Aucun guichet unique et aucun chef de file ne sont alors prévus, puisque, précisément, ce n'est pas le RGPD qui s'applique.

Cette interprétation est celle affirmée à deux reprises par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), d'abord dans son arrêt du 1er octobre 2019 Bundesverband des Verbraucherzentralen und Verbraucherverbände c. Planet 49 GmbH, puis dans son arrêt du 15 juin 2021 Facebook Ireland Ltd. Dans les deux cas, la CJUE affirme que le consentement au recueil de données personnelles ne saurait être exprimé au moyen d'une case pré-cochée. Et elle note que si la procédure de guichet unique a bien été prévue dans le RGPD pour les opérations de lecture et d'écriture dans le terminal d'un ordinateur, c'est la directive de 2002 qui s'applique pour les opérations d'accès et d'inscription d'informations. Le caractère transfrontalier ou non du fichier n'est pas une question pertinente dans ce cas. Cette jurisprudence est suffisamment solide pour que le Conseil d'État refuse à Google la saisine de la CJUE d'une question préjudicielle portant sur ce point.

Le Conseil d'État s'inscrit ainsi dans la ligne de la jurisprudence européenne. Mais cela ne signifie pas que, dans une hypothèse où la directive de 2002 ne serait pas applicable, il déclarerait la CNIL incompétente. Les articles 16 et 20 de la loi du 6 janvier 1978, dans son écriture postérieure au RGPD, autorisent en effet la Commission à prendre des sanctions à l'encontre des responsables de traitement qui ne respectent pas le texte européen. Cette disposition est suffisamment large pour faire de la CNIL l'autorité de contrôle du respect du droit européen en France.



Who took the cookie ? Nursery Rhyme


Le contrôle de proportionnalité


La suite de l'arrêt est sans grande surprise. Le Conseil d'État juge que les amendes infligées par la CNIL ne sont pas disproportionnées, compte tenu notamment de la manne financière que les cookies rapportent à Google. Le Conseil d'État observe à ce propos un véritable refus de coopération de l'entreprise, qui a toujours refusé de communiquer à la CNIL le montant de ses revenus publicitaires.

Cette persistance de Google dans son refus d'appliquer le droit européen apparaît aussi dans le caractère cosmétique des modifications apportées en matière de cookies. 

Au moment où la procédure de sanction est engagée, 7 cookies étaient déposés sur son terminal dès que l'utilisateur accédait au site. Sur la page Google.fr, un bandeau s'affichait en pied de page, intitulé "Rappel des règles de confidentialité de Google". L'internaute avait alors le choix entre deux boutons, l'un intitulé "Me le rappeler plus tard", l'autre "Consulter maintenant". Le malheureux qui souhaitait "consulter" prenait alors connaissance d'un texte qui ne mentionnait ni les règles de confidentialités annoncées ni la possibilité de refuser les cookies. Pour parvenir à ces informations, il devait aller au bout d'une longue fenêtre de texte, surtout ne pas cliquer sur un des liens hypertextes proposés, et finalement choisir de cliquer sur un bouton "Autres options". Bien peu d'internautes devaient avoir cette patience ou cette curiosité.

Après l'engagement d'une procédure de sanction, Google a fait connaître sa volonté d'améliorer les choses. Depuis septembre 2020, l'internaute arrivant sur Google.fr voit s'ouvrir une fenêtre intitulée "Avant de continuer". Avec une information très succincte sur les cookies, deux boutons sont de nouveau proposés, l'un sobrement intitulé "J'accepte", l'autre proposant "Plus d'informations". Hélas, le Conseil d'État observe que les indications fournies n'explicitent toujours pas la finalité des cookies et ne disent toujours rien sur les moyens de s'y opposer.

Ce rappel très détaillé montre que la mauvaise volonté de Google et son refus de se plier au droit européen et français sont des éléments permettant au Conseil d'État de juger de la proportionnalité de la sanction. De même le juge valide-t-il sans davantage d'interrogation, la décision de la CNIL de rendre publique sa sanction.

Les sanctions contre Google commencent à s'accumuler, 100 millions d'Euros le 7 décembre 2020, puis 150 millions le 31 décembre 2021 pour les mêmes motifs de gestion des cookies. Le recours contre cette seconde sanction semble bien délicat si l'on considère le résultat du premier.

En l'état actuel des choses, il n'y a aucune raison pour que les sanctions ne continuent pas à se multiplier. On peut évidemment penser que le chiffre d'affaires du groupe Alphabet lui permet de surmonter facilement ces petits inconvénients. Mais Google a aussi d'autres soucis, en particulier une menace beaucoup plus grave venant directement des États-Unis. Après seize mois d'enquête, le département de la Justice ainsi que seize États américains ont décidé de ressortir le Sherman Antitrust Act de 1890. Ils accusent en effet Google d'avoir eu recours à des comportements concurrentiels pour dominer le secteur des moteurs de recherche. On pourrait voir dans cette action un premier pas vers le démantèlement du géant. Peut-être Google devrait-il songer qu'il est de son intérêt de mettre fin à son contentieux avec l'Europe pour mieux se consacrer à ces problèmes encore plus graves ? Même un géant des GAFA ne peut pas se battre sur tous les fronts à la fois.


Sur la protection des données  : Chapitre 8 du Manuel


mardi 25 janvier 2022

La loi "Halimi" entre vitesse et précipitation


La loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure se caractérise par un certain éclectisme. On y trouve un renforcement des atteintes commises à l'encontre des forces de sécurité, des dispositions sur la vidéosurveillance dans les cellules de garde à vue, d'autres portant sur le renforcement du contrôle des armes et, pourquoi pas, la création d'une réserve opérationnelle dans la police nationale.

Mais les dispositions les plus médiatisées se trouvent dans l'article 1er qui ajoute deux alinéas à l'article 122-1 du code pénal, celui-là même qui affirme "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Le premier alinéa, article 122-1-1 précise ainsi que cette irresponsabilité pénale n'est pas "applicable si l'abolition temporaire du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d'un crime ou d'un délit résulte de ce que, dans un temps très voisin de l'action, la personne a volontairement consommé des substances psychoactives dans le dessein de commettre l'infraction ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission". La longueur même de la phrase laisse déjà augurer une certaine complexité. Le second alinéa, article 122-1-1, quant à lui, reprend cette même formulation en matière d'altération temporaire du discernement.

On l'a compris, cette intervention législative a pour finalité d'écarter la jurisprudence de la Cour de cassation, rendue dans la douloureuse affaire Halimi.


Légiférer rapidement, peut-être trop


On se souvient que Kobili Traoré avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Le contexte antisémite de l'agression avait suscité une forte émotion, et la déception des parties civiles avait été grande lorsque le juge d'instruction, puis la chambre d'accusation, avaient estimé réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté, le 14 avril 2021, le pourvoi déposé par la famille de Sarah Halimi. L'irresponsabilité pénale de Kobili Traoré avait donc été confirmée.

L'affaire Traoré est aujourd'hui définitivement jugée. Mais cela n'a pas empêché le développement d'un fort mouvement en faveur d'une réforme législative. Dès janvier 2020, avant la décision de la Cour de cassation, le Président de la République avait exprimé "le besoin d'un procès". Ce propos avait alors suscité un communiqué de la Première Présidente de la Cour de cassation Chantal Arens et de l'avocat général François Molins, le rappelant à son devoir de respect de l'indépendance de la justice. Juste après l'arrêt du 14 avril, le Garde des Sceaux promettait une loi qui pourrait être votée dès la fin mai. La procédure a pris un peu plus de temps, en raison de l'agenda chargé du parlement, mais la volonté de rapidité était bien présente. On a même balayé les travaux en cours, et notamment la proposition de loi déposée en janvier 2020 par Nathalie Goulet. Il était en effet politiquement impensable de reprendre une réflexion engagée au Sénat.

Quoi qu'il en soit, il reste à se demander si le nouveau texte apporte une véritable réponse au problème posé.

 

 

Journal d'un fou. Lanskoy. 1975

 


Des questions sans réponse


Dans sa tribune au Figaro du 17 avril 2021, le grand rabbin Haïm Korsia déplorait fort justement que la loi ne permette pas "le distinguo entre l'irresponsabilité de la folie et celle découlant de prises de stupéfiants". Il faut reconnaître que l'article 122-1, tel qu'il est rédigé n'opère aucune distinction de ce type, invitant les juges à apprécier l'abolition du discernement de l'auteur de l'acte au moment des faits. La cause de cette abolition n'entre pas en considération, et c'est précisément l'origine de la décision de la Cour de cassation, qui s'est bornée à appliquer le texte. Peu importe donc que l'auteur des faits soit atteint d'une grave maladie psychiatrique ou qu'il ait lui-même provoqué cet état par une consommation de stupéfiants.

Les nouvelles dispositions introduites par la loi du 24 janvier 2022 envisagent donc l'hypothèse dans laquelle "la personne a volontairement consommé des substances psychoactives". Mais c'est pour immédiatement en réduire la portée. 

D'une part, il est exigé que cette consommation ait eu lieu "dans un temps très voisin de l'action". Il faut s'attendre à une jurisprudence pour le moins impressionniste. Faudra-t-il avoir pris de la drogue une heure avant le crime, ou la veille ? Surtout, rien n'est dit sur le degré d'intoxication de la personne, et l'on sait que Kobili Traoré se fumait du cannabis depuis de nombreuses années, en très grande quantité. Son état ne venait pas tant de la proximité temporelle avec le crime que d'une forte et ancienne imprégnation.

D'autre part, le législateur impose que la consommation de drogue ait eu lieu "dans le dessein de commettre l'infraction", ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission. La justice va donc devoir apprécier le "dessein" d'une personne droguée, ce qui signifie qu'en pratique, seul pourra être déclaré responsable celui ou celle qui a consommé de la drogue pour se donner le courage de commettre son crime. Mais qui reconnaîtra une telle chose ? Et comment prouver cette volonté par un autre moyen que l'aveu de l'intéressé ? Dans la plupart des cas, il est probable que l'intéressé reconnaîtra s'être drogué, mais sans nécessairement vouloir tuer quelqu'un. La dérogation de l'article 122-1-1 ne s'appliquera donc pas, et l'on reviendra à la mise en oeuvre de l'article 122-1, c'est-à-dire à l'irresponsabilité.

Surtout, ces dispositions sont porteuses d'une contradiction essentielle. On en vient en effet à considérer comme responsable du crime une personne, parce qu'elle s'est volontairement droguée avant de commettre un crime. Certes, mais cela ne signifie pas que son discernement n'était pas aboli au moment du crime. Le juge devra donc se débrouiller avec une disposition à peu près inapplicable.

 

Un véritable procès

 

Heureusement, le texte comporte tout de même un élément positif, d'ordre purement procédural. Il prévoit que lorsque la prise de drogue sera la cause de l'abolition temporaire du discernement de la personne, le juge d'instruction devrait renvoyer le dossier pour une audience à huis-clos qui se déroulera devant la juridiction compétente. Il y aura donc un véritable procès, durant lequel les parties civiles pourront faire entendre leur point de vue, solution plus satisfaisante que l'ancienne audience devant la Chambre de l'instruction.

Le calvaire vécu par Sarah Halimi méritait sans doute autre chose qu'un texte adopté hâtivement qui risque fort de ne satisfaire personne. Peut-être une réflexion plus globale aurait-elle pu être menée à bien, sans pression médiatique ? C'est ainsi que la consommation de drogue est une circonstance aggravante pour un délit routier, mais pas en matière de meurtre. Ce point n'a pas du tout été examiné par le législateur, sans doute trop pressé.

Sur la justice pénale : Chapitre 4, section 1 du Manuel de Libertés publiques sur internet.

samedi 22 janvier 2022

Passe vaccinal, une décision sans surprise


Dans sa décision du 21 janvier 2022, le Conseil constitutionnel déclare le passe vaccinal globalement conforme à la Constitution. La loi déférée au Conseil se présente comme un texte d'adaptation de la loi du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire, déjà modifiée à deux reprises par les lois du 5 août et 10 novembre 2021. Il était donc probable que les mêmes causes produisant les mêmes effets, le recours connaîtrait le même sort que ceux qui l'avaient précédé. A cet égard, la décision n'a évidemment rien de surprenant car elle s'inscrit dans une jurisprudence constante du Conseil.

La disposition la plus contestée est l'article 1er de la loi qui transforme le passe sanitaire en passe vaccinal pour l'accès à toute une série d'activités, restaurants et débits de boisson, foires, séminaires et salons professionnels etc. Il n'est donc plus possible d'obtenir l'accès à ces installations en présentant un simple test. Pour les députés et sénateurs auteurs de la saisine, cette disposition porte une atteinte excessive à la liberté d'aller et venir et au droit au respect de la vie privée.


Le droit à la protection de la santé

 

Le Conseil constitutionnel ne conteste pas les ingérences que la loi impose dans ces différentes libertés. Il s'interroge sur la proportionnalité de ces ingérences au regard du Préambule de 1946, alinéa 11, selon lequel "la Nation « garantit à tous … la protection de la santé ».

Ce droit à la protection de la santé se borne à imposer un devoir à l'État, et les autorités doivent ainsi développer une politique publique dirigée vers cette protection. Figurant dans le Préambule de 1946, ce droit a évidemment valeur constitutionnelle, d'ailleurs rappelé par le Conseil constitutionnel dès sa décision du 22 juillet 1980. Celui-ci reconnaît ainsi que la protection de la santé est un objectif constitutionnel que le législateur doit respecter et garantir.

Mais la jurisprudence n'a jamais consacré un droit individuel à la santé dont pourrait se prévaloir n'importe quel citoyen. Toutes les décisions du Conseil intervenues en ce domaine valident des politiques publiques en se fondant sur le droit à la protection de la santé. La politique de lutte contre le tabagisme trouve ainsi son fondement dans l'alinéa 11 du Préambule, depuis la décision du 10 janvier 1991

Surtout, dans une décision rendue sur QPC le 20 mars 2015, le Conseil déclare conforme à la Constitution la politique de vaccination obligatoire des enfants contre certaines maladies, politique reposant sur ce même alinéa. Et le Conseil précise, dans une formulation essentielle : "Considérant qu'il est loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective". La vaccination obligatoire est donc une politique publique dont le fondement se trouve dans le droit à la protection de la santé. 

Certes, le passe vaccinal n'établit pas une obligation vaccinale, même s'il contribue à inciter à la vaccination. Mais il s'inscrit de la même manière dans une politique publique clairement affirmée. Inutile donc d'aller chercher un autre fondement juridique pour le justifier. Le juge constitutionnel n'a plus alors qu'à apprécier la proportionnalité de la mesure prise au regard du droit à la protection de la santé. 

Rappelant qu'il ne lui appartient pas de se substituer au législateur pour apprécier si l'objectif de protection de la santé aurait pu être atteint par d'autres moyens, il constate que celui-ci s'est prononcé "en l'état des connaissances scientifiques dont il disposait" et qu'il a pris la précaution de préciser que les dispositions prévues ne sauraient durer au-delà de la date du 31 juillet 2022. Le passe vaccinal est donc parfaitement conforme à la Constitution, dès lors qu'il s'inscrit dans une politique de santé publique.



La porte étroite, 10 rue Bonaparte, Paris 6è (aujourd'hui fermée)

 

Les réunions politiques


La seule disposition déclarée inconstitutionnelle dans la décision du 21 janvier est celle qui permettait aux organisateurs de réunions politiques d'en subordonner l'accès à la présentation d'un passe sanitaire. Le Conseil s'appuie alors sur l'article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». 

Encore indique-t-il soigneusement au législateur à quelles conditions il pourrait prendre une nouvelle disposition soumettant l'entrée à un meeting politique à la présentation d'un passe sanitaire, ou d'ailleurs vaccinal. Il lui suffirait de mentionner qu'une mesure "est prise dans l'intérêt de la santé publique et aux seules fins de lutter contre l'épidémie de covid-19", de justifier la mesure en invoquant la situation sanitaire, et "de s'assurer qu'elle est appropriée aux circonstances de temps et de lieu". La disposition est donc annulée parce qu'elle est mal rédigée et imprécise. Cette imprécision s'étend d'ailleurs au choix de la formule "passe sanitaire" dans un texte qui met en place un passe vaccinal. Rien n'interdirait, théoriquement, de réécrire la disposition annulée. Cela semble toutefois très peu probable, en plein coeur de la campagne électorale.

Tous les autres moyens articulés contre la loi par les parlementaires requérants, ainsi que par les auteurs des 1472 pages transmises au Conseil constitutionnel, étaient déjà bien connus et avaient déjà été rejetés par des décisions antérieures. Dans son avis préparatoire à la loi, le Conseil d'État avait ainsi rappelé que,  la présentation d'un passe vaccinal ne s'analyse pas comme une obligation vaccinale, mais seulement comme une incitation à se faire vacciner.

De même, le contrôle du passe vaccinal par les professionnels n'a évidemment rien à voir avec un contrôle d'identité. Il ne saurait y avoir délégation d'un pouvoir de police administrative, car il ne s'agit pas de police administrative. Le professionnel peut seulement demander à la personne de produire un document officiel pour s'assurer de la concordance entre le passe vaccinal et les éléments d'identité figurant sur ce document. On est alors dans la même situation que celle des professionnels qui contrôlent l'identité de leurs clients lorsqu'ils paient par chèque ( art. L 131-15 du code monétaire et financier), lorsqu'ils achètent des boissons alcoolisées ( Art. L 3342-1 du code de la santé publique), lorsqu'ils vont jouer dans un casino ( art. R 321-27 du code de la sécurité intérieure) etc. La liste est loin d'être close, et aucun principe constitutionnel ou conventionnel ne s'oppose à un tel contrôle. Dans une ordonnance du 30 août 2021, le juge des référés du Conseil d'État a même jugé qu'un tel contrôle n'emportait aucune atteinte à la vie privée, dès lors qu'il se bornait à mentionner l'identité de la personne.

 

Les "portes étroites"

 

Les auteurs des 1472 pages transmises au Conseil auraient peut être pu réduire leurs contributions en lisant l'avis du Conseil d'État accompagnant la loi. Certes, il n'est pas interdit au Conseil constitutionnel d'aller à l'encontre d'un tel avis, et cela lui arrive même quelquefois. Mais en l'espèce, les chances d'une telle évolution jurisprudentielles étaient pour le moins réduites. 

Cette observation conduit à s'interroger sur les conséquences, quelque peu inattendues, de la décision de Laurent Fabius, de publier les  "portes étroites", analyses juridiques envoyées spontanément au Conseil. Cette pratique était auparavant le fait de quelques experts et professeurs de droit jouant un rôle d'amicus curiae dans la discrétion, avec, il est vrai, les inconvénients de l'opacité. Aujourd'hui, cette pratique présente tous les inconvénients de la transparence. La rédaction d'une "porte étroite" devient un élément de communication comme un autre. On y affirme volontiers sa visibilité ou son militantisme. Il ne s'agit plus d'éclairer le Conseil mais plutôt de renforcer une position de leader dans un débat public, la qualité du dossier transmis passant nettement au second plan. La décision du 21 janvier 2022 marque ainsi les limites de l'exercice. Saisi en urgence, le Conseil devait statuer en huit jours, et on imagine mal que ses membres aient eu le temps de lire 1472 pages. Soyons francs. Qui aurait ce courage ?


Sur l'urgence sanitaire : Chapitre 2 section 2 § 2 du Manuel

mercredi 19 janvier 2022

Vladimir Poutine éclaboussé par la jurisprudence européenne


La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 18 janvier 2022, un arrêt Karuyev c. Russie, qui ne risque guère d'améliorer des relations déjà tendues entre Vladimir Poutine et le Conseil de l'Europe. Elle considère en effet que la condamnation infligée au requérant pour avoir craché sur le portrait du président Poutine porte atteinte à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

L'affaire remonte au 6 mai 2012, la veille des élections ouvrant un nouveau mandat pour Vladimir Poutine, qui va redevenir Président de la Fédération de Russie. A Tcheboksary, capitale de la Tchouvachie, une opposition active décide de marquer cette date par une manifestation symbolique. Un défilé est organisé devant un faux tombeau de Poutine sur lequel est posé son portrait, et on y dépose des fleurs. L'un des participants a toutefois cru bon de cracher sur ce portrait, juste devant les policiers qui surveillaient évidemment le cortège. Ils ne l'ont pas arrêté immédiatement, mais quelques heures plus tard. Il a ensuite été condamné par le juge pénal à quinze jours d'emprisonnement pour "offense mineure à l'ordre public".

Précisément, le choix de l'incrimination est essentiel. Les juges d'appel ont certes fait observer que l'acte irrespectueux qui avait été commis "portait atteinte à l'honneur et à la dignité du Président élu au suffrage universel", mais la condamnation est fondée sur l'atteinte à l'ordre public, pas sur l'atteinte au Chef de l'État.

 

L'expression symbolique


La Cour rappelle que la liberté d'expression, telle qu'elle est garantie par l'article 10 de la Convention, ne s'applique pas seulement aux écrits ou aux paroles. Elle protège également l'expression non verbale.

La jurisprudence la CEDH n'est pas avare dans ce domaine, et les exemples sont nombreux. Relève donc de la liberté d'expression le fait de brûler le drapeau russe et la photo du président Poutine comme dans l'arrêt Parti populaire chrétien démocratie c. Moldavie du 2 février 2010. Il en est de même lorsque les manifestants étendent du linge sale sur les grilles du parlement, dans la décision Tatar et Faber c. Hongrie du 12 juin 2012, lorsqu'ils déversent des pots de peinture sur la statue d'un ancien président, dans l'affaire Ibrahimov and Mammadov c. Azerbaijan du 13 février 2020, voire lorsqu'ils font cuire des oeufs à la saucisse sur la flamme du soldat inconnu, dans Sinkova c. Ukraine du 27 février 2018

En termes d'expression non verbale, on avait déjà brûlé des portraits, y compris ceux du roi et de la reine d'Espagne dans Stern Taulats and Roura Capellera c Spain du 13 mars 2018. En France même, la Cour de cassation, le 22 septembre 2021 avait imposé aux juges du fond d'apprécier l'atteinte éventuelle à la liberté d'expression constituée par la condamnation pour vol en réunion prononcée à l'encontre des manifestant ayant décroché le portrait du président Macron. Quoi qu'il en soit, on avait brûlé, on avait volé, mais on n'avait pas encore craché.

C'est maintenant chose faite, et la CEDH s'interroge avec gravité sur le point de savoir si le fait de cracher sur le portrait d'un homme politique s'analyse comme l'expression d'une opinion politique. Dans son arrêt Shvydka c. Ukraine du 30 octobre 2014, la Cour avait affirmé que ce caractère politique se déduisait du contexte de l'affaire, à partir non seulement de l'acte commis mais encore des opinons connues de son auteur. Lorsque ce dernier est un militant, le caractère symbolique de l'expression est admis plus largement et la liberté d'expression est alors protégée avec davantage d'intensité.

Or, le requérant, M.Karuyev, est un militant de l'Autre Russie, un parti politique d'opposition qui se définit comme "national-bolchévique". La Cour en déduit donc que son acte relève de la liberté d'expression.

 


 Le temple du soleil. Hergé. 1949

 

L'"offense mineure à l'ordre public"


La CEDH doit alors se demander si la condamnation pour "offense mineure à l'ordre public" avait un fondement législatif, un but légitime, et constituait une "mesure nécessaire dans une société démocratique", selon la formule de l'article 10 de la Convention.

De manière un peu exceptionnelle, la Cour va surtout s'intéresser au fondement législatif de la condamnation du requérant à quinze jours d'emprisonnement. Il existe en Russie, un Code des infractions administratives, objet non identifié, mais qui a néanmoins valeur législative. Selon ses dispositions, et la jurisprudence qui les applique, l'"offense mineure à l'ordre public" suppose le cumul de deux éléments, d'une part une atteinte à l'ordre public témoignant d'un "irrespect flagrant pour la société", d'autre part l'un des trois éléments suivants : "langage obscène", harcèlement contre des tiers ou destruction de la propriété d'autrui.

En l'espèce, la CEDH observe que nul élément du dossier ne laisse apparaître une atteinte à l'ordre public, le rassemblement auquel participait le requérant étant pacifique et non-violent. Elle ajoute, peut-être avec un brin de malice, qu'il n'est pas fait état que l'acte auquel il s'est livré, le fameux crachat, ait suscité le moindre désordre ni le moindre commentaire négatif des passants. C'est si vrai que la police n'a pas cru bon d'interpeler tout de suite M. Karuyev, celui-ci n'ayant été arrêté que quatre heures après la fin de la manifestation.

Aux yeux de la CEDH, la condamnation du requérant pour "offense mineure à l'ordre public" est dépourvue de base légale. Elle en déduit , logiquement, que l'atteinte portée à sa liberté d'expression n'est pas justifiée.

Une nouvelle fois, la CEDH révèle une certaine influence du droit américain. Celui-ci intègre en effet, dans la protection du Premier Amendement, le Symbolic Speech qui englobe la plupart des actions provocatrices menées par des manifestants. La France elle-même a dû modifier son droit à la suite de l'arrêt du 13 mars 2013, Éon c. France. A l'époque, l'auteur du célèbre "Casse-toi pôv' con" adressé au président de la République avait obtenu que sa condamnation pour offense au chef de l'État soit considérée comme une ingérence excessive dans sa liberté d'expression. Les juges ne l'avaient pourtant condamné qu'à 30 euros d'amende, peine assortie du sursis. La décision a eu finalement pour conséquence l'abrogation du délit d'offense au Chef de l'État par la loi du 5 août 2013. Il ne reste plus qu'à espérer que la Russie suivra le même chemin, en modifiant ou en supprimant cette étrange infraction d'"offense mineure à l'ordre public".


Sur la liberté d'expression et l'ordre public : Chapitre 9, section 2, § 1, B du Manuel de Libertés publiques sur internet.