« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 12 janvier 2022

Parrainages : les paraphes en carafe


La question des parrainages se pose de manière récurrente, à chaque élection présidentielle. La campagne actuelle ne fait pas exception. Certains candidats obtiennent très facilement les 500 promesses de signature indispensables, bien avant le 6è vendredi qui précède l'élection. Tel est le cas de Valérie Pécresse qui bénéficie du réseau très dense des élus LR dans les collectivités territoriales. Il en est de même de Anne Hidalgo. Si le PS n'a plus beaucoup d'électeurs ni d'ailleurs de militants, il conserve en effet un solide ancrage territorial. Pour ceux-là, le recueil des signatures n'est qu'une formalité rapidement remplie.

Pour d'autres, la quête se révèle longue et difficile. Jean-Luc Mélenchon d'abord se trouve dans une situation plus délicate qu'en 2017, car il ne peut puiser dans le réservoir des élus communistes, le PC ayant cette fois son propre candidat. La situation n'est pas plus favorable à l’extrémité de la droite. Si Marine Le Pen reconnait rencontrer quelques difficultés pour réunir 500 signatures, Eric Zemmour s'agite davantage. Avouant qu'il ne dispose actuellement que d'environ 300 promesses de signature, il tempête, crie au "scandale démocratique" et saisit l'Association des maires de France (AMF), à laquelle il demande de constituer un pool de signatures, sorte de réservoir dans lequel pourraient puiser tous les crédits crédits dans les sondages de 5 à 8 % des voix. Il s'est évidemment heurté à une fin de non-recevoir de David Lisnard, président de l'AMF qui lui a simplement fait observer que l'on ne change pas la loi électorale cent jours avant l'élection. 

Cette agitation reparaît à chaque élection et elle montre que la question des parrainages est loin d'être réglée. Si le principe des parrainages répond à un réel besoin, force est de constater que la procédure est loin d'être satisfaisante.

 

Un bilan contrasté

 

L'objet de la procédure est d'empêcher la multiplication des candidatures peu représentatives, voire fantaisistes. Le principe du parrainage existe depuis 1962, c'est à dire depuis l'élection du Président de la République au suffrage universel. A l'époque, il suffisait d'obtenir 100 signatures d'élus pour pouvoir se présenter. La contrainte était légère, et le nombre de candidats a rapidement augmenté, passant de 6 en 1965 à 12 en 1974. Cette croissance pouvait toutefois sembler naturelle, et atteindre une douzaine de candidats aux élections présidentielles n'aurait pas dû, a priori, susciter d'inquiétudes pour l'exercice de la démocratie.

Monsieur Giscard d'Estaing, une fois élu, a cependant estimé que ce nombre était trop élevé. En 1976, la loi électorale a été modifiée. Désormais, il faut réunir 500 signatures provenant de 30 départements différents, avec 50 signatures par département. Seuls les élus peuvent parrainer une candidature, soit les maires des 36 000 communes auxquels il faut ajouter les parlementaires, les conseillers régionaux et départementaux ainsi que les membres de l'assemblée corse et des assemblées d'outre-mer, soit un collège potentiel d'environ 42 000 signataires.

Cette réforme a empêché Jean Marie Le Pen, comme d'ailleurs Alain Krivine, de se présenter aux présidentielles de 1981, alors même qu'ils avaient pu faire acte de candidature en 1974. Pour autant, elle n'a pas réellement eu l'effet annoncé. S'il est vrai que l'on est passé de 12 candidats en 1974 à 10 en 1981 et  9 en 1988 et 1995, le nombre de candidatures remonte ensuite à 16 en 2002, pour se stabiliser à 12 en 2007, 10 en 2012, 11 en 2017. Le nombre de candidats est donc à peu près identique en 1974 et en 2017, ce qui pose question sur l'utilité de la réforme de 1976. 
 
Quant à la menace des candidatures fantaisistes, elle demeure tout-à-fait marginales. Pierre Dac, Chef du Parti d'en Rire et président du Mouvement ondulatoire unifié (MOU) a ainsi présenté sa candidature en 1965, avec comme slogan : "Les temps sont durs, vive le MOU". Il l'a rapidement retirée à la demande personnelle du général de Gaulle, qu'il avait rejoint dans la France Libre. Il n'a jamais engagé la procédure de recueil de signatures, de même que Coluche en 1981 et Dieudonné en 2002.
 

 
Le Parti d'en rire. Pierre Dac et Francis Blanche
Théâtre des Champs Élysées, 1959
Archives de l'INA
 

Un instrument de tactique politique

 

En 1962, l'obligation de parrainage était présentée comme une autorisation de se présenter, une garantie de la représentativité nationale du candidat. Il n'était pas considéré comme nécessaire que les signataires partagent l'idéal du candidat. Il suffisait qu'ils considèrent que les idées de ce dernier devaient légitimement figurer dans la compétition électorale.

La pratique s'est révélée bien différente. La signature a été perçue comme un soutien politique, ce qui explique la difficulté des extrêmes, de gauche ou de droite, à obtenir des parrainages. Les élus préfèrent s'auto-censurer pour ne pas s'attirer les foudres de leurs électeurs. Surtout, les partis politiques les plus puissants ont fait du parrainage une arme tactique, imposant une certaine forme de discipline à leurs élus.
 
N'est il pas tentant de parrainer un candidat d'opposition qui risque de mordre sur l'électorat de l'adversaire principal ? Prenons un exemple au hasard : si Valérie Pécresse décidait de laisser aux élus locaux LR la liberté de leur signature, ils pourraient ainsi apporter leur parrainage à Éric Zemmour. Ce serait une excellente opération, dans le but de diviser l'extrême-droite pour affronter Emmanuel Macron au second tour. De même, Éric Zemmour se trouvait affaibli, car il obtiendrait ses signatures d'un parti auquel il s'oppose de manière très vive.
 
 

Publication des signatures

 
 
Pour empêcher de telles manoeuvres, a été décidée la publication des signatures. A l'origine, elles étaient transmises par les candidats au Conseil constitutionnel, et celui-ci publiait les cinq cents premières reçues. Le résultat de cette pratique était un traitement très différent des signataires. En 2007, une étude a ainsi montré que un parrain de Jean-Marie Le Pen avait 90, 3% de voir son nom publié, alors que le taux chutait à 14, 3 % pour Ségolène Royal et 14, 4 % pour Nicolas Sarkozy. Par la suite, le tirage au sort a été mis en oeuvre, mais cette réforme n'a guère changé la situation. La crainte d'être publié suffisait à dissuader.

Lors de la campagne de 2012, Marine Le Pen a eu l'idée de contester la procédure en vigueur par une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur laquelle le Conseil constitutionnel s'est prononcé le 21 février. La requérante invoquait précisément une atteinte à  l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 qui consacre l'égalité devant la loi, moyen qui était loin d'être absurde. Les élus signataires se trouvaient en effet, au regard de la publicité de leur parrainage, dans une situation bien différente selon le candidat pour lequel ils signaient. Le Conseil a pourtant écarté le recours, affirmant que cette différence de traitement avait été voulue par le législateur, dans le but de permettre au Conseil constitutionnel d'effectuer plus facilement sa mission de contrôle des signatures. Le Conseil reconnaissait néanmoins une différence de traitement, mentionnant qu'il appartenait au législateur de modifier le droit existant.
 

Les lois de 2016 ou l'art de ne rien résoudre



C'est ce qu'il a fait, ou du moins prétendu faire, avec deux textes votés le 5 avril 2016, sur la "modernisation de la campagne présidentielle". Le premier est une loi organique,   le second une loi ordinaire. Le parlement a fait le choix d'une transparence totale en imposant la transmission des présentations au Conseil constitutionnel par le signataire lui-même et non plus par le candidat. Ces signatures sont ensuite publiées au fur et à mesure de leur arrivée.
 
Force est de constater l'étrangeté de ce texte. Alors que le constat général était que la publicité des signatures constituait un frein pour les partis situés aux extrêmes de l'espace politique, le législateur choisit la transparence totale. Certes, ce choix ne pose aucun problème constitutionnel, car la transparence ne peut guère été présentée comme portant atteinte, en soi, au principe de pluralisme. Mais les lois de 1976 ont pour caractéristique de ne rien changer aux difficultés des petits partis et des partis extrêmes. En revanche, il est certain que les mouvements plus solidement installés dans l'échiquier politique bénéficient de la procédure. Ils peuvent facilement imposer une discipline de signature à leurs élus et s'assurer qu'elle est respectée. On comprend mieux que Anne Hidalgo, avec des sondages autour de 4 %, ait obtenu sans difficultés 500 signatures.

Les protestations d'Éric Zemmour ressemblent donc à toutes celles qui l'ont précédé et qui proviennent de candidats qui ne parviennent pas à obtenir ces parrainages. Sa suggestion de constituer un "pool" au sein de l'AMF réunissant des signatures susceptibles ensuite d'être offertes aux candidats en difficulté manque en revanche de sérieux. En l'état actuel du droit, le parrainage est une décision individuelle que l'élu doit assumer, puisque sa signature est publiée. Il est donc inenvisageable d'utiliser sa signature pour un candidat qu'il n'a pas choisi. 
 
Il n'empêche que le problème devrait, un jour ou l'autre, susciter une nouvelle intervention législative. Pourquoi ne pas adopter un système hybride permettant aux candidats de cumuler des signatures d'élus avec des signatures d'électeurs ? Serait-il impensable qu'un candidat soit ainsi sollicité par des citoyens, des lors que des garanties de représentativité sont également exigées ? A une époque où l'on voit se multiplier les candidatures qui ne s'appuient sur aucun parti politique constitué, comme Emmanuel Macron en 2017 ou Eric Zemmour aujourd'hui, il ne serait pas absurde que les électeurs eux-mêmes soient appelés à apprécier le sérieux et la représentativité des candidatures. Mais hélas, la question des parrainages est toujours soulevée dans les mois qui précèdent l'élection, pas dans ceux qui la suivent. D'une manière générale en effet, les grands partis, ceux qui sont largement représentés au parlement, n'ont pas tellement envie que les choses changent.


lundi 10 janvier 2022

Joint-Venture dans le cannabis


Dans sa décision QPC du 7 janvier 2022, Association des producteurs de cannabinoïdes, le Conseil constitutionnel donne, pour la première, la définition juridique de la notion de "stupéfiant". Peut-être qualifiée ainsi une "substance psychotrope qui se caractérise par un risque de dépendance et des effets nocif pour la santé". A dire vrai, cette définition semble relever du simple bon sens et ne pas devoir donner lieu à des débats très vifs.

Le plus surprenant réside cependant dans le fait que le Conseil constitutionnel soit conduit à apprécier la définition du stupéfiant, appréciation qui devrait plutôt appartenir aux scientifiques. Mais le cannabis est actuellement l'objet d'un débat qui dépasse le seul espace scientifique pour pénétrer dans le champ politique. Les producteurs de cannabinoïdes et de chanvre ainsi que les industries pharmaceutiques veulent aujourd'hui commercialiser la molécule de cannabidiol (CBD). Celle-ci est présentée comme non psychotrope, et ayant des effets relaxants. 

Ce lobby doit donc, pour arriver à ses fins, faire évoluer le droit français, et il faut reconnaître qu'il y parvient, à petits pas, devant le pouvoir réglementaire. En revanche, il se heurte à une difficulté réelle devant le Conseil constitutionnel.


Le lobby et le pouvoir réglementaire


A l'origine en effet, la règle juridique lui était très défavorable. Elle interdisant la production et la vente des produits issus du cannabis, avec une seule dérogation possible issue d'un arrêté du 22 août 1990, lorsque le taux de molécule active ne dépassait pas 0, 2 % et que l'usage du chanvre était limité aux fibres et aux graines. Or, précisément, la molécule de CBD exige l'exploitation de la plante entière. Les industriels désireux de commercialiser le CBD ont donc engagé un contentieux pour obtenir l'abrogation de cette législation.

A la suite d'une question préjudicielle, ils ont obtenu de la Cour de justice de l'Union européenne une décision Kanavape du 22 août 1990. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le CBD n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à ce produit un peu particulier. A ses yeux, la législation français porte donc atteinte à cette libre circulation. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. C'était évidemment insuffisant pour les producteurs, puisque la décision permettait la commercialisation mais pas la production de la molécule.

Quoi qu'il en soit, les autorités françaises ont finalement rédigé un nouvel arrêté du 30 décembre 2021. Il accepte de considérer que le CBD  peut être cultivé et vendu. En revanche, il restera interdit de dépasser le seuil de molécule active 0, 3 %. 

 


 Viva Zapata, que viva Marijuana. Renaud. 1994

 

Le lobby devant le Conseil constitutionnel

 

La demande de QPC a été formulée devant le Conseil d'État, à l'occasion d'un recours dirigé contre le refus d'abrogation de l'arrêté de 1990. Le renvoi au Conseil constitutionnel date ainsi du 18 octobre 2021, deux mois avant la publication du nouvel arrêté. Cela ne signifie pas que la QPC soit désormais dépourvue d'intérêt, loin de là. Il s'agit en effet, pour le lobby des producteurs et vendeurs de CBD, de faire sortir cette substance de la liste des produis stupéfiants.

La QPC est dirigée contre trois dispositions législatives du code de la santé publique, les articles L 5132-1, L 5132-7 et L 5132-8.  Elles classent les "substances stupéfiantes" et les "produits psychotropes" parmi les "substances vénéneuses". Différents arrêtés opèrent ensuite un classement de ces substances selon le type de danger qu'elles représentent, et des décrets en Conseil d'État peuvent prendre toute une série de prohibitions, comme l'interdiction de leur prescription ou de leur intégration dans des spécialités pharmaceutiques. 

Cette fois pourtant, le lobby de la CBD n'obtient pas satisfaction. Il invoquait devant le Conseil l'imprécision des dispositions du code de la santé publique, le principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi étant qualifié d'objectif de valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 28 décembre 2011, celui-ci affirme ainsi que ce principe impose au législateur l'adoption de "dispositions suffisamment précises et de formules non équivoques".

Dans le cas présent, le Conseil estime que la notion de stupéfiant est pleinement définie à travers deux critères, le risque de dépendance et les effets nocifs pour la santé. En incluant les "substances stupéfiantes" et les "produits psychotropes" parmi les "substances vénéneuses", le législateur n'a donc pas adopté de dispositions imprécises. Rien ne lui interdisait ensuite de confier au pouvoir réglementaire le soin de dresser la liste de ces substances illicites. Cette opération est d'ailleurs réalisée en fonction de l'état des connaissances scientifiques et médicales, et sous le contrôle du juge administratif.

Le lobby du CBD se heurte donc à un refus du Conseil constitutionnel, qui n'évoque même pas la question de la liberté d'entreprendre et se limite à affirmer que les dispositions contestées "ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit"
 
Mais ce n'est qu'un demi-échec pour le lobby, car le Conseil constitutionnel lui indique tout de même la voie à suivre pour faire évoluer le droit. Il lui faudra en effet montrer que le CBD n'implique aucune dépendance et est dépourvu d'effets nocifs pour la santé. Soyons assurés que les professionnels du secteur ne feront pas chanvre à part dans ce combat. Ils bénéficient en effet du soutien actif des consommateurs de cannabis dit récréatif qui aspirent à une légalisation de leur produit favori. Assistera-t-on à une Joint-Venture entre les marchands de CBD et les baba cool consommateurs de haschisch ?



 

mercredi 5 janvier 2022

Bye Bye Hadopi, Bye Bye CSA, Bonjour Arcom !


Le 1er janvier 2022 marque un changement notable dans le paysage de la régulation numérique et audiovisuelle. La fusion entre la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) est désormais consommée. L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) prend ses fonctions, conformément aux dispositions de la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique (loi "RPAOCEN"). La première décision rendue par l'Arcom est datée précisément du 1er janvier, et elle concerne l'organisation de ses services.

Changement de terminologie, fusion des autorités, la réforme ne s'analyse pourtant pas comme un véritable bouleversement. Elle était nécessaire, car le droit français datait, reposant sur une distinction aujourd'hui dépassée entre la radio-télévision et internet. Aujourd'hui, les entreprises du secteur audiovisuel sont actives sur tous ces vecteurs, et la télévision à l'ancienne semble, à terme, plus ou moins condamnée, remplacée par des services de diffusion en ligne.

 

Hadopi, revu et corrigé

 

Dès mai 2013, le rapport Lescure mettait en évidence les limites du système Hadopi. Trois ans après l'entrée en vigueur de la la loi Hadopi du 12 juin 2009, le résultat était déjà décevant. La riposte graduée destinée à sanctionner les téléchargements illicites n'a pas réellement fonctionné. On se souvient qu'à la première infraction, l'internaute recevait un simple rappel à la loi par lettre simple. A la deuxième infraction intervenue dans les six mois suivant la première, le rappel à la loi avait lieu par lettre recommandée. Enfin, la troisième infraction, si elle intervenait dans l'année suivant la seconde, pouvait donner lieu à saisine du juge en vue de la condamnation de l'internaute à une amende de 1500 €.

Les internautes, peu dissuadés par le faible nombre de condamnations, ont appris à masquer leur adresse IP ou à utiliser des techniques de cryptage pour ne pas être repérés. Le rapport annuel de la Hadopi pour 2019 reconnaissait ainsi que, depuis sa création, les amendes prononcées avaient rapporté 87 000 €, alors que le coût de fonctionnement de l'autorité indépendantes était proches de 82 millions d'euros. 

Certes, la rentabilité n'est pas nécessairement le seul critère d'évaluation de la réussite de l'autorité indépendante. Il n'en demeure pas moins que le gouffre financier que représentait Hadopi n'est certainement pas sans lien avec sa disparition. 

Force est de constater pourtant que la loi du 25 octobre 2021 ne supprime pas la riposte graduée, pourtant très contestée. La procédure n'est modifiée qu'à la marge, avec la possibilité pour une personne victime de ces téléchargements illégaux de saisir directement l'Arcom d'une demande d'intervention, possibilité qui, auparavant, n'était ouverte qu'aux organismes de gestion collective. 

La loi prévoit deux procédures nouvelles destinées à lutter contre les atteintes à la propriété intellectuelle. Le premier, figurant dans l'article L 331-25 du code de la propriété intellectuelle, prévoit une "liste noire" susceptible d'être rendue publique par l'Arcom. Elle devrait lister les sites portant atteinte "de manière grave et répétée" aux droits d'auteur, à partir des infractions connues. Cette liste pourra, éventuellement, être utilisée à l'appui d'une action judiciaire des victimes.  La seconde procédure nouvelle, figurant dans l'article L 331-27 du code de la propriété intellectuelle, permet à l'Arcom d'exiger de tout service de communication au public en ligne l'interdiction d'accès à un site miroir reprenant le contenu d'un service déjà condamné. Là encore, l'Arcom pourra être saisie à cette fin par les victimes. 

Ces deux procédures sont loin d'être sans intérêt. Elles devront toutefois faire l'objet d'une évaluation, car les sites portant atteinte à la propriété intellectuelle sont bien souvent domiciliés à l'étranger, dans des paradis des données, c'est-à-dire des États dont le droit ne prévoit aucune sanction pour ce type de pratiques. Les injonctions de l'Arcom risquent alors de ressembler fort à un coup d'épée dans l'eau.

 

Comment te dire adieu ? Françoise Hardy

Archives de l'INA. 1969


L'Arcom, ou le CSA revisité

 

Pour ce qui est de l'audiovisuel, la loi du 25 octobre 2021 ne modifie pas sensiblement la situation antérieure.  Les pouvoirs de régulation audiovisuelle qui étaient ceux du CSA sont simplement transférés à l'Arcom, avec évidemment un élargissement de ses compétences à l'ensemble du secteur de communication au public par voie électronique. De fait, l'Arcom pourra agir à l'encontre des chaînes de télévision ou de radio, mais aussi à l'encontre des plateformes comme Netflix ou Disney. Le défi sera alors pour l'Arcom de réguler ces services, notamment pour leur imposer le système de financement de la création française ou européenne. Là encore, l'enjeu est de taille puisqu'il s'agit d'imposer à des multinationales américaines le respect du droit français. 

Pour le reste, l'Arcom conserve toutes les compétences du CSA, notamment, et ce n'est pas négligeable dans la période actuelle, la surveillance du respect du pluralisme des courants d'opinion dans le cadre de la campagne électorale. Jusqu'à présent, le CSA n'est guère parvenu à formuler des règles claires dans ce domaine, et il faut bien reconnaître que la concentration économique qui caractérise le paysage audiovisuel actuel risque de constituer un obstacle important dans ce domaine.

La mission de régulation, aussi bien de l'audiovisuel que de l'internet, est donc désormais confiée à l'Arcom, qui ressemble étrangement au CSA. Initialement fixé à 9 membres, le collège du CSA était passé à 7 membres avec la loi du 15 novembre 2013 sur l'indépendance de l'audiovisuel public. Aujourd'hui, le collège de l'Arcom compte de nouveau 9 membres, soit 3 désignés par le président du Sénat, 3 désignés par le président de l'Assemblée nationale et 3 désignés par le Président de la République, tous pour un mandat de six ans. 

De manière très concrète, la succession des deux autorités a été réalisée sans complication inutile. L'Arcom est composée de sept membres issus du CSA auxquels il faut ajouter deux anciens membres de Hadopi, dont son ancien président. Les mandats ne sont donc pas interrompus par la création de l'Arcom. Roch-Olivier Maistre, ancien président du CSA, devient ainsi, sans autre formalité, président de l'Arcom. 

Le changement dans la continuité, cette formule pourrait résumer le processus de création de l'Arcom. Cette impression de continuité est peut-être le principal défi auquel se heurtera la nouvelle autorité indépendante. Car Hadopi comme le CSA ne sont pas parvenus à convaincre. La première n'a pas su user efficacement de la riposte graduée, la seconde n'a pas su protéger efficacement le principe de pluralisme, pourtant objectif à valeur constitutionnelle. Pour exister, l'Arcom devra donc se démarquer de ses deux prédécesseurs. Ce ne sera pas simple, si l'on considère que les membres de l'Arcom proviennent exclusivement du CSA et de Hadopi. 
 
 

vendredi 31 décembre 2021

Les Invités de LLC : Emmanuel Kant. Qu'est-ce que les Lumières ?

Pour souhaiter à ses lecteurs une belle et heureuse année 2022, Liberté Libertés Chéries invite Emmanuel Kant, l'un des Pères Fondateurs des libertés publiques. Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?" paru en 1784, il invite ses lecteurs à "se servir de leur intelligence sans être dirigé par autrui". Ce texte, d'une surprenante actualité, ne saurait mieux résumer la pensée des auteurs qui s'expriment sur Liberté Libertés Chéries et des lecteurs qui suivent ce blog depuis plus de dix années.


Emmanuel KANT

Qu'est-ce que les Lumières ?

1784




Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la mino­rité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette mino­rité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un di­recteur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette en­nuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très-dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d’abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s'ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n'est pas sans doute aussi grand qu'ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de ce genre rend timide et dégoûte ordinairement de toute tentative ultérieure.

Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l'aimer, et provisoire­ment il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intel­ligence, parce qu'on ne lui permet jamais d'en faire l'essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l'usage rationnel, ou plutôt de l'abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle mi­norité. Qui parviendrait à s'en débarrasser, ne franchirait en­core que d'un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n'est pas accoutumé à d'aussi libres mouvements. Aussi n'arrive-t-il qu'à bien peu d'hommes de s'affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d'un pas sûr.

Mais que le public s'éclaire lui-même, c'est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu'on lui laisse la liberté. Car alors il se trouvera toujours quelques libres penseurs, même parmi les tuteurs officiels de la foule, qui, après avoir secoué eux-mêmes le joug de la minorité, répan­dront autour d'eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu'il en retire. Mais il est curieux de voir le public, auquel ses tuteurs avaient d'abord imposé un tel joug, les contraindre ensuite eux-mêmes de continuer à le subir, quand il y est poussé par ceux d'entre eux qui sont incapables de toute lumière. Tant il est dangereux de semer des préjugés ! car ils finissent par retomber sur leurs auteurs ou sur les successeurs de leurs auteurs. Le public ne peut donc arriver que lentement aux lumières. Une révolution peut bien amener la chute du despotisme d'un individu et de l'oppression d'un maître cupide ou ambitieux, mais jamais une véritable réforme dans la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout aussi bien que les anciens, à conduire les masses aveugles.

La diffusion des lumières n'exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses. 

Mais j'en­tends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L'officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. (Il n'y a qu'un seul maître dans le monde qui dise : raisonnez tant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez.) Là est en général la limite de la liberté. Mais quelle limite est un obstacle pour les lumières ? Quelle limite, loin de les entraver, les favorise ? — Je réponds : l'usage public de sa raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lu­mières parmi les hommes ; mais l'usage privé peut souvent être très-étroitement limité, sans nuire beaucoup pour cela aux progrés des lumières. J'entends par usage public de sa raison celui qu'en fait quelqu'un, à titre de savant, devant le public entier des lecteurs. J'appelle au contraire usage privé celui qu'il peut faire de sa raison dans un certain poste civil ou une cer­taine fonction qui lui est confiée. Or il y a beaucoup de choses, intéressant la chose publique, qui veulent un certain méca­nisme, ou qui exigent que quelques membres de la société se conduisent d'une manière purement passive, afin de concourir, en entrant pour leur part dans la savante harmonie du gouver­nement, à certaines fins publiques, ou du moins pour ne pas les contrarier. Ici sans doute il n'est pas permis de raisonner, il faut obéir. Mais, en tant qu'ils se considèrent comme membres de toute une société, et même de la société générale des hommes, par conséquent en qualité de savants, s'adressant par des écrits à un public dans le sens propre du mot, ces mêmes hommes, qui font partie de la machine, peuvent raisonner, sans porter atteinte par là aux affaires auxquelles ils sont en partie dévolus, comme membres passifs. 

Il serait fort déplorable qu'un officier, ayant reçu un ordre de son supérieur, voulût raisonner tout haut, pendant son service, sur la convenance ou l'utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais on ne peut équitablement lui dé­fendre, comme savant, de faire ses remarques sur les fautes commises dans le service de la guerre, et de les soumettre au jugement de son public. Un citoyen ne peut refuser de payer les impôts dont il est frappé ; on peut même punir comme un scandale (qui pourrait occasionner des résistances générales) un blâme intempestif des droits qui doivent être acquittés par lui. Mais pourtant il ne manque pas à son devoir de citoyen en publiant, à titre de savant, sa façon de penser sur l'inconve­nance ou même l'iniquité de ces impositions. De même un ec­clésiastique est obligé de suivre, en s'adressant aux élèves aux­quels il enseigne le catéchisme, ou à ses paroissiens, le symbole de l'Église qu'il sert ; car il n'a été nommé qu'à cette condition. Mais, comme savant, il a toute liberté, et c'est même sa voca­tion, de communiquer au public toutes les pensées qu'un exa­men sévère et consciencieux lui a suggérées sur les vices de ce symbole, ainsi que ses projets d'amélioration touchant les choses de la religion et de l'Église.

mardi 28 décembre 2021

Le projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire


Le projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique a été déposé à l'Assemblée nationale le 27 décembre 2021 par le Premier ministre, immédiatement après son adoption en conseil des ministres, accompagné de l'avis du Conseil d'État demandé par l'Exécutif. Le texte sera débattu selon la procédure accélérée, ce qui signifie qu'il n'y aura qu'une seule lecture à l'Assemblée nationale et au Sénat.

Nous sommes donc dans l'urgence, mais pas tout à fait. Il ne s'agit pas en effet de mettre en oeuvre l'état d'urgence sanitaire dont on se souvient qu'il fut initié par la loi du 23 mars 2020, prorogée jusqu'au 10 juillet 2020. Ensuite, une seconde période d'état d'urgence est intervenue avec la loi du 14 novembre 2020, prorogée jusqu'en juin 2021. L'exposé des motifs de l'actuel projet de loi pourrait laisser envisager un troisième état d'urgence, tant il insiste sur l'importance de l'actuelle reprise épidémique et sur les tensions du système de santé. Mais la période n'est pas seulement épidémique, elle est aussi électorale. Pas question donc de revenir à l'état d'urgence sanitaire, sauf à La Réunion où la situation est particulièrement grave. Sur le reste du territoire, il convient de limiter autant que possible la circulation du virus, sans limiter celle des vacanciers du réveillon de la Saint-Sylvestre.

L'actuel projet de loi se présente donc comme un texte d'adaptation de la loi du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire, déjà modifié à deux reprises par les lois du 5 août et 10 novembre 2021. Rédigé très rapidement, il est extrêmement concis et ne comporte que trois articles. 

Écartons d'emblée l'article 3 qui se présente comme une sorte de cavalier législatif. Conformément à la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 4 juin 2021, il établit un contrôle systématique du juge de la liberté et de la détention (JLD) sur les mesures d'isolement et de contention dans les services psychiatriques hospitaliers. Ce contrôle doit s'exercer avant la 72è heure, si l'état du patient nécessite le renouvellement de cette mesure. Rien à voir avec la Covid-19, et il s'agit seulement d'utiliser un support législatif qui apparaît fort opportunément, le Conseil constitutionnel ayant reporté l'abrogation de la mesure contestée au 31 décembre 2021.

On peut aussi être bref sur l'article 2 qui autorise les services préfectoraux à utiliser le fichier SI-DEP pour assurer le suivi et le contrôle des mesures de placement en isolement ou en quarantaine. Il s'agit du fichier dans lequel sont saisis les résultats des tests et vaccinations. Comme tous les fichiers de données personnelles, l'usage de celui-ci est soumis à un certain nombre de contraintes qui doivent être respectées. Le projet de loi se borne à ajouter une nouvelle finalité au fichier et à permettre aux agents d'accéder aux données strictement nécessaires à leur mission. Cette disposition relève du droit commun des données personnelles.


Du "passe sanitaire" au "passe vaccinal"


Reste donc l'article 1er, le seul qui soit réellement important. Il modifie la loi du 31 mai 2021, en transformant le "passe sanitaire" qu'elle prévoyait en "passe vaccinal". L'accès aux activités de loisir, de restauration, de foires et salons sera donc désormais subordonné à la présentation de ce nouveau justificatif de statut vaccinal. Il s'appliquera aussi à l'accès aux établissements de santé pour les visiteurs et les accompagnants, mais évidemment pas aux "cas d'urgence", c'est-à-dire aux patients. Il s'appliquera enfin aux transports interrégionaux, là encore "sauf en cas d'urgence". Quant aux grands centres commerciaux, l'exigence du "passe vaccinal" sera décidée, au cas par cas, par le préfet.

Le simple résultat d'un test ne sera donc plus suffisant pour accéder à ces activités. Le Conseil d'État, dans son avis sur le projet de loi, rappelle cependant que la loi du 31 mai 2021 autorise le Premier ministre à subordonner l'accès à certains lieux à la présentation d'un test négatif. Il appartiendra en outre aux décrets d'application de prévoir le recours à un certificat de rétablissement pour les personnes ayant été récemment atteintes par la maladie, ou à une attestation mentionnant une contre-indication au vaccin et le Conseil d'État insiste sur la nécessité de prévoir l'usage de ces documents. Le projet de loi offre ainsi un nouvel instrument qui ne fait pas disparaître les anciens. Il appartient dès lors au gouvernement de choisir les mesures de police sanitaire les mieux en mesure de répondre à la nécessité.

Dans son avis, la formation administrative du Conseil d'État rappelle qu'il appartiendra à la formation contentieuse du Conseil d'État d'apprécier la proportionnalité aux nécessités de la lutte contre l'épidémie de ces mesures qui constituent nécessairement une ingérence dans les libertés des personnels. Le Conseil constitutionnel a lui-même affirmé ce principe dans sa décision du 13 novembre 2020. Dans le cas présent, la même formation administrative précise même à ses camarades de la formation contentieuse les éléments de langage juridiques qui pourront être utilisés, afin de justifier cette proportionnalité Elle développe ainsi une analyse contextuelle que l'on retrouvera certainement dans les futures décisions de référé, insistant sur le taux d'incidence très élevé de la maladie avec la variant Omicron et le fait que la vaccination perde un peu de son efficacité face à ce nouveau variant.

 


 Asterix et la Transitalique. Jean-Yves Ferri et Didier Conrad. 2017

 

L'application du "passe vaccinal" à certaines professions

 

Comme le passe sanitaire, le "passe vaccinal" pourra être exigé dans certaines professions, sous peine d'une suspension du contrat de travail, s'accompagnant d'une interruption de la rémunération. Ce type de mesure, concernant le passe sanitaire, a déjà été déclaré conforme à la Constitution par la décision rendue le 5 août 2021.

Une nouvelle fois, le Conseil d'État, dans son avis, refuse de considérer l'obligation de détenir un "passe vaccinal" comme une obligation vaccinale, refus qui va certainement décevoir les opposants à ces documents car il s'agit de l'un de leurs arguments essentiels. Le Conseil reconnaît toutefois qu'il s'agit d'"établir une contrainte conduisant la plupart de ces personnes à se faire vacciner". Cette contrainte le conduit à déduire que le "passe vaccinal" doit être soumis aux mêmes règles de procédure que l'obligation vaccinale, notamment en ce qui concerne la saisine pour avis de la commission nationale de la négociation collective. Il observe toutefois que les règles de suspension du contrat de travail ne sont pas modifiées par le nouveau texte et qu'il n'est donc pas utile d'effectuer une nouvelle saisine.

Dès lors que le passe vaccinal ne s'analyse pas comme une obligation vaccinale, le Conseil d'État rappelle qu'il n'est pas nécessaire d'appliquer la jurisprudence issue de l'arrêt du 7 juillet 2004, ministre de l'Intérieur c. B., qui précise que l'obligation vaccinale ne peut être imposée à des professionnels que par la loi. Le pouvoir réglementaire demeure donc compétent pour définir le champ d'application de cette obligation.

 

Le contrôle du "passe vaccinal"

 

Le projet de loi permet aux personnes chargées du contrôle, tant du passe sanitaire que du nouveau "passe vaccinal" de demander, en cas de doute sur ces documents, la présentation d'une pièce d'identité. Une telle disposition a déjà suscité une levée de bouclier des professionnels, notamment dans le domaine de la restauration, qui estiment qu'ils ne sont pas compétents pour effectuer un contrôle d'identité.

Dans son avis, le Conseil d'État écarte rapidement cette objection. Il est vrai que ces mêmes professionnels ne se plaignent pas de contrôler l'identité de leurs clients lorsqu'ils paient par chèque ( art. L 131-15 du code monétaire et financier), lorsqu'ils vendent des boissons alcoolisées ( Art. L 3342-1 du code de la santé publique), lorsqu'ils font entrer un joueur dans un casino ( art. R 321-27 du code de la sécurité intérieure) etc. La liste est loin d'être close, et aucun principe constitutionnel ou conventionnel ne s'oppose à un tel contrôle. Dans une ordonnance du 30 août 2021, le juge des référés du Conseil d'État a même jugé qu'un tel contrôle n'emportait aucune atteinte à la vie privée, dès lors qu'il se bornait à mentionner l'identité de la personne.

De la même manière, le projet de loi ajoute aux infractions pénales déjà définies par le texte du 31 mai 2021 la détention de documents, passe sanitaire ou vaccinal, falsifiés. Le détenteur sera donc puni de la même peine que celui qui aura fabriqué le faux document ou celui qui l'aura vendu ou donné, c'est à dire une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende. Bien entendu, conformément aux principes généraux du droit pénal, la preuve devra être faite que le détenteur du passe falsifié avait connaissance de son caractère frauduleux. 

Les deux articles du projet de loi ne constituent finalement que le prolongement des textes plus anciens, permettant le passage du passe sanitaire au passe vaccinal, et s'efforçant d'accroître l'efficacité des mesures d'isolement. 

La lecture de l'unique article utile du projet de loi est rapidement faite. Il n'en pas de même des 17 pages de l'avis du Conseil d'État. Mais ce texte est extrêmement instructif car il montre que la formation administrative du Conseil se livre à une véritable opération de déminage. Elle détruit ainsi successivement tous les arguments les plus fréquemment invoqués par les adversaires résolus du passe sanitaire, qui vont rapidement devenir des adversaires tout aussi résolus du passe vaccinal. Cela ne les empêchera pas de saisir le juge des référés d'une multitude de recours, mais ils vont sans doute devoir faire preuve d'imagination pour trouver d'autres arguments juridiques. Mais l'imagination n'est-elle pas la principale qualité des bons juristes ?


Sur l'état d'urgence sanitaire : Chapitre 2 section 2 § 1 du Manuel

 



mercredi 22 décembre 2021

Le crime de Klaus Kinzler


La directrice de Sciences Po Grenoble, Sabine Saurugger, a décidé, par un arrêté du 14 décembre 2021, la suspension pour quatre mois de Klaus Kinzler, enseignant au sein de cette institution. On se souvient qu'un débat s'était développé dans l'équipe enseignante contre l'intitulé d'une table ronde organisée à l'occasion de la "semaine pour l'égalité et la lutte contre les discriminations". Le titre était "Racisme, antisémitisme et islamophobie", et Klaus Kinzler considérait que le terme "islamophobie" ne devait pas être placé au même niveau que que le racisme et l'antisémitisme. Un échange de courriels un peu vifs avait eu lieu avec une collègue, mais rien qui dépasse la disputatio qui devrait être l'usage commun du monde universitaire.

L'affaire avait été ébruitée lorsque les étudiants ont tagué le nom de cet enseignant sur les murs de leur école, qualifiant précisément Klaus Kinzler d'islamophobe, et ajoutant, pour faire bonne mesure, qu'il y avait "des fascistes dans les amphis". Cette agression le mettait évidemment en danger, quelques semaines après l'assassinat de Samuel Paty. 

Les étudiants ont été poursuivis devant le conseil de discipline, mais ils ont été relaxés, malgré un rapport pour le moins accablant de la mission de l'Inspection générale diligentée par le ministère de l'enseignement supérieur. De manière un peu surprenante, c'est aujourd'hui Klaus Kinzler qui est menacé de sanctions. Et contre toute attente, il ne s'est pas recouvert la tête de cendres, n'est pas allé implorer sa grâce en chemise et la corde au cou, armé d'une autocritique rédigée en écriture inclusive. Au contraire, il a osé se plaindre avec véhémence dans la presse, disant ce qu'il pense de Sciences Po Grenoble et de son actuelle direction. Il a ainsi déclaré qu'une "minorité radicale extrémiste" avait pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Ces différentes interviews sont officiellement à l'origine de sa suspension, Mme Saurruger les jugeant "diffamatoires".

A la suite de ces évènements, certains militants se sont immédiatement investis sur les réseaux sociaux, avec un seul mot d'ordre : disqualifier ces propos, et surtout disqualifier le malheureux professeur lui-même. Parmi toute une série de discours idéologiques, on voit apparaître quelques arguments qui se présentent comme juridiques. 

 

L'argument mandarinal


Dans une interview accordée à France Culture le 22 décembre 2021, le professeur Olivier Beaud déclare : "C'est rien, ça va se dégonfler, ça ne concerne pas la liberté académique. D'abord Monsieur Kinzler n'est pas un professeur, lui ne jouit pas de la liberté académique". Il est parfaitement exact que Klaus Kinzler, linguiste spécialiste de la civilisation allemande, est un PRAG (professeur agrégé du secondaire) détaché auprès de Sciences Po Grenoble. Il n'est donc pas enseignant chercheur des universités.

Certes Olivier Beaud opère une distinction en affirmant, à la suite de Humbolt, que la liberté académique comporte la liberté de la recherche, celle de l'enseignement, et celle de l'expression. Il balaie donc le cas de Klaus Kinzler d'un revers de main, en déclarant qu'il n'est pas victime d'une atteinte à la liberté académique puisqu'il n'est pas professeur à l'Université. Tout au plus peut-il être victime d'une atteinte éventuelle à la liberté d'expression. La liberté académique est donc un privilège attaché au titre d'enseignement chercheur dont un modeste PRAG ne saurait se prévaloir. De minimis non curat praetor.

La lecture d'Humbolt est certes utile, mais celle du droit positif aussi. Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité".  La loi fait donc bénéficier de la liberté académique, non seulement "les enseignants-chercheurs" mais aussi "les enseignants et les chercheurs" et elle précise bien que cette liberté s'étend à la recherche et à l'enseignement.  

La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984  fait certes de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. Mais cette jurisprudence ne fait que protéger les enseignants chercheurs contre une loi qui irait à l'encontre de ces principes. Cette jurisprudence n'interdit pas au législateur d'accorder à tous ceux qui enseignent à l'Université une garantie fonctionnelle de la liberté académique.

Klaus Kinzler, même PRAG, bénéficie donc de la liberté académique qui ne saurait être réduite en fonction de ceux qui l'exercent. Elle doit être considérée comme fonctionnelle, et non statutaire, dans le cadre des établissements d'enseignement supérieur.



L'obligation de réserve


D'autres intervenants n'hésitent pas à rappeler l'obligation de réserve, "statutaire" à laquelle est soumis M. Kinzler, devoir qui lui interdirait toute intervention dans les médias. Ils seront surpris d'apprendre que l'obligation de réserve ne figure pas dans le statut de la fonction publique, contrairement au devoir de discrétion, mentionné à l'article 26, et qui interdit seulement de communiquer "les faits, informations ou documents dont les fonctionnaires ont connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions". Cette obligation ne trouve pas à s'appliquer dans l'affaire Kinzler.

L'obligation de réserve, quant à elle, est d'origine purement jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on se rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais reconnaît, en revanche, qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore. 

Les juges apprécient le manquement à l'obligation de réserve à partir de plusieurs critères, l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux, la place de son auteur dans la hiérarchie administrative, et enfin les fonctions exercées. Et précisément les fonctions académiques bénéficient d'un traitement particulier. Dans ses conclusions sur l'arrêt du 31 décembre 2014, rendu à propos d'un livre très critique rédigée par une fonctionnaire de la police nationale, la rapporteur publique déclarait ainsi : " « Ce qui peut être toléré d'un fonctionnaire occupant un emploi auquel est traditionnellement attachée une grande liberté d'expression, l'enseignement supérieur par exemple,  (...) ne peut l'être d'un policier en fonctions, garant de l'ordre public ». L'obligation de réserve pèse donc avec beaucoup moins d'intensité sur l'enseignement supérieur que sur les services régaliens.

 

Le débat d'intérêt général


Elle pèse avec d'autant moins d'intensité que Klaus Kinzler pourrait bien tirer bénéfice de la jurisprudence initiée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le débat d'intérêt général. A l'origine, elle permettait de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, lorsque les propos tenus participent à un tel débat.

La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. 
 
Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. Il ne fait guère de doute que les propos tenus dans les médias par Klaus Kinzler participent à un débat d'intérêt général sur la liberté de l'enseignement supérieur.

Le plus intéressant est que cette jurisprudence peut aussi s'appliquer à des poursuites pour diffamation. Or c'est manifestement ce qu'envisage Mme Saurugger à l'encontre de Klaus Kinzler puisqu'elle évoque des "propos diffamatoires" tenus à l'égard de Sciences Po Grenoble. Dans ce cas, il est fort probable que l'affaire se terminera devant le juge pénal, et, outre le débat d'intérêt général, l'intéressé pourra alors invoquer l'exception de vérité. On devra alors débattre doctement sur le point de savoir si une "minorité radicale extrémiste" a, ou non, pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Une telle procédure permettrait finalement de discuter enfin des vrais sujets.