« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 22 octobre 2021

Les Invités de LLC. Bruno Mathis : Du mythe de la justice prédictive au contrôle de réutilisation des décisions de justice

 Bruno Mathis est chercheur associé au Centre de droit et d'économie de l'ESSEC


 Du mythe de la justice prédictive 

au contrôle de réutilisation des décisions de justice

 


La petite musique courait depuis quelque temps. La Cour de cassation a confirmé le 30 septembre, à l’occasion du colloque « Numérique et Justice », qu’une initiative l’associant au ministère de la justice et au Conseil d’État visait à définir le modèle de réglementation adéquat des réutilisations des décisions de justice. Une consultation en ligne est d’ailleurs accessible au public jusqu’au 30 novembre. Quatre options sont examinées en particulier : charte éthique, certification, création d’une autorité indépendante et auto-régulation. Si la Cour prend soin de préciser qu’elle n’a pas arrêté sa propre position, la démarche a de quoi surprendre. 

 

Le législateur et l'Open Data

 

Passons sur le fait qu’une charte éthique soit proposée par des hautes juridictions et que l’auto-régulation ne soit pas une option très prisée, en général, par les pouvoirs publics français. Ces quatre options correspondent à des niveaux de risque très différenciés. Mais les risques auxquels ces mesures de précaution sont censées répondre ne sont pas identifiés et évalués.

Si on en est là cinq ans après la Loi Lemaire, qui avait institué l’open data des décisions de justice, si l’idée même d’une autorité indépendante est une option pertinente, alors il faut que le législateur - et non le pouvoir réglementaire - s’en saisisse. Le législateur a déjà rendu le ré-utilisateur passible d’une peine de prison en cas de ré-utilisation tierce aboutissant à l’identification des pratiques professionnelles des magistrats. Il a décidé d’une certification facultative (labellisation) des plateformes d’arbitrage. Il ne peut donc pas faire moins que décider du niveau adéquat de contrôle des réutilisations. Il pourrait alors aussi mesurer les conséquences d’un open data assorti d’une autorité de contrôle, sans doute une première mondiale. Il pourrait préférer attendre les débats du parlement européen sur la proposition de règlement sur l’intelligence artificielle déjà sur la table. Ou encore, si cette initiative le convainc que les inconvénients l’emportent finalement sur les avantages, arrêter le projet, en abrogeant les articles L111-13 du code de l’organisation judiciaire et L10 du code de justice administrative.

 


 

 

Un échafaudage intellectuel sur du sable

 

La démarche surprend également en ce qu’elle pose un échafaudage intellectuel sur du sable. Il ne suffit pas de dire que le risque final pour le justiciable, voire pour le juge, consiste en une atteinte de ses droits fondamentaux. Encore faut-il que le contexte dans lequel celle-ci se produirait soit plausible. Or cette démarche part d’un postulat implicite : les applications de justice prédictive, et au-delà de jurimétrie, puisque c’est de ce type de réutilisation qu’il s’agit, sont déjà là et donnent de la matérialité à ce risque.

Il n’y a pas de justice prédictive. On trouve des solutions commerciales d’aide à la décision des avocats, vendues par des éditeurs utilisant le cas échéant les termes d’intelligence artificielle dans leurs éléments de langage, et dont le code applicatif est couvert par le secret des affaires. On trouve aussi des systèmes qui savent apprendre un stock de contrats pour faire gagner en productivité les juristes d’entreprise.  Mais il n’y a pas - pas encore - de système qui sache apprendre des décisions de justice passées pour en prédire d’autres à venir.

La première étude scientifique sur l’intelligence artificielle appliquée à la justice prédictive remonte à 2016 – autant dire hier. La décision du juge n’était correctement reproduite que dans 80% des cas, et il ne s’agissait ni de décisions du fond ni de décisions écrites en français. Pourtant, deux cours d’appels françaises ont cru pouvoir tester une application dite de justice prédictive dès 2017.

Encore en 2021, la machine sait à peine « dire » ce qu’il y a dans une décision passée, et moins encore en « prédire » une future.  Il n’existe toujours pas d’application d’intelligence artificielle – pour être précis, d’apprentissage automatique – pour une raison très simple : il n’y a pas assez de décisions passées disponibles pour les donner à apprendre à la machine d’un ré-utilisateur. Certes, la livraison du premier lot de l’open data des décisions de justice a permis d’ajouter aux décisions déjà publiées les arrêts non motivés de la Cour de cassation, ainsi que le stock historique numérisé, cerise sur le gâteau puisque la Cour n’y était pas tenue. Mais en flux, cela ne représente toujours que 1 à 2% de la production, pas forcément statistiquement représentatifs de toutes les matières de droit. De plus, les décisions aujourd’hui disponibles sont essentiellement des arrêts en matière civile, qui ne sont pas les plus faciles à interpréter par une machine, puisque, par définition, ils reflètent des divergences d’interprétation entre des humains, les parties, et qu’ils renvoient souvent à des écritures elles-mêmes indisponibles. Quant au pénal, on trouve quelques premiers travaux de justice prédictive… en Chine, sur des décisions chinoises évidemment, et aucun, en tout cas, qui soit transposable à la justice pénale en France.

 

La nécessaire étude d'impact

 

Pour qu’un contrôle de la réutilisation des décisions de justice soit justifié, il faut que celle-ci ait des impacts négatifs. Ces impacts peuvent porter, notamment, sur l’office du juge. Pour que celui-ci soit mis en question, il faudrait par exemple que les plateformes d’arbitrage voient augmenter significativement leur volume d’activité aujourd’hui confidentiel ou que le juge se rende compte dans sa relation avec l’avocat que celui-ci est bien (ou mal) conseillé par son système d’aide à la décision. Pour que l’avocat se dote d’un tel outil, il faudrait que l’éditeur soit suffisamment confiant en son modèle d’apprentissage pour engager sa réputation en le commercialisant et que le prix d’acquisition en soit abordable. Il faudrait aussi que les algorithmes sous-jacents se perfectionnent.

Tout ceci renvoie à un problème ancien : il n’y a pas eu d’étude d’impact de l’open data des décisions dans le cadre de la loi Lemaire, ni pendant les cinq ans qui ont suivi. La Cour de cassation n’a pas non plus rendu publique l’analyse d’impact sur la vie privée que l’article 35 du RGPD lui commande de produire.

Il est vrai que l’intelligence artificielle suscite des craintes parmi les professions juridiques. Mais il est douteux qu’une initiative sans mandat du législateur ni analyse préalable contribue à les dissiper.

mardi 19 octobre 2021

Les États Généraux de la Justice, sans la Justice


Le Président de la République ouvre, le 18 octobre 2021, les "États généraux de la Justice". Organisés au Futuroscope de Poitiers, ils devraient durer quatre mois, jusqu'en février 2022. Emmanuel Macron annonce qu'il s'agit de mettre sur la table "tout l'écosystème juridique", et de mener à bien des "États généraux indépendants et transpartisans".

L'intention est sans doute louable, mais le moment choisi laisse perplexe. D'une part, on se demande à quoi servira concrètement une procédure qui s'achèvera à moins de trois mois des élections présidentielles. Le Président affirme, quant à lui, que ces travaux seront toujours utiles, même après l'échéance électorale. Les reprendra-t-il s'il est réélu ? Et s'il n'est pas réélu, on peut sérieusement penser que son successeur considérera ces "Etats généraux" comme une simple opération électorale d'un prédécesseur désavoué.

 

La réflexion, après la loi

 

Depuis 2017, le Président de la République a eu de multiples occasions de s'intéresser à la Justice, et personne n'a oublié qu'en 2018, un premier projet de révision constitutionnelle prévoyait une réforme du Parquet, dont les membres seraient nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et non plus sur avis simple. De même, la suppression de la Cour de justice de la République (CJR) était envisagée, les poursuites contre les ministres devant être engagées dans les conditions du droit commun, devant la Cour d'appel de Paris. Ce projet a été discrètement retiré durant l'été 2019, remplacé par un second projet "pour un renouveau de la vie démocratique" qui n'a même pas été discuté. Éric Dupond-Moretti, actuel Garde des sceaux, regrette certainement que la réforme de la CJR n'ait pas prospéré.

Si les révisions constitutionnelles n'ont pas abouti, les modifications législatives n'ont pas manqué. La loi de programmation pour la justice du 23 mars 2019, portée par Nicole Belloubet se voulait plurianuelle et porteuse d'une projet ambitieux. Il aurait sans doute été préférable qu'elle soit précédée d'une vrai réflexion, ce qui aurait peut-être évité une censure assez large par le Conseil constitutionel de son volet pénal. Plus proche de nous, le projet de loi Dupond-Moretti "pour la confiance dans l'institution judiciaire", actuellement devant la Commission mixte paritaire, propose de généraliser la réforme introduite par la loi Belloubet. Il s'agit de confier à une cour d'assises composée de cinq magistrats tous les crimes passibles d'une peine de quinze à vingt ans de prison. Le peuple n'est plus jugé digne de rendre la justice, alors même qu'elle est rendue en son nom.

Les "États généraux de la justice" interviennent donc à l'issue du travail législatif, à un moment où ils sont largement inutiles. 

 


 La Révolution française. Les Années lumière. Robert Enrico 1989


L'absence du Tiers Etat


Mais le peuple, celui au nom duquel la justice est rendue, ferait-il sa réapparition dans les "États généraux" ? Observons qu'il n'est pas prévu de cahiers de doléances, mais seulement l'ouverture d'un site sur lequel tout le monde pourra s'exprimer. S'exprimer certes, mais sans peser sur les décisions. C'est une conception toute monarchique du pouvoir, et les professionnels du droit comme les justiciables, sont simplement invités à publier de respectueuses observations sur internet.

Quant aux participants, il n'est pas question de vote par ordre ou de vote par tête, tout simplement parce qu'il n'y a pas de vote du tout. Les "États généraux" ont lieu sur invitation. On nous dit qu'ils se dérouleront "en toute indépendance", mais peut-il être question d'indépendance quand il n'est pas question de pluralisme ? Le pilotage de l'opération est confié à une commission pilotée par Jean-Marc Sauvé. Sa composition mérite d'être citée :

Chantal Arens, magistrate, premier président de la Cour de cassation, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat, Yaëlle Braun-Pivet, présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Linos-Alexandre Sicilianos, ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme, Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux, Henri Leclerc, avocat, Christian Vigouroux, membre du Conseil d’État, Bénédicte Fauvarque-Cosson, membre du Conseil d’État,  Christophe Jamin, professeur des universités, Yves Saint-Geours, membre du Conseil supérieur de la magistrature.

On conviendra que la perspective est davantage "Top Down" que "Bottom Up", ce qui, en langue française,  signifie que la réforme doit être imposée par le haut, les soutiers de la justice n'étant pas sérieusement associés à la réflexion. Il est vrai qu'ils peuvent toujours s'exprimer sur internet. On se réjouira de constater qu'un professeur de droit figure dans la liste des invités, même si les organisateurs ont préféré le choisir à Sciences Po, établissement plus proche de leurs traditions que la pauvre et démocratique Université.

Sous l'égide de cette commission de pilotage seront créées d'autres commissions. Leurs missions sont définies par des thèmes très larges : justice civile, pénale, économique et sociale, de protection, pénitentiaire et de réinsertion. On constate l'absence totale de démarche englobante ou transverse, à l'exception d'un thème sur l'organisation budgétaire qui peut inquiéter, dans la mesure où lorsque l'on ne peut contrôler une institution indépendante, on peut essayer de le faire par son budget.

Aucun thème n'est consacré à l'indépendance de la justice ou aux droits des justiciables et des victimes. On constate aussi, mais est-il nécessaire de le souligner, que la justice administrative est absente, tout comme le Conseil constitutionnel pourtant désormais partie intégrante de la procédure juridictionnelle avec la question prioritaire de constitutionnalité. Mais que l'on se rassure : il y a tout de même quatre conseillers d'État dans le comité de pilotage, dont son président. On peut d'ailleurs en ajouter un cinquième qui présidera la commission "justice économique et sociale".

On l'a compris, les États Généraux sont donc convoqués, sans Tiers État.

Il est assez probable qu'ils n'aboutiront à rien de concret avant les élections. L'objet n'est d'ailleurs sans doute de mettre en ouvre des réformes, mais bien davantage de déminer un terrain dangereux, les relations entre l'Exécutif, et plus précisément entre le ministre et le monde de la justice étant largement détériorées. Les avocats, s'ils ont obtenu satisfaction sur le renforcement du secret professionnel, s'aperçoivent que rien n'est gratuit. Le ministre leur demande aujourd'hui d'accepter le principe de l'avocat en entreprise, en contrepartie d'une hausse du montant de l'aide judiciaire. Les magistrats, quant à eux, souffrent des manoeuvres hostiles d'un ministre de la justice qui n'hésite pas à poursuivre disciplinairement ceux auxquels il s'est heurté lorsqu'il était avocat. Les États généraux auraient-ils pour objet d'occuper le terrain et d'amuser les professionnels de droit, pendant que la loi Dupond-Moretti achève tranquillement son parcours législatif ?


Sur l'indépendance des juges : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1

 


vendredi 15 octobre 2021

L'identité constitutionnelle de la France : le garde-fou du Conseil constitutionnel


Le Conseil constitutionnel fourbit ses armes, dans le but d'affronter avec sérénité le débat juridique portant sur la suprématie, ou non, du droit de l'Union européenne. Par une décision QPC du 15 octobre 2021 Société Air France, il donne en effet un réel contenu juridique à la notion d'"identité constitutionnelle de la France", principe que le législateur doit respecter, y compris lorsqu'il est appelé à mettre en oeuvre le droit de l'Union.


Absence de délégation du pouvoir de police


En l'espèce, le Conseil était saisi des articles L 213-4 et L 625-7 al. 1er du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Le premier article impose aux entreprises de transport aérien ou maritime de réacheminer les étrangers non ressortissants d'un État membre de l'Union, à la demande de la police des frontières, lorsque l'entrée sur le territoire lui a été refusée. Cette disposition met en oeuvre l'article 26 de la convention d'application de l'Accord de Schengen, dont les modalités d'application ont été précisées dans la directive du 26 juin 2001. La seconde disposition prévoit une amende de 30 000 € sanctionnant l'entreprise qui ne respecterait pas cette obligation.

Le Conseil constitutionnel déclare ces dispositions conformes à la Constitution et, sur ce point, la décision n'a rien de surprenant. L'entreprise requérante invoquait essentiellement l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui reconnaît la nécessité d'une force publique "instituée pour l'avantage de tous". De cette disposition, une décision QPC du 16 juin 2017 déduit l'interdiction de déléguer à des personnes privées l'exercice de compétences de police générale. Dans le cas de la QPC du 15 octobre 2021, le Conseil pouvait facilement écarter ce moyen, en faisant observer qu'aucune compétence de police générale n'était déléguée aux entreprises de transport. La décision de réacheminement est en effet prise par la Police aux frontières, c'est à dire par l'autorité de police, l'entreprise se bornant à reconduire concrètement l'étranger dont l'entrée a été refusée. Le Conseil pouvait donc rendre une décision très rapidement.

Mais il va plus loin. Alors que ce n'était pas une nécessité absolue pour rendre sa décision, il élargit ses instruments de contrôle d'une loi transposant une directive.


La notion de "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France"


Certes, le Conseil, depuis une décision du 10 juin 2004, se déclare incompétent pour connaître de la conformité à la Constitution de dispositions législatives "qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises", c'est-à-dire d'effet direct d'une directive. Mais, dès cette décision, le Conseil affirmait déjà qu'il pourrait exercer un contrôle si la loi de transposition contenait une "disposition expresse contraire à la Constitution". 

Depuis cette date, il a élargi sa possibilité de contrôle. De la "disposition expresse contraire à la Constitution", il est passé à la notion de "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France". La notion figure dans la décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information. Le Conseil affirme alors très clairement que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti".

Cette jurisprudence a ensuite été élargie, au-delà des seules directives, au traité CETA, Accord économique global passé entre le Canada et l'Union européenne et ses États membres. Le Conseil constitutionnel a été saisi de la loi autorisant sa ratification et, dans sa décision du 31 juillet 2017, il rappelle qu'il lui appartient de déterminer si cette procédure impose une révision constitutionnelle. Dans le cas des stipulations de l'Accord relevant d'une compétence exclusive de l'Union européenne, il précise qu'il lui appartient de "veiller  à ce qu'elles ne mettent pas en cause une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".

Avec cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel a donc construit, pas à pas, une sorte de sauvegarde, un garde-fou, utilisable dans l'hypothèse d'une norme prise sur le fondement d'un texte européen et non conforme à une norme constitutionnelle.  Le Traité de Lisbonne donne d'ailleurs une légitimité européenne à cette démarche en affirmant que "L'union respecte (...) l'identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles (...)". 

 


 La chanson de l'Europe. André Dassary. 1958

 

Donner un contenu au "principe inhérent"

 

Aujourd'hui, la décision du 15 octobre 2021 franchit un pas de plus en donnant un contenu positif à la notion de "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France" . Il y intègre en effet "l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées", principe qui n'a rien de bien surprenant qui a pour intérêt d'être le premier à pouvoir être utilisé pour apprécier la conformité à la Constitution de l'ensemble des dispositions législatives, y compris celles mettant en oeuvre le droit de l'Union. 

L'incompétence de principe formulée en 2004 est ainsi grignotée par une exception lorsqu'un "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France" est en cause. Et le Conseil peut ainsi élargir son contrôle comme il l'entend, en créant de nouveaux "principes inhérents", au fil de ses besoins. On imagine ainsi une liste de "principes inhérents", devenus PIICF pour satisfaire le goût des constitutionnalistes pour les acronymes. Peut-être même pourraient-ils devenir aussi nombreux que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la Républiques (PFLR) ou les principes particulièrement nécessaires à notre temps (PPNT). Qui sait ?

 

Le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel

 

Avec cette décision, le Conseil constitutionnel se place sur la même ligne que le Conseil d'État qui, dans un arrêt du 21 avril 2021 French Data Network, a refusé de se plier à l'interprétation donnée par la CJUE de la directive e-privacy de 2002. Cette interprétation conduisait à interdire aux autorités françaises d'imposer aux opérateurs de communications électroniques une obligation de conservation des données de connexion pour une durée maximale d'un an, pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales. En l'espèce, le Conseil d'État a estimé que, lorsque des considérations de sécurité sont en jeu, il ne saurait y avoir de délégation du contrôle à la CJUE : "Dans le cas où l'application d'une directive ou d'un règlement européen, tel qu'interprété par la CJUE, aurait pour effet de priver de garantie effective une exigence constitutionnelle qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente, le juge administratif, saisi d'un moyen en ce sens, doit l'écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'exige". 

C'est donc la suprématie de la Constitution qui est affirmée, et même très clairement affirmée.  Certes, la France n'est pas la Pologne, et les juges français n'ont pas dit vouloir écarter purement et simplement le droit de l'Union. En revanche, ils se préparent, de toute évidence, à un "dialogue rugueux" avec la CJUE.

 
 Sur le rapport entre traité et Constitution dans la protection des libertés : Chapitre 3 section 1du Manuel



mardi 12 octobre 2021

Le passe sanitaire devant la CEDH : L'arroseur arrosé


L'arrêt Zambrano c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 7 octobre 2021 fait irrésistiblement songer au célèbre film 'L'arroseur arrosé" tourné par les frères Lumière en 1895. Le requérant. M. Zambrano est maître de conférence à l'Université de Montpellier et il milite avec conviction contre le passe sanitaire et l'obligation vaccinale. Il veut donc contester le dispositif établi par les lois du 5 août 2021 et du 31 mai 2021 devant la CEDH. 

 

Invention de la "Class Action" devant la CEDH

 

Il dépose donc une requête en son nom propre, mais ce n'est évidemment pas suffisant à ses yeux. Il va donc inventer la "Class Action" devant la CEDH, alors même qu'il n'existe aucun dispositif de cette sorte devant la juridiction européenne. Sur son site clairement dénommé "Nopass", il invite ses visiteurs à copier son recours, créant ainsi une requête préremplie et standardisée qu'il suffit ensuite de signer. Il déclare ensuite qu'il défendra lui-même tous ses recours. Devant la Cour, il affirme ainsi agir au nom de 7934 requérants, mais la CEDH déclare, elle, avoir reçu 18 000 requêtes répondant à cette rédaction standardisée. Invité par la Cour à compléter les dossiers, le requérant est demeuré sourd à cette demande. La Cour écarte donc les autres recours et n'examine que celui déposé par M. Zambrano. 18 000 personnes ont donc appris que leur travail de copiste n'a servi à rien.

 

Épuisement des recours internes

 

La CEDH aurait pu déclarer la requête immédiatement irrecevable. En effet, le requérant avait complètement ignoré la règle de l'épuisement des recours internes. Il n'avait en particulier jamais saisi le Conseil d'État des décrets d'application des deux lois, pas même en référé. Or, il aurait pu, à cette occasion, invoquer les violations qui figurent aujourd'hui dans sa requête. A ses yeux, la vaccination obligatoire des personnels de santé s'analyse comme un traitement inhumain et dégradant prohibé par l'article 3, et le passe sanitaire emporte une atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8. Mais le requérant n'a pas daigné saisir les juges internes. Il a préféré déposer une requête irrecevable devant la Cour. 

 


 L'arroseur arrosé. Les Frères Lumière. 1895


Le recours abusif


Mais la CEDH ne se limite pas à constater cette évidente irrecevabilité. Elle s'offre le luxe de donner une petite leçon au requérant. A l'absence d'épuisement des recours internes, elle ajoute en effet le caractère abusif du recours déposé par M. Zambrano. 

L'article 35 § 3 de la convention précise en effet que "toute requête individuelle" peut être déclarée irrecevable lorsqu'elle est "manifestement infondée ou abusive". La décision permet ainsi à la Cour de préciser la notion d'"abus". Dans l'arrêt Mirolubovs et a. c. Lettonie du 15 septembre 2009, elle déclarait ainsi que l'"abus" réside dans "le fait, par le titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable". Il n'est donc pas surprenant que l'irrecevabilité pour recours abusif demeure exceptionnelle, car la responsabilité directe du requérant doit être établie avec certitude.

A cet égard, la CEDH précise, en particulier dans l'arrêt Zhdanov et autres c. Russie du 16 juillet 2019, que le "comportement abusif" du requérant ne doit pas seulement détourner la finalité du droit au recours, mais encore entraver le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle. Tel est le cas dans la décision M. c. Royaume-Uni du 15 octobre 1987, dans lequel l'irrecevabilité trouve son origine dans une "séries de plaintes chicanières et mal fondées".

La situation de M. Zambrano est évidemment très proche. Alors même qu'il est maître de conférence et donc censé connaître le droit, il a même fait preuve d'une certaine naïveté en avouant sur son site même que sa démarche ne visait pas du tout à obtenir gain de cause dans un contentieux juridique. Il s'agissait en effet d'utiliser les multiples recours déposés par les internautes crédules pour engorger la juridiction européenne : "Notre objectif consiste à envoyer le plus grand nombre de requêtes possible devant la Cour. Pourquoi ? Parce que la Cour européenne des droits de l’homme est obligée de répondre à chacune de ces requêtes, ça prend du temps (...) Au-delà de 40 000 requêtes par an, c’est l’embouteillage, l’engorgement, l’inondation, la Cour européenne des droits de l’homme déborde. (...) Voilà ma stratégie judiciaire. On ne peut pas perdre quand l’objectif n’a jamais été de gagner mais de faire dérailler le système". La cohérence du discours aurait peut être pu faire douter les militants les plus hostiles au passe sanitaire. Mais il n'empêche que le requérant apporte ainsi la preuve d'une volonté d'entraver le fonctionnement de la Cour, justifiant l'irrecevabilité pour recours abusif.

Si la Cour européenne n'est pas inondée, le requérant, lui, est soigneusement douché. D'une part, il n'a pu faire admettre sa pseudo Class Action. D'autre part, il a apporté lui-même la preuve de l'irrecevabilité de sa propre requête. Quant à la Cour, elle a trouvé un bon vecteur pour rappeler la définition du recours abusif. Surtout, elle refuse très clairement de se laisser instrumentaliser à des fins militantes.

 

 Sur la procédure devant la CEDH : Chapitre 1 section 2 § B du Manuel

samedi 9 octobre 2021

Quand le rap dérape


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 octobre 2021 précise l'étendue de son contrôle sur des propos sanctionnés pour injure, diffamation et provocation à la haine envers une personne ou un groupe de personnes à raison "de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée". En l'espèce, elle casse la relaxe prononcée par la Cour d'appel à l'égard d'Alain S., responsable du site sur lequel avait été diffusé, en janvier 2019 un clip musical intitulé "Le rap des gilets jaunes" interprété par un groupe nommé "Rude Goy Bit".

Le contenu était très explicite. Les paroles "ce n'est qu'en virant les Rothschild qu'on pourra sauver la France" étaient illustrées d'une image montrant le nom Rothschild en train de brûler, tout comme la photo de Patrick Drahi, également jetée dans les flammes.  Ces images étaient poursuivies pour provocation à la haine envers la communauté juive. Les paroles "Les Français n'en peuvent plus de ces parasites", relevaient, quant à elle, de l'injure à caractère aggravé. Enfin celles mentionnant que "les banques ont acheté les médias pour asseoir leur emprise", toujours illustrées par le nom de Rothschild dans les flammes, étaient poursuivies pour diffamation à caractère aggravé.

Le tribunal correctionnel de Paris avait donc condamné M. S. à une peine de deux ans d'emprisonnement, dont six avec sursis, ainsi qu'à 210 heures de travaux d'intérêt général.  A cela s'ajoutait une amende de 45 000 € et l'injonction de supprimer la vidéo. Mais la Cour d'appel de Paris, le 17 décembre 2020, avait prononcé une relaxe. Pour elle, la mention de la Banque Rothschild  était liée au fait qu'elle fut l'employeur du Président de la République. De même observait-t-elle que le rap stigmatisait également des personnalités non juives comme Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing, ainsi qu'Emmanuel Macron, rapidement mentionné par un extrait du discours qu'il prononça devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).

 

La Cour d'appel et le débat d'intérêt général

 

L'interprétation de la Cour d'appel semblait être dans la ligne de l'arrêt de la Chambre criminelle du 11 décembre 2018. A l'époque, il était question de la chanson "Nique la France" chantée en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche"étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Et pour faire bonne mesure : "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". La Cour de cassation prend note du "langage en usage dans le genre du rap". Mais aussi "outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", ils entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, et "s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général".

La notion de débat d'intérêt général trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), largement reprise par les juges français. Elle permet de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, et peut être invoquée pour écarter des poursuites pour injure ou diffamation. Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la CEDH juge ainsi qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice est un débat d'intérêt général. Ce ne sont donc pas les propos tenus qui sont d'intérêt général, mais le débat qu'ils entendent susciter. Dans la présente affaire, la Cour d'appel avait donc justifié la relaxe en affirmant que "Le rap des gilets jaunes" avait pour objet "la dénonciation de l'influence du monde de la finance sur la politique menée par M. M, Président de la République, avec la complicité d'une partie de la presse audiovisuelle". 

 

 


 Les marmottes de FR3. Été 2015


Débat d'intérêt général et discrimination


En se plaçant dans cette perspective, la Cour d'appel de Paris n'a pourtant pas tiré tous les enseignements de l'arrêt du 11 décembre 2018. Dans cette même décision en effet, la Cour de cassation note que la liberté d'expression des artistes, même engagés, ne saurait aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque".  Autrement dit, le débat d'intérêt général ne peut permettre d'échapper à des poursuites pour des infractions d'incitation ou de provocation à la discrimination.

En l'espèce, les juges d'appel se sont bornés à noter, d'une part que des personnalités non juives étaient mentionnées dans le rap diffusé sur le site d'Alain S., d'autre part que le rap entendait dénoncer l'alliance entre le monde de la finance et celui des médias.

Sans doute, mais ce n'était pas suffisant pour écarter les poursuites reposant sur le caractère discriminatoire des propos visant une communauté religieuse. La Cour d'appel en effet n'a pas adopté une vision d'ensemble et n'a pas examiné si "Le rap des gilets jaunes" ne visait pas la communauté juive en tant que telle, indépendamment de telle ou telle personne nommément citée. Le mémoire déposé par le MRAP l'y incitait pourtant. Il s'interrogeait d'abord sur le nom du groupe de rap, auquel la Cour d'appel ne semblait guère accorder d'importance. "Rude Goy Bit" repose ainsi sur une opposition entre juifs et non-juifs clairement assumée. De même, le terme de "parasites" pour désigner certains membres de la communauté juive renvoie au vocabulaire utilisé par les nazis. L'autodafé et les flammes tendent également à imposer des images de mort et d'extermination. A tout le moins, la Cour d'appel aurait dû se demander "si ces images ne visaient pas la communauté juive dans son ensemble". C'est pour ne pas avoir mené cette analyse jusqu'au bout que le pourvoi est accueilli, la cause et les parties étant renvoyées devant la Cour d'appel de Paris autrement composée.

La Cour de cassation pose ainsi des bornes à la notion européenne de "débat d'intérêt général". Au-delà des paroles d'un rap, la décision illustre un double mouvement du droit positif. D'un côté, l'usage très large de la notion de débat d'intérêt général révèle une influence anglo-saxonne, dominée par une conception absolutiste de la liberté d'expression. De l'autre côté, le droit français pose des limites législatives à cette liberté, en interdisant certains propos injurieux, diffamatoires ou discriminatoires. Entre ces deux tendances, la jurisprudence oscille dans un véritable mouvement de balancier.

Sur les propos antisémites ou négationnistes : Chapitre 9, section 3, § 1, B du Manuel


mercredi 6 octobre 2021

Le Fact Checking de LLC : Le secret de la confession n'est pas supérieur aux lois de la République


Le rapport de la Commission indépendante sur les abus de l'Église (CIASE) présidée par Jean-Marc Sauvé risque fort d'avoir les effets d'une sorte de bombe à fragmentation. Pour le moment, chacun salue la qualité du travail accompli, mais le sentiment qui domine est la sidération à l'annonce du chiffre de 330 000 victimes de pédocriminalité dans l'Église entre 1950 et 2020.  Le constat est accablant et ne pourra rester sans suite, affirme Jean-Marc Sauvé. 

Selon le rapport, ce phénomène massif a pu exister parce qu'il a été "longtemps recouvert par une chape de silence". Et précisément, le rapport invite l'Église à lever l'omerta, à affronter avec courage cette triste réalité, et à réparer les dommages causés aux victimes. Certaines réactions de religieux sont encourageantes, d'autres le sont beaucoup moins. Il est un peu inquiétant, en effet, d'entendre le porte-parole des évêques de France, Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort, affirmer sur France-Info que "le secret de la confession est plus fort que les lois de la République". Une telle assertion repose sur l'idée que le droit de l'Église est supérieur au droit de l'État. De tels propos visent précisément à justifier et à protéger cette "chape de silence". Le problème est que cette affirmation manque cruellement d'un fondement juridique sérieux. Elle va d'ailleurs directement à l'encontre du rapport Sauvé qui affirme, page 48, que "le secret de la confession ne peut permettre de dérogation à l'obligation de signaler aux autorités compétentes les cas de violences sexuelles"


Le droit canon


Le secret de la confession trouve son origine dans le code de droit canonique, plus précisément le canon 983, § 1 : "Le secret sacramentel est inviolable; c'est pourquoi il est absolument interdit au confesseur de trahir en quoi que ce soit un pénitent, par des paroles ou d'une autre manière, et pour quelque cause que ce soit". Certes, mais le droit canon ne s'impose pas au droit positif, contrairement à ce que semble croire Monseigneur de Moulins-Beaufort. La Cour de cassation a réaffirmé ce principe dans un arrêt du 21 janvier 2012, à propos d'une affaire un peu moins grave que les crimes aujourd'hui mentionnés. L'Église voulait en effet reculer les droits à pension d'un religieux à la "première tonsure", c'est-à-dire au moment où il quitte le séminaire et est ordonné prêtre, norme édictée par le droit canon. La Cour de cassation réintègre les religieux dans le droit commun, en affirmant que le droit à pension est ouvert dès l'entrée au grand séminaire, dès lors que l'élève est déjà considéré comme "membre d'une congrégation ou collectivité religieuse". Le droit canon est donc écarté, pour faire prévaloir le principe d'égalité devant la loi.

 

Le secret professionnel 

 

On doit reconnaître toutefois que les juges admettent volontiers l'existence d'un secret professionnel des religieux. Il dépasse le seul secret de la confession pour s'étendre à toutes les informations obtenues dans le cadre de la fonction ecclésiastique, principe acquis dès la décision du 4 décembre 1891. Les religieux peuvent donc invoquer l'article 226-13 du code pénal qui punit la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire. Au nom du principe d'égalité, cette garantie du secret professionnel s'étend à l'ensemble des représentants des différentes églises. Le 27 avril 1977, le tribunal correctionnel de Bordeaux a ainsi sanctionné un pasteur protestant trop bavard qui avait révélé des informations confidentielles apprises lors d'une préparation au mariage. 

Le secret professionnel qui protège les religieux n'a donc rien de religieux. Il ne s'appuie pas sur le droit canon, mais sur le droit commun qui estime que les professions qui reçoivent certaines confidences peuvent invoquer le secret professionnel. Les religieux sont donc liés par la même norme juridique que les notaires ou les médecins.

 


Chappatte. 2 mars 2019


La barrière du droit pénal


Monseigneur de Moulins-Beaufort n'a peut-être pas vu que l'article 226-13 du code pénal est immédiatement suivi d'un article 226-14 qu'il convient de citer : "L'article 226-13 n'est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret", en particulier " à celui qui informe les autorités judiciaires (...) de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique".  La loi prévoit donc une exception spécifique au secret professionnel dans le cas où il s'agit de dénoncer un acte de pédocriminalité.

Cette exception permet ainsi de diligenter une enquête pénale. Dans un arrêt du 17 décembre 2002, la Chambre criminelle de la Cour de cassation juge ainsi qu'un juge d'instruction peut ordonner une perquisition dans un tribunal ecclésiastique, une "officialité", dans le but de saisir les pièces d'un dossier d'enquête canonique concernant des faits de viol reprochés à un prêtre lyonnais. 

 

La non-dénonciation

 

La non-dénonciation d'agressions ou d'atteintes sexuelles infligées à un mineur est réprimée par l'article 434-3 du code pénal. Elle est punie d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende, peine qui peut être à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende, si le mineur a moins de quinze ans. Certes, le dernier alinéa de cette disposition mentionne que "sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l'article 226-13". Mais cela ne signifie pas qu'un religieux puisse invoquer le secret professionnel pour se soustraire à cette obligation de dénonciation d'un acte de pédocriminalité. Car précisément, "la loi qui en dispose autrement", c'est l'article 226-14 qui écarte précisément le secret dans ce cas particulier. La loi spéciale déroge clairement à la loi générale. 

Le juge a fait application de ces dispositions, lorsque l'évêque de Bayeux a été condamné, le 4 septembre 2001, par le Tribunal correctionnel de Caen à trois mois de prison avec sursis pour ne pas avoir signalé à la justice les actes pédophiles commis par un prêtre de son diocèse, dont il avait eu connaissance.  Le jugement écarte formellement le secret professionnel, pourtant invoqué par les avocats de la défense.

Cette jurisprudence a été indirectement confirmée par la Cour de cassation, dans sa décision du 14 avril 2021 concernant les poursuites diligentées contre l'ancien archevêque de Lyon, accusé de ne pas avoir dénoncé des faits d'agressions sexuelles commis par un prêtre de son diocèse. En l'espèce, il n'est pas contesté que l'évêque était tenu de procéder à cette dénonciation, et il n'obtient la relaxe qu'en raison de la prescription et du fait que les victimes, devenues majeures, étaient elles-mêmes en mesure de dénoncer les traitements subis. 

Au regard du droit positif, le secret de la confession n'existe pas et ne saurait donc être "plus fort que les lois de la République". Seul existe un secret professionnel qui cède devant la nécessité de dénoncer des crimes graves. Les propos de Monseigneur de Moulins-Beaufort apparaissent ainsi comme une tentative maladroite d'affirmer que l'Église est au-dessus des lois, combat d'arrière-garde parfaitement inapproprié dans le cas des faits dénoncés par la Commission Sauvé. Surtout, le porte-parole des évêques de France donne ainsi une image catastrophique d'une Église incapable d'assumer sa responsabilité. Il ne reste plus qu'à attendre que ses propos soient rapidement désavoués par la hiérarchie ecclésiastique.