Après l'émotion suscitée par la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 14 avril 2021, le temps est désormais à la réflexion et au travail législatif. On se souvient que la Cour avait alors confirmé la décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel, validant l'ordonnance du juge d'instruction par laquelle il estimait réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal. Celui-ci énonce : "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes".
Kabili Traoré qui avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, consommait du cannabis en doses massives depuis de nombreuses années. Cette surconsommation a été considérée par deux collèges d'experts comme étant à l'origine de la "bouffée délirante" qui l'a conduit au crime. Il a donc été jugé irresponsable par une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel, confirmée par la Cour de cassation.
Mais en l'espèce, les juges n'ont fait qu'appliquer la loi. L'article 122-1 du code pénal leur impose en effet d'apprécier la situation psychique de l'individu "au moment des faits", ni avant, ni après. C'est évidemment une limite du texte et l'arrêt de la Cour de cassation s'analyse aussi comme un appel au législateur.
C'est ainsi que l'a entendu le Président de la République qui, dans un entretien au Figaro du 19 avril, quelques jours à peine après l'arrêt, déclare : "Décider de prendre des stupéfiants et devenir "comme fou" ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale". Et le Président demande alors "au plus vite" au ministre de la justice "un changement de loi". Le 25 avril, Eric Dupond-Moretti annonce donc qu'il présentera fin mai un projet de loi en conseil des ministres. Il a précisé devant le Sénat, le 25 mai, que ce texte était désormais transmis au Conseil d'État pour avis, sans pour autant donner une quelconque indication sur son contenu.
Les réflexions existantes
Cette procédure surprend, si l'on considère que la réflexion parlementaire est déjà commencée et que le ministre aurait peut être pu utiliser les réflexions déjà engagées.
Au Sénat, Nathalie Goulet (RDSE Orne) avait déposé, le 8 janvier 2020, une proposition de loi "tendant à revoir les conditions d'application de l'article 122-1 du code pénal (...)". Elle tient en un article unique : "Les dispositions de l’article 122-1 du code pénal ne s’appliquent pas lorsque l’état de l’auteur résulte de ses propres agissements ou procède lui-même d’une infraction antérieure ou concomitante". Une seconde proposition est ensuite intervenue en mars 2021, à l'initiative de Jean Sol (LR Pyrénées Orientales), plus étroite, puisqu'elle précise que seule l'"exposition contrainte aux effets d'une substance psychoactive" peut être constitutive d'une abolition du discernement".
A l'Assemblée Nationale, la réflexion n'est pas encore concrétisée par une proposition de loi. En revanche, Nicole Belloubet, à l'époque Garde des Sceaux, avait demandé un rapport sur ce sujet à deux anciens députés, Philippe Houillon (LR) et Dominique Raimbourg (PS). Ce rapport a été remis fin avril 2021 au successeur de Nicole Belloubet, et le présent Garde des Sceaux a immédiatement décidé de n'en tenir aucun compte. Il est vrai que les rapporteurs proposaient de ne pas toucher à l'actuelle rédaction de l'article 122-1 du code pénal.
C'est sans doute la raison pour laquelle la majorité LaRem de la commission des lois, après les propos du Président de la République s'est empressée de décider la création d'une "Mission Flash" dont les co-rapporteurs sont Naïma Moutchou (LaRem) et Antoine Savignat (LR). Rappelons qu'une "Mission Flash" n'est pas le titre d'un film américain mettant en scène des super-héros, mais, tout simplement une mission d'information créée sur un sujet d'actualité et qui se propose de rendre son rapport dans un délai... aussi bref que possible. En l'espèce, les rapporteurs devront s'interroger sur "l'application de l'article 122-1 du code pénal".
L'avance du Sénat
Le problème est que le Sénat conserve une longueur d'avance, et qu'il entend bien exploiter la situation. Le texte a donc été voté en première lecture le 26 mai et, à la surprise générale, aucune des deux rédactions proposées, celle de la proposition de Nathalie Goulet et celle de la proposition de Jean Sol, n'a été retenue. Il a, au contraire, été décidé de ne rien changer à la rédaction de l'article 122-1 du code pénal. Sur ce point, les travaux du Sénat se rapprochent des conclusions du rapport Houillon-Raimbourg.
Le Sénat préfère modifier, non pas le fond du droit, mais la procédure. Il ne remet pas en cause l'irresponsabilité des accusés dont le discernement est aboli, quelle qu'en soit la cause. Il veut simplement répondre au "besoin de procès", formule employée par le Président de la République en 2019, lors de la décision de la Cour d'appel dans l'affaire Halimi. L'idée est de renvoyer en jugement toute personne mise en examen dont le juge d'instruction estime que "l'abolition temporaire du discernement résulte au moins partiellement de son fait". Cette rédaction rejoint la position du premier expert sollicité dans l'affaire Kabili Traoré. Il avait conclu à une altération partielle du discernement, permettant la tenue d'un procès.
Cette formulation présente le double avantage de répondre au "besoin de procès" et de permettre aux jurés d'apprécier l'étendue de l'altération du discernement. Mais Eric Dupond-Moretti se montre très opposé à une rédaction qui, selon lui, renvoie une personne aux assises pour "confirmer l'avis des experts". Rien n'interdit pourtant à un jury d'assises d'aller à l'encontre d'une expertise psychiatrique. En même temps, le Sénat a voté une disposition qui vient combler une lacune du droit, en étendant à l'ensemble des infractions criminelles et délictuelles la circonstance aggravante liée à la consommation d'alcool ou de stupéfiants.
En votant cette proposition, le Sénat entend marquer son territoire et ne pas se laisser déposséder de ce qu'il considère comme "sa" réforme. Il n'en demeure pas moins que le débat sera tendu, car le Garde des Sceaux entend, quant à lui, modifier l'article 122-1 et on peut penser que le rapport de la "Mission Flash" ira docilement dans ce sens.
Derrière la position du ministre se cache une certaine méfiance à l'égard des cours d'assises. Comme le groupe socialiste du Sénat, il considère que l'audience qui se déroule devant la Chambre de l'instruction, avant qu'elle se prononce sur la responsabilité ou l'irresponsabilité pénale, est un "procès" dont devraient se contenter les parties civiles. Il redoute qu'un jury d'assises décide systématiquement en faveur de la responsabilité, par compassion et empathie avec les parties civiles. La justice n'est-elle pas mieux rendue par des spécialistes décidant au nom du peuple français, mais en son absence ? La position du Garde des Sceaux ne manque pas de sel, si l'on considère qu'il fut avocat d'assises, dans une vie antérieure.