Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État se livre à une opération de contorsionnisme juridique tout-à-fait intéressante. Il s'agit concrètement d'affirmer le principe de l'Open Data des décisions de justice qui suppose le droit à leur réutilisation, tout en vidant de son contenu le droit à la communication de ces mêmes décisions de justice. En d'autres termes, on a le droit de réutiliser des décisions... qui ne peuvent être communiquées.
On ne peut comprendre cette étrange situation qu'en revenant à l'origine de cette affaire. D'un côté, Doctrine.fr, une entreprise bien décidée à collecter l'ensemble des décisions de justice pour les mettre à la disposition de ses abonnés après les avoir anonymisées. De l'autre, une alliance entre l'État, les éditeurs juridiques et les juridictions suprêmes qui entendent conserver la maîtrise de la diffusion des décisions de justice.
En 2016, les responsables de Doctrine.fr ont demandé au greffe du tribunal de grande instance de Paris la communication des jugements prononcés en audience publique par ce tribunal en vue de la réutilisation, après anonymisation, des informations publiques qu'ils contenaient. Leur demande a été rejetée en janvier 2017 par le greffe. Deux contentieux distincts ont alors été engagés.
Une étrange procédure judiciaire
Devant le juge judiciaire, Doctrine.fr s'appuie sur les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile.
Ces dispositions prévoient que, dans le contentieux du refus d'accès
aux documents détenus par les greffes, le recours est porté devant... le
président du TGI. N'ayant pas obtenu gain de cause, l'entreprise se tourne vers la Cour d'appel qui, dans une décision du 18 décembre 2018, constate que les minutes des jugements sont des pièces communicables, aux frais du demandeur, et que l'entreprise bénéficie d'un droit de réutilisation. La Cour s'appuie sur la loi du 5 juillet 1972 qui prévoit que les tiers ont le droit de se faire délivrer copie des jugements prononcées publiquement.
Elle enjoint alors au greffe de procéder à la communication, ou de laisser Doctrine accéder à ces documents "dans les mêmes conditions que les autres opérateurs autorisés, à charge d’en faire un usage autorisé par la loi ". Hélas, dès le lendemain, une circulaire du ministère de la justice datée du 19 décembre 2018 donne aux greffes l'instruction de ne pas appliquer la décision de la Cour d'appel. En même temps, celle-ci est saisie d'une requête, rarissime, de référé-rétraction, et elle accepte d'infirmer sa décision le 25 juin 2019. L'affaire a donné lieu à un pourvoi en cassation qui n'est pas encore jugé.
Le Château. Kafka. Flammarion. 2018
L'avis de la CADA
Devant le juge administratif, les dirigeants de Doctrine.fr ont commencé par saisir la Commission d'accès aux documents administratifs. Dans un avis du 7 septembre 2017, celle-ci rend un avis favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations.
Comme la Cour d'appel de Paris, elle s'appuie sur la loi de 1972 pour affirmer le droit à la communication des jugements. Elle ajoute qu'aux termes de l'article L321-1 du code des relations entre le public et l'administration (crca), "les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations (...) peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus". Pour la CADA, le droit à réutilisation des informations contenues dans les jugements est donc la conséquence logique du droit à la communication de ces mêmes jugements.
Forts de cet avis, les dirigeants de Doctrine.fr ont saisi le tribunal administratif de Paris. Sa décision est indisponible, sans doute parce que le service public de la diffusion du droit par internet, prévu par le décret du 7 août 2002 tarde un peu à entrer en vigueur. On sait toutefois qu'elle a été négative, puisque les requérants ont saisi le Conseil d'État.
Une opération de dissociation
L'arrêt rendu le 5 mai 2021 conduit évidemment à empêcher la communication à Doctrine.fr des jugements qu'elle demande. Pour parvenir à un tel résultat, le juge dissocie les fondements juridiques des droits qui sont l'essence même de l'Open Data des décisions de justice.
Le Conseil d'État commence donc par exhumer une jurisprudence ancienne, remontant à l'époque où la communication des documents était gérée par la seule loi du 17 juillet 1978. Depuis un arrêt du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, repris dans la décision Bertin du 7 mai 2010, il rappelle en effet que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 crca.
Certes, cette jurisprudence n'est pas officiellement abandonnée, mais son articulation avec les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique semble bien délicate. Celle-ci consacre en effet un principe de "mise à disposition du public à titre gratuit"
des décisions de justice. S'inscrivant dans le principe
d'ouverture des données publiques, cet Open Data des décisions de justice implique un droit à leur réutilisation, qui figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014
relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données
juridiques et associatives de la DILA avant d'être consacré dans la loi Lemaire.
Le plus logique aurait sans doute été de reprendre l'analyse de la CADA. Celle-ci écartait l'ancienne jurisprudence SOS Défense pour s'appuyer sur le principe de libre accès aux décisions de justice posé par la loi de 1972, qu'elle complétait par l'exercice du droit à réutilisation de la loi Lemaire.
Mais le Conseil d'Etat ne veut pas poser un principe de transparence. Il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public. Dans leur cas, le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu. Les propos du rapporteurs révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.
Les requérants ont certainement dû percevoir cette analyse comme un petit chef d'oeuvre de construction kafkaïenne.
La remise en cause de la transparence
La décision s'inscrit pourtant dans un mouvement général de remise en cause de la transparence administrative. Rappelons que le processus d'Open Data a été mis en oeuvre par la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui inscrit la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques.
Depuis l'alternance de 2017, le pouvoir réglementaire s'efforce de remettre en cause cette ouverture. A d'abord été voté l'article 33 de la loi Belloubet du 23 mars 2019 qui prévoit "l'occultation des noms et prénoms des personnes physiques lorsqu'elles
sont parties ou tiers, à l'occultation, lorsque sa divulgation est de
nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de
ces personnes ou de leur entourage, de tout élément permettant
d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du
greffe et enfin à l'interdiction de réutiliser les données d'identité
des magistrats et des membres du greffe pour évaluer, analyser, comparer
ou prédire leurs pratiques professionnelle". On comprend que l'opération va être compliquée, et longue. Précisément, le pouvoir réglementaire s'est appuyé sur la loi Belloubet pour s'abstenir de prendre le moindre texte d'application de la loi Lemaire. Ne convient-il pas de consacrer les dix prochaines années, au moins, à réfléchir sur ce qu'il faut occulter dans les décisions de justice ?
Un décret du 29 juin 2020 est intervenu, précisément consacré aux restrictions ainsi imposées à l'Open Data des décisions de justice et non pas à sa mise en oeuvre. Il donne quelques éléments sur les conditions de leur anonymisation et confie aux juridictions suprêmes, Cour de cassation et Conseil d'Etat une compétence générale pour mettre en place l'Open Data, chacun dans son ordre juridictionnel. C'était exactement ce que souhaitaient ces hautes juridictions, soucieuses de maîtriser l'ensemble de la procédure. On avait donc décidé de prendre son temps, et l'article 9 du décret précise qu'un arrêté du Garde des Sceaux devrait intervenir pour préciser la date à laquelle les décisions de justice seront mises à la disposition du public.
Finalement, une association "Ouvre-boîte", active en matière de transparence administrative, a obtenu du Conseil d'État, cinq ans après la loi Lemaire, une décision du 21 janvier 2021, enjoignant au ministre de la justice de prendre, dans un
délai de trois mois, l'arrêté indispensable à la mise à la disposition
du public des décisions de justice. Le décret a certes été pris, le 29 juin 2020, avec seulement deux mois de retard. Mais sur le fond, il renvoie à un arrêté du Garde des Sceaux le soin de fixer "pour chacun des ordres judiciaire et administratif, et le cas échéant par niveau d'instance et par type de contentieux, la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public". Le décret vide donc de son contenu l'injonction faite au Garde des Sceaux et la transparence est renvoyée aux Calendes.