« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 19 mai 2021

Doctrine.fr : le Conseil d'État rend hommage à Kafka


Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État se livre à une opération de contorsionnisme juridique tout-à-fait intéressante. Il s'agit concrètement d'affirmer le principe de l'Open Data des décisions de justice qui suppose le droit à leur réutilisation, tout en vidant de son contenu le droit à la communication de ces mêmes décisions de justice. En d'autres termes, on a le droit de réutiliser des décisions... qui ne peuvent être communiquées. 

On ne peut comprendre cette étrange situation qu'en revenant à l'origine de cette affaire. D'un côté,  Doctrine.fr, une entreprise bien décidée à collecter l'ensemble des décisions de justice pour les mettre à la disposition de ses abonnés après les avoir anonymisées. De l'autre, une alliance entre l'État, les éditeurs juridiques et les juridictions suprêmes qui entendent conserver la maîtrise de la diffusion des décisions de justice. 

En 2016, les responsables de Doctrine.fr ont demandé au greffe du tribunal de grande instance de Paris la communication des jugements prononcés en audience publique par ce tribunal en vue de la réutilisation, après anonymisation, des informations publiques qu'ils contenaient. Leur demande a été rejetée en janvier 2017 par le greffe. Deux contentieux distincts ont alors été engagés.

 

Une étrange procédure judiciaire

 

Devant le juge judiciaire, Doctrine.fr s'appuie sur les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile. Ces dispositions prévoient que, dans le contentieux du refus d'accès aux documents détenus par les greffes, le recours est porté devant... le président du TGI. N'ayant pas obtenu gain de cause, l'entreprise se tourne vers la Cour d'appel qui, dans une décision du 18 décembre 2018, constate que les minutes des jugements sont des pièces communicables, aux frais du demandeur, et que l'entreprise bénéficie d'un droit de réutilisation. La Cour s'appuie sur la loi du 5 juillet 1972 qui prévoit que les tiers ont le droit de se faire délivrer copie des jugements prononcées publiquement.

Elle enjoint alors au greffe de procéder à la communication, ou de laisser Doctrine accéder à ces documents "dans les mêmes conditions que les autres opérateurs autorisés, à charge d’en faire un usage autorisé par la loi ". Hélas, dès le lendemain, une circulaire du ministère de la justice datée du 19 décembre 2018  donne aux greffes l'instruction de ne pas appliquer la décision de la Cour d'appel. En même temps, celle-ci est saisie d'une requête, rarissime, de référé-rétraction, et elle accepte d'infirmer sa décision le 25 juin 2019. L'affaire a donné lieu à un pourvoi en cassation qui n'est pas encore jugé.

 

 

Le Château. Kafka. Flammarion. 2018

 

 

L'avis de la CADA

 

Devant le juge administratif, les dirigeants de Doctrine.fr ont commencé par saisir la Commission d'accès aux documents administratifs. Dans un avis du 7 septembre 2017, celle-ci rend un avis favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations. 

Comme la Cour d'appel de Paris, elle s'appuie sur la loi de 1972 pour affirmer le droit à la communication des jugements. Elle ajoute qu'aux termes de l'article L321-1 du code des relations entre le public et l'administration (crca), "les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations (...) peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus". Pour la CADA, le droit à réutilisation des informations contenues dans les jugements est donc la conséquence logique du droit à la communication de ces mêmes jugements.

Forts de cet avis, les dirigeants de Doctrine.fr ont saisi le tribunal administratif de Paris. Sa décision est indisponible, sans doute parce que le service public de la diffusion du droit par internet, prévu par le décret du 7 août 2002 tarde un peu à entrer en vigueur. On sait toutefois qu'elle a été négative, puisque les requérants ont saisi le Conseil d'État. 

 

Une opération de dissociation

 

L'arrêt rendu le 5 mai 2021 conduit évidemment à empêcher la communication à Doctrine.fr des jugements qu'elle demande. Pour parvenir à un tel résultat, le juge dissocie les fondements juridiques des droits qui sont l'essence même de l'Open Data des décisions de justice.

Le Conseil d'État commence donc par exhumer une jurisprudence ancienne, remontant à l'époque où la communication des documents était gérée par la seule loi du 17 juillet 1978. Depuis un arrêt du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, repris dans la décision Bertin du 7 mai 2010, il rappelle en effet que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 crca.

Certes, cette jurisprudence n'est pas officiellement abandonnée, mais son articulation avec les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique semble bien délicate. Celle-ci consacre en effet un principe de "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. S'inscrivant dans le principe d'ouverture des données publiques, cet Open Data des décisions de justice implique un droit à leur réutilisation, qui figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA avant d'être consacré dans la loi Lemaire.

Le plus logique aurait sans doute été de reprendre l'analyse de la CADA. Celle-ci écartait l'ancienne jurisprudence SOS Défense pour s'appuyer sur le principe de libre accès aux décisions de justice posé par la loi de 1972, qu'elle complétait par l'exercice du droit à réutilisation de la loi Lemaire. 

Mais le Conseil d'Etat ne veut pas poser un principe de transparence. Il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public. Dans leur cas, le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu. Les propos du rapporteurs révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.

Les requérants ont certainement dû percevoir cette analyse comme un petit chef d'oeuvre de construction kafkaïenne. 

 

La remise en cause de la transparence

 

La décision s'inscrit pourtant dans un mouvement général de remise en cause de la transparence administrative. Rappelons que le processus d'Open Data a été mis en oeuvre par la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui inscrit la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques. 

Depuis l'alternance de 2017, le pouvoir réglementaire s'efforce de remettre en cause cette ouverture. A d'abord été voté l'article 33 de la loi Belloubet du 23 mars 2019  qui prévoit "l'occultation des noms et prénoms des personnes physiques lorsqu'elles sont parties ou tiers, à l'occultation, lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, de tout élément permettant d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe et enfin à l'interdiction de réutiliser les données d'identité des magistrats et des membres du greffe pour évaluer, analyser, comparer ou prédire leurs pratiques professionnelle". On comprend que l'opération va être compliquée, et longue. Précisément, le pouvoir réglementaire s'est appuyé sur la loi Belloubet pour s'abstenir de prendre le moindre texte d'application de la loi Lemaire. Ne convient-il pas de consacrer les dix prochaines années, au moins, à réfléchir sur ce qu'il faut occulter dans les décisions de justice ?

Un décret du 29 juin 2020 est intervenu, précisément consacré aux restrictions ainsi imposées à l'Open Data des décisions de justice et non pas à sa mise en oeuvre. Il donne quelques éléments sur les conditions de leur anonymisation et confie aux juridictions suprêmes, Cour de cassation et Conseil d'Etat une compétence générale pour mettre en place l'Open Data, chacun dans son ordre juridictionnel. C'était exactement ce que souhaitaient ces hautes juridictions, soucieuses de maîtriser l'ensemble de la procédure. On avait donc décidé de prendre son temps, et l'article 9 du décret précise qu'un arrêté du Garde des Sceaux devrait intervenir pour préciser la date à laquelle les décisions de justice seront mises à la disposition du public. 

Finalement, une association "Ouvre-boîte", active en matière de transparence administrative, a obtenu du Conseil d'État, cinq ans après la loi Lemaire, une décision du 21 janvier 2021, enjoignant au ministre de la justice de prendre, dans un délai de trois mois, l'arrêté indispensable à la mise à la disposition du public des décisions de justice. Le décret a certes été pris, le 29 juin 2020, avec seulement deux mois de retard. Mais sur le fond, il renvoie à un arrêté du Garde des Sceaux le soin de fixer "pour chacun des ordres judiciaire et administratif, et le cas échéant par niveau d'instance et par type de contentieux, la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public".  Le décret vide donc de son contenu l'injonction faite au Garde des Sceaux et la transparence est renvoyée aux Calendes.

 


dimanche 16 mai 2021

La CEDH s'intéresse à la cour constitutionnelle polonaise


Avec l'arrêt Xero Flor w Polsce sp. z.o.o. c. Pologne rendu le 7 mai 202, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se penche sur les conditions de désignation des membres de la Cour constitutionnelle polonaise qui ont jugé l'affaire portée devant elle. Elle parvient à la conclusion que la formation de jugement n'était pas un "tribunal établi par la loi" au sens où l'entend la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

A l'origine de l'affaire, une histoire de gazon. L'entreprise requérante veut obtenir la réparation intégrale par l'État des dommages causés en 2010 et 2011 à l'un de ses produits, du gazon, par des animaux sauvages. A l'occasion de ce contentieux, elle conteste, par voie d'exception, la loi qui lui est appliquée. Mais les juges du fond n'hésitent pas à couper l'herbe sous le pied du requérant. Ils refusent de transmettre sa demande à la Cour constitutionnelle. Saisie finalement d'un recours direct, elle déclare la requête irrecevable en 2017.

 

La prise de contrôle du tribunal constitutionnel polonais 

 

Examinant l'ensemble de cette procédure, la CEDH estime que l'article 6 § 1 de la Convention est applicable à un tribunal constitutionnel. Rappelons qu'il énonce que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (...)". En l'espèce, l'opération de prise de contrôle du tribunal constitutionnel par la majorité conservatrice menée par le Président Duda est au coeur de l'affaire. 

A l'automne 2015, trois membres du tribunal avaient été élus par la Diète et leur investiture avait donné lieu à un avis favorable du tribunal lui-même, conformément au droit en vigueur. Mais après les élections législatives marquant le succès des conservateurs, le Président Duda avait récusé cet avis et refusé d'assermenter les nouveaux élus. Trois nouveaux juges avaient donc été désignés par la nouvelle Diète conservatrice fin octobre 2015, en même temps qu'une nouvelle loi de décembre 2015 réformait le fonctionnement du tribunal, imposant une majorité qualifiée pour les décisions les plus importantes et lui retirant la maîtrise de son ordre du jour.

 




12e étude en ut mineur "révolutionnaire". Chopin

Maurizio Pollini

 

Un "tribunal établi par la loi"

 

Or le recours déposé par Xero Flor a été jugé par ce nouveau tribunal constitutionnel et c'est précisément tout l'intérêt de l'affaire. Sur le plan juridique, la CEDH s'attache à déterminer si la cour constitutionnelle polonaise s'analyse comme un "tribunal établi par la loi" au sens de l'article § 1. Conformément à sa jurisprudence du 1er décembre 2020 Gudmundur Andri Astradsson c. Islande, la CEDH réalise un test en trois étapes pour répondre à cette question. 

Elle commence par se demander s'il y a eu violation du droit interne. Il se trouve que le tribunal constitutionnel polonais s'était prononcé le 3 décembre 2015, et avait estimé parfaitement régulière la décision de trois juges par l'ancienne Diète. De fait, elle avait considéré comme illégales les décisions postérieures à l'alternance. Elles étaient en effet dépourvues de fondement légal, dès lors que les emplois n'étaient pas vacants. La violation  du droit interne a ainsi été reconnue par le tribunal constitutionnel polonais.

La seconde question est la suivante : la juridiction a-t-elle pu remplir sa mission en préservant la prééminence du droit et le principe de séparation des pouvoirs ? Concrètement il s'agit cette fois de se demander si l'atteinte au droit interne déjà contestée emporte la violation d'un principe fondamental gouvernant la désignation des juges. En l'espèce, la CEDH observe que le tribunal constitutionnel n'a pu exercer pleinement ses fonctions après l'alternance, la nouvelle Diète et le Président Duda ayant imposé trois nouveaux juges au moment précis où le tribunal rendait sa décision sur la légalité des désignations précédentes.

Enfin, la troisième question n'appelle guère de commentaires. La Cour regarde en effet si les juridictions polonaises ont eu la possibilité de contrôler la nomination des juges ainsi imposés après l'alternance. La réponse est évidemment négative, dès lors que les gouvernants ont refusé de se soumettre aux décisions du tribunal constitutionnel. 

De la réponse à ces trois questions, la CEDH déduit que Xero Flor s'est vu privé de son droit à un "tribunal établi par la loi".

 

L'étau se resserre, ou pas

 

Cette décision, qui n'est pas vraiment surprenante, constitue un nouveau pas dans l'accroissement des tensions entre l'Europe et la Pologne. Jusqu'à présent, elles s'étaient cristallisées au sein de l'Union européenne. La Commission a ainsi ouvert, en juillet 2017, une procédure d'infraction à l'encontre de la Pologne, à propos d'une loi qui avançait l'âge du départ à la retraite des juges, dans le but de pouvoir remplacer des hauts magistrats considérés comme un peu trop indépendants à l'égard de l'Exécutif par des juges plus dociles. Le 5 novembre 2019, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a déclaré cette loi comme contraire au droit de l'Union dès lors qu'elle porte atteinte à l'indépendance des juges.

En décembre 2017, la Commission a invoqué pour la première fois la procédure prévue à l'article 7 § 1 du traité sur l'Union européenne. Cette disposition permet au Conseil, statuant à la majorité des 4/5è de ses membres, de constater qu'il existe un risque clair de violation grave par un État membres des valeurs communes mentionnées à l'article 2 du même traité. In fine, la procédure peut conduire à suspendre le droit de vote de la Pologne au sein du Conseil. Plus récemment, la Commission s'est inquiétée de la "loi muselière" qui permet de sanctionner les juges polonais qui oseraient mettre en question les réformes judiciaires.

L'arrêt Xero Flor s'analyse ainsi comme un soutien affirmé de la CEDH à la position de la CJUE. Le projet est sans doute de favoriser l'émergence d'un état de droit de européen qui dépasserait les frontières de l'Union européenne pour s'étendre à l'ensemble des membres du Conseil de l'Europe. L'étau se resserre sans doute sur la Pologne, mais les résultats se font attendre. Les autorités polonaises ne semblent pas tellement effrayées par cette situation, car elles n'ignorent pas que si les juges condamnent volontiers, les politiques, eux, privilégient le dialogue. On constate ainsi que la Pologne demeure l'un des plus gros bénéficiaires du plan de relance européen mis en place pour faciliter la reprise après l'épidémie de Covid-19.

Au-delà de la situation polonaise, on se demande si la décision Xero Flor ne devrait pas être étudiée de très près par les autorités françaises. Que se passerait-il si la composition du Conseil constitutionnel était mise en cause devant la CEDH ? La question ne s'est pas encore posée, mais il n'est pas impossible qu'elle se pose, un jour ou l'autre.


Sur le tribunal indépendant et impartial : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1, D

jeudi 13 mai 2021

Le bulletin de paie du Président de la République : Touchez-pas au grisbi



Les bulletins de paie du Président de la République resteront secrets. Cette décision est celle du Directeur du cabinet du Président, écartant la demande de Lucie Sponchiado, membre de l'Observatoire de l'éthique publique, un think tank créé en 2018. Désireuse d'étudier comment les règles fixant la rémunération du Président édictées en 2012 étaient appliquées, elle s'est vu opposer un refus très sec. Patrick Strzoda, lui écrit en effet que "La communication des documents sollicités apparaît inutile pour vos travaux de recherche". 

La formulation peut surprendre. On n'ignorait rien des immenses connaissances du Président de la République et des services de l'Elysée, couvrant notamment l'épidémiologie, mais on découvre désormais qu'elles sont de nature encyclopédique, au point de pouvoir apprécier quels sont les documents utiles à une recherche que ni le Président ni son directeur de cabinet ne dirige.

L'analyse de cette réponse conduit à constater qu'elle écarte allègrement le droit positif, comme si la Présidence de la République estimait qu'il ne lui est pas opposable.


Coup de frein à la transparence


Pourtant, voilà plusieurs années que le mouvement de transparence administrative engagé depuis les lois de la "troisième génération des droits de l'homme" de la fin des années 1970 s'était quelque peu élargi à la présidence de la République. Dès 2006, le député René Dosière avait obtenu des réponses circonstanciées à des questions écrites portant sur les effectifs des personnels de l'Elysée ou sur le coût de la protection du domicile privé du Président.

Le quinquennat Sarkozy a ensuite été marqué par quelques effets d'annonce. Dans la lettre de mission adressée au "Comité Balladur" chargé de réfléchir à la réforme constitutionnelle, le Président demandait aux participants de s'interroger sur les moyens "de permettre au Président de la République d'exercer ses fonctions de manière transparente et naturelle". De belles paroles qui ne seront accompagnées d'aucune action concrète.

Il faut attendre le quinquennat de François Hollande pour voir bouger les lignes. Un décret du 23 août 2012 précise le régime juridique du traitement perçu par le Président de la République, ainsi que de ses indemnités de résidence et de fonction. Mais ce texte demeure parcellaire, notamment sur le régime de retraite du Président, et il ne donne pas des éléments aussi précis qu'un bulletin de paie. La demande formulée par Mme Sponchiado n'avait donc rien de redondant, et il n'était pas absurde de vouloir étudier comment les dispositions du décret de 2012 étaient mises en oeuvre.

 


 La réponse de l'Elysée 

à la demande de communication de la feuille de paie du Président

Touchez-pas au grisbi

Jeanne Moreau et Jean Gabin. Film de J. Becker. 1954

 

Évolution de la jurisprudence de la CADA

 

C'est ainsi que la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) a compris sa demande d'avis. Après un premier refus des services de la Présidence, la demanderesse s'est en effet tournée vers la CADA pour une demande d'avis, comme l'y autorise la loi du 17 juillet 1978. Les avis de la CADA sont purement consultatifs, mais les rapports de la CADA montrent qu'ils sont largement suivis par les services concernés. 

L'Elysée espérait bien obtenir un avis négatif, dans la suite de celui rendu le 19 mars 2009.  A l'époque, la CADA avait estimé que la loi sur l'accès aux documents administratifs devait être interprétée à la lumière de l'article 67 de la Constitution affirmant l'irresponsabilité du Chef de l'État. Elle considérait donc qu'il ne figurait pas parmi les autorités tenues de communiquer des documents à toute personne en faisant la demande. Il est en effet incontestable que le Président n'est pas une autorité "administrative" au sens où l'entend la loi de 1978. Mais cette jurisprudence de 2009 conduisait à faire de l'irresponsabilité du Président le fondement d'un secret absolu concernant l'ensemble des services de l'Élysée.  La Présidence de la République était ainsi placée à l'écart de toute politique de transparence.

Hélas, les juristes de l'Elysée n'avaient pas tenu compte, dans leur analyse, de l'intervention du décret de 2012. Dans son avis du 10 décembre 2020, la CADA fait évoluer radicalement sa jurisprudence. Elle prend note que la rémunération du Président est désormais fixée par un texte réglementaire, "en fonction de considérations étrangères à la personne ou à l'exercice des fonctions du Président de la République, dont elle est donc détachable". Elle en déduit que les pièces produites ou reçues par le Secrétariat général de la présidence dans le cadre de ses missions sont des documents communicables. Et la CADA de conclure que l'irresponsabilité du Président ne saurait s'opposer à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui énonce un droit de la société "de demander compte à tout agent public de son administration". 

Un avis favorable à la communication du bulletin de paie du Président est donc rendu, sous la réserve du "caviardage" des mentions touchant à la vie privée du Président. On ne peut que se réjouir de cette référence à l'article 15 qui, dans l'ancienne jurisprudence de 2009, était demeuré lettre morte.

L'avis n'a guère impressionné l'Elysée, puisque le secrétaire général persiste dans son refus, sans même se donner la peine de chercher quelques arguments juridiques susceptibles de le justifier. A cet égard, l'éventuel recours de Mme Sponchiado devant le juge administratif sera certainement fort intéressant.

L'enjeu de cette affaire demeure modeste, mais, précisément, elle révèle comment la Présidence de la République entend traiter les citoyens. Alors que la loi de 1978 précise que la simple curiosité de l'administré suffit à justifier une demande de communication d'un document, l'Elysée n'entend pas satisfaire cette curiosité. Alors que la Constitution confie au Président de la République le soin de veiller au respect de la Constitution, l'Elysée se veut au-dessus des lois. 

Surtout, la lecture de la réponse apportée à la demande de communication de ces feuilles de paie laisse l'impression d'une grande incohérence. Le directeur de cabinet affirme en effet qu'une fois occultées les mentions relatives à la vie privée et à la situation fiscale de l'intéressé, il ne subsistera dans le bulletin de paie que "des éléments déjà publics de cette rémunération". Sans doute, mais alors pourquoi refuser l'accès si les éléments sont déjà publics ? 


lundi 10 mai 2021

La dissolution de Génération Identitaire


Après l'association Barakacity et le Comité contre l'islamophobie en France (CCIF), deux groupements proches d'une mouvance islamiste radicale, c'est au tour d'un mouvement de la droite extrême d'être l'objet d'une dissolution administrative. Intervenue par un décret du 3 mars 2021, la dissolution de Génération Identitaire a donné lieu à un référé devant le Conseil d'Etat. L'association et ses dirigeants ont demandé la suspension d'un texte qui, à leurs yeux, portait une atteinte excessive à la liberté d'association. 

La liberté d'association est un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 et elle a, en conséquence, une valeur constitutionnelle. Il appartient donc au gouvernement, lorsqu'il envisage la dissolution d'une association, d'"opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré." Une association ne peut donc être dissoute que si cette mesure est indispensable à l'ordre public.

Dans une ordonnance du 3 mai 2021, le juge des référés du Conseil d'État, intervenant en formation collégiale, écarte le recours et considère donc que la dissolution de Génération Identitaire était indispensable à la protection de l'ordre public.

 

La dissolution administrative 

 

Comme dans le cas de Barakacity et du CCIF, la dissolution est juridiquement fondée sur l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure, lui-même largement issu d'une ancienne loi du 10 janvier 1936. A l'époque, il s'agissait précisément de permettre au gouvernement de prononcer la dissolution des "ligues" et groupements d'extrême-droite qui avaient participé aux manifestations violentes et bien peu républicaines du 6 février 1934.

Les conditions d'une telle dissolution sont précisément définies par l'article L212-1. Le groupement doit soit être constitué comme un groupe armé, soit avoir pour but de porter atteinte à la forme républicaine du Gouvernement, soit se livrer à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger, soit enfin provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence.

 

Une QPC sans espoir

 

Avant toute chose, Génération Identitaire commence par invoquer l'inconstitutionnalité de ces dispositions et dépose donc une demande de question prioritaire de constitutionnalité. La démarche semble pour le moins désespérée. 

L'association s'appuie en effet sur l'article L332-18 du code du sport qui permet la dissolution ou la suspension pour une durée inférieure ou égale à douze mois d'une association de supporters sportifs dont les membres se sont livrés à "des actes répétés ou un acte d'une particulière gravité et qui sont constitutifs de dégradations de biens, de violence sur des personnes ou d'incitation à la haine ou à la discrimination contre des personnes (...)". Elle invoque également l'article L227-1 du code de la sécurité intérieure qui permet la fermeture d'un lieu de culte, pour une durée qui ne peut excéder six mois,  dans un but de prévention du terrorisme, lorsque "les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination, provoquent à la commission d'actes de terrorisme ou font l'apologie de tels actes". Génération Identitaire voit dans l'article L212-1 du code de la sécurité une disposition qui porte atteinte au principe d'égalité devant la loi, dès lors qu'un mouvement de la droite extrême n'est pas traité de la même manière qu'un groupe de supporters ou les gestionnaires d'un lieu de culte. 

Le juge des référés du Conseil d'Etat ne peut que rappeler une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, selon laquelle le principe d'égalité s'applique aux situations qui sont juridiquement identiques. Tel n'est évidemment pas le cas en espèce, et il rappelle que les groupements de supporters ou les gestionnaires de lieux de culte ne sont pas dissous ou suspendus pour les mêmes faits que les groupements visés par l'article L212-1. 

 

Actualités Pathé du 6 février 1934. Archives de l'INA


Un délai plus que suffisant

 

Le juges des référés commence par écarter rapidement un moyen de procédure. Génération Identitaire se plaint en effet de n'avoir pas bénéficier de suffisamment de temps pour exercer les droits de la défense, mais ses avocats n'ont pas eu l'idée de démontrer cette difficulté en rendant leur mémoire en défense au dernier jour du délai imparti. Informés le 12 février de la mesure de dissolution projetée, ils ont rendu leur mémoire dès le 21 février, soit plus de dix jours avant la fin du délai. Le juge des référés en déduit, logiquement, que ce délai était suffisant.


Des discours et des actes

 

Sur le fond, le juge des référés s'appuie sur deux motifs. L'objet social de l'association est "la défense et la promotion des identités locales, régionales, française et européenne (...) ", objet qui, en soi, n'a rien d'illicite. Mais le juge observe que "sous couvert de participer au débat public", le groupement tend à justifier ou encourager la discrimination, la haine ou la violence envers les étrangers et la religion musulmane". Il cite notamment des slogans ou prises de position mentionnant la lutte contre "la racaille", ainsi que des actes illicites comme l'occupation du toit de la Caisse d'allocations familiales de Bobigny en mars 2019, où avait été déployée une banderole "de l'argent pour les Français pas pour les étrangers ". Certains de ses dirigeants ont d'ailleurs fait l'objet de poursuites ou de condamnations pénales sans que le groupement se soit désolidarisé de leurs agissements. 

Il s'agit, pour le juge des référés, de montrer que Génération Identitaire n'est pas une association dont l'unique objet est de "participer au débat d'intérêt général", au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. La référence à l'occupation du toit de la CAF est destinée à montrer que l'association se livre à des activités illégales portant atteinte à l'ordre public. 

Sur ce point, le juge des référés se réfère à l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 juillet 2014, Association "Envie de rêver". On se souvient qu'après le décès du jeune Clément Méric lors d'une rixe avec des militants de la droite extrême, un décret du 12 juillet 2013 prononçait la dissolution de trois mouvements impliqués dans l'agression. Deux étaient des groupements de fait, "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR). Le troisième, "Envie de rêver" était une association qui prêtait le local occupé par les deux précédents. Les trois mouvements étaient proches les uns des autres, et le Premier ministre avait alors estimé impossible de les considérer de manière différenciée. Mais précisément, le juge administratif avait refusé l'amalgame. Il avait estimé que l'activité des deux premiers portaient atteinte à l'ordre public et justifiait donc la dissolution. En revanche, le troisième groupement, celui qui prêtait le local, n'avait commis aucun acte de nature à fonder une telle mesure.

Le juge des référés affirme que Génération Identitaire souhaite " entrer en guerre", et "utilise une imagerie et une rhétorique guerrières". A cette analyse du discours s'ajoute, comme dans le précédent motif, une référence à des faits. Il est ainsi affirmé que l'association "organise des camps d'été au cours desquels des exercices de combat sont proposés (...)". Il s'agit évidemment de se rapprocher du texte même de l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure qui permet la dissolution de "groupes de combat ou de milices privées".  

Le juge des référés considère donc, in fine, que la dissolution n'est pas une mesure disproportionnée au regard de la menace que représente Génération Identitaire pour l'ordre public.

Il serait sans doute intéressant de comparer la motivation du décret de dissolution et les motifs développés par le juge des référés. Car le décret se réfère bien davantage aux actes commis qu'à l'idéologie prônant le racisme et la discrimination. Il fait état de la condamnation pénale de certains des membres, des dons reçus émanant notamment de l'auteur de la tuerie de Christchurch, et de la location d'un navire pour tenter d'empêcher les sauvetages et repousser des embarcations de migrants se dirigeant vers les côtes européennes. Tout cela ne figure pas dans les motifs développés par le juge administratif. Sans doute préfère-t-il se concentrer sur l'éventuel recours devant la Cour européenne des droits de l'homme ? 

Celle-ci en effet admet la dissolution d'un groupement au seul regard du "discours de haine" qu'il développe. Dans un arrêt du 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et a. c. Turquie, la CEDH affirme ainsi que la dissolution d'une association prônant l'instauration de la Charia ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'association. Cette jurisprudence a ensuite été confirmée dans une décision du 11 décembre 2006, Kalifatstaat c. Allemagne. Il suffit donc qu'un groupement prône publiquement une remise en cause des principes républicains pour justifier la dissolution. Cette jurisprudence est-telle totalement satisfaisante ? Ne risque-t-elle pas, à terme, d'autoriser la dissolution d'associations qui ne représentent aucun danger sérieux pour l'ordre public ? Un groupement doit-il être jugé à travers l'idéologie qu'il promeut ou à travers ses agissements ? Le juge des référés n'apporte pas de réponse précise à cette questions qui se reposera tôt ou tard.


 

 

Sur la dissolution des groupements : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1, B  

vendredi 7 mai 2021

Un nouveau projet de loi anti-terroriste, pas si nouveau


Le projet de loi anti-terrorisme relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement est le 35e texte intervenu dans ce domaine depuis la loi du 9 septembre 1986. A l'époque, la loi se voulait une réaction aux attentats qui avaient frappé Paris, issus d'une mouvance islamiste proche du Hezbollah iranien. Aujourd'hui, le projet est présenté, une nouvelle fois, comme une réponse à l'assassinat d'une fonctionnaire de police à Rambouillet, commis par ressortissant tunisien, semble-t-il récemment radicalisé. 

Derrière cet aspect conjoncturel se cache un texte prévu de longue date, destiné d'abord à compléter la loi relative à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme (SILT) du 30 octobre 2017, qui avait elle-même pour objet de pérenniser le droit issu de l'état d'urgence, ensuite à toiletter la loi renseignement du 24 juillet 2015. Derrière cette double préoccupation en apparaît une troisième, évidemment moins clairement formulée. Le but est en effet de contourner une jurisprudence parfois très dérangeante du Conseil constitutionnel, démarche qui n'a pas échappé au Conseil d'État qui a rendu son avis sur le texte le 21 avril 2021. 

 

Pérenniser les dispositions de la loi SILT

 

Lors des débats sur la loi SILT, le gouvernement avait limité l'application des dispositions relatives à la prévention du terrorisme à la période s'étendant jusqu'au 31 décembre 2020. Par la suite, la loi du 24 décembre 2020 en a prorogé l'application au 31 juillet 2021. L'actuel projet de loi se propose tout simplement d'abroger les dispositions de l'article 5 de la loi du 30 octobre 2017, celui-là même qui prévoyait le caractère temporaire des dispositions.

De fait, les dispositions provisoires deviennent définitives. Dans son avis, le Conseil d'État, peut-être avec un brin de malice, ne manque pas d'observer que le caractère temporaire ou non des dispositions est rigoureusement sans influence sur l'étendue du contrôle de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel en a en effet jugé ainsi dans sa décision QPC du 16 février 2018, rendue précisément à propos de l'assignation à résidence issue de la loi du 30 octobre 2017.

Parmi ces dispositions ainsi pérennisées figurent les interdictions administratives de fréquenter certains lieux ou de déclarer son changement de domicile, mesures qui peuvent concerner "toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics".

L'un des points les plus contestés du projet réside dans l'allongement des "mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance" (MICAS)  créées par la loi du 30 octobre 2017 et qui s'analysent en fait comme des assignations à résidence. Il s'agit de mesures prises, à l'issue de leur peine, à l'encontre des personnes condamnées pour terrorisme à des peines égales ou supérieures à cinq ans, ou trois ans en cas de récidive. Le projet Darmanin propose d'abord, une "mesure judiciaire de réinsertion sociale antiterroriste", prise par le tribunal d'application de Paris et imposant à la fois des obligations de résidence, de contrôle, de soins, voire de formation. Il prévoit en outre un allongement de douze à vingt-quatre mois la durée maximale d'une mesure individuelle de surveillance.

La constitutionnalité de cette disposition est loin d'être acquise et le Conseil d'État, dans son avis, met en garde le gouvernement sur ce point. En effet, dans sa décision QPC du 29 mars 2018, le Conseil constitutionnel prend en considération la durée limitée de la mesure dans son contrôle de proportionnalité. Considérera-t-il comme proportionnée une mesure donc la durée sera doublée ? En tout état de cause, le risque d'inconstitutionnalité n'est pas inexistant.

D'autres dispositions édictées en ce domaine n'ont pas d'autre but que de réécrire certaines dispositions de la loi SILT, à l'époque plutôt mal rédigées. Il en est de la fermeture des lieux de culte, désormais étendue "aux locaux dépendant des lieux de culte, dont il existe des raisons sérieuses de penser qu'ils seraient utilisés aux mêmes fins pour faire échec à l'exécution de la mesure de fermeture (...)". Cette réécriture s'imposait, pour empêcher qu'une fermeture soit vidée de son contenu par le transfert immédiat du lieu de culte dans un autre local. 



Chappatte. International Herald Tribune. 10 mai 2005

 

Toiletter la loi renseignement


Bon nombre de dispositions de la loi visent à toiletter la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Pour justifier ces modifications, le gouvernement fait état de deux avis favorables émis par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dans des délibérations du 7 et du 14 avril 2021. A dire vrai, on ignore si la CNCTR donne un avis favorable à l'action du gouvernement, ou si c'est le gouvernement qui s'efforce de donner satisfaction à des demandes formules par les services de renseignement.

Dans sa rédaction actuelle, le projet prévoit d'abord la mise en place de procédures fluidifiant les échanges de renseignement entre les services concernés, y compris les services de police. Sur ce point, le texte n'apporte rien de bien nouveau, et le but est plutôt d'affirmer dans la loi une volonté d'améliorer la circulation de l'information, dans une préoccupation de meilleure efficacité. Cette disposition ne pose pas de difficulté sérieuse, dès lors qu'elle ne modifie pas réellement le droit existant. 

L'extension des interceptions des correspondances à celles échangées par voie satellitaire semble également se borner à intégrer ce mode de communication, sans modifier le principe même de l'interception. En réalité, cette interception pose bon nombre de problèmes car les procédés techniques ne permettent pas réellement de cibler l'échange recherché. Le risque est alors grand d'intercepter toutes les correspondances émises ou reçues par voie satellitaire, pour, ensuite, faire un tri. Le risque d'une collecte de masse des données personnelles est alors important, et il est probable que le débat parlementaire sera vif sur ce point. D'ores et déjà, le Conseil d'État suggère de ne mettre en oeuvre de telles dispositions qu'à titre expérimental, tant que les procédés techniques de captation n'ont pas été améliorés.


Surveillance et algorithmes


L'aspect le plus contesté du projet réside, en matière de renseignement, dans l'inscription dans la loi de l'utilisation des algorithmes à des fins de renseignement. L'idée n'est pas nouvelle et l'article L 851-3 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi de 2015, autorise le Premier ministre, après avis de la CNCTR, à imposer aux opérateurs et fournisseurs d'accès la mise en oeuvre d'algorithmes de nature à détecter des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste. Ils ne peuvent porter que sur les données de connexion, sans permettre l'identification immédiate des personnes. C'est seulement si la menace est avérée que l'identité de l'intéressé peut être recherchée.

Après une période d'expérimentation, le projet de loi se propose d'améliorer l'efficacité des algorithmes en étant leur usage aux URL, c'est-à-dire aux adresses web complètes. A l'appui de cette mesure, le ministre de l'intérieur invoque le fait que Facebook ou Google utilisent déjà cette technique à des faits de marketing commercial et que l'on ne voit pas sur quel motif elle serait interdite à des services qui ont pour finalité de protéger la sécurité publique. L'argument n'est pas sans valeur, mais il faut aussi noter que cette technique consiste en un large filet dérivant qui traite un nombre considérable de données, dans le but d'identifier une menace. 

Le débat sera certainement vif sur cette question, mais le gouvernement a déjà reçu un appui indirect du Conseil d'État, non pas dans sa formation administrative mais dans sa formation contentieuse. Dans sa décision French Data Networks et autres du 21 avril 2021, il a en effet admis la légalité de plusieurs décrets de 2015 qui imposent aux opérateurs de télécommunication de conserver pendant un an toutes les données de connexion des utilisateurs pour les besoins du renseignement et des enquêtes pénales. De fait, cette décision rend possible l'utilisation des algorithmes et le traitement de ces données. 

Ce type de projet de loi suscite toujours des débats très vifs entre d'un côté un gouvernement qui veut, à tout prix, trouver des moyens de nature à lutter efficacement contre une menace terroriste actuellement très importante, et des de l'autre côté des associations qui ont tendance à rejeter toute collecte de données personnelles à des fins de sécurité. Entre ces deux approches, un équilibre devra être trouvé, recherchant notamment un encadrement juridique de ces techniques. On peut regretter, sur ce point, que le Conseil d'État ne puisse jouer totalement son rôle de conseil du gouvernement et du parlement. En effet, sa formation administrative est, en l'espèce, liée par l'arrêt récent rendu par sa formation contentieuse. A cet égard, la préparation de ce projet de loi illustre parfaitement l'impossibilité de séparer totalement les deux missions remplies par le Conseil d'État.


Sur les fichiers de police : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5 § 3, A.

lundi 3 mai 2021

"Passeport vaccinal", "passe sanitaire" : une idée qui fait son chemin


Comment pourrait-on l'appeler, "passeport vaccinal", "certificat de vaccination", "passe sanitaire" ? A moins que lui soit attribuée une couleur, "passeport bleu" ou "rouge" ? Tous ces termes ne sont pas tout-à-fait synonymes. Le "passeport" sanitaire indique l'existence d'un document facilitant le passage des frontières pour les personnes vaccinées contre la Covid-19. Le "passe sanitaire" ou le "certificat de vaccination" renvoie plutôt à l'idée d'une réouverture de certaines activités. On observe toutefois que ces notions sont indifféremment employées pour désigner un document permettant aux personnes vaccinées de bénéficier d'une plus grande liberté de circulation, soit en dehors des frontières, soit bien plus simplement dans l'exercice de leurs activités quotidiennes. 

 

Le passage des frontières


Un État ne peut évidemment définir seul qui sera autorisé à passer une frontière, car il n'est pas compétent pour imposer à un autre État les conditions d'entrée sur son territoire. Un "passeport vaccinal" ne peut donc relever que d'une initiative de l'Union européenne, organisation dont la finalité même est de nature économique, et qui se préoccupe de rétablir aussi rapidement que possible la liberté de circulation des personnes et des biens.

Précisément, le 29 avril 2021, le parlement européen a pris position pour l'ouverture de négociations sur la proposition d'un "certificat vert" numérique, qui a pour but de permettre aux Européens de voyager dès cet été avec un minimum de restrictions, et même d'ouvrir les frontières extérieures aux ressortissants dûment vaccinés de certains États tiers. De manière très concrète, ce "certificat" attestera qu’une personne a été vaccinée contre la Covid-19, ou qu’elle a reçu récemment un test négatif ou encore qu’elle s’est remise de l’infection. Ce certificat devrait s'accompagner d'un code QR destiné à garantir son authenticité, mettant fin à la prolifération de faux tests PCR.

A ce stade, ce certificat européen demeure un objectif à atteindre, sans que l'on puisse présager s'il verra, ou non, le jour. Sa mise en oeuvre est en effet subordonnée au succès d'un "trilogue", entre la Commission, le parlement européen et le Conseil européen, négociation menée par la présidence portugaise. 

Rien n'interdit, en revanche, aux États de subordonner l'accès à leur territoire ou le retour sur leur territoire à la possession d'un certificat de vaccination, et c'est d'ailleurs ce qu'ils font lorsqu'ils imposent un test PCR de moins de 72 heures. Le règlement sanitaire international (RSI) qui lie 196 États membres de l'OMS impose déjà, depuis bien longtemps, la vaccination contre la fièvre jaune, effectuée dix jours avant un voyage vers une zone endémique d'Afrique ou d'Amérique Latine. En France même, ce certificat de vaccination contre la fièvre jaune doit être produit par tout voyageur qui se rend en Guyane. L'article L3111-6 du code de la santé publique énonce ainsi très clairement : "La vaccination contre la fièvre jaune est obligatoire, sauf contre-indication médicale, pour toute personne âgée de plus d'un an et résidant ou séjournant en Guyane".

 


 Elle est Pfizer. Les Goguettes (en trio, mais à quatre), avril 2021


L'exercice d'activités


Les États poursuivent aussi un autre objectif de réouverture d'activités aux personnes vaccinées. L'exemple d'Israël suscite mouvement d'opinion en faveur d'un "passe sanitaire". En effet, les personnes vaccinées contre la Covid-19 y reçoivent un "passeport vert" une semaine après la seconde injection. Ses heureux titulaires peuvent désormais entrer au concert ou au musée, déjeuner dans la salle intérieure d'un restaurant, se refaire une santé dans une salle de sport ou une piscine. Les autres, les non-vaccinés, doivent se contenter des bains de mer et des terrasses des cafés, désormais ouvertes à tous.

Une telle pratique ne peut être mise en oeuvre que si un pourcentage significatif de la population est déjà vacciné et si l'accès au vaccin est assuré de manière satisfaisante. Il est en effet impensable de limiter durablement les droits de ceux qui ne sont pas vaccinés, parce qu'ils sont seulement victimes d'une pénurie de doses.  En outre, il est impératif qu'une immunité collective soit en cours d'installation, puisque le vaccin empêche sans doute de développer des symptômes mais n'empêche pas d'en être porteur sain.

Le débat a démarré très tôt en France, dès l'époque où l'hypothèse d'un vaccin contre la Covid-19 est devenue crédible. Les acteurs de l'économie ont immédiatement vu l'intérêt d'un document permettant la réouverture, même partielle, de certaines activités. D'autres intervenants ont crié à la discrimination, invoquant une rupture d'égalité entre ceux qui seraient vaccinés et ceux qui ne le seraient pas. Aujourd'hui, l'Assurance maladie annonce qu'à partir du 3 mai 2021, les Français recevant leur seconde dose de vaccin se verront remettre une attestation sécurisée contre la fraude qui, grâce à QR Code, pourra être stockée dans l'application "Tous Anti Covid". Cette attestation pourrait ensuite être utilisée, dans des conditions encore mal définies, pour accéder à certains lieux comme les stades, les foires ou les musées.


La compétence de la loi


Pour répondre à cette question de l'éventuelle discrimination induite par un tel document, il faut d'abord observer que sa création relève du domaine de la loi. Dans un arrêt du 15 novembre 1996, le Conseil d'État annule ainsi pour incompétence un arrêté du ministre de l'agriculture imposant certains vaccins aux jeunes gens désireux d'accomplir leur service national dans la sécurité civile en qualité d'agent forestier. Il précise alors que la loi peut seule rendre obligatoire une vaccination.

Dans le cas de la vaccination contre la Covid-19, l'éventuelle mise en oeuvre du "passe sanitaire" devra donc être décidée par le parlement, et donnera sans doute lieu à une saisine du Conseil constitutionnel, fondée sur le caractère discriminatoire de cette mesure.

 

Egalité et non-discrimination 

 

L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi "doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse (...)". Il est vrai que la création d'un "passe sanitaire" implique une nécessaire distinction entre ceux qui sont vaccinés et ceux qui ne le sont pas. Pour le Conseil constitutionnel cependant, le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", principe acquis depuis la décision du 16 janvier 1982. Autrement dit, le législateur est compétent pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité et il peut gérer de manière différente la situation des personnes qui sont dans une situation juridique différente. 

Or la vaccination n'est pas seulement un acte médical. C'est aussi un fait juridique qui peut conditionner l'exercice de certains droits. C'est ainsi que le droit à l'instruction obligatoire n'est accessible qu'aux enfants vaccinés contre certaines maladies, onze depuis 2018, parmi lesquelles la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Ils ne peuvent être accueillis dans un établissement scolaire que si leurs parents produisent un certificat de vaccination.

Dans le cas des enfants, il s'agit cependant d'une vaccination obligatoire L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp). A ce stade, la vaccination contre la Covid-19 n'est pas une obligation, encore moins une "obligation vaccinale déguisée". Il n'est pas interdit de refuser la vaccin, et d'accepter la privation des prérogatives liées au "passe vaccinal" qui est la conséquence de ce refus. Certes, le fait d'être privé de l'accès au stade ou au musée peut être perçu comme une incitation à se faire vacciner, mais ce n'est tout de même pas une obligation juridique.

Reste que le Conseil constitutionnel apprécie la proportionnalité de l'atteinte à l'égalité établie par le législateur, au regard des intérêts publics en cause. Or, il s'est déjà prononcé sur la question de l'obligation vaccinale des enfants dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 20 mars 2015. Il était alors saisi par des parents condamnés pour avoir refusé de vacciner leurs enfants, sur le fondement de l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". 

En déclarant ces dispositions constitutionnelles, le Conseil précise "qu'il est loisible au législateur de définir une politique publique" en matière de vaccination. Le parlement dispose d'une large marge d'appréciation dans ce domaine, et le Conseil note qu'il peut "modifier (...) cette politique publique pour tenir de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques". Autrement dit, le Conseil se borne à exercer un contrôle minimum dans ce domaine, estimant que le but d'une politique publique est précisément de mobiliser les connaissances techniques et scientifiques pour assurer la garantie du droit à la santé. Cette analyse pourrait évidemment être appliquée au "passe sanitaire", quand bien même il aurait pour unique objet d'inciter la population à se faire vacciner. Ce n'est certainement pas, en soi, un objectif inconstitutionnel.


Le débat sur le "passe sanitaire" reparaît alors que les vaccinations se poursuivent en France à rythme généralement plus lent que dans d'autres pays. L'immunité collective est bien loin d'être acquise, et les Français vaccinés, heureusement toujours plus nombreux, vont demander à tirer les bénéfices immédiats de leur toute nouvelle immunité. Ils auront évidemment l'appui des professionnels concernés, désireux d'accueillir des personnes prêtes à consommer des biens dont elles ont été longtemps privées. Tout cela joue en faveur du "passe sanitaire", évidemment.