Le projet de loi anti-terrorisme relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement est le 35e texte intervenu dans ce domaine depuis la loi du 9 septembre 1986. A l'époque, la loi se voulait une réaction aux attentats qui avaient frappé Paris, issus d'une mouvance islamiste proche du Hezbollah iranien. Aujourd'hui, le projet est présenté, une nouvelle fois, comme une réponse à l'assassinat d'une fonctionnaire de police à Rambouillet, commis par ressortissant tunisien, semble-t-il récemment radicalisé.
Derrière cet aspect conjoncturel se cache un texte prévu de longue date, destiné d'abord à compléter la loi relative à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme (SILT) du 30 octobre 2017, qui avait elle-même pour objet de pérenniser le droit issu de l'état d'urgence, ensuite à toiletter la loi renseignement du 24 juillet 2015. Derrière cette double préoccupation en apparaît une troisième, évidemment moins clairement formulée. Le but est en effet de contourner une jurisprudence parfois très dérangeante du Conseil constitutionnel, démarche qui n'a pas échappé au Conseil d'État qui a rendu son avis sur le texte le 21 avril 2021.
Pérenniser les dispositions de la loi SILT
Lors des débats sur la loi SILT, le gouvernement avait limité l'application des dispositions relatives à la prévention du terrorisme à la période s'étendant jusqu'au 31 décembre 2020. Par la suite, la loi du 24 décembre 2020 en a prorogé l'application au 31 juillet 2021. L'actuel projet de loi se propose tout simplement d'abroger les dispositions de l'article 5 de la loi du 30 octobre 2017, celui-là même qui prévoyait le caractère temporaire des dispositions.
De fait, les dispositions provisoires deviennent définitives. Dans son avis, le Conseil d'État, peut-être avec un brin de malice, ne manque pas d'observer que le caractère temporaire ou non des dispositions est rigoureusement sans influence sur l'étendue du contrôle de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel en a en effet jugé ainsi dans sa décision QPC du 16 février 2018, rendue précisément à propos de l'assignation à résidence issue de la loi du 30 octobre 2017.
Parmi ces dispositions ainsi pérennisées figurent les interdictions administratives de fréquenter certains lieux ou de déclarer son changement de domicile, mesures qui peuvent concerner "toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics".
L'un des points les plus contestés du projet réside dans l'allongement des "mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance" (MICAS) créées par la loi du 30 octobre 2017 et qui s'analysent en fait comme des assignations à résidence. Il s'agit de mesures prises, à l'issue de leur peine, à l'encontre des personnes condamnées pour terrorisme à des peines égales ou supérieures à cinq ans, ou trois ans en cas de récidive. Le projet Darmanin propose d'abord, une "mesure judiciaire de réinsertion sociale antiterroriste", prise par le tribunal d'application de Paris et imposant à la fois des obligations de résidence, de contrôle, de soins, voire de formation. Il prévoit en outre un allongement de douze à vingt-quatre mois la durée maximale d'une mesure individuelle de surveillance.
La constitutionnalité de cette disposition est loin d'être acquise et le Conseil d'État, dans son avis, met en garde le gouvernement sur ce point. En effet, dans sa décision QPC du 29 mars 2018, le Conseil constitutionnel prend en considération la durée limitée de la mesure dans son contrôle de proportionnalité. Considérera-t-il comme proportionnée une mesure donc la durée sera doublée ? En tout état de cause, le risque d'inconstitutionnalité n'est pas inexistant.
D'autres dispositions édictées en ce domaine n'ont pas d'autre but que de réécrire certaines dispositions de la loi SILT, à l'époque plutôt mal rédigées. Il en est de la fermeture des lieux de culte, désormais étendue "aux locaux dépendant des lieux de culte, dont il existe des raisons sérieuses de penser qu'ils seraient utilisés aux mêmes fins pour faire échec à l'exécution de la mesure de fermeture (...)". Cette réécriture s'imposait, pour empêcher qu'une fermeture soit vidée de son contenu par le transfert immédiat du lieu de culte dans un autre local.
Chappatte. International Herald Tribune. 10 mai 2005
Toiletter la loi renseignement
Bon nombre de dispositions de la loi visent à toiletter la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Pour justifier ces modifications, le gouvernement fait état de deux avis favorables émis par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dans des délibérations du 7 et du 14 avril 2021. A dire vrai, on ignore si la CNCTR donne un avis favorable à l'action du gouvernement, ou si c'est le gouvernement qui s'efforce de donner satisfaction à des demandes formules par les services de renseignement.
Dans sa rédaction actuelle, le projet prévoit d'abord la mise en place de procédures fluidifiant les échanges de renseignement entre les services concernés, y compris les services de police. Sur ce point, le texte n'apporte rien de bien nouveau, et le but est plutôt d'affirmer dans la loi une volonté d'améliorer la circulation de l'information, dans une préoccupation de meilleure efficacité. Cette disposition ne pose pas de difficulté sérieuse, dès lors qu'elle ne modifie pas réellement le droit existant.
L'extension des interceptions des correspondances à celles échangées par voie satellitaire semble également se borner à intégrer ce mode de communication, sans modifier le principe même de l'interception. En réalité, cette interception pose bon nombre de problèmes car les procédés techniques ne permettent pas réellement de cibler l'échange recherché. Le risque est alors grand d'intercepter toutes les correspondances émises ou reçues par voie satellitaire, pour, ensuite, faire un tri. Le risque d'une collecte de masse des données personnelles est alors important, et il est probable que le débat parlementaire sera vif sur ce point. D'ores et déjà, le Conseil d'État suggère de ne mettre en oeuvre de telles dispositions qu'à titre expérimental, tant que les procédés techniques de captation n'ont pas été améliorés.
Surveillance et algorithmes
L'aspect le plus contesté du projet réside, en matière de renseignement, dans l'inscription dans la loi de l'utilisation des algorithmes à des fins de renseignement. L'idée n'est pas nouvelle et l'article L 851-3 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi de 2015, autorise le Premier ministre, après avis de la CNCTR, à imposer aux opérateurs et fournisseurs d'accès la mise en oeuvre d'algorithmes de nature à détecter des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste. Ils ne peuvent porter que sur les données de connexion, sans permettre l'identification immédiate des personnes. C'est seulement si la menace est avérée que l'identité de l'intéressé peut être recherchée.
Après une période d'expérimentation, le projet de loi se propose d'améliorer l'efficacité des algorithmes en étant leur usage aux URL, c'est-à-dire aux adresses web complètes. A l'appui de cette mesure, le ministre de l'intérieur invoque le fait que Facebook ou Google utilisent déjà cette technique à des faits de marketing commercial et que l'on ne voit pas sur quel motif elle serait interdite à des services qui ont pour finalité de protéger la sécurité publique. L'argument n'est pas sans valeur, mais il faut aussi noter que cette technique consiste en un large filet dérivant qui traite un nombre considérable de données, dans le but d'identifier une menace.
Le débat sera certainement vif sur cette question, mais le gouvernement a déjà reçu un appui indirect du Conseil d'État, non pas dans sa formation administrative mais dans sa formation contentieuse. Dans sa décision French Data Networks et autres du 21 avril 2021, il a en effet admis la légalité de plusieurs décrets de 2015 qui imposent aux opérateurs de télécommunication de conserver pendant un an toutes les données de connexion des utilisateurs pour les besoins du renseignement et des enquêtes pénales. De fait, cette décision rend possible l'utilisation des algorithmes et le traitement de ces données.
Ce type de projet de loi suscite toujours des débats très vifs entre d'un côté un gouvernement qui veut, à tout prix, trouver des moyens de nature à lutter efficacement contre une menace terroriste actuellement très importante, et des de l'autre côté des associations qui ont tendance à rejeter toute collecte de données personnelles à des fins de sécurité. Entre ces deux approches, un équilibre devra être trouvé, recherchant notamment un encadrement juridique de ces techniques. On peut regretter, sur ce point, que le Conseil d'État ne puisse jouer totalement son rôle de conseil du gouvernement et du parlement. En effet, sa formation administrative est, en l'espèce, liée par l'arrêt récent rendu par sa formation contentieuse. A cet égard, la préparation de ce projet de loi illustre parfaitement l'impossibilité de séparer totalement les deux missions remplies par le Conseil d'État.
Sur les fichiers de police : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5 § 3, A.