« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 25 avril 2021

Données de connexion : une clause de sauvegarde constitutionnelle


Le dialogue des juges peut parfois se révéler un peu "rugueux". Cette formule de Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d'État illustre parfaitement la décision French Data Networks et autres rendue par le Conseil d'État le 21 avril 2021

Le juge administratif, saisi par différentes associations se donnant pour objet la protection des données personnelles, admet la légalité de plusieurs décrets de 2015 qui imposent aux opérateurs de télécommunication de conserver pendant un an toutes les données de connexion des utilisateurs pour les besoins du renseignement et des enquêtes pénales. En schématisant quelque peu, on peut définir ces données comme celles permettant de connaître l'identité de l'utilisateur du téléphone ou de l'ordinateur, celles donnant accès à ses interlocuteurs (les fadettes en particulier) et enfin les données de localisation permettant le "traçage" de la personne.

A cet égard, deux points de vue s'opposent de manière radicale. D'un côté, le gouvernement invoque les nécessités de la lutte contre le terrorisme et des enquêtes pénales pour justifier la conservation de ces données, pour une durée limitée à une seule année.  De l'autre côté, les associations requérantes voient dans cet accès aux données personnelles un instrument de surveillance de masse qui devait, en tant que tel, disparaître de l'ordre juridique.

 

Les arrêts de la CJUE du 6 octobre 2020


Le recours a trouvé un appui particulièrement important, et c'est d'ailleurs ce qui fait tout l'intérêt de cet arrêt, dans trois décisions rendues sur questions préjudicielles par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 6 octobre 2020. Elle était alors invitée, par le Conseil d'État lui-même, à préciser la portée des règles figurant la directive "vie privée et communications électroniques" ainsi que dans le règlement général sur la protection des données (RGPD.

L'analyse de la CJUE repose sur le principe selon lequel la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, autres que les données d’identité, ne peut être imposée aux opérateurs que pour les besoins de la sécurité nationale en cas de menace grave. Lorsqu'il s'agit de répondre aux besoins des services de renseignement, la Cour exige d'ailleurs que l'accès soit autorisé par une autorité indépendante ou un juge. En matière de criminalité, elle opère une distinction entre les crimes graves, et ceux qui ne le sont pas. Seule est autorisée l'accès aux données de connexion dans le premier cas, lorsque des personnes présentent un risque particulier. Pour satisfaire aux exigences de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, la CJUE autorise toutefois un "gel" des données de trafic et de localisation sur une courte période, pour les besoins d'une enquête pénale.

Cette jurisprudence s'inscrit dans la ligne de la célèbre décision Digital Rights v. Ireland de 2014 qui avait invalidé une directive obligeant les fournisseurs d'accès à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une "durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". Aux yeux de la CJUE, cette obligation de conservation constituait une ingérence excessive dans les droits des personnes, dès lors que la directive ne prévoyait pas un encadrement juridique susceptible de garantir qu'elle serait limitée "au strict nécessaire". Deux ans plus, la décision Tele 2 Sverige AB du 21 décembre 2016 avait repris une formulation à peu près identique pour sanctionner une "réglementation nationale prévoyant une conservation généralisée et indifférenciée (...)" de ces données. 

Devant cette jurisprudence constante, les associations requérantes espéraient donc obtenir du Conseil d'État une soumission totale à la position de la CJUE et donc l'annulation des décrets dressant la liste des services autorisés à accéder aux données de connexion.


Le téléphone pleure. Claude François
Archives de l'INA. 1974


La position du gouvernement


Redoutant une telle solution, le gouvernement n'avait pas manqué de faire connaître sa position. Il avait d'abord donné des exemples d'utilisation de ces données, rappelé qu'elles avaient permis l'aboutissement de l'enquête pénale visant Nordal Lelandais pour l'assassinat du caporal Noyer, comme d'ailleurs celle sur les attentats terroristes de 2015 dans laquelle le "bornage" de la téléphonie a joué un rôle essentiel. 

Mais ces éléments de fait n'étaient évidemment pas suffisant pour demander au Conseil d'écarter purement et simplement la décision de la CJUE. Le gouvernement s'élevait donc contre une ingérence de la Cour dans l'ordre constitutionnel français et dans des textes ne relevant pas de sa compétence, en particulier ceux régissant le fonctionnement des services de renseignement. L'argument avait certes été déjà écarté par la CJUE au motif que tout texte autorisant la conservation de données personnelles relevait de sa compétence, mais rien n'interdit au gouvernement de le formuler une nouvelle fois, de la même manière que rien n'interdit au Conseil d'État d'écarter une décision de la CJUE en se fondant directement sur l'ordre constitutionnel français.

Certes, mais la brutalité de ce rappel de la hiérarchie des normes n'était pas souhaitée par le juge administratif, d'autant qu'il avait lui-même posé la question préjudicielle ayant suscité les arrêts d'octobre 2020. Il a donc adopté une position en apparence plus souple, celle de la clause de sauvegarde constitutionnelle. Elle lui permet de parvenir au même résultat sans remettre en question la répartition des compétences entre l'Union et les États membres.


La supériorité de la Constitution


Le Conseil d'État affirme que "tout en consacrant l'existence d'un ordre juridique de l'Union européenne intégré à l'ordre juridique interne, l'article 88-1 de la Constitution confirme la place de la Constitution au sommet de ce dernier". Tout est dit, et le Conseil d'État entend ainsi réaffirmer la supériorité de la Constitution sur le droit européen. 

Le juge administratif peut alors ajouter, et il convient de citer ce passage in extenso : " Dans le cas où l'application d'une directive ou d'un règlement européen, aurait pour effet de priver de garanties effectives l'une de ces exigences constitutionnelles qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente, le juge administratif, saisi d'un moyen en ce sens, doit l'écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'impose". L'analyse est d'autant plus utile pour le Conseil d'État, qu'il s'attribue ainsi la compétence pour exercer le contrôle de l'équivalence des protections offertes par le système juridique.

 

Usage de la clause de sauvegarde

 

En l'espèce, le Conseil rappelle que la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la prévention des atteintes à l'ordre public, la lutte contre le terrorisme et la recherche des auteurs d'infractions pénales sont des exigences constitutionnelles. Il ne fait guère de doute qu'elles ne bénéficient pas d'une protection équivalente en droit de l'Union, l'essentiel de ces domaines relevant de la compétence des États. 

Le Conseil, là encore, n'affirme pas clairement que le droit de l'Union n'est pas équivalent à celui issu de l'ordre constitutionnel français. Il se borne à s'engouffrer dans une brèche ouverte par la CJUE elle-même, dans ses décisions d'octobre 2020. Elle affirmait alors, songeant à la menace terroriste, que la conservation pendant un an des données de connexion peut se justifier, en quelque sorte exceptionnellement, "si l'État fait face à une menace grave, réelle, actuelle ou prévisible". Le Conseil va donc tout simplement constater que cette menace existe en France de manière ininterrompue depuis les attentats de 2015. Il se limite alors à demander au gouvernement de justifier chaque année, par décret, de la permanence de cette menace. Ce décret s'analyse comme une pure formalité, d'autant qu'il sera contrôlé par le Conseil d'État lui-même. 

Les associations requérantes voient dans cet arrêt la consécration d'un "état d'urgence permanent", formule destinée à frapper l'opinion. Mais au-delà de la controverse, l'arrêt illustre sans doute l'incompréhension qui, peu à peu, s'est développée entre l'Union européenne et les autorités des États membres. Ces dernières ne comprennent pas ce qu'elles considèrent comme une ingérence européenne dans des questions régaliennes touchant au renseignement ou à la justice. On peut d'ailleurs se demander comment la CJUE a pu sérieusement penser que les États renonceraient, en pleine période de menace terroriste, à utiliser des données de connexion qui  leurs sont tout à fait indispensables. De toute évidence, le droit de l'Union n'est pas détaché des réalités qui sont celles des États membres.


Sur la protection des données : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5.


mercredi 21 avril 2021

Les chasseurs dans le viseur du Conseil d'État


Dans une décision du 15 avril 2021, le Conseil d'Etat adresse à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) une demande d'avis sur la conformité à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme d'une disposition de la loi Verdeille relative à la chasse. 

C'est la première fois que le Conseil d'État use de cette faculté de saisine de la CEDH, offerte aux "hautes juridictions nationales" depuis la ratification du Protocole n° 16 par la loi du 3 avril 2018. Elles peuvent demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle".

Comme souvent, le Conseil d'État s'est montré plus réticent que la Cour de cassation vis à vis d'une procédure permettant d'institutionnaliser le dialogue des juges. La juridiction suprême de l'ordre judiciaire avait en effet usé de cette faculté dès 2018, pour interroger la CEDH sur les effets d'une convention de gestation pour autrui sur l'état civil de l'enfant.

Cette première utilisation, plus de deux ans après la Cour de cassation, est déjà remarquable en soi, et l'objet de la demande d'avis ne fait qu'en accroître l'intérêt. Il s'agit en effet d'arbitrer entre les droits des chasseurs et ceux des propriétaires privés qui veulent soustraire leur propriété à cette activité.

 

La loi Verdeille

 

La loi Verdeille du 10 juillet 1964 contraint les propriétaires de terrains dont la superficie est inférieure à vingt hectares, à adhérer à une association de chasse agréée (ACCA).

Ces associations, régies par la loi du 1er juillet 1901, donnent lieu à un agrément préfectoral. Elles sont obligatoires dans vingt-neuf départements, sans doute les plus giboyeux, et facultatives dans les autres. Dans l'hypothèse où elles sont facultatives, leur création est alors subordonnée à l'existence d'une demande émanant d'au moins 60 % des propriétaires représentant 60 % des terrains situés sur le territoire de la commune. Une fois l'association créée, tous les chasseurs membres de l'ACCA (ou d'une AICA lorsque l'association est créée sur une zone d'intercommunalité) perdent l'exclusivité du droit de chasse sur le terrain dont ils sont propriétaires, mais ils gagnent le droit de chasser sur l'ensemble du territoire de l'association. Cette organisation est présentée comme favorisant une meilleure gestion des ressources cynégétiques, la lutte contre le braconnage, et garantissant le caractère démocratique de la chasse puisqu'elle n'est pas réservée aux seuls propriétaires de terrains. Derrière ces motifs, apparaît aussi, et surtout, la volonté d'offrir aux chasseurs une zone de chasse plus étendue.

 


 Monsieur Le Petit le chasseur. Les Frères Jacques. 1975

 

L'arrêt Chassagnou c. France de 1999

 

La loi Verdeille s'analyse comme une sorte d'anomalie juridique, dérogeant à des principes très solidement ancrés dans le droit. La liberté d'association tout d'abord fait l'objet d'une restriction, puisque les propriétaires des terrains d'une superficie inférieure à vingt hectares sont tenus d'adhérer à l'ACCA. Or, la liberté d'association implique le droit d'adhérer, ou de ne pas adhérer à une association, principe confirmé par la Cour européenne elle même dans son arrêt du 30 juin 1993, Sigurjonsson c. Islande. Le droit de propriété ensuite est atteint dans son essence même, dans la mesure où les propriétaires contraints d'adhérer à une ACCA ne sont plus entièrement libres d'affecter leur bien à l'usage de leur choix.

La Cour européenne, dans une décision Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999, a reconnu l'existence d'une double atteinte à la liberté d'association et au droit de propriété, respectivement garantis par l'article 11 de la Convention et l'article 1 du Protocole n°1. Pour la liberté d'association comme pour le droit de propriété, elle a estimé que les contraintes imposées aux propriétaires de terrains étaient disproportionnées par rapport aux objectifs d'intérêt général poursuivis par le législateur, particulièrement lorsque les intéressés refusent d'adhérer à une ACCA pour des motifs liés à leurs convictions personnelles, c'est à dire lorsqu'ils sont hostiles à la chasse et veulent faire de leurs terres un refuge pour les animaux. 

Sous l'influence de cette jurisprudence, a été votée la la loi du 26 juillet 2000 qui offrait une sorte de clause de conscience aux propriétaires. Elle énonçait que les terrains dont les propriétaires ont clairement manifesté leur opposition à la chasse par conviction personnelle ne seront pas intégrés dans le territoire de l'association, quelle que soit leur superficie. C'est donc un véritable droit de refuser la chasse qui est établi, pour des motifs liés aux convictions du propriétaire des lieux. 
 

Le lobbying et la loi de 2019



Cette loi de 2000 a évidemment fort déplu au puissant lobby de la chasse, incarné par une Fédération nationale particulièrement active et bénéficiant d'une oreille attentive et favorable de l'actuelle administration. Il a obtenu le vote d'une loi du 24 juillet 2019 "portant création de l'Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations de chasseurs et renforçant la police de l'environnement". On l'aura compris, la "police de l'environnement" dont il est question vise surtout à limiter les conséquences de la loi du 5 juillet 2000 et de la clause de conscience qu'elle offrait aux propriétaires. Si le retrait d'un propriétaire qui possède un terrain supérieur à 20 hectares demeure possible, il devient beaucoup plus difficile à des petits propriétaires de se réunir en association mettant en commun leur territoire pour précisément se retirer de l'ACCA. La loi précise en effet que ce recours au mode associatif ne peut exister que lorsque l'association a été créée antérieurement à l'ACCA, c'est-à-dire jamais.  Cette disposition, en apparence anodine, permet ainsi de vider de son contenu la loi de 2000. 

La loi du 24 juillet 2019 avait d'abord pour objet de contourner la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans un arrêt du 5 octobre 2018, il avait en effet annulé le refus d'abroger les disposition de l'article R 422-53 du code de l'environnement qui, précisément, excluaient toute possibilité pour des propriétaires de terrains de se regrouper après la constitution d'une association communale de chasse agréée afin d'exiger le retrait du fonds constitué par leur regroupement du territoire de cette association. Le juge avait même enjoint au Premier ministre de modifier ces dispositions dans un délai de neuf mois. Mais le lobby des chasseurs s'est montré vigilant, et a donc obtenu le vote de la loi du 24 juillet 2019, bientôt complétée par le décret du 23 décembre 2019, aujourd'hui attaqué par la voie du recours pour excès de pouvoir.


Le principe de non-discrimination


Le Conseil d'Etat se tourne donc vers la CEDH en lui demandant si l'actuelle réglementation est conforme à la Convention. D'une part, est invoqué le droit de propriété consacré par  l'article 1 du Protocole n°1, puisque le propriétaire d'un terrain ne peut en user à sa guise. D'autre part, et c'est un débat nouveau introduit par la loi de 2019, la question d'une éventuelle discrimination est posée. Si les grands propriétaires terriens peuvent se retirer d'une ACCA, les petits ne peuvent en faire autant et n'ont même pas le droit de se constituer en association pour tenter de répondre aux conditions posées par la loi. 

Les Fédérations de chasseurs affichent une certaine confiance dans l'issue de cette question préjudicielle.  Ils invoquent en effet la décision Chabauty c. France du 4 octobre 2012, La Cour avait alors affirmé que la loi Verdeille poursuivait un objectif d'intérêt général, en évitant le morcellement d'espaces très étendus par le retrait de petites entités. Elle avait donc admis que la loi limite le droit de retrait aux propriétaires de terrains représentant une superficie vaste d'un seul tenant (20 hectares, aux termes de l'article L 422-13 du code de l'environnement). 

Sans doute, mais la décision n'est pas si claire que cela. En l'espèce, le requérant n'invoquait en effet aucune clause de conscience, étant lui-même chasseur. Son seul but était de conserver le contrôle entier de ses terres, afin de les louer à d'autres chasseurs, opération plus lucrative que l'adhésion à une ACCA. Il recherchait simplement le plus grand profit, et la Cour européenne a sans doute ressenti quelque répugnance à l'idée de donner satisfaction à une revendication invoquant le principe de non-discrimination pur faire prévaloir, non sans cynisme, l'intérêt privé sur l'intérêt général. 

Aujourd'hui la situation est bien différente et la CEDH pourrait fort bien choisir de réaffirmer sa jurisprudence Chassagnou c. France. On peut même se demander si la question posée par le Conseil d'État n'a pas pour objet de faire peser sur la CEDH la responsabilité d'une éventuelle annulation du décret de 2019. Il ne fait guère de doute que la loi qu'il met en oeuvre a dû quelque peu agacer le juge administratif, dès lors qu'elle n'avait pas d'autre objet que de contourner sa jurisprudence. Il serait assez confortable de pouvoir affirmer que les juges français ne sont vraiment pour rien dans une décision imposée par une juridiction européenne, décision fort déplaisante non seulement pour les chasseurs mais aussi pour un gouvernement qui les soutient avec constance et loyauté. Il ne reste plus qu'à attendre la réponse de la Cour, en conservant à l'esprit que ce lobby dispose certainement de quelques antennes strasbourgeoises.


Sur le droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6

dimanche 18 avril 2021

Le communiqué du CSM : filtrer le moustique et laisser passer le chameau


Le 16 avril 2021, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a publié un communiqué pour le moins problématique, à propos des poursuites disciplinaires diligentées contre Patrice Amar, vice-procureur au Parquet national financier (PNF) et Eliane Houlette qui a dirigé le PNF de sa création jusqu'à l'été 2019. On se souvient que le CSM a été saisi par une décision du Premier ministre du 26 mars 2021. 

Le CSM informe que le Procureur général près la Cour de cassation, qui préside également la formation du CSM compétente à l'égard des magistrats du parquet, a décidé de se déporter. Cette décision ne souffre guère de contestation, François Molins, alors qu'il était procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, a en effet été conduit à travailler en étroite collaboration avec le Parquet financier dirigé par Eliane Houlette. De même était-t-il le supérieur hiérarchique direct de Patrice Amar, puisque celui-ci était affecté au parquet de Paris avant de rejoindre le PNF. 

La suite du texte suscite davantage d'interrogations. Sa lecture donne l'impression que le CSM s'intéresse exclusivement à un problème relativement mineur, et auquel il est facile de remédier, sans voir que la question essentielle est celle de l'éventuelle irrecevabilité d'une saisine réalisée par une autorité incompétente.


Une erreur de rédaction


Le CSM déclare rejeter la saisine du Premier ministre concernant Patrice Amar. Il accepte donc celle concernant Eliane Houlette. Ce traitement différencié repose sur une maladresse de rédaction dans la lettre de saisine du Premier ministre. 

Aux termes de l'article 63 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, " le Conseil supérieur de la magistrature est saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires". Or, le Premier ministre motive sa décision de saisir le CSM à propos du cas de Patrice Amar, en affirmant avoir relevé, "dans des documents portés à sa connaissance différents éléments susceptibles de faire naître un doute sérieux quant au respect de ses obligations déontologiques par M. Amar". Sur le fond, ce "doute" n'est guère contestable, et chacun peut le partager en lisant l'article du Point dans lequel M. Amar, faisant fi de son obligation de réserve, énumérait tous ses griefs ressentis à l'encontre de l'ancienne responsable du PNF. 

Il n'empêche que la formulation employée par la lettre de saisine se bornait à relever un "doute sérieux", alors que la loi exige des "faits", ce qui rend la saisine irrecevable. Heureusement, l'erreur peut être réparée et le Premier ministre a annoncé, dès le lendemain du communiqué, qu'il allait envoyer au CSM une autre lettre de saisine concernant Patrice Amar, cette fois visant clairement "des manquements aux obligations déontologiques de loyauté, de prudence, de délicatesse et d'impartialité".

Cette solution est évidemment la seule possible, la seule aussi qui permette d'éviter que Eliane Houlette se retrouve seule poursuivie devant le CSM, situation étrange si l'on considère que les faits qui lui sont reprochés trouvent en grande partie leur origine dans des dénonciations formulées par Patrice Amar, dénonciations qui avaient déjà été classées sans suite.

Mais cette erreur de rédaction n'est vraiment pas ce qu'il faut retenir du communiqué du CSM qui semble passer à côté d'une question beaucoup plus grave. 


Le procureur. René Galant. 1976


 

L'illégalité de la saisine par le Premier ministre

 

La question essentielle est celle de la compétence même du Premier ministre pour opérer cette saisine.  Il agit en effet sur le fondement d'un texte dont la légalité devrait, au moins, être débattue.

On se souvient que l'avocat Eric Dupond-Moretti avait porté plainte, en juillet 2020, contre le PNF pour violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances dans l'affaire dite "des fadettes". La Garde des Sceaux de l'époque, Nicole Belloubet, avait ordonné une première enquête de l'Inspection générale de la Justice (IGJ). Début septembre 2020, un premier rapport de l'IGJ avait alors affirmé que le PNF avait agi dans le respect des dispositions légales.

Nommé Garde des Sceaux en juillet 2020, Eric Dupond-Moretti avait demandé le 18 septembre à l'IGJ un second rapport, quelques jours après la remise du premier. C'est ce second rapport qui est à l'origine de l'actuelle saisine du CSM en vue de diligenter des poursuites disciplinaires à l'encontre d'Eliane Houlette. Le problème est que ce harcèlement disciplinaire du ministre cache mal la vindicte d'un avocat, qui n'a pas toujours rencontré le succès dans les dossiers qu'il a défendus devant le PNF.  De toute évidence, on se trouve dans une situation de conflit d'intérêts, définie par la  loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013 comme une « situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction ». 

L'existence de ce conflit d'intérêts a été reconnue par le gouvernement. Le décret du 23 octobre 2020 pris en application de l'article 2-1 du décret du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres modifie en effet l'étendue des compétences du ministre de la justice. Il est précisé, entre autres dispositions, qu'il ne connaît pas  "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat ou dans lesquelles il a été impliqué". Ces compétences sont désormais dévolues au Premier ministre. C'est donc lui, qui sur le fondement de ce décret, a saisi le CSM d'une procédure cette fois résolument qualifiée de disciplinaire.

Mais le CSM, avant de se prononcer sur la recevabilité de la saisine du Premier ministre concernant M. Amar et Mme Houlette, aurait sans doute dû préalablement s'interroger sur l'existence d'une éventuelle irrecevabilité globale de la saisine. L'article 63 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 énonce certes que le CSM est saisi "par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires", mais c'est pour ajouter aussitôt que cette dénonciation lui est "adressée par le Garde des Sceaux, ministre de la justice". 

 

Le décret du 23 octobre 2020

 

Or, en l'espèce, la dénonciation est faite par le Premier ministre. Certes, l'élément de langage fourni par l'Exécutif et repris sans discussion par Le Monde, consiste à affirmer que cette saisine du Premier ministre est "sans incidence", dès lors qu'elle est prévue par le décret du 23 octobre 2020. Un décret serait-il supérieur à une ordonnance portant loi organique ? On assiste là à une remise en cause totale de la hiérarchie des normes. 

Cette remise en cause est d'autant plus choquante que cette ordonnance a été adoptée sur le fondement de l’article 92 de la Constitution, aujourd’hui abrogé mais dont les effets demeurent pleinement en vigueur. Il permettait au gouvernement de prendre « les mesures législatives nécessaires à la mise en place des institutions » pendant une période transitoire de quatre mois, par « ordonnances ayant force de loi ». Il s’agissait donc d’une mise en œuvre directe de la Constitution. Rappelons à ce propos que, pour le Conseil constitutionnel, et il l'avait affirmé dès sa décision du 11 août 1960, le non-respect d’une loi organique par une loi ordinaire est assimilé à la violation de l’article de la Constitution qui la prévoit


En tout état de cause, on attendrait du CSM qu'il s'interroge sérieusement sur cette irrecevabilité de la saisine du Premier ministre. Ajoutons qu'un problème juridique peut en cacher un autre, car la question du conflit d'intérêts d'Eric Dupond-Moretti n'est pas résolue par le décret du 23 octobre 2020 qui apparaît, à cet égard, tout-à-fait inopérant. Les actes pris par le Garde des Sceaux antérieurement à cette date demeurent en effet liés à un conflit d'intérêts. Il en est ainsi de la demande de seconde enquête de l'IGJ qui est datée du 18 septembre 2020, trois semaines avant le décret. Or c'est cette enquête qui entraine la saisine du CSM par le Premier ministre. Toute cette procédure est donc problématique, ajoutant l'incompétence au conflit d'intérêts.

 

mercredi 14 avril 2021

Affaire Halimi : l'abolition du discernement


La Chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté, le 14 avril 2021, le pourvoi déposé par la famille de Sarah Halimi. Elle contestait l'ordonnance rendue par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris qui, le 19 décembre 2019, avait considéré pénalement irresponsable Kobili Traoré. 

On se souvient que Kobili Traoré avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Le contexte antisémite de l'agression avait suscité une forte émotion, et la déception des parties civiles avait été grande lorsque le juge d'instruction, puis la chambre d'accusation, avaient estimé réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal, aux termes duquel "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Un collège d'experts s'était prononcé en ce sens, à l'issue d'une procédure complexe, un premier expert s'étant prononcé en faveur de la responsabilité pénale de Traoré. 


Les Assises et l'abolition du discernement


Observons que l'abolition du discernement aurait pu être constatée par la Cour d'assises elle-même. Depuis la loi du 25 février 2008, l'irresponsabilité peut en effet être constatée à deux stades bien distincts de la procédure. A l'issue de l'instruction, et une déclaration d'irresponsabilité pénale peut être prononcée, soit par le juge d'instruction, soit, à sa demande ou à celle du procureur ou des parties civiles, par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel. Mais l'irresponsabilité peut aussi être déclarée par la Cour d'assises elle-même, lors d'une audience publique, procédure qui, en 2008, avait été vivement souhaitée par les associations de victimes.

Les juridictions pénales ne semblent guère intéressées par cette seconde procédure. Sans doute pensent-elles qu'attendre d'être devant la Cour d'assises pour invoquer l'irresponsabilité risque de frustrer encore davantage des parties civiles qui verront s'ouvrir un procès sans qu'il s'achève avec le prononcé d'une peine, le débat se réduisant à la question de la santé mentale de l'accusé. En même temps, on peut aussi considérer qu'une décision d'irresponsabilité prise à l'issue d'un procès public témoigne d'une certaine reconnaissance des droits des victimes à juste procès.

C'est sans doute sur ce droit à un juste procès que s'appuiera le recours qui sera probablement déposé devant la Cour européenne des droits de l'homme.

 

Une définition qui manque de clarté


Sur le fond, le débat porte sur un droit positif qui n'est clair qu'en apparence. Le législateur affirme que l'irresponsabilité est acquise lorsque, au moment de l'acte criminel, son auteur est atteint d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement. Le problème est que cette définition est largement tautologique. Les expertises montrent en effet une hésitation constante : l'abolition du discernement est-elle la conséquence du trouble psychique, ou celui-ci se déduit-il de l'abolition du discernement ?

 


Vitrail réalisé pour la synagogue de l'hôpital Hadassah à Jérusalem

Marc Chagall. 1962

 

La cause de la "bouffée délirante aiguë"

 

En l'espèce, les experts s'entendent pour considérer que Traoré était atteint d'une "bouffée délirante aiguë" au moment des faits. Il était un consommateur régulier de cannabis depuis très longtemps, tant et si bien que cette consommation l'avait placé dans une situation délirante durant laquelle il a tué Sarah Halimi. On se trouve alors dans l'hypothèse d'un trouble d'origine toxicologique lié à la consommation de drogue, et la cause du trouble se trouve dans dans la volonté du consommateur de cannabis, qui a lui-même altéré son discernement. 

L'actuelle rédaction de l'article 122-1 du code pénal n'envisage pas cette hypothèse. Elle repose sur une question simple : le discernement est-il aboli au moment des faits ? La cause de cette abolition n'est même pas envisagée et seule cette question est posée aux experts.

Certes, la doctrine a suggéré une interprétation subtile, qui serait de nature à dépasser cette difficulté. Elle propose en effet de faire une distinction entre infraction intentionnelle et non intentionnelle. La consommation de substances ne serait une cause d'irresponsabilité que dans l'hypothèse d'une infraction intentionnelle puisque, dans le cas des infractions non intentionnelles, l'auteur de l'infraction ne voulait pas causer un dommage mais s'est seulement montré imprudent. 

L'idée est séduisante, mais le problème est qu'une telle interprétation modifie la substance de l'article 122-1 du code pénal en introduisant une distinction qu'il ne contient pas. Elle n'est d'ailleurs pas totalement satisfaisante car elle devrait conduire à exonérer la responsabilité des auteurs des crimes les plus graves pour condamner ceux qui n'ont commis qu'une imprudence fautive. La Cour de cassation ne peut donc, de toute évidence, adopter une interprétation à la fois lourde de conséquences et non prévue par la loi. En l'espèce, on en viendrait en effet à conclure que Kobili Traoré pourrait être condamné s'il avait écrasé Sarah Halimi en conduisant sous l'emprise de cannabis (avec circonstance aggravante), alors qu'il ne pourrait être condamné pour l'avoir torturée et défenestrée.


Évolution jurisprudentielle


La cour maintient donc sa jurisprudence traditionnelle qui considère que la responsabilité pénale est une question de fait qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Cette position a souvent été réaffirmée, par exemple dans un arrêt du 2 septembre 2014
 
Certes un arrêt du 22 juin 2016, rendu à propos d'un accident causé par un conducteur sous la double emprise de l'alcool et du cannabis, avait sanctionné les juges du fond qui avaient écarté sa responsabilité pour l'infraction de violences volontaires. La Chambre criminelle faisait alors observer que "le prévenu a bu et a consommé volontairement des stupéfiants avant de prendre le volant pour conduire à vitesse excessive au volant d'un véhicule devenu une arme par destination ; qu'un tel comportement est un acte intentionnel (...) et n'a pu être adopté qu'avec la conscience du caractère prévisible du dommage". 
 
Dans sa décision du 14 avril 2021, la Chambre criminelle refuse de reprendre cette jurisprudence. Sans doute estime-telle que la situation est différente car le conducteur poursuivi en 2016 n'était pas atteint d'une "bouffée délirante aigüe". S'il avait consommé des stupéfiants et de l'alcool avant l'accident, il n'était pas, en permanence, sous cette emprise et avait fait le choix, pleinement assumé, de se droguer. 

Mais la décision de la Cour de cassation s'analyse surtout comme un appel au législateur. En visite en Israël, le président Macron avait affirmé qu'il convenait d'attendre la décision de la Cour pour apprécier s'il y avait lieu de modifier la loi. La Cour lui répond clairement qu'il faut modifier la loi, et elle a le courage de le faire, même si elle n'ignore pas que sa décision risque d'être incomprise.






 

samedi 10 avril 2021

L'obligation vaccinale confortée par la CEDH


L'arrêt de Grande Chambre Vavricka et autres c. République tchèque rendu le 8 avril 2021 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme très opportunément que l'obligation légale de vacciner les enfants ne porte pas atteinte au droit à la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La loi tchèque impose la vaccination de tous les enfants contre la diphtérie, le tétanos, la coqueluche, les infections à Haemophilus influenzae de type b, la poliomyélite, l’hépatite B, la rougeole, les oreillons et la rubéole. Ils ne peuvent être inscrits à l'école maternelle que si un certificat de vaccination est fourni. 

La situation est donc sensiblement identique à celle qui existe en France, la loi du 31 décembre 2017 imposant désormais onze vaccins obligatoires. A la liste tchèque, s'ajoutent dans notre pays les vaccins contre la poliomyélite, le méningocoque et le pneumocoque (art. L3111-2 du code de la santé publique). Comme en république tchèque, le non-respect de l'obligation de vaccination est sanctionné d'une peine qui peut aller jusqu'à six mois d'emprisonnement et 30 000 € d'amende, et les vaccins sont exigés pour l'accueil des enfants dans des structures collectives, crèche ou école maternelle. On comprend donc que la France ait souhaité présenté des observations écrites devant la CEDH.

En l'espèce, six requérants ont introduit des recours devant la Cour, entre 2013 et 2015. L'un d'entre eux a été condamné à une amende parce qu'il n'avait pas fait vacciner ses enfants. Les cinq autres se sont vu opposer un refus d'inscription de leurs enfants à l'école maternelle. Aucun n'a pu obtenir des juges une annulation de ces décisions et ils estiment que cette obligation vaccinale porte atteinte à leur vie privée, ajoutant que la sanction leur paraît disproportionnée par rapport à l'objectif de santé publique poursuivi.

 

Le vaccin et ses conséquences 


On observe ainsi que les requérants se plaignent essentiellement des conséquences du manquement à l'obligation vaccinale. Ils ne contestent pas directement cette obligation, alors même que leur refus de faire vacciner leurs enfants résultait d'un choix délibéré qu'ils ont pleinement assumé. C'est sans doute la raison pour laquelle la CEDH refuse de se situer sur le seul terrain de la sanction, affirmant que "les conséquences subies par les requérants ne peuvent pas réellement être dissociées de l’obligation sous-jacente". 

Depuis l'arrêt Solomakhin c. Ukraine du 12 mars 2013, la Cour reconnaît que la vaccination obligatoire, en tant qu’intervention médicale non volontaire, constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. Dans le cas présent, il est vrai que les enfants n'ont pas été vaccinés, mais, par extension, le fait qu'ils n'aient pu être scolarisés dans une école maternelle constitue aussi une ingérence dans leur vie privée, et celle de leurs parents.

 

 

Papa pique et Maman coud. Charles Trenet

 

La vaccination : un "besoin social impérieux"

 

Sans doute, mais la Cour considère cette ingérence dans la vie privée pleinement justifiée. Elle met en oeuvre les critères développés par la Convention et s'assure que cette ingérence est "prévue par la loi", qu'elle poursuit un "but légitime" et qu'elle est « nécessaire dans une société démocratique »

La première condition ne pose aucun problème, puisque l'obligation vaccinale est imposée par la loi tchèque sur la santé publique. La seconde pas davantage, car il s'agit de protéger la population contre des maladies graves.

Reste à se demander si l'ingérence est  "nécessaire dans une société démocratique", c'est-à-dire si elle "répond à un besoin social impérieux", formule employée notamment dans l'arrêt de Grande Chambre Dubská et Krejzová du 15 novembre 2016. La Cour répond de manière positive, en insistant toutefois sur le fait que, en matière de santé publique, les Etats sont les mieux placés pour apprécier le contexte de leur intervention, affirmation déjà formulée dans sa décision Hristozov et autres c. Hongrie du 13 novembre 2012.

Elle recherche ensuite s'il existe un consensus dans ce domaine entre les États membres du Conseil de l'Europe. Elle observe que les organismes internationaux, dont l'OMS, incitent les États à vacciner leur population, et à atteindre un taux le plus élevé possible de personnes vaccinées. Quant aux moyens d'y parvenir, les pratiques sont différenciées, certains États comme la République tchèque imposant une obligation, alors que d'autres procèdent par simple recommandation.

La Cour estime que chaque État peut procéder comme il l'entend, dès lors qu'il vise un objectif d'immunité collective. La vaccination obligatoire est donc l'un des moyens de répondre à ce "besoin social impérieux". Dans le cas des enfants, la légitimité d'un tel choix est renforcée par la référence à l'intérêt supérieur de l'enfant. La CEDH n'hésite pas à se fonder directement sur la Convention sur les droits de l'enfant, ratifiée par l'ensemble des États membres du Conseil de l'Europe. Son article 3 impose que l'intérêt de l'enfant soit poursuivi lors de toute décision le concernant. Elle rappelle cette règle dans une jurisprudence abondante, par exemple dans l'arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse de 2010.

 

La Covid-19 s'invite dans la décision

 

Bien entendu, cette décision est en principe sans rapport avec l'épidémie de Covid-19. Les requêtes ont été déposées il y a au minimum six ans, et le sujet porte sur la vaccination obligatoire des enfants. Mais il ne fait aucun doute que la CEDH pense aussi à l'actuelle pandémie. Certains passages de la décision prennent ainsi l'allure d'un véritable plaidoyer en faveur de l'obligation vaccinale. La Cour déclare ainsi : "Lorsqu’il apparaît qu’une politique de vaccination volontaire est insuffisante pour l’obtention et la préservation de l’immunité de groupe, ou que l’immunité de groupe n’est pas pertinente compte tenu de la nature de la maladie (...), les autorités nationales peuvent raisonnablement mettre en place une politique de vaccination obligatoire afin d’atteindre un niveau approprié de protection contre les maladies graves". 

Il ne fait aucun doute que les États sauront s'en souvenir, et certains, comme l'Italie, ont déjà imposé la vaccination obligatoire des soignants. D'autres pays useront peut-être de cette faculté, surtout lorsqu'ils sont confrontés à un lobby "anti-vaccin" suffisamment important pour faire échouer l'objectif d'immunité collective. Il ne reste plus qu'à espérer que les "antivax" liront cette décision.


 


dimanche 4 avril 2021

La sécurité juridique sans l'immobilisme


L'Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu, le 2 avril 2021, un arrêt qui permet à l'auteur d'un second pourvoi de bénéficier d'une évolution jurisprudentielle intervenue après un premier pourvoi accompagné d'une décision de renvoi. La question de principe est donc celle de la recevabilité du moyen qui reproche à la Cour d'appel d'avoir statué conformément à la décision de la Cour de cassation qui l'a saisie, sans tenir compte d'un revirement de jurisprudence intervenu après cette décision.  

 

Une procédure longue

 

En l'espèce, le requérant est un représentant syndical employé depuis 1982 comme personnel de fabrication par la société Air Liquide. En 2011, son contrat de travail a été transféré à l'entreprise Air Liquide France Industrie. En 2012, il saisit le conseil des prud'hommes pour obtenir paiement de rappels de salaires et demande des dommages et intérêts pour discrimination syndicale. Débouté de ses demandes, il fait appel et ajoute alors une demande en réparation du préjudice d'anxiété du fait du manquement de l'entreprise à son obligation contractuelle de sécurité. Il se plaint en effet d'avoir été exposé à l'amiante. En 2015, la cour d'appel de Paris le déboute de ses demandes au titre de la discrimination syndicale, mais lui accorde 20 000 € de réparation du préjudice d'anxiété. 

Cette décision est cassée en septembre 2016 par la Chambre sociale qui reproche à la Cour d'appel de ne pas avoir vérifié si les entreprises dans lesquelles M. X. avait travaillé figuraient sur la liste des établissements éligibles au dispositif de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA), mentionnée à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998. Par une nouvelle décision du 5 novembre 2018, la Cour d'appel applique donc scrupuleusement la décision de la Cour de cassation et refuse l'indemnisation du préjudice d'anxiété, au motif que les entreprises dans lesquelles le requérant avait travaillé ne figuraient pas dans la liste des établissements susceptibles de devoir indemniser les préjudices liés à l'amiante. C'est donc cette seconde décision qui donne lieu au second pourvoi, jugé le 2 avril par l'assemblée plénière.

 


Le Domaine des Dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971


La sécurité juridique


Le problème est qu'entre-temps, quelques mois après la décision du 5 novembre 2018, l'Assemblée plénière a opéré un important revirement jurisprudentiel. Dans un arrêt du 5 avril 2019 intervenu dans une toute autre affaire, elle juge que tout salarié exposé à l'amiante peut agir contre son employeur pour manquement à son obligation de sécurité, que l'entreprise figure ou non dans la liste de l'article 41 de la loi de 1998. Lors de ce second pourvoi, la seule question posée est donc de savoir si M. X. peut bénéficier de ce revirement.

La jurisprudence ancienne ne lui est pas favorable. Depuis une décision de la Chambre mixte du 30 avril 1971, il semblait acquis que la Cour de cassation ne saurait revenir sur une doctrine affirmée dans un premier arrêt, dès lors que la juridiction de renvoi s'y était conformée. A l'époque, le procureur général Lindon affirmait : "Si vous admettez la recevabilité du moyen, ce n'est pas une porte que vous ouvrez, mais une écluse". A ses yeux, cette jurisprudence était la seule solution pour empêcher que la Cour de cassation dans une même affaire donne successivement tort et raison à une même partie.

L'argument peut sembler séduisant, mais il n'emporte pas nécessairement la conviction. Force est de constater qu'il n'existe pas de principe d'infaillibilité de la Cour, et il arrive quelquefois que l'Assemblée plénière aille résolument à l'encontre d'un arrêt pris par une Chambre. Il lui arrive donc de donner raison à une partie, avant de lui donner tort.

De fait, la jurisprudence de 1971 semblait de plus en plus fragile. Dans deux décisions des 21 décembre 2006 et 19 juin 2015, elle a certes été réaffirmée, mais sur avis contraire de l'avocat général. Au demeurant, elle ne reposait sur aucun texte précis, mais seulement sur un principe général qui veut que la Cour de cassation ne juge pas du fond de l'affaire mais se borne à apprécier la manière dont elle a été jugée, précisément par les juges du fond.

 

Bonne administration de la justice et droit au recours

 

Cette analyse est aujourd'hui remise en cause, cette fois au nom de la bonne administration de la justice. N'est-il pas plus simple, en effet, de rejeter un pourvoi lorsque la Cour ne souhaite pas revenir sur sa jurisprudence, au lieu d'imposer une irrecevabilité qui risque d'être mal comprise par le requérant ? Surtout, elle dispose désormais de la faculté que lui offre l'article 1014 du code de procédure civile de décider, par une décision motivée, qu'il n'y a pas lieu de statuer lorsque le pourvoi est irrecevable ou lorsqu'il n'est "manifestement pas de nature à entraîner la cassation". Cette opération de filtrage permet à la Cour de conserver la maîtrise totale de sa jurisprudence et de mettre fin au litige si elle le souhaite.

Cet abandon de l'irrecevabilité du pourvoi permet au plaideur de bénéficier du droit d'accès au juge de manière satisfaisante, jusqu'à la fin de la procédure. Le droit européen, tant issu de la Cour européenne des droits de l'homme que de la Cour de justice de l'Union européenne, rappelle en effet régulièrement qu'une exigence procédurale ne saurait avoir pour conséquence le maintien d'une jurisprudence devenue désuète, privant ainsi le requérant de son droit à la protection effective de ses droits par le juge. Le risque d'une sanction par la Cour européenne des droits de l'homme existerait donc, et la Cour de cassation préfère sans doute ne pas courir ce risque.

Au-delà de l'intérêt du plaignant, une telle solution permet d'assurer une cohérence de la jurisprudence, en évitant des arrêts certes isolés, mais non conformes au droit en vigueur au moment où ils sont rendus. Les conclusions de l'avocat général montrent que ce problème ne concerne qu'un petit nombre d'affaires, pas plus de cinq pas an, mais l'arrêt du 2 avril 2021 montre que la Cour de cassation cherche à approfondir les droits du justiciable et à assurer une meilleure visibilité à sa jurisprudence.