Dans une décision du 15 avril 2021, le Conseil d'Etat adresse à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) une demande d'avis sur la conformité à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme d'une disposition de la loi Verdeille relative à la chasse.
C'est la première fois que le Conseil d'État use de cette faculté de saisine de la CEDH, offerte aux "hautes juridictions nationales" depuis la ratification du Protocole n° 16 par la loi du 3 avril 2018. Elles peuvent demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle".
Comme souvent, le Conseil d'État s'est montré plus réticent que la Cour de cassation vis à vis d'une procédure permettant d'institutionnaliser le dialogue des juges. La juridiction suprême de l'ordre judiciaire avait en effet usé de cette faculté dès 2018, pour interroger la CEDH sur les effets d'une convention de gestation pour autrui sur l'état civil de l'enfant.
Cette première utilisation, plus de deux ans après la Cour de cassation, est déjà remarquable en soi, et l'objet de la demande d'avis ne fait qu'en accroître l'intérêt. Il s'agit en effet d'arbitrer entre les droits des chasseurs et ceux des propriétaires privés qui veulent soustraire leur propriété à cette activité.
La loi Verdeille
La loi Verdeille du 10 juillet 1964 contraint les propriétaires de terrains dont la superficie est inférieure à vingt hectares, à adhérer à une association de chasse agréée (ACCA).
Ces associations, régies par la loi du 1er juillet 1901, donnent lieu à un agrément préfectoral. Elles sont obligatoires dans vingt-neuf départements, sans doute les plus giboyeux, et facultatives dans les autres. Dans l'hypothèse où elles sont facultatives, leur création est alors subordonnée à l'existence d'une demande émanant d'au moins 60 % des propriétaires représentant 60 % des terrains situés sur le territoire de la commune. Une fois l'association créée, tous les chasseurs membres de l'ACCA (ou d'une AICA lorsque l'association est créée sur une zone d'intercommunalité) perdent l'exclusivité du droit de chasse sur le terrain dont ils sont propriétaires, mais ils gagnent le droit de chasser sur l'ensemble du territoire de l'association. Cette organisation est présentée comme favorisant une meilleure gestion des ressources cynégétiques, la lutte contre le braconnage, et garantissant le caractère démocratique de la chasse puisqu'elle n'est pas réservée aux seuls propriétaires de terrains. Derrière ces motifs, apparaît aussi, et surtout, la volonté d'offrir aux chasseurs une zone de chasse plus étendue.
Monsieur Le Petit le chasseur. Les Frères Jacques. 1975
L'arrêt Chassagnou c. France de 1999
La loi Verdeille s'analyse comme une sorte d'anomalie juridique, dérogeant à des principes très solidement ancrés dans le droit. La liberté d'association tout d'abord fait l'objet d'une restriction, puisque les propriétaires des terrains d'une superficie inférieure à vingt hectares sont tenus d'adhérer à l'ACCA. Or, la liberté d'association implique le droit d'adhérer, ou de ne pas adhérer à une association, principe confirmé par la Cour européenne elle même dans son arrêt du 30 juin 1993, Sigurjonsson c. Islande. Le droit de propriété ensuite est atteint dans son essence même, dans la mesure où les propriétaires contraints d'adhérer à une ACCA ne sont plus entièrement libres d'affecter leur bien à l'usage de leur choix.
La Cour européenne, dans une décision Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999, a reconnu l'existence d'une double atteinte à la liberté d'association et au droit de propriété, respectivement garantis par l'article 11 de la Convention et l'article 1 du Protocole n°1. Pour la liberté d'association comme pour le droit de propriété, elle a estimé que les contraintes imposées aux propriétaires de terrains étaient disproportionnées par rapport aux objectifs d'intérêt général poursuivis par le législateur, particulièrement lorsque les intéressés refusent d'adhérer à une ACCA pour des motifs liés à leurs convictions personnelles, c'est à dire lorsqu'ils sont hostiles à la chasse et veulent faire de leurs terres un refuge pour les animaux.
Le lobbying et la loi de 2019
La loi du 24 juillet 2019 avait d'abord pour objet de contourner la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans un arrêt du 5 octobre 2018, il avait en effet annulé le refus d'abroger les disposition de l'article R 422-53 du code de l'environnement qui, précisément, excluaient toute possibilité pour des propriétaires de terrains de se regrouper après la constitution d'une association communale de chasse agréée afin d'exiger le retrait du fonds constitué par leur regroupement du territoire de cette association. Le juge avait même enjoint au Premier ministre de modifier ces dispositions dans un délai de neuf mois. Mais le lobby des chasseurs s'est montré vigilant, et a donc obtenu le vote de la loi du 24 juillet 2019, bientôt complétée par le décret du 23 décembre 2019, aujourd'hui attaqué par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Le principe de non-discrimination
Le Conseil d'Etat se tourne donc vers la CEDH en lui demandant si l'actuelle réglementation est conforme à la Convention. D'une part, est invoqué le droit de propriété consacré par l'article 1 du Protocole n°1, puisque le propriétaire d'un terrain ne peut en user à sa guise. D'autre part, et c'est un débat nouveau introduit par la loi de 2019, la question d'une éventuelle discrimination est posée. Si les grands propriétaires terriens peuvent se retirer d'une ACCA, les petits ne peuvent en faire autant et n'ont même pas le droit de se constituer en association pour tenter de répondre aux conditions posées par la loi.
Les Fédérations de chasseurs affichent une certaine confiance dans l'issue de cette question préjudicielle. Ils invoquent en effet la décision Chabauty c. France du 4 octobre 2012, La Cour avait alors affirmé que la loi Verdeille poursuivait un objectif d'intérêt général, en évitant le morcellement d'espaces très étendus par le retrait de petites entités. Elle avait donc admis que la loi limite le droit de retrait aux propriétaires de terrains représentant une superficie vaste d'un seul tenant (20 hectares, aux termes de l'article L 422-13 du code de l'environnement).
Sans doute, mais la décision n'est pas si claire que cela. En l'espèce, le requérant n'invoquait en effet aucune clause de conscience, étant lui-même chasseur. Son seul but était de conserver le contrôle entier de ses terres, afin de les louer à d'autres chasseurs, opération plus lucrative que l'adhésion à une ACCA. Il recherchait simplement le plus grand profit, et la Cour européenne a sans doute ressenti quelque répugnance à l'idée de donner satisfaction à une revendication invoquant le principe de non-discrimination pur faire prévaloir, non sans cynisme, l'intérêt privé sur l'intérêt général.
Aujourd'hui la situation est bien différente et la CEDH pourrait fort bien choisir de réaffirmer sa jurisprudence Chassagnou c. France. On peut même se demander si la question posée par le Conseil d'État n'a pas pour objet de faire peser sur la CEDH la responsabilité d'une éventuelle annulation du décret de 2019. Il ne fait guère de doute que la loi qu'il met en oeuvre a dû quelque peu agacer le juge administratif, dès lors qu'elle n'avait pas d'autre objet que de contourner sa jurisprudence. Il serait assez confortable de pouvoir affirmer que les juges français ne sont vraiment pour rien dans une décision imposée par une juridiction européenne, décision fort déplaisante non seulement pour les chasseurs mais aussi pour un gouvernement qui les soutient avec constance et loyauté. Il ne reste plus qu'à attendre la réponse de la Cour, en conservant à l'esprit que ce lobby dispose certainement de quelques antennes strasbourgeoises.
Sur le droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6