« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 14 avril 2021

Affaire Halimi : l'abolition du discernement


La Chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté, le 14 avril 2021, le pourvoi déposé par la famille de Sarah Halimi. Elle contestait l'ordonnance rendue par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris qui, le 19 décembre 2019, avait considéré pénalement irresponsable Kobili Traoré. 

On se souvient que Kobili Traoré avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Le contexte antisémite de l'agression avait suscité une forte émotion, et la déception des parties civiles avait été grande lorsque le juge d'instruction, puis la chambre d'accusation, avaient estimé réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal, aux termes duquel "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Un collège d'experts s'était prononcé en ce sens, à l'issue d'une procédure complexe, un premier expert s'étant prononcé en faveur de la responsabilité pénale de Traoré. 


Les Assises et l'abolition du discernement


Observons que l'abolition du discernement aurait pu être constatée par la Cour d'assises elle-même. Depuis la loi du 25 février 2008, l'irresponsabilité peut en effet être constatée à deux stades bien distincts de la procédure. A l'issue de l'instruction, et une déclaration d'irresponsabilité pénale peut être prononcée, soit par le juge d'instruction, soit, à sa demande ou à celle du procureur ou des parties civiles, par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel. Mais l'irresponsabilité peut aussi être déclarée par la Cour d'assises elle-même, lors d'une audience publique, procédure qui, en 2008, avait été vivement souhaitée par les associations de victimes.

Les juridictions pénales ne semblent guère intéressées par cette seconde procédure. Sans doute pensent-elles qu'attendre d'être devant la Cour d'assises pour invoquer l'irresponsabilité risque de frustrer encore davantage des parties civiles qui verront s'ouvrir un procès sans qu'il s'achève avec le prononcé d'une peine, le débat se réduisant à la question de la santé mentale de l'accusé. En même temps, on peut aussi considérer qu'une décision d'irresponsabilité prise à l'issue d'un procès public témoigne d'une certaine reconnaissance des droits des victimes à juste procès.

C'est sans doute sur ce droit à un juste procès que s'appuiera le recours qui sera probablement déposé devant la Cour européenne des droits de l'homme.

 

Une définition qui manque de clarté


Sur le fond, le débat porte sur un droit positif qui n'est clair qu'en apparence. Le législateur affirme que l'irresponsabilité est acquise lorsque, au moment de l'acte criminel, son auteur est atteint d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement. Le problème est que cette définition est largement tautologique. Les expertises montrent en effet une hésitation constante : l'abolition du discernement est-elle la conséquence du trouble psychique, ou celui-ci se déduit-il de l'abolition du discernement ?

 


Vitrail réalisé pour la synagogue de l'hôpital Hadassah à Jérusalem

Marc Chagall. 1962

 

La cause de la "bouffée délirante aiguë"

 

En l'espèce, les experts s'entendent pour considérer que Traoré était atteint d'une "bouffée délirante aiguë" au moment des faits. Il était un consommateur régulier de cannabis depuis très longtemps, tant et si bien que cette consommation l'avait placé dans une situation délirante durant laquelle il a tué Sarah Halimi. On se trouve alors dans l'hypothèse d'un trouble d'origine toxicologique lié à la consommation de drogue, et la cause du trouble se trouve dans dans la volonté du consommateur de cannabis, qui a lui-même altéré son discernement. 

L'actuelle rédaction de l'article 122-1 du code pénal n'envisage pas cette hypothèse. Elle repose sur une question simple : le discernement est-il aboli au moment des faits ? La cause de cette abolition n'est même pas envisagée et seule cette question est posée aux experts.

Certes, la doctrine a suggéré une interprétation subtile, qui serait de nature à dépasser cette difficulté. Elle propose en effet de faire une distinction entre infraction intentionnelle et non intentionnelle. La consommation de substances ne serait une cause d'irresponsabilité que dans l'hypothèse d'une infraction intentionnelle puisque, dans le cas des infractions non intentionnelles, l'auteur de l'infraction ne voulait pas causer un dommage mais s'est seulement montré imprudent. 

L'idée est séduisante, mais le problème est qu'une telle interprétation modifie la substance de l'article 122-1 du code pénal en introduisant une distinction qu'il ne contient pas. Elle n'est d'ailleurs pas totalement satisfaisante car elle devrait conduire à exonérer la responsabilité des auteurs des crimes les plus graves pour condamner ceux qui n'ont commis qu'une imprudence fautive. La Cour de cassation ne peut donc, de toute évidence, adopter une interprétation à la fois lourde de conséquences et non prévue par la loi. En l'espèce, on en viendrait en effet à conclure que Kobili Traoré pourrait être condamné s'il avait écrasé Sarah Halimi en conduisant sous l'emprise de cannabis (avec circonstance aggravante), alors qu'il ne pourrait être condamné pour l'avoir torturée et défenestrée.


Évolution jurisprudentielle


La cour maintient donc sa jurisprudence traditionnelle qui considère que la responsabilité pénale est une question de fait qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Cette position a souvent été réaffirmée, par exemple dans un arrêt du 2 septembre 2014
 
Certes un arrêt du 22 juin 2016, rendu à propos d'un accident causé par un conducteur sous la double emprise de l'alcool et du cannabis, avait sanctionné les juges du fond qui avaient écarté sa responsabilité pour l'infraction de violences volontaires. La Chambre criminelle faisait alors observer que "le prévenu a bu et a consommé volontairement des stupéfiants avant de prendre le volant pour conduire à vitesse excessive au volant d'un véhicule devenu une arme par destination ; qu'un tel comportement est un acte intentionnel (...) et n'a pu être adopté qu'avec la conscience du caractère prévisible du dommage". 
 
Dans sa décision du 14 avril 2021, la Chambre criminelle refuse de reprendre cette jurisprudence. Sans doute estime-telle que la situation est différente car le conducteur poursuivi en 2016 n'était pas atteint d'une "bouffée délirante aigüe". S'il avait consommé des stupéfiants et de l'alcool avant l'accident, il n'était pas, en permanence, sous cette emprise et avait fait le choix, pleinement assumé, de se droguer. 

Mais la décision de la Cour de cassation s'analyse surtout comme un appel au législateur. En visite en Israël, le président Macron avait affirmé qu'il convenait d'attendre la décision de la Cour pour apprécier s'il y avait lieu de modifier la loi. La Cour lui répond clairement qu'il faut modifier la loi, et elle a le courage de le faire, même si elle n'ignore pas que sa décision risque d'être incomprise.






 

samedi 10 avril 2021

L'obligation vaccinale confortée par la CEDH


L'arrêt de Grande Chambre Vavricka et autres c. République tchèque rendu le 8 avril 2021 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme très opportunément que l'obligation légale de vacciner les enfants ne porte pas atteinte au droit à la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La loi tchèque impose la vaccination de tous les enfants contre la diphtérie, le tétanos, la coqueluche, les infections à Haemophilus influenzae de type b, la poliomyélite, l’hépatite B, la rougeole, les oreillons et la rubéole. Ils ne peuvent être inscrits à l'école maternelle que si un certificat de vaccination est fourni. 

La situation est donc sensiblement identique à celle qui existe en France, la loi du 31 décembre 2017 imposant désormais onze vaccins obligatoires. A la liste tchèque, s'ajoutent dans notre pays les vaccins contre la poliomyélite, le méningocoque et le pneumocoque (art. L3111-2 du code de la santé publique). Comme en république tchèque, le non-respect de l'obligation de vaccination est sanctionné d'une peine qui peut aller jusqu'à six mois d'emprisonnement et 30 000 € d'amende, et les vaccins sont exigés pour l'accueil des enfants dans des structures collectives, crèche ou école maternelle. On comprend donc que la France ait souhaité présenté des observations écrites devant la CEDH.

En l'espèce, six requérants ont introduit des recours devant la Cour, entre 2013 et 2015. L'un d'entre eux a été condamné à une amende parce qu'il n'avait pas fait vacciner ses enfants. Les cinq autres se sont vu opposer un refus d'inscription de leurs enfants à l'école maternelle. Aucun n'a pu obtenir des juges une annulation de ces décisions et ils estiment que cette obligation vaccinale porte atteinte à leur vie privée, ajoutant que la sanction leur paraît disproportionnée par rapport à l'objectif de santé publique poursuivi.

 

Le vaccin et ses conséquences 


On observe ainsi que les requérants se plaignent essentiellement des conséquences du manquement à l'obligation vaccinale. Ils ne contestent pas directement cette obligation, alors même que leur refus de faire vacciner leurs enfants résultait d'un choix délibéré qu'ils ont pleinement assumé. C'est sans doute la raison pour laquelle la CEDH refuse de se situer sur le seul terrain de la sanction, affirmant que "les conséquences subies par les requérants ne peuvent pas réellement être dissociées de l’obligation sous-jacente". 

Depuis l'arrêt Solomakhin c. Ukraine du 12 mars 2013, la Cour reconnaît que la vaccination obligatoire, en tant qu’intervention médicale non volontaire, constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. Dans le cas présent, il est vrai que les enfants n'ont pas été vaccinés, mais, par extension, le fait qu'ils n'aient pu être scolarisés dans une école maternelle constitue aussi une ingérence dans leur vie privée, et celle de leurs parents.

 

 

Papa pique et Maman coud. Charles Trenet

 

La vaccination : un "besoin social impérieux"

 

Sans doute, mais la Cour considère cette ingérence dans la vie privée pleinement justifiée. Elle met en oeuvre les critères développés par la Convention et s'assure que cette ingérence est "prévue par la loi", qu'elle poursuit un "but légitime" et qu'elle est « nécessaire dans une société démocratique »

La première condition ne pose aucun problème, puisque l'obligation vaccinale est imposée par la loi tchèque sur la santé publique. La seconde pas davantage, car il s'agit de protéger la population contre des maladies graves.

Reste à se demander si l'ingérence est  "nécessaire dans une société démocratique", c'est-à-dire si elle "répond à un besoin social impérieux", formule employée notamment dans l'arrêt de Grande Chambre Dubská et Krejzová du 15 novembre 2016. La Cour répond de manière positive, en insistant toutefois sur le fait que, en matière de santé publique, les Etats sont les mieux placés pour apprécier le contexte de leur intervention, affirmation déjà formulée dans sa décision Hristozov et autres c. Hongrie du 13 novembre 2012.

Elle recherche ensuite s'il existe un consensus dans ce domaine entre les États membres du Conseil de l'Europe. Elle observe que les organismes internationaux, dont l'OMS, incitent les États à vacciner leur population, et à atteindre un taux le plus élevé possible de personnes vaccinées. Quant aux moyens d'y parvenir, les pratiques sont différenciées, certains États comme la République tchèque imposant une obligation, alors que d'autres procèdent par simple recommandation.

La Cour estime que chaque État peut procéder comme il l'entend, dès lors qu'il vise un objectif d'immunité collective. La vaccination obligatoire est donc l'un des moyens de répondre à ce "besoin social impérieux". Dans le cas des enfants, la légitimité d'un tel choix est renforcée par la référence à l'intérêt supérieur de l'enfant. La CEDH n'hésite pas à se fonder directement sur la Convention sur les droits de l'enfant, ratifiée par l'ensemble des États membres du Conseil de l'Europe. Son article 3 impose que l'intérêt de l'enfant soit poursuivi lors de toute décision le concernant. Elle rappelle cette règle dans une jurisprudence abondante, par exemple dans l'arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse de 2010.

 

La Covid-19 s'invite dans la décision

 

Bien entendu, cette décision est en principe sans rapport avec l'épidémie de Covid-19. Les requêtes ont été déposées il y a au minimum six ans, et le sujet porte sur la vaccination obligatoire des enfants. Mais il ne fait aucun doute que la CEDH pense aussi à l'actuelle pandémie. Certains passages de la décision prennent ainsi l'allure d'un véritable plaidoyer en faveur de l'obligation vaccinale. La Cour déclare ainsi : "Lorsqu’il apparaît qu’une politique de vaccination volontaire est insuffisante pour l’obtention et la préservation de l’immunité de groupe, ou que l’immunité de groupe n’est pas pertinente compte tenu de la nature de la maladie (...), les autorités nationales peuvent raisonnablement mettre en place une politique de vaccination obligatoire afin d’atteindre un niveau approprié de protection contre les maladies graves". 

Il ne fait aucun doute que les États sauront s'en souvenir, et certains, comme l'Italie, ont déjà imposé la vaccination obligatoire des soignants. D'autres pays useront peut-être de cette faculté, surtout lorsqu'ils sont confrontés à un lobby "anti-vaccin" suffisamment important pour faire échouer l'objectif d'immunité collective. Il ne reste plus qu'à espérer que les "antivax" liront cette décision.


 


dimanche 4 avril 2021

La sécurité juridique sans l'immobilisme


L'Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu, le 2 avril 2021, un arrêt qui permet à l'auteur d'un second pourvoi de bénéficier d'une évolution jurisprudentielle intervenue après un premier pourvoi accompagné d'une décision de renvoi. La question de principe est donc celle de la recevabilité du moyen qui reproche à la Cour d'appel d'avoir statué conformément à la décision de la Cour de cassation qui l'a saisie, sans tenir compte d'un revirement de jurisprudence intervenu après cette décision.  

 

Une procédure longue

 

En l'espèce, le requérant est un représentant syndical employé depuis 1982 comme personnel de fabrication par la société Air Liquide. En 2011, son contrat de travail a été transféré à l'entreprise Air Liquide France Industrie. En 2012, il saisit le conseil des prud'hommes pour obtenir paiement de rappels de salaires et demande des dommages et intérêts pour discrimination syndicale. Débouté de ses demandes, il fait appel et ajoute alors une demande en réparation du préjudice d'anxiété du fait du manquement de l'entreprise à son obligation contractuelle de sécurité. Il se plaint en effet d'avoir été exposé à l'amiante. En 2015, la cour d'appel de Paris le déboute de ses demandes au titre de la discrimination syndicale, mais lui accorde 20 000 € de réparation du préjudice d'anxiété. 

Cette décision est cassée en septembre 2016 par la Chambre sociale qui reproche à la Cour d'appel de ne pas avoir vérifié si les entreprises dans lesquelles M. X. avait travaillé figuraient sur la liste des établissements éligibles au dispositif de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA), mentionnée à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998. Par une nouvelle décision du 5 novembre 2018, la Cour d'appel applique donc scrupuleusement la décision de la Cour de cassation et refuse l'indemnisation du préjudice d'anxiété, au motif que les entreprises dans lesquelles le requérant avait travaillé ne figuraient pas dans la liste des établissements susceptibles de devoir indemniser les préjudices liés à l'amiante. C'est donc cette seconde décision qui donne lieu au second pourvoi, jugé le 2 avril par l'assemblée plénière.

 


Le Domaine des Dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971


La sécurité juridique


Le problème est qu'entre-temps, quelques mois après la décision du 5 novembre 2018, l'Assemblée plénière a opéré un important revirement jurisprudentiel. Dans un arrêt du 5 avril 2019 intervenu dans une toute autre affaire, elle juge que tout salarié exposé à l'amiante peut agir contre son employeur pour manquement à son obligation de sécurité, que l'entreprise figure ou non dans la liste de l'article 41 de la loi de 1998. Lors de ce second pourvoi, la seule question posée est donc de savoir si M. X. peut bénéficier de ce revirement.

La jurisprudence ancienne ne lui est pas favorable. Depuis une décision de la Chambre mixte du 30 avril 1971, il semblait acquis que la Cour de cassation ne saurait revenir sur une doctrine affirmée dans un premier arrêt, dès lors que la juridiction de renvoi s'y était conformée. A l'époque, le procureur général Lindon affirmait : "Si vous admettez la recevabilité du moyen, ce n'est pas une porte que vous ouvrez, mais une écluse". A ses yeux, cette jurisprudence était la seule solution pour empêcher que la Cour de cassation dans une même affaire donne successivement tort et raison à une même partie.

L'argument peut sembler séduisant, mais il n'emporte pas nécessairement la conviction. Force est de constater qu'il n'existe pas de principe d'infaillibilité de la Cour, et il arrive quelquefois que l'Assemblée plénière aille résolument à l'encontre d'un arrêt pris par une Chambre. Il lui arrive donc de donner raison à une partie, avant de lui donner tort.

De fait, la jurisprudence de 1971 semblait de plus en plus fragile. Dans deux décisions des 21 décembre 2006 et 19 juin 2015, elle a certes été réaffirmée, mais sur avis contraire de l'avocat général. Au demeurant, elle ne reposait sur aucun texte précis, mais seulement sur un principe général qui veut que la Cour de cassation ne juge pas du fond de l'affaire mais se borne à apprécier la manière dont elle a été jugée, précisément par les juges du fond.

 

Bonne administration de la justice et droit au recours

 

Cette analyse est aujourd'hui remise en cause, cette fois au nom de la bonne administration de la justice. N'est-il pas plus simple, en effet, de rejeter un pourvoi lorsque la Cour ne souhaite pas revenir sur sa jurisprudence, au lieu d'imposer une irrecevabilité qui risque d'être mal comprise par le requérant ? Surtout, elle dispose désormais de la faculté que lui offre l'article 1014 du code de procédure civile de décider, par une décision motivée, qu'il n'y a pas lieu de statuer lorsque le pourvoi est irrecevable ou lorsqu'il n'est "manifestement pas de nature à entraîner la cassation". Cette opération de filtrage permet à la Cour de conserver la maîtrise totale de sa jurisprudence et de mettre fin au litige si elle le souhaite.

Cet abandon de l'irrecevabilité du pourvoi permet au plaideur de bénéficier du droit d'accès au juge de manière satisfaisante, jusqu'à la fin de la procédure. Le droit européen, tant issu de la Cour européenne des droits de l'homme que de la Cour de justice de l'Union européenne, rappelle en effet régulièrement qu'une exigence procédurale ne saurait avoir pour conséquence le maintien d'une jurisprudence devenue désuète, privant ainsi le requérant de son droit à la protection effective de ses droits par le juge. Le risque d'une sanction par la Cour européenne des droits de l'homme existerait donc, et la Cour de cassation préfère sans doute ne pas courir ce risque.

Au-delà de l'intérêt du plaignant, une telle solution permet d'assurer une cohérence de la jurisprudence, en évitant des arrêts certes isolés, mais non conformes au droit en vigueur au moment où ils sont rendus. Les conclusions de l'avocat général montrent que ce problème ne concerne qu'un petit nombre d'affaires, pas plus de cinq pas an, mais l'arrêt du 2 avril 2021 montre que la Cour de cassation cherche à approfondir les droits du justiciable et à assurer une meilleure visibilité à sa jurisprudence.
 


 

jeudi 1 avril 2021

Le financement public de la mosquée de Strasbourg


Le chantier de la future mosquée turcophone Eyyub Sultan de Strasbourg, généralement présentée comme la plus grande d'Europe, a commencé en 2017 pour s'interrompre en 2020, en l'absence des financements nécessaires pour mener à terme la construction. Le coût de l'opération s'élève en effet à 32 millions d'euros. Le nouveau conseil municipal de la ville, dirigé par la maire écologiste Jeanne Barseghian a décidé d'apporter son aide à l'opération. Il a voté le principe d'une subvention de 2 500 000 € pour achever les travaux. 

Cette subvention est aujourd'hui très contestée. Le ministre de l'intérieur reproche à l'association Millî Görüs qui porte le projet et qui est proche de l'État turc de "défendre un islam politique", et de ne pas avoir signé la "Charte de la laïcité". Il annonce en même temps un déféré devant le tribunal administratif. Cette procédure permettra en effet à l'État de contester la légalité d'une délibération d'un conseil municipal, en l'espèce de l'acte votant le principe et le montant de cette subvention. Il faut donc s'interroger sur le contexte juridique de cette opération.


Les chartes 


Gérald Darmanin ne peut faire allusion à la "charte de la laïcité" figurant dans le projet de loi contre le séparatisme dont le Sénat vient de commencer l'examen. Son article 6 prévoit en effet un "contrat d'engagement républicain" auquel une association devra impérativement adhérer si elle sollicite une subvention publique. Ce contrat lui imposera ensuite de "ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République". L'idée est donc de ne pas financer des groupements qui contestent les principes figurant dans notre constitution. En l 'espèce, Millî Görüs prône un islam anti-occidental, islam politique proche du régime turc. A ce titre, l'association peut être perçue comme un vecteur d'influence pour Recep Erdogan. Il n'empêche qu'il demeure impossible de lui opposer un "contrat d'engagement républicain" qui ne figure pas encore dans le droit positif.

En revanche, Millî Görüs a bel bien refusé de signer la Charte des principes de l'islam rédigée par le Conseil français du culte musulman, voulue par Emmanuel Macron et annoncée dans son discours des Mureaux en octobre 2010. Ce texte vise certes davantage la formation des imams que la construction des mosquées, mais elle implique, elle aussi, une adhésion aux valeurs de la République : « Ni nos convictions religieuses ni toute autre raison ne sauraient supplanter les principes qui fondent le droit et la Constitution de la République ». De même, impose-t-elle le respect de l 'égalité entre les hommes et les femmes. Ces principes ne sont pas au goût de Millî Görüs, et la maire de Strasbourg ne semble pas attachée à ces valeurs. Cette double résistance témoigne sans doute de la nécessité de légiférer dans ce domaine.

 

 

Blue rondo à la Turk

Dave Brubeck Quartet, circa 1959


Le financement


L’article 2 de la loi de 1905 énonce avec vigueur que « la République (…) ne subventionne aucun culte ».  Sans doute, mais il faut reconnaître que la jurisprudence du Conseil d'État a offert aux élus des moyens permettant de contourner cette interdiction. 

Le premier réside dans la notion d'intérêt général, et le juge s 'est ainsi appuyé sur la notion d 'hygiène publique pour admettre la légalité d'une décision de la communauté urbaine du Mans mettant à la disposition des musulmans de la ville un lieu d'abattage des ovins financé par l'argent public. Dans le cas présent, on ne voit pas exactement comment la subvention d'une mosquée pourrait être justifiée par l'intérêt général. 

Le second moyen employé par le Conseil d 'Etat pour contourner l'interdiction formulée dans la loi de 1905 réside dans une définition très étroite de la notion de subvention. Dans un arrêt d’assemblée du 19 juillet 2011, il autorise ainsi la commune de Montreuil-sous‑Bois à conclure avec une association cultuelle musulmane un bail emphytéotique portant sur une dépendance de son domaine public, précisément pour permettre l’édification d’une mosquée. En l’espèce, le loyer annuel s’élève à un euro symbolique et le Conseil refuse de qualifier l’opération de subvention. En revanche, il qualifie de subvention la construction, par la ville de Montpellier d 'une "salle polyvalente à caractère associatif" mise ensuite à la disposition d'une "association des Franco-marocains" pour qu'elle soit utilisée comme lieu de culte. L'affaire montpelliéraine n'est guère éloignée de celle de Strasbourg car, dans les deux, il s'agit d'une aide financière directe et décomplexée, en violation de l 'article 2 de la loi de 1905. 

 



Le Concordat

 

 


Pour venir au secours de la maire de Strasbourg, certains commentateurs invoquent le Concordat. Ils affirment, un peu rapidement, que le droit concordataire applicable en Alsace-Moselle a pour effet d'écarter la mise en oeuvre de la loi 1905. Il est exact que les cultes sont subventionnés dans cette région, mais le Concordat ne s 'applique qu'aux quatre cultes reconnus en Alsace-Moselle : catholique, luthérien, réformé et israélite. L'islam n'est pas concerné par ses dispositions.

 

Il est vrai que le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur QPC le 5 août 2011 énonce un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR), selon lequel les dispositions particulières du droit local peuvent être aménagées, à la condition que l'objet soit un rapprochement avec le droit national. Cette jurisprudence ne saurait donc être appliquée dans le cas de la subvention par la mairie de la construction d 'une mosquée. Il s 'agit en effet de rompre avec le droit national, celui issu de la loi de 1905, et non pas de s'en rapprocher.

 

La délibération du conseil municipal de Strasbourg risque donc d'être annulée à l'occasion du déféré annoncé par le ministre de l 'intérieur. Mais cette affaire met surtout en lumière les lacunes du droit, la répugnance à définir des normes juridiques claires. 

 

Le Conseil d'Etat a donné aux élus, au fil de ses décisions, des moyens de contournement de la loi de 1905 et le gouvernement lui-même affirme une politique qu'il est le premier à ne pas respecter. Le Canard Enchaîné du 1er avril 2021 nous apprend ainsi que le ministère de l'intérieur subventionne l'association Millî Görüs, en lui versant annuellement une somme de 2 500 € au titre de la "politique de la ville", ainsi qu'une somme de 22 400 €, cette fois au titre "de la prévention de la délinquance". Certes, ces montants n'ont rien à voir avec les 2 500 000 € accordés par la ville de Strasbourg, mais il n'en demeure pas moins qu'une association qui refuse les valeurs de la République est financée sur le budget de cette même république. 

 

Un grand ménage s'impose donc, d'autant qu'il convient sans doute de réfléchir aux moyens d'offrir aux musulmans de France des lieux de culte qui ne soient pas autant d'ingérences étrangères destinées à diffuser des principes de discrimination et d'obscurantisme.  Le contrôle par l'Etat du financement des associations devenues des associations cultuelles, celui de la formation des imams qui devrait être assurée en France dans le respect du principe de laïcité, tous ces éléments pourraient constituer le préalable d 'une réflexion nouvelle sur les lieux d 'exercice du culte musulman. 


Sur le financement des cultes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 2, § 1



dimanche 28 mars 2021

L'expulsion des réfugiés : une porte étroite


Dans deux ordonnances du 27 mars 2021, le juge des référés du Conseil d'État refuse de suspendre deux arrêtés d'expulsion touchant des ressortissants russes ayant la qualité de réfugié. 

La première décision d'éloignement, prise par le préfet de Haute-Garonne concerne un Russe ayant obtenu le statut de réfugié en 2003. Celui-ci a ensuite été révoqué par l'Office français de protection des réfugiés en apatrides (OFPRA) en février 2018, après que l'intéressé ait fait l'objet d'une dizaine de condamnations pour des faits de violences avec armes. Par un arrêté du 13 juin 2019, le préfet a ensuite rejeté une nouvelle demande de la qualité de réfugié de l'intéressé, qui a été placé en rétention administrative en février 2021, en vue de l'exécution de la mesure d'éloignement.

La seconde décision, prise cette fois par le ministre de l'intérieur, concerne un ressortissant russe d'origine tchétchène qui a obtenu la qualité de réfugié par une décision de la Cour nationale du droit d'asile en 2009. Ce statut lui a ensuite été retiré par l'OFPRA en juillet 2016, retrait fondé sur les liens qu'il entretenait avec "divers individus appartenant à la mouvance pro-jihadiste", certains ayant été condamnés pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. Cette fois, l'expulsion vers la Russie par un arrêté du 4 février 2021 n'est pas décidée pour des motifs d'ordre pénal, mais est justifiée par une "nécessité impérieuse pour la sûreté de l'État et la sécurité publique". 

Ces deux décisions montrent qu'il est possible de procéder à l'expulsion des étrangers ayant la qualité de réfugié, alors même que le droit positif est, à juste titre, particulièrement protecteur à leur égard. 

 

Un statut protecteur

 

Cette protection est liée au fait que la qualité de réfugié ne peut, en principe, être accordée qu'à une personne persécutée ou menacée de persécutions dans son pays d'origine. Trois fondements distincts peuvent être utilisés. D'une part, l'asile constitutionnel reposant sur le Préambule de 1946 est mis en oeuvre par l'article L 711-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). D'autre part, l'asile conventionnel est accordé sur le fondement de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 à laquelle la France est partie. Enfin, la "protection subsidiaire" définie par la loi du 10 décembre 2003 s'applique aux étrangers menacés de persécutions, mais qui n'entrent dans aucune des deux catégories précédentes.

Le statut de réfugié offre à ceux qui en bénéficient un statut protecteur, mais les conditions de son octroi sont très rigoureuses, dans la mesure où le demandeur doit prouver la réalité des persécutions dont il souffre ou risque de souffrir dans son pays d'origine. En outre, l'Union européenne a imposé un régime juridique contraignant depuis la Convention de Dublin de 1990, complétée par les règlements Dublin II de 2003 et Dublin III de 2013. Ces textes interdisent en effet au demandeur d'asile de formuler plusieurs demandes dans plusieurs Etats de l'UE. 

 

Pars sans te retourner. Yvonne George, circa 1920

Question de terminologie

 

Ce statut protecteur ne s'applique qu'aux personnes ayant obtenu le statut de réfugié. Il convient alors de se méfier d'une terminologie militante qui qualifie de "réfugié" tout étranger entré sur le territoire dans le but de s'y installer. Il est vrai que toute personne entrée, même irrégulièrement, peut faire une demande d'asile et demeurer sur le territoire le temps qu'elle soit instruite. Mais si cette demande est rejetée, le "demandeur d'asile", qui n'a donc jamais été "réfugié", redevient un étranger en situation irrégulière et peut faire l'objet d'une mesure d'éloignement. 

Un étranger ayant obtenu la qualité de réfugié bénéficie d'une protection renforcée, dans le mesure où il ne peut guère espérer celle de l'État dont il est le ressortissant. C'est la raison pour laquelle le droit encadre très étroitement la procédure d'expulsion des réfugiés. 

 

Les conditions d'expulsion

 

L'article 711-6 ceseda permet de mettre fin au statut de réfugié dans deux hypothèses, soit lorsque "il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l'Etat", soit lorsqu'elle a été condamnée en dernier ressort "soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d'emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société française." La place de la virgule est essentielle : il peut s'agir d'un crime de droit commun, alors que le délit ne peut concerner qu'une activité liée au terrorisme. 

Le requérant expulsé en Haute Garonne avait été condamné par une cour d'assises, à plusieurs reprises, pour des violences avec armes, et le préfet s'appuie directement sur l'article 711-6 ceseda. Celui expulsé par le ministre de l'intérieur relève en revanche du premier alinéa, sa présence en France, et notamment les liens qu'il entretient avec les réseaux jihadistes, suffisent à considérer que sa présence "constitue une menace grave pour l'ordre public". Dans les deux cas, le juge des référés considère que le comportement des deux requérants justifie une telle décision d'éloignement.

 

La vie privée et familiale

 

Au-delà de la menace pour l'ordre public, le juge administratif contrôle également les conséquences de l'expulsion sur la vie privée et familiale de l'intéressé, conformément à l'article 8 de la Convention européenne. Ce contrôle est mis en oeuvre depuis 1991, à la suite de l'arrêt Moustaquim c. Belgique de la Cour européenne des droits de l'homme. Son élargissement constant a pu laisser penser qu'il agissait comme un véritable frein aux procédures d'expulsion. Le requérant expulsé pour ses liens avec les réseaux tchétchènes invoque en effet son droit à une vie familiale normale, dès lors qu'il est marié et père de cinq enfants. Mais le juge des référés du Conseil d'Etat va au fond des choses dans ce domaine. Il note que l'intéressé a déclaré sur sa déclaration d'impôt qu'il était divorcé, et que son épouse a une adresse distincte de la sienne. Au demeurant, toute la famille a la nationalité russe "et ne sera donc pas dans l'impossibilité de le rejoindre en Russie". 

L'intéressé semble cependant très inquiet à l'idée de retourner dans son pays d'origine, sachant que les autorités russes ne traitent pas les activistes tchétchènes avec beaucoup d'aménité. Mais il appartient au requérant de démontrer qu'il risquait d'être soumis à un traitement inhumain et dégradant, une fois de retour en Russie. Il n'y est pas parvenu, et le juge observe au contraire qu'elles n'ont fait aucune difficulté pour lui délivrer un visa. Reste à savoir qui l'attendra à la descente de l'avion...

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat applique la loi, et il montre, dans ces deux décisions, que la loi peut effectivement conduire à l'expulsion d'un réfugié. 

Reste que la loi actuelle fait l'objet d'un vif débat. On a vu, tout récemment, un photographe journaliste à l'Union se faire agresser très violemment à Reims par un ressortissant algérien titulaire d'un titre de séjour octroyé par l'Espagne. On a rapidement appris qu'il avait été condamné à huit reprises par la justice française et de nombreux commentateurs se sont demandé pourquoi il n'avait pas été expulsé.

Certes, la question mérite d'être posée, mais en l'état actuel du droit, l'existence de plusieurs condamnations pénales ne suffit pas à justifier l'expulsion, en particulier lorsque l'étranger est installé depuis longtemps et qu'il a une vie familiale sur le territoire. Dans un arrêt du 15 mai 2019, le Conseil d'Etat a ainsi estimé qu'une cinquantaine de condamnations sur le casier judiciaire d'un ressortissant marocain ne suffisait pas à fonder son expulsion, dès lors qu'il était en France depuis son plus jeune âge et qu'il était le père de quatre enfants français. De fait, les autorités administratives renoncent sans doute à prononcer des expulsions qui risquent d'être annulées par le juge administratif. Ceux qui veulent faciliter l'expulsion des délinquants se trompent donc de cible lorsqu'ils incriminent le gouvernement ou le juge administratif. Seule une modification de la loi peut changer les choses.

 

Sur l'expulsion des étrangerss : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2, § 2, B  

jeudi 25 mars 2021

Dissoudre l'UNEF : l'obstacle du droit


L'Union nationale des étudiants de France (UNEF) est aujourd'hui au coeur d'une tempête. Le syndicat est accusé d'organiser des réunions réservées aux femmes et "aux personnes victimes de racisme". De fait Mélanie Luce, sa présidente, poussée dans ses retranchements sur Europe 1 par la journaliste Sonia Mabrouk, a fini par admettre que les hommes étaient exclus de certaines d'entre elles, comme d'ailleurs les personnes ayant la peau blanche. Bien entendu, les joies de l'intersectionnalité font que les deux interdictions peuvent parfaitement se cumuler et les hommes blancs "cisgenres" se trouvent ainsi exclus de certaines réunions.

En reconnaissant que des réunions étaient interdites à certains membres du syndicat n'ayant ni le bon genre ni la bonne couleur de peau, sa présidente reconnaissait une pratique discriminatoire. Aussitôt, certains commentateurs comme Eric Naulleau se sont prononçés en faveur de la dissolution de l'UNEF.  De son côté, le député LR des Alpes-Maritimes Éric Ciotti,  a demandé au ministre de l'Intérieur « d'étudier sans attendre la dissolution de l'Unef », mouvement selon lui « clairement antirépublicain devenu l'avant-garde de l'islamo-gauchisme ».

 

Une dissolution illégale

 

Ce discours révèle sans doute une certaine exaspération, mais il ne s'appuie sur une aucune analyse juridique. En l'état actuel du droit, la dissolution de l'UNEF serait totalement illégale. 

La dissolution administrative d'une association est autorisée par l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure. Cette procédure trouve son origine dans une loi du 10 janvier 1936. A l'époque, après le 6 février 1934, l'activité des "ligues" armées, souvent violentes et fort peu attachées au régime républicain, est apparue suffisamment dangereuse pour justifier un régime de dissolution administrative. 

Celle-ci est toutefois soumise à des conditions rigoureuses liées à l'activité du groupement. Pour encourir la dissolution administrative en l'état actuel du droit, il doit soit être constitué comme un groupe armé, soit avoir pour but de porter atteinte à la forme républicaine du Gouvernement, soit se livrer à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger, soit enfin "provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence".

A l'évidence, il est impossible de considérer l'UNEF comme un groupe armé. Le syndicat ne remet pas en cause la forme républicaine du gouvernement et il ne se livre à aucun agissement en vue de provoquer des actes de terrorisme. Reste donc la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. 

 



 Homme exclu d'une réunion non-mixte

Hilarion chassé du royaume des Willis

Giselle. Acte 2. Adolphe Adam

François Alu. Ballet de l'Opéra de Paris

 

L'absence de provocation

 

La provocation à la haine raciale est un délit prévu par l'article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881 ? La Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, affirme que cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". Dans le cas présent, l'UNEF pratique la discrimination en interdisant à certains de ses membres l'accès aux réunions qu'elle organise. Ce choix de la non-mixité est purement interne à l'organisation, et "le public" n'est pas incité à suivre cet exemple. 

Dans ces conditions, il est peu probable que le Conseil d'Etat admette la légalité d'une dissolution administrative. Il exerce en effet un contrôle de proportionnalité de cette mesure à la menace que représente le groupement pour l'ordre public. Dans un arrêt du 30 juillet 2014, saisi des décisions de trois mouvements d'extrême-droite, il affirme que deux d'entre eux peuvent être qualifiés de groupes de combat armés, alors que le troisième, véhiculant pourtant la même idéologie et lié aux deux autres, se bornait à leur prêter un local. Le décret de dissolution le concernant est donc illégal, et le Conseil d'État insiste donc sur le fait que le critère essentiel de la dissolution n'est pas l'idéologie véhiculée par l'association mais ses agissements attentatoires à l'ordre public. Là encore, les réunions non-mixtes de l'UNEF, même discriminatoires, ne portent pas atteinte à l'ordre public, ne suscitent pas de désordres particuliers.

La Cour européenne des droits de l'homme développe, de son côté, une jurisprudence assez comparable. Elle exerce aussi une certaine forme de contrôle de proportionnalité, en s'assurant que la dissolution présente un caractère "impérieux et nécessaire", formule employée par la décision du 11 octobre 2011, Association Rhino c. Suisse. Est alors admise la dissolution par le gouvernement espagnol de mouvements autonomistes basques, dès lors que, précisément, ils faisaient l'apologie du terrorisme ou le finançaient. Dans le cas de l'UNEF, il est à peu certain que la dissolution ne serait pas considérée comme présentant un caractère "impérieux et nécessaire", d'autant qu'il convient évidemment d'insister sur l'importance de la liberté syndicale.

 

D'autres sanctions possibles

 

Doit-on pour autant encourager l'UNEF à continuer dans ses pratiques d'exclusion ? Sans doute pas, et il existe d'autres moyens de sanction que la dissolution administrative d'un syndicat. Le premier consiste à poursuivre ses dirigeants devant le juge pénal sur le fondement de l'article 225-1 du code pénal. Celui-ci définit en effet la discrimination comme "toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe (...), de leur identité de genre". Rappelons que les peines peuvent aller jusqu'à trois années d'emprisonnement et 45 000 € d'amende. Le second instrument de sanction possible pourrait être d'ordre financier. Certains médias affirment, sans que l'on puisse le vérifier, que l'UNEF recevrait annuellement 450 000 € de subventions publiques. Peut-être est-ce le moment de réfléchir au bien-fondé d'un tel financement, surtout dans le cas d'un syndicat qui, in fine, ne représente que fort modestement les étudiants. 

En effet, les représentants de l'UNEF dans les conseils des universités sont élus par une petite minorité d'étudiants, avec souvent un taux de participation de l'ordre de 5 %. Le résultat est que ce groupement peut être facilement victime d'entrisme : un petit groupe de militants de telle ou telle cause peut prendre le contrôle du syndicat dans une université, tout simplement parce qu'ils seront les seuls à voter. Ce phénomène pourrait notamment expliquer que les "anciens" militants de l'UNEF ne reconnaissent plus le groupement auquel ils ont appartenu. 

Quoi qu'il en soit, cette situation nous renseigne sur la troisième et ultime sanction qui peut être appliquée, la seule qui soit aussi définitive que démocratique. Lors des prochaines élections universitaires, les étudiants ne pourraient-ils pas se déplacer en masse dans le but de voter contre un syndicat qui ne les représente plus ?

 

Sur la dissolution des groupements : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1, B