Le consommateur français n'a pas le droit de savoir quelle est l'origine du lait qu'il boit. Cette conclusion s'impose à la lecture de l'arrêt rendu par le Conseil d'État le 11 mars 2021. Cette décision a été imposée par la Cour de justice de l'Union européenne qui, dans une réponse du 1er octobre 2020 à une question préjudicielle posée par le Conseil d'Etat a soumis l'information des consommateurs à des conditions impossibles à remplir. Lié par l'interprétation de la CJUE, le Conseil d'État n'a pas eu d'autre solution que d'accepter une importante restriction du droit à l'information des consommateurs.
La loi Hamon de 2014
Pour comprendre la situation juridique, il convient de remonter à la loi Hamon du 17 mars 2014 qui impose l'indication sur l'étiquetage de l'origine de certains produits, le lait, les produits laitiers, et les viandes lorsqu'elles sont utilisées comme ingrédient dans des produits transformés. Un décret du 19 août 2016 est ensuite venu préciser la règle ainsi posée. Son article 3 impose l'indication sur l'emballage du pays de collecte et du pays de conditionnement et de transformation. Les deux informations peuvent d'ailleurs se réduire à une mention sibylline "UE" ou "hors UE". On notera tout de même que cette réglementation ne concerne pas les produits bénéficiant d'une appellation d'origine ou issus de l'agriculture biologique. Quoi qu'il en soit, cette information du consommateur est demeurée précaire, le décret étant qualifié d'expérimental, applicable de janvier 2017 à décembre 2018, un rapport d'évaluation devant être transmis à la Commission à l'issue de cette période.
Le groupe L., premier groupe laitier mondial, a trouvé que cette obligation d'information, aussi minimaliste soit-elle, était excessive. L'idée d'être contraint d'acheter le lait auprès des producteurs français lui faisait redouter une hausse des coûts. Il craignait un "recloisonnement du marché intérieur lié à la prédilection des consommateurs pour les produits nationaux". Le groupe s'est donc efforcé, avec succès, de faire en sorte que les consommateurs ignorent désormais d'où vient le lait qu'ils consomment.
Le règlement européen du 25 octobre 2011
Il a donc fait un recours contre le décret de 2016, s'appuyant sur la méconnaissance, par les autorités françaises, de certaines dispositions du règlement du parlement européen et du Conseil, daté du 25 octobre 2011, et concernant l'information des consommateurs sur les denrées alimentaires, dit "règlement INCO".
Il fixe la liste des mentions obligatoires sur l'étiquetage des produits, et n'impose à cet égard qu'une contrainte minimum aux États. S'agissant du pays d'origine et du lieu de provenance, cette information n'est exigée que lorsque son absence pourrait induire en erreur le consommateur. C'est le cas, par exemple, lorsque le conditionnement du produit laisse penser qu'il provient d'une toute autre région.
En dehors de cette hypothèse, le droit de l'Union distingue deux cas. Pour les situations expressément harmonisées par le règlement, les États membres ne peuvent adopter des mesures nationales imposant une information supplémentaire que si le droit de l'Union les y autorise. Pour les situations non harmonisées, les Etats retrouvent un peu de liberté, à la condition toutefois que les mesures prises ne portent pas atteinte à la libre circulation des marchandises. Autant dire que la fenêtre de tir est bien étroite, lorsqu'un État désire approfondir l'information des consommateurs.
Le débit de lait. Charles Trenet 1943
Le renvoi préjudiciel
Pour apprécier le recours déposé par L., le Conseil d'Etat a donc posé une question préjudicielle à la CJUE, portant sur deux points étroitement liés.
Le premier portait sur la question de savoir si l'indication obligatoire de l'origine du lait devait être considérée comme une norme "expressément harmonisée". Dans ce cas, les États membres ne peuvent plus prendre des mesures nationales imposant des mentions complémentaires. A cette question, la CJUE a répondu de manière positive, en rappelant que la mention du pays d'origine ne peut être imposée que lorsque le consommateur risque d'être induit en erreur, ou lorsque cette information complémentaire est "compatible avec l'objectif poursuivi par le législateur de l'Union". Peut-être pourrait-on considérer que l'information aussi complète que possible du consommateur est ""compatible avec l'objectif poursuivi par le législateur de l'Union" ?
Hélas, la réponse au second point de la question préjudicielle annihile tout espoir en ce domaine. Le Conseil d'Etat demandait en effet comment interpréter l'article 39 du règlement européen, selon lequel"les États membres ne peuvent introduire des mesures concernant
l’indication obligatoire du pays d’origine ou du lieu de provenance des
denrées alimentaires que s’il existe un lien avéré entre certaines
propriétés de la denrée et son origine ou sa provenance". Ils doivent alors apporter la preuve que la majorité des consommateurs attachent une importance significative à cette information et qu'il existe un "lien avéré" entre les propriétés du lait et sa provenance.
Un décret bien mal défendu
Le ministre de l'agriculture français, appelé à défendre en 2020 le décret de 2016, s'est borné à faire le service minimum en mentionnant l'existence de sondages montrant que les consommateurs français étaient intéressés par une information sur la provenance du lait. La question du "lien avéré entre certaines propriétés de la denrée et son origine ou sa provenance" n'a pas été sérieusement évoquée devant la CJUE, et pas davantage devant le Conseil d'Etat. Au contraire, lors de l'audience devant la CJUE, en juillet 2019, l'administration française a indiqué qu'il n'y avait pas objectivement "de propriété du lait qui puisse être reliée à son origine géographique", y compris lorsqu'il était produit hors UE. C'était une renonciation pure et simple à développer un argumentaire. Dans ces conditions, le "lien avéré" n'a pu être démontré devant la CJUE, et le Conseil d'État ne pouvait faire autrement que conclure que le décret d'août 2016 violait le règlement européen d'octobre 2011.
Le rapporteur public, dans ses conclusions, laisse entrevoir de discrets regrets. "Nous nous sommes demandé si une autre lecture du décret n'aurait pas pu conduire à une issue différente", dit-il. Et il explique que les autorités françaises auraient pu se fonder sur le règlement européen du 29 avril 2004, car les produits d'origine "UE" ont en commun de se voir imposer une réglementation sanitaire harmonisée, ce qui les distingue des produits "hors UE". Mais ce moyen n'a pas été développé, ni devant la CJUE, ni devant le Conseil d'État.
Dans ces conditions, comment ne pas penser que l'administration française ne voulait pas gagner devant la CJUE, ni devant le Conseil d'Etat ? Le décret de 2016 est le produit du quinquennat de François Hollande, à une époque où la transparence apparaissait encore comme une valeur à promouvoir. Les autorités aujourd'hui en place ne sont sans doute pas enclines à le défendre, alors que l'intérêt de l'entreprise doit prévaloir sur tout autre intérêt, y compris celui des consommateurs. Buvons donc du lait, sans savoir d'où il vient.