Dans une décision du 21 janvier 2021, le Conseil d'Etat enjoint au ministre de la justice de prendre, dans un délai de trois mois, l'arrêté indispensable à la mise à la disposition du public des décisions de justice. Il était juste temps, car le processus dit d'Open Data a été mis en oeuvre il y a cinq ans, pendant le quinquennat de François Hollande. Les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique inscrivent la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques.
Une course de lenteur
Depuis cette époque, on assiste à une sorte de course de lenteur, indolence qui passe largement inaperçue. En effet, deux décrets, l'un en 1984 et l'autre en 1996, ont créé un service public des bases de données juridiques. Un troisième texte de 2002
a ensuite prévu la diffusion du droit par internet avec une mise à
disposition gratuite des décisions de justice sur le site public Legifrance. De l'existence de ce service public, certains déduisent que l'accès aux décisions de justice est désormais une réalité. Mais ce n'est vrai que pour 10% d'entre elles, et les juridictions suprêmes pratiquent finalement une certaine forme de "tri sélectif", décidant quelles sont celles qui méritent d'être diffusées et celles qui ne le méritent pas. La loi de 2016 met fin à cette pratique en énonçant un principe général de diffusion de toutes les décisions.
Après la loi Lemaire et l'alternance de 2017, une nouvelle pratique s'est développée consistant à affirmer une volonté politique de mettre en oeuvre l'Open Data des décision de justice, tout en réduisant autant que possible son champ d'application. Le discours dominant se résume en ces termes : "C'est bien, mais c'est compliqué", et donc il faut prendre le temps de réfléchir, longuement, avant de passer à l'acte.
De fait, l'article 33 de la loi Belloubet du 23 mars 2019 de programmation pour la justice prévoit "l'occultation des noms et prénoms des personnes physiques lorsqu'elles sont parties ou tiers, à l'occultation, lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, de tout élément permettant d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe et enfin à l'interdiction de réutiliser les données d'identité des magistrats et des membres du greffe pour évaluer, analyser, comparer ou prédire leurs pratiques professionnelle". On comprend que l'opération va être compliquée, et longue. Et à l'arrivée, les décisions seront amputées de bon nombre d'éléments, interdisant notamment de diffuser auprès du peuple le nom des magistrats qui rendent la justice en son nom.
Hôtel de ville de Verviers (Belgique)
Le décret de juin 2020
Un décret du 29 juin 2020 a ensuite précisé les dispositions de la loi Belloubet, ce qui signifie qu'il est consacré aux restrictions imposées à l'Open Data des décisions de justice et non pas à sa mise en oeuvre. Il organise en effet les conditions de leur anonymisation et confie aux juridictions suprêmes, Cour de cassation et Conseil d'Etat une compétence générale pour mettre en place l'Open Data, chacun dans son ordre juridictionnel. C'était exactement ce que souhaitaient ces hautes juridictions, soucieuses de maîtriser l'ensemble de la procédure. Pour permettre d'assurer le travail d'anonymisation et d'occultation, le décret écarte l'Open Data en temps réel. Le juge administratif dispose ainsi d'un délai de deux mois pour procéder à la mise en ligne de ses décisions, délai étendu à six mois pour le juge judiciaire.
De fait, le décret de juin 2020, s'il présentait l'avantage de définir quelques critères pour l'aménagement du futur portail de communication des décisions, avait aussi pour conséquences immédiate le renvoi aux Calendes d'une réforme devenue de plus en plus "compliquée". Il précisait d'ailleurs, dans son article 9 qu'un arrêté du Garde des Sceaux devait intervenir pour préciser la date à laquelle les décisions de justice seront mises à la disposition du public.
L'absence d'arrêté, obstacle à la loi
Mais le Garde des Sceaux, en fonction pourtant depuis juillet 2020, n'a pas trouvé le temps de prendre cet arrêté. Et il ne trouvait pas le temps, parce que l'affaire était "compliquée". Hélas, l'Open Data ne pouvait entrer effectivement en vigueur sans cet arrêté, et il suffisait donc au Garde des Sceaux de s'abstenir pour faire obstacle à l'application de la loi.
L'association "Ouvre-Boîte" qui exerce son activité dans le domaine de la transparence, a finalement obtenu, cinq ans après la loi Lemaire, une injonction adressée au ministre de la justice de prendre, dans un délai de trois mois, l'arrêté prévu par le décret.
La décision n'a rien de surprenant, et dans une jurisprudence constante, par exemple un arrêt du 30 décembre 2009, le Conseil d'Etat affirme que "l'exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l'obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi". Dans cette décision, une injonction est prononcée à l'encontre du pouvoir réglementaire qui avait laissé passer un délai de deux ans pour prendre le décret nécessairement au fonctionnement d'un fonds destiné à l'aide à l'enfance. Que penser d'un délai de cinq années pour mettre en oeuvre une procédure de transparence ? De toute évidence, le Conseil d'Etat ne pouvait le considérer comme "raisonnable".
Le Garde des Sceaux bénéficie d'une certain indulgence, car aucune astreinte n'est prononcée. Il lui reste donc à prendre cet arrêté, en s'assurant évidemment que le nom des avocats sera occulté des décisions de justice ainsi diffusées, car le secret professionnel des avocats, c'est sacré. Il ne faudrait tout de même pas pouvoir faire des statistiques sur ceux qui gagnent leurs causes, et ceux qui les perdent. Quoi qu'il en soit, le ministre de la justice comprendra certainement qu'il ne peut continuer à faire obstacle à l'application de la loi. Car la loi est l'expression de la volonté nationale, et notre Garde des Sceaux est très attaché à l'Etat de droit.