Liberté Libertés Chéries reproduit la tribune publiée par Le Monde du 14 octobre 2020.
Liste des signataires :
Pascal Beauvais, Professeur de droit à l'Université de Paris Nanterre, William Bourdon, avocat, Vincent Brengarth, Avocat, Julia Cagé, Professeure d'économie à Sciences Po Paris, Johann Chapoutot, Professeur d'histoire à Sorbonne Université, Thomas Clay, Avocat, Professeur de droit à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), Jacques Commaille, Professeur des Universités émérite de l'ENS Paris-Saclay, Bruno Cotte, Ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, Alain Damasio, écrivain, Xavier Dupré de Boulois, Professeur de droit à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), Didier Fassin, Professeur à l'Institut d'étude avancée de Princeton et au Collège de France, Julian Fernandez, Professeur à l'Université Panthéon-Assas, Jean-Paul Jean, Président de chambre honoraire à la Cour de cassation, Gilles Johanet, Ancien procureur général près la Cour des Comptes, Eva Joly, Avocate, ancienne députée européenne, Christine Lazerges, Professeur émérite de droit de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), Roseline Letteron, Professeur de droit à Sorbonne Université, Marie Lhéritier, Avocate, Daniel Mainguy, Professeur à l'Université de Montpellier, Avocat, arbitre, Filipe Marques, Président de MEDEL, Magistrats européens pour la démocratie et les libertés, Michel Massé, Professeur émérite de l'Université de Poitiers, Raphaële Parizot, Professeure de droit pénal à l'Université de Paris Nanterre, Thomas Piketty, Directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'école d'économie de Paris, Dominique Plihon, économiste, Professeur d'Université émérite, Stéphane Rials, Professeur à l'Université Panthéon-Assas, membre senior de l'Institut universitaire de France, Dominique Rousseau, Professeur de droit public à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), ancien membre du CSM, Jean-Pierre Royer, Historien de la justice, François Saint-Pierre, avocat, Serge Sur, Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas.
Tout est fait pour empêcher
le Parquet national financier
d'exercer normalement son office
Les manœuvres dont
fait l’objet, depuis trois mois, le
Parquet National Financier, méritent que chaque citoyen, chaque personne
soucieuse du bien public et du bon fonctionnement de la démocratie, s’attache à comprendre, à analyser et à dénoncer l’épisode
qui est en train de se jouer sous ses yeux.
Disons-le d’emblée : l’Histoire
de cette histoire est déjà écrite et nul n’y
pourra rien. Elle est celle d’une
tentative supplémentaire et désespérée, de certains titulaires provisoires du
pouvoir exécutif pour déstabiliser et mettre au pas une institution judiciaire
dont ils n’ont jamais admis qu’elle pût, de
façon indépendante, travailler et parfois, au gré des affaires, contrarier
leurs intérêts immédiats. Ceux qui s’y
fourvoient en paieront tôt ou tard le prix, symbolique, devant le juge le plus
intransigeant de tous : notre mémoire collective qui n’a
pas oublié, plus de vingt ans après, l’hélicoptère
envoyé dans l’Himalaya ou le
commissaire de police refusant de suivre un juge lors d’une
perquisition.
De quoi est-il
question aujourd’hui ?
Avant tout, d’un procès pour corruption qui doit se tenir en novembre
prochain devant le tribunal correctionnel de Paris, lors duquel seront jugés un
ancien président de la République, son avocat et un haut magistrat. Tout est
fait, depuis plusieurs mois, pour empêcher le Parquet National Financier, qui
doit soutenir l’accusation dans cette
affaire, d’exercer normalement son office.
Ainsi, fin juin, il était révélé qu’une
enquête avait été ouverte et conduite, à partir de 2014, pour débusquer la
« taupe » qui aurait permis à Maître Thierry Herzog d’apprendre
que lui et Nicolas Sarkozy étaient tous deux placés sur écoutes dans le cadre
de cette affaire de corruption et que cette enquête avait permis la collecte
des relevés téléphoniques des correspondants de Maître Herzog le jour des
faits, majoritairement des avocats. Entendons-nous bien, et apprécions l’habile renversement permis par cette opportune
publication : la polémique qui allait naître ne découlait pas de ce que des
individus placés sur écoutes en aient été informés, elle consistait en la mise
en œuvre, de façon pourtant tout à fait légale, de techniques d’enquête
propres à identifier le mystérieux informateur.
Deux gardes des
Sceaux successifs ont choisi d’instrumentaliser
ce vague parfum de scandale. Nicole Belloubet a diligenté une première
inspection de fonctionnement, sans doute la première du genre à s’intéresser
au fond d’une enquête pénale, et à permettre
au pouvoir exécutif de porter une appréciation sur des investigations décidées
par des magistrats. Le rapport a été remis le 15 septembre dernier et il en est
résulté que rien, dans la conduite de cette enquête, ne relevait de l’illégalité ni de la violation des droits. Pourtant,
trois jours plus tard, Eric Dupond-Moretti, à peine nommé, a décidé de
déclencher une nouvelle enquête, dite administrative (c’est-à-dire
à vocation disciplinaire), contre les deux magistrats qui avaient dirigé l’enquête sur la taupe et contre leur supérieure
hiérarchique, en les désignant nominativement à la vindicte dans un communiqué
de presse – procédé à ce jour inusité et qui ne masque pas la volonté d’humilier et de salir.
Ancien ténor du barreau, devenu baryton et ministre,
cherchant les moyens de contrôler le PNF
Air de Scarpia : Tre sbirri una carozza, Tosca, Puccini, acte 1
Ruggiero Raimondi, 1992, Orchestre de la RAI, direction Z. Mehta
La prochaine étape
La prochaine étape
n’est douteuse que pour les naïfs :
la défense, soufflant sur les braises d’un feu complaisamment
allumé par des amis pyromanes, sollicitera évidemment le dépaysement du
dossier, la récusation du tribunal ou le renvoi de l’affaire,
de sorte que le procès ne puisse se tenir. Et, si d’aventure
le tribunal faisait preuve de cette coupable obstination à faire ce pour quoi
il est payé, c’est-à-dire juger,
toutes les conditions seraient réunies pour que ce procès devienne, par un
étrange dérèglement des sens, celui du Parquet National Financier et de cette
justice forcément partiale.
Il convient de
mesurer les conflits d’intérêts
majeurs dans lesquels se trouve l’actuel
garde des Sceaux lorsqu’il décide
de saisir à nouveau l’inspection
dans une telle affaire : ils sont au nombre de trois. D’abord,
son aversion de principe, maintes fois répétée, contre le Parquet National
Financier, dont plusieurs succès ont signé ses échecs : il n’a
cessé de fustiger les « chefs d’orchestre
de la morale publique » à la « férocité insupportable ». Le
deuxième conflit, frappant, accablant, découle de ce qu’il
a lui-même fait l’objet des
investigations du PNF dans l’enquête en
question, puisqu’il faisait partie des interlocuteurs de Maître Herzog le jour
où celui-ci a visiblement appris qu’il faisait
l’objet d’une
écoute téléphonique. Eric Dupond-Moretti a stigmatisé, tout en nuances,
« des méthodes de barbouzes » et prétendu, contre l’évidence
juridique absolue, que ces investigations étaient illégales. Pire, il a déposé
une plainte contre le parquet, dont le retrait depuis lors n’efface
évidemment pas le parti pris très unilatéral qu'il
avait alors manifesté. Le troisième conflit d’intérêt
du ministre est constitué par l’amitié qui
le lie à Maître Herzog, avec lequel il vient de passer du temps cet été sans
voir le problème, et qui est très directement intéressé par les conséquences
des inspections sur son procès à venir.
Il suffit de
confronter ces constats aux conclusions très claires de la première inspection
pour saisir combien l’attitude
du ministre surgit des conflits de l’avocat.
Quelle démocratie scrupuleuse peut accepter une telle privatisation de la
décision politique ?
La stratégie de
diversion déployée ces derniers jours ne fait que mettre en lumière son absence
de réponse sur le fond du problème : les accusations de corporatisme
distillées contre des magistrats qui défendent pourtant en l’occurrence
des principes qui nous concernent tous, l’opportune
annonce de l’augmentation du budget de la
justice, la nomination d’une
avocate à la tête de l’école nationale de la magistrature n’ôteront rien au fait
qu'un ministre utilise ses fonctions
pour déstabiliser grandement une institution qu’il
a pour mission de protéger, non pas au bénéfice des magistrats mais à celui de
la société tout entière.
En juillet 2019,
on s’en souvient, la précédente garde
des Sceaux avait ordonné une enquête administrative visant le magistrat
parisien Eric Alt pour son engagement au sein de l’association
Anticor et, déjà, il n’y avait
pas l’ombre d’une
faute à lui reprocher. Un an plus tard, la ministre d’alors
avait bien dû se résoudre à ne donner aucune suite à cette affaire. Mais le
mal, bien sûr, était fait. Il en va ainsi des « procédures
bâillons » : la conclusion compte moins que l’intimidation
engendrée par la procédure elle-même et son cortège d’ennuis
associés, qui découragent ceux qui en font l’objet et
intimident tous les autres. Décidément, le message est clair : il ne fait
pas bon s’attaquer à la corruption lorsqu’on est magistrat.
Un aveu
Acculé, Eric
Dupond-Moretti vient d’annoncer qu’il s’en remettrait au premier ministre pour
décider des suites de l’enquête administrative. En creux, c’est bien d’un aveu
qu’il s’agit : une telle procédure n’est prévue qu’en matière de conflits
d’intérêts… Mais la manœuvre est grossière, qui permet de maintenir le bâillon
tout en donnant les apparences de l’ouverture. Personne n’en sera dupe :
la concession ne vise qu’à relégitimer une inspection déclenchée dans des
conditions telles qu’elle a déjà valu trois plaintes au ministre devant la cour
de justice de la République.
L’égalité devant
la justice, à laquelle le Parquet National Financier contribue de façon
éminente, est une conquête précieuse de la République. Elle est le ferment de
la confiance qu’accordent les
citoyens à leurs juges, et un des gages de leur attachement à la loi commune.
Chacun devrait donc avoir en tête et à cœur, à la place qui est la sienne, de
la conforter plutôt que de la sacrifier sur l’autel
d’intérêts que l’on
ne comprend que trop.
Sur l'indépendance des juges : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1D