« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 19 juin 2020

Eliane Houlette, victime de Fake News

Le 10 juin 2020, Eliane Houlette, ancienne Procureur de la République Financier. était entendue à l'Assemblée nationale par la Commission d'enquête parlementaire sur les obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire. A ce moment, ses propos n'ont guère suscité qu'un intérêt poli, jusqu'à ce que Marc Leplongeon, dans Le Point, fasse état de cette audition, en mentionnant que le Procureur assurait avoir "subi des pressions".

Depuis la publication de cet article, les responsables des Républicains, du moins ceux qui font partie du dernier carré de fidèles de François Fillon, se déchaînent dans les médias. Bruno Retailleau affirme sur Twitter : "Il fallait détruire le candidat Fillon et tout a été mis en oeuvre pour cela". Quant à Eric Ciotti, il "demande à E. Macron la saisine du CSM et à N. Belloubet de saisir le parquet pour qu'il ouvre une enquête judiciaire pour forfaiture". On pourrait citer une multitude d'interventions tout aussi nuancées. Leurs auteurs ont pour trait commun de ne pas avoir écouté les propos d'Eliane Houlette, ou de ne pas les avoir compris, ou encore de les avoir volontairement déformés.

Les réseaux sociaux jouent ensuite leur rôle de diffusion de l'"information", et chacun sera bientôt convaincu du bien-fondé de ces critiques, sans ressentir le besoin d'aller regarder l'audition de l'ancienne responsable du PNF. D'une certaine manière, l'affaire est exemplaire car elle fait de nous les témoins privilégiés du processus de création des "Fake News".


L'absence de pressions de l'Exécutif



Revenons donc à la réalité des choses, c'est-à-dire aux propos effectivement tenus par Eliane Houlette. Elle affirme d'abord : "D'emblée je dois vous dire qu'aucun des quatre Garde des sceaux qui se sont succédé de 2014 à 2019 (j'ai quitté mes fonctions le 30 juin 2019), ou leurs collaborateurs immédiats, ne m'a interrogée ou ne m'a incitée à agir ou à ne pas agir dans des dossiers particuliers". Aucune pression de l'Exécutif et les poursuites contre François Fillon ne sont pas le fait d'un "Cabinet noir" présidé par le Président de la République de l'époque ou son Premier ministre.


Politique pénale et action publique



Les pressions évoquées par Madame Houlette sont moins visibles car elles viennent de l'intérieur de l'institution judiciaire : "La pression que j'ai pu ressentir (...) s'est manifestée de manière plus indirecte ou plus subtile à travers le rôle du parquet général, dans le contrôle de l'action publique du PNF".  Rappelons que le procureur de la République, en l'espèce le Procureur financier, est seul compétent pour exercer l'action publique. Mais il est placé en position de subordination hiérarchique vis-à-vis du Procureur général qui diffuse des instructions générales destinées à assurer la mise en oeuvre de la politique pénale et qui peut aussi faire des demandes de "rapports particuliers" pour s'informer sur les affaire en cours. Ce sont précisément ces demandes d'informations qui, selon Madame Houlette, " peuvent constituer une entrave à l'indépendance". Elle évoque ensuite, les affaires mettant en cause des personnalités politiques, et l'on songe évidemment à François Fillon, qui l'ont contrainte à répondre souvent à plusieurs demandes de précisions par jour et à rédiger une multitude de rapports extrêmement précis sur la procédure en cours.

On peut s'interroger sur la nécessité d'une information aussi large et précise. Le procureur général a-t-il besoin de ces informations détaillées et communiquées en temps réel, alors qu'il n'a pas vraiment "intérêt à en connaître", sa fonction consistant à mettre en oeuvre la politique pénale ? La question mérite d'autant plus d'être posée que le parquet financier a une compétence nationale alors qu'il est placé sous l'autorité du procureur général compétent dans le ressort de la Cour d'appel de Paris. Autrement dit, le procureur général demande des informations sur des faits qui ne concernent pas son ressort. Certes, l'affaire Fillon, est du ressort de la Cour d'appel de Paris, mais il n'en demeure pas moins que le procureur financier est fondé à s'interroger sur les raisons profondes de ces perpétuelles demandes d'informations extrêmement précises  : "Le problème est moins dans ces interventions que dans le doute qu'il laisse planer".


La Justice châtiant l'injustice. Nattier. 1737

Un choix de procédure



On comprend alors que les relations entre le Parquet financier et le procureur général sont institutionnellement délicates. Et précisément, l'affaire Fillon a mis en lumière ces difficultés. Les "pressions" évoquées par Eliane Houlette n'ont absolument rien à voir avec les faits qui étaient reprochés à François Fillon, ni avec la qualification de ces faits en abus de biens sociaux (salaires versés par la Revue des deux mondes) ou en détournements de fonds publics (emploi fictif d'assistante parlementaire). Sur ce point, personne n'a contesté l'enquête menée par le PNF.

La seule divergence résidait dans le choix procédural qu'il convenait de faire à l'issue de l'enquête préliminaire. Dans ce cas, le procureur de la République a le choix entre deux options.

Il peut choisir la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel. C'est la procédure utilisée dans plus de 90 % des affaires correctionnelles lorsque les faits sont avérés, et la personne comparaît alors directement devant le juge. Estimant que les faits étaient effectivement avérés, Eliane Houlette, sensible au principe d'égalité des citoyens devant la loi, envisageait une citation directe.

Le parquet général préférait, quant à lui, l'ouverture d'une information judiciaire, c'est-à-dire la saisine d'un juge d'instruction. Et il n'a pas manqué de le faire savoir à Eliane Houlette lors d'une réunion dont elle fait état lors de son audition. Il n'est pas surprenant qu'elle ait vécu cette intervention comme une pression, car le procureur général opérait une confusion troublante entre la politique pénale qu'elle est chargée de mettre en oeuvre, et l'action publique qui relève du seul procureur financier. Or le choix entre la citation directe de François Fillon devant le tribunal correctionnel et la saisine d'un juge d'instruction relève, à l'évidence, de la compétence exclusive du procureur de la République, en l'occurrence le procureur financier.

Voilà donc les "pressions" dont fait état Eliane Houlette. Et c'est à ce niveau que l'on voit se développer les Fake News.


Une "pression" favorable à François Fillon



Car la pression du procureur général en faveur de la saisine d'un juge d'instruction ne jouait pas contre François Fillon mais en sa faveur. Dès lors que le dossier était transmis, non pas à un, mais à trois juges d'instruction, l'homme politique gagnait du temps, élément très précieux pour la personne mise en examen dans une affaire pénale. Ses avocats voyaient s'ouvrir devant eux une longue période durant laquelle ils pourraient développer les arguments de la défense, user de toutes les voies de recours possibles contre les actes d'instruction, utiliser la presse autant que possible. Contrairement à ce qui est affirmé par les représentants des Républicains, les "pressions" subies par Eliane Houlette étaient donc en faveur de François Fillon. Gageons que le procureur général de l'époque entendait "ne pas insulter l'avenir". François Fillon n'était-il pas présenté comme le candidat susceptible de faire gagner la droite aux présidentielles de 2017, alors que le président Hollande décidait de ne pas solliciter un second mandat  ?

Le parquet financier a finalement décidé, plus tard, de transmettre le dossier à trois juges d'instruction. Eliane Houlette explique que ce choix était devenu nécessaire en raison de la loi sur la prescription qui allait entrer en vigueur, des faits délictueux réalisés sur une longue durée risquant alors de demeurer impunis. Là encore, le choix était d'ordre procédural.

Il est tout de même pour le moins curieux de voir le ban et l'arrière-ban des Républicains faire dire à Eliane Houlette rigoureusement le contraire de ce qu'elle dit. Il suffit pour s'en convaincre d'aller effectivement l'écouter, mais qui a effectivement fait cette démarche ? Nul doute que cette paresse soit le moteur immobile des Fake News.


Les effets de l'interim



Ceux qui iront entendre Eliane Houlette s'apercevront aussi qu'elle ne dit nulle part avoir souhaité choisir son successeur chargé d'assurer l'interim des fonctions de procureur financier. Elle a simplement souhaité qu'il n'y ait pas d'interim, et que son successeur soit directement nommé. Elle connaissait en effet les risques de l'interim, risques notamment de classement sans suite de certaines affaires, avant que soit nommé le nouveau procureur financier. Ses craintes étaient-elles fondées ? On l'ignore en l'absence de véritable enquête menée notamment par la presse d'investigation.

Mais il est tout à son honneur de souhaiter que l'institution dont elle a été la première responsable continue d'exercer ses fonctions avec la même puissance, et avec le même succès. Car Eliane Houlette a su faire du Parquet financier une institution essentielle de la République, une institution qui, pour la première fois dans l'histoire, a pu lutter efficacement contre la corruption et la fraude fiscale. Et si c'était finalement ce succès que certains lui reprochent ?



lundi 15 juin 2020

La liberté de manifester garantie, au profit de l'Exécutif

Dans une ordonnance rendue le 13 juin 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi par la Ligue des droits de l'homme et différents syndicats, suspend l’exécution de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 interdisant les rassemblements de plus de dix personnes dans l'espace public. Il rappelle que la liberté de manifester est une "liberté fondamentale" et que l'interdiction de son exercice sur la voie publique ne peut reposer sur le risque sanitaire que si les "mesures barrières" ne sont pas respectées, ou si le cortège est susceptible de réunir plus de 5000 personnes. Le droit a immédiatement été modifié, et un décret du 14 juin 2020 précise que les manifestations sont autorisées par le préfet du département si les conditions de leur organisation sont propres à garantir le respect de ces conditions.

 

La décision a été saluée avec enthousiasme par certains commentateurs et même par certains organisateurs de cortèges, qui considèrent désormais que le droit de manifester peut s'exercer totalement librement. Le Monde affirme ainsi que "les rassemblements de moins de 5000 personnes, interdits dans le cadre de l'état d'urgence, sont de nouveau autorisés".

 

Sans doute aurait-il été utile de lire la suite de la phrase. Car si le juge des référés suspend l'article 3 du décret du 31 mai 2020, c'est seulement en tant qu'il "s'applique aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L.211-1 du code de la sécurité intérieure". Et précisément, l'article L 211-1 organise le droit commun du régime de la liberté de manifestation.

 

 

Deux régimes distincts

 

 

De fait, le juge des référés reconnaît l'existence de deux régimes distincts, ce qui d'ailleurs s'inscrit parfaitement dans le droit positif. D'une part, le régime de droit commun initié par le décret-loi du 23 octobre 1935, est aujourd'hui codifié par le code de la sécurité intérieure et plus précisément son article L 211-1. Il met en place un régime déclaratoire qui impose aux organisateurs du rassemblement de faire connaître aux autorités de police (le maire ou le préfet de police selon les cas) leur nom, l'objet de la manifestation, son itinéraire et les mesures prévues pour garantir l'ordre. D'autre part, le décret du 31 mai 2020, modifié le 14 juin, prévoit, quant à lui, un régime dérogatoire fondé sur l'état d'urgence sanitaire. Cette fois, le principe est celui de l'interdiction des rassemblements de plus de dix personnes, sauf exception lorsque le cortège compte moins de 5000 participants parfaitement respectueux des gestes barrières, et surtout lorsque ses organisateurs ont pris soin de respecter la procédure de droit commun en déclarant le rassemblement.

 

Le juge des référés indique ensuite la manière dont doit s'articuler le régime de droit commun de déclaration préalable avec le régime spécial reposant, lui, sur un principe d'interdiction. Il affirme qu'une manifestation déclarée sur le fondement de l'article L 211_1 du code de la sécurité intérieure ne peut être interdite sur la base de l'état de l'état d'urgence, dès lors qu'elle respecte le plafond des 5000 participants et les gestes barrières. Cette interprétation permet au juge des référés du Conseil d'Etat d'apparaître comme le protecteur de la liberté de manifester, tout en plaçant les organisateurs de rassemblements dans une situation délicate, et l'Exécutif dans une position confortable.



Manifestation respectant la "distanciation sociale"

Voutch. Les joies du monde moderne. 2015

 

 

La position confortable de l'Exécutif

 

 

Nul n'ignore en effet que les organisateurs d’une manifestation ont généralement une certaine tendance à exagérer quelque peu, et même beaucoup, le nombre de participants. S'ils annoncent en attendre plus de 5000, ils se retrouvent dans le régime de l'état d'urgence sanitaire, c'est-à-dire dans la régime d'interdiction, quand bien ils auraient pris la précaution de déclarer la manifestation et de prévoir des masques.

 

Quant à l'Exécutif, il conserve un usage confortable du régime d'interdiction pour les rassemblements les plus nombreux, ce qui était sans doute son souhait. Ceux de moins de 5000 personnes n'intéressent pas grand monde en effet, et on peut les autoriser sans risque sérieux de débordements et surtout sans qu'ils suscitent un véritable débat politique. Disons-le franchement, une manifestation de moins de 5000 personnes est actuellement un échec pour les organisateurs, et c’est finalement un bon choix de l’autoriser, puisqu’elle révèle surtout la faiblesse du mouvement.

 

Le juge des référés a d'ailleurs pris la précaution d'affirmer que ces manifestations de plus de dix et de moins de 5000 personnes ne peuvent être interdites, "sauf circonstances particulières", formulation qui laisse à l'Exécutif la possibilité d'interdire le rassemblement en invoquant des difficultés spécifiques dans le maintien de l'ordre public.

 

Il reste toutefois à s'interroger sur la mise en oeuvre de cette nouvelle organisation juridique. Imaginons, par exemple, que les participants à une manifestation de moins de 5000 personnes ne respectent pas les gestes barrières. Ils risquent alors de voir arriver les forces de l'ordre qui verbaliseront pour non-respect des règles imposées par l'état d'urgence sanitaire, alors même que la manifestation a été déclarée sur le fondement du code de la sécurité intérieure. Les éventuels recours conduiront les juges à s'interroger sur la nature juridique de l'opération. Une manifestation déclarée peut-elle s’analyser comme un "rassemblement" de plus de dix personnes au sens de l’état d’urgence sanitaire ? La réponse à cette question risque de se révéler délicate et de mettre à l'épreuve les commentateurs.

 

 

 

 

dimanche 14 juin 2020

L'appel au boycott, élément de la liberté d'expression

Dans un arrêt Baldassi et autres c. France du 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), déclare que la condamnation pénale de militants ayant appelé au boycott de produits importés d'Israël viole leur liberté d'expression.


La campagne BDS



En juillet 2005, une campagne internationale intitulée "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" (BDS) a été lancée par des ONG palestiniennes. Elle s'appuie sur l'avis consultatif de la Cour internationale de justice rendu le 9 juillet 2004, selon lequel « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ». La campagne BDS se présente alors comme  un  " appel au boycott, aux sanctions et aux retraits des investissements contre Israël jusqu’à ce qu’il applique le droit international et les principes universels des droits de l’homme". En France, l'appel au boycott fut relayé par différentes associations réunies dans un Collectif Palestine 68. Ils contestent en particulier le fait qu’Israël exporte des produits issus des colonies juives en Cisjordanie en les faisant passer pour des produits issus de son territoire internationalement reconnu, ce qui leur confère les mêmes avantages douaniers que les produits israéliens.

En 2009 et 2010, des membres de ce Collectif organisent différentes actions dans un supermarché de la région de Mulhouse. Ils invitent les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. L'action se déroule sans violence ni dégâts et le supermarché ne porte pas plainte. La Licra, Avocats sans frontières, l'Association France-Israël et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme ont, quant à eux, porté plainte, estimant que l'appel au boycott constitue une provocation à la discrimination, délit réprimé par l'article 24 al. 8 de la loi du 29 juillet 1881. Si le tribunal correctionnel de Mulhouse relaxe les requérants, il n'en est pas de même de la Cour d'appel de Colmar qui considère que l'appel au boycott appelle les consommateurs "à ne pas acheter ces marchandises en raison de l’origine des producteurs ou fournisseurs". Les intéressés sont donc condamnés à une amende de 1000 € avec sursis, à laquelle il faut ajouter 1000 € (in solidum) à verser aux associations parties civiles à titre de réparation. La Cour de cassation confirme cette sentence le 20 octobre 2015.


Une ingérence dans la liberté d'expression



Devant la CEDH, les plaignants invoquent une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Or une ingérence dans cette liberté, selon les termes mêmes de l'article 10, ne peut être admise que si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un "but légitime" et "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, la CEDH admet rapidement que la condamnation des requérants était "prévue par la loi", ce qui n'était d'ailleurs pas contesté.

Elle admet aussi l'existence d'un "but légitime", dès lors qu'il existe un droit des producteurs ou fournisseurs d'accéder à un marché. Sur ce point, la discussion juridique aurait sans doute pu être davantage élaborée. S'il est vrai que le droit d'accéder à un marché constitue un élément essentiel du droit de la concurrence, il n'en demeure pas moins qu'il doit s'exercer conformément au droit positif. Or, le fait de faire passer des produits issus des territoires occupés pour des produits israéliens, en les faisant bénéficier des droits de douane accordés à ce pays n'est pas nécessairement une pratique licite en droit international.

La CEDH ne s'attache pas à cette question, sans doute parce qu'il dispose d'un cas plus simple de violation de l'article 10. Elle considère en effet que la condamnation des plaignants pour avoir procédé à un appel au boycott n'est pas "nécessaire dans une société démocratique".

Elle peut en effet s'appuyer sur une jurisprudence déjà ancienne, et rappelée notamment dans l'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015. Pour la CEDH en effet, la liberté d'expression "vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent". La société démocratique impose donc le pluralisme des courants d'opinion, et le respect de l'opinion d'autrui.

Pour qu'une restriction à la liberté d'expression conforme à l'article 10 de la Convention, il faut qu'elle réponde à une "nécessité impérieuse dans une société démocratique", ce qui conduit la Cour à s'interroger sur l'appel au boycott. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une modalité d'expression protestataire, et qu'elle présente la caractéristique d'appeler à un traitement différencié. Mais un traitement différencié s'analyse-t-il nécessairement comme un appel à la discrimination, à la haine ou à l'intolérance ? C'était la position sans nuances défendue par le gouvernement français et par les associations parties civiles. La Cour européenne, et il convient de noter que la Ligue des droits de l'homme est intervenue à l'instance en ce sens, refuse précisément cet amalgame.


Campagne de boycott des Oranges Outspan, 1975


Le précédent de l'arrêt Willem



Elle est ainsi conduite à préciser sa jurisprudence Willem c. France du 10 décembre 2009. Les faits remontaient à 2002, date à laquelle le maire de Séclin déclarait, lors d'une réunion du Conseil municipal, avoir demandé aux services de restauration de la ville de boycotter les produits israéliens, afin de protester contre la politique menée par le premier ministre israélien à l'égard des Palestiniens. Il avait alors été condamné, lui aussi à 1000 € d'amende avec sursis, pour provocation à la discrimination.

Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs devant la CEDH, les faits de l'arrêt Baldassi ne sont pas identiques à ceux de l'affaire Willem. La personne condamnée pour incitation à la discrimination est un élu qui représente l'ensemble de la commune. Il se doit de respecter un certain devoir de réserve dans les actes qui engagent la collectivité locale et, gérant les fonds de la commune, ne doit pas inciter à la dépenser de manière discriminatoire. En l'espèce, la décision du maire de Séclin avait été publiée sur le site internet de la commune, mais n'avait donné lieu à aucun débat ni à aucune délibération du Conseil municipal.

Dans l'affaire Baldassi au contraire, les condamnés sont de simples citoyens, astreints à nulle obligation de réserve. Leur influence sur les clients d'un supermarché est d'une intensité bien moindre que celle d'un maire sur les services de sa commune. Leur action n'intervient pas, comme dans l'affaire Willem, en dehors de tout débat. Au contraire, elle a pour but de le susciter parmi les consommateurs, de les mettre devant un choix qui leur appartient pleinement. L'action de M. Baldassi et des autres requérants s'inscrit donc pleinement dans le cadre du débat d'intérêt général, et plus précisément dans le débat politique que la Cour protège avec une vigilance particulière. Leur condamnation n'est donc pas "nécessaire dans une société démocratique" et emporte une ingérence excessive dans leur liberté d'expression.

La CEDH met ainsi un terme à une pratique des tribunaux français qui avait d'ailleurs été largement encouragée par une circulaire du directeur des affaires criminelles et des grâces du 12 février 2010. Au nom des nécessités de politique pénale, il incitait les procureurs généraux à poursuivre ces appels au boycott, ou à expliquer "de manière détaillée" d'éventuelles décisions de classement sans suite. Autant dire que la volonté de l'Exécutif n'était pas totalement étrangère à ces poursuites, même si les tribunaux correctionnels ont parfois refusé de s'y soumettre.


Une action protestataire licite


De fait, la CEDH réintroduit l'appel au boycott parmi les actions protestataires licites. La jurisprudence française, en effet, conduisait à considérer que tout appel au boycott conduisait à un traitement différencié entre les entreprises actives sur un marché, et s'analysait donc comme une discrimination. Autant dire qu'il était devenu une pratique illicite en droit français, alors même que, quarante ans plus tôt, une grande partie de l'opinion, à commencer par les associations de protection des droits de l'homme, pensait que l'appel au boycott des produits d'Afrique du Sud était un instrument de protestation parfaitement légitime. En appelant à boycotter les oranges Outspan, on avait alors l'impression de lutter efficacement contre l'Apartheid.

Au delà de cette réintroduction de l'appel au boycott dans le champ des actions militantes, la CEDH, de manière plus indirecte, va à l'encontre d'une tendance qui consiste à considérer que toute critique de la politique israélienne doit être sanctionnée comme discriminatoire, le spectre de l'antisémitisme planant toujours dans le prétoire. Un tel amalgame conduit à empêcher tout discussion, à geler tout débat politique, et précisément, la Cour nous rappelle que le débat politique est, en soi, un débat d'intérêt général. Et l'appel au boycott en fait partie.




mercredi 10 juin 2020

L'aide à l'enfance sanctionnée par la CEDH

Marina S., âgée de huit ans, est décédée en août 2009 à la suite des tortures et sévices infligés par ses parents, mauvais traitements qui avaient commencé alors qu'elle n'avait pas encore trois ans. En juin 2012, les parents furent condamnés chacun à trente ans d'emprisonnement.


L'aide à l'enfance



Mais l'affaire ne s'est pas arrêtée à ce procès pénal car la question de la responsabilité de l'Etat était posée. C'est précisément le sens de la décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 4 juin 2020, Association Innocence en danger et association Enfance et partage c. France

La protection de l'enfance constitue aujourd'hui un droit des personnes. Dans l'arrêt O'Keeffe contre Irlande du 28 janvier 2014, la Cour énumère ainsi toute une série de recommandations du Conseil de l'Europe dans ce domaine. Surtout, la Convention d'Istanbul du Conseil de lEurope sur la prévention et la lutte contre la violence à légard des femmes et la violence domestique définit précisément comme violence domestique, celle qui "survient entre des parents et des enfants". Ce traité a été ratifié par la France le 4 juillet 2014 et est entrée en vigueur le 1er novembre suivant. La CEDH n'a pas hésité, dans une décision Balsan c. Roumanie du 23 mai 2017, à s'appuyer directement sur cette convention pour sanctionner les carences d'un Etat dans le cas de violences conjugales.

En droit français, la protection de l'enfance repose sur l'article 375 du code civil : "Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public". L'aide à l'enfance repose donc sur une coopération entre les services rattachés aux président du conseil général et la justice.

La procédure judiciaire se traduit par la saisine du procureur de la République. Dès la première année scolaire de Marina. S, en 2007-2008, ses professeurs ont constaté diverses lésions sur son visage et sur son corps et ont immédiatement soupçonné des actes de maltraitance. Le médecin scolaire fut alerté, et, en 2008, la directrice adressa un "signalement au titre de la protection de l'enfance" au procureur de la République. Une enquête préliminaire fut ouverte, mais le parquet classa le dossier, estimant qu'aucune infraction n'était "caractérisée", l'enquête n'ayant rien révélé de suspect.

Sur le plan administratif, une "information préoccupante" fut transmise par le directeur de l'école aux services de l'aide à l'enfance de la Sarthe. Après une visite à la famille, les agents de ces services n'observèrent rien d'inquiétant, et les rapports furent classés, en attendant d'autres visites prévues à la rentrée 2009. Hélas, Marina est morte avant ces nouvelles visites, sous les coups de ses parents.


Les enfants foutez-leur la paix. Pierre Perret 1977


L'intérêt à agir des associations



La condamnation des parents étant intervenue en 2012, on pouvait s'interroger sur la personne compétente pour engager la responsabilité de l'Etat, les frères et soeurs de l'enfant étant trop jeunes et placés en famille d'accueil. Deux associations, "Enfance et partage" et "Innocence en danger" ont donc décidé d'introduire le recours, faisant ainsi valoir les droits de Marina S. post mortem.

La CEDH admet qu'un recours soit introduit devant elle au nom d'une personne vulnérable qui n'est pas en état de donner pouvoir à ceux qui agissent en son nom. Tel était le cas dans l'arrêt du 17 juillet 2014 Valentin Campeanu c. Roumanie, un jeune Rom handicapé et atteint du Sida étant décédé sans proches connus et sans que l'Etat roumain lui ait jamais désigné un représentant légal. La Cour avait donc déclaré la requête recevable, en tenant compte de la vulnérabilité de l'intéressé et du fait qu'il n'existait aucune opposition d'intérêt entre le représentant et le représenté.

Marina S. était évidemment une personne vulnérable, incapable de saisir un juge en raison de son âge. Aucun de ses proches, frères et soeurs, n'était en mesure de saisir un juge. En revanche, les deux associations requérantes étaient parties civiles durant la procédure pénale, et ont ensuite introduit une action engageant la responsabilité de l'Etat pour le fonctionnement défectueux de la justice. Dans un arrêt du 8 octobre 2014, la Cour de cassation a écarté leur demande, estimant que les dysfonctionnements observés dans cette affaire ne constituaient pas des fautes lourdes au sens de la jurisprudence. De l'ensemble de ces éléments, la CEDH déduit que les associations n'ont jamais cessé d'exercer les droits de la partie civile et que les circonstances permettent de leur attribuer la qualité de "représentantes de facto" de Marina S.

Un désastre judiciaire et administratif


Sur le fond, la Cour condamne la France sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Elle estime que le premier signalement effectué par la directrice de l'école en juin 2008 a déclenché l'obligation des autorités de procéder à des investigations pour apprécier l'existence d'actes de maltraitance. Certes, le procureur a été rapidement saisi, mais la suite des évènements est marquée par une succession de dysfonctionnements : une enquête commencée très tard, des institutrices qui n'ont pas été entendues pas plus d'ailleurs que le père de l'enfant, l'absence d'intervention d'un psychologue lors de l'audition de Marina, etc. Quant aux services de l'Aide sociale à l'enfance, ils se sont limités à faire une visite à la famille, alors que l'enfant était hospitalisée et que les médecins avaient signalé leurs interrogations sur l'existence d'actes de maltraitance.

Ce désastre aussi bien judiciaire qu'administratif conduit la CEDH à constater une violation de l'article 3 de la Convention. La décision n'est certes pas une surprise, mais elle suscite plusieurs interrogations sur le droit français.

D'une part, il est évidemment que l'aide à l'enfance fonctionne mal en raison des défauts d'articulation entre son pôle judiciaire et son pôle administratif. Il ne fait aucun doute que la petite Marina S. a été victime, non seulement des coups de ses parents, mais aussi d'un système bureaucratique qui n'a pas su entendre les appels des enseignants.

D'autre part, sur un plan plus juridique, on peut s'interroger sur l'attachement indéfectible de la Cour de cassation à la faute lourde en matière de responsabilité du service public de la justice, alors même qu'elle tend à céder dans bien d'autres domaines. Cette survivance apparaît aujourd'hui totalement inadaptée à une situation dans laquelle une succession de dysfonctionnements peut conduire à la mort d'un enfant. Un tel blocage de la jurisprudence risque de susciter des soupçons, car la Cour de cassation pourrait être accusée de vouloir protéger un service public judiciaire qui est dans un état de délabrement tel que les dysfonctionnements ne peuvent manquer de se produire. Mais la Cour européenne, de toute évidence, n'entend pas laisser les choses en l'état.





samedi 6 juin 2020

Quand le Conseil constitutionnel réécrit l'article 38

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 mai 2020 suscite une immense surprise parmi les commentateurs. Il déclare en effet qu'à l'issue du délai d'habilitation d'une ordonnance de l'article 38, ses dispositions intervenues dans les matières qui sont du domaine législatif "doivent être regardées comme des dispositions législatives", même quand aucune loi de ratification n'a été votée. Rappelons que l'article 38 de la Constitution autorise le gouvernement, "pour l'exécution de son programme, à demander au parlement l'autorisation de prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi".

Nul ne s'attendait à ce que l'article 38 de la Constitution soit aussi malmené, ou plus exactement réécrit par le Conseil. Il reconnaît d'ailleurs lui-même, dans le communiqué de presse joint à la décision, que celle-ci a été adoptée "en termes inédits". Mais quels sont ces termes ? Il convient de citer intégralement le passage essentiel de cette décision du 28 mai 2020 : "Conformément au dernier alinéa de l'article 38 de la Constitution, à l'expiration du délai de l'habilitation fixé par le même article 12, c'est-à-dire à partir du 1er septembre 2013, les dispositions de cette ordonnance ne pouvaient plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. Dès lors, à compter de cette date, elles doivent être regardées comme des dispositions législatives".


Les dispositions issues d'une ordonnances ratifiée



En l'espèce, le Conseil était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution de l'article L. 311-5 du code de l’énergie, dans sa rédaction issue d’une ordonnance du 9 mai 2011 portant codification de ce même code, elle-même ratifiée par une loi du 17 juillet 2013. Ces dispositions soumettaient à autorisation administrative toute installation de production électrique, sans prévoir de dispositif de participation du public à la décision. Or l'article 7 de la Charte de l'environnement, elle-même intégrée au bloc de constitutionnalité en 2005, énonce que "toute personne a le droit (...) de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement". Pour mettre un terme à cette irrégularité, une nouvelle ordonnance est intervenue dès le 5 août 2013, relative à la mise en oeuvre du principe de participation du public défini à l'article 7 de la Charte de l'environnement.

Le Conseil constitutionnel déclare logiquement inconstitutionnelles les dispositions du code de l'énergie antérieures à l'ordonnance du 5 août 2013, puisqu'elles portaient atteinte à l'article 7 de la Charte de l'environnement et qu'elles avaient été ratifiées par le parlement.


Le cas de l'ordonnance non ratifiée



Le problème se pose en termes différents pour l'ordonnance du 5 août 2013 qui n'a jamais été ratifiée. Le droit positif semblait pourtant clair.

Pendant la durée de l'habilitation, l'ordonnance est considérée comme un acte réglementaire intervenant dans le domaine de la loi. Tant qu'elle n'est pas ratifiée par le parlement, elle est donc susceptible de recours devant le Conseil d'Etat. On a vu tout récemment que, parmi le nombre impressionnant d'ordonnances prises pour assurer la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire, certaines ont ainsi fait l'objet de demandes de référé. Sur ce point, l'ordonnance se distingue clairement des décrets-lois antérieurs, qui intervenaient à une époque où il n'existait aucun "domaine de la loi", et où cette intervention de l'exécutif était analysée comme une délégation du pouvoir législatif. Aujourd'hui, l'ordonnance demeure un règlement, jusqu'à sa ratification.

L'article 38 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008, semble résoudre le problème des ordonnances non ratifiées en affirmant qu'elles "deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation". Et la nouvelle rédaction ajoute qu'"elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse", mettant fin à une jurisprudence qui tolérait les ratifications implicites, par exemple lorsqu'une nouvelle loi reprenait les dispositions de l'ordonnance non ratifiée (décision du 23 janvier 1987).

Dans le cas présent, un projet de loi de ratification a été déposé à l'Assemblée nationale le 30 octobre 2013 par le Premier ministre de l'époque, Jean-Marc Ayrault. Déposé dans la délai fixé par la loi d'habilitation qui s'achevait le lendemain, il n'a pourtant jamais été débattu, ni retiré. Le Conseil constitutionnel s'appuie alors sur les dispositions de l'article 38 qui énoncent qu'a l'issue de ce délai, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi, du moins dans les matières qui relèvent du domaine de l'article 34 de la Constitution. De ce texte, le Conseil déduit que les dispositions d'une ordonnances non ratifiée "doivent être regardées comme des dispositions législatives", dès lors qu'un projet de loi de ratification a été déposé.

Qui fait la loi en France ?

Une atteinte à la procédure de ratification



La solution pourrait sembler logique, mais elle est loin d'être convaincante. La valeur juridique d'une norme peut-elle est exclusivement définie par celle de la norme qui la modifie ? La question mériterait d'être posée, mais le Conseil ne la pose pas. Surtout, il écarte de facto l'apport de la révision de 2008. Celle-ci préservait en effet les droits du parlement en mettant l'Exécutif devant une alternative simple : soit il faisait ratifier expressément l'ordonnance par le parlement, soit il devait accepter que ses dispositions demeurent réglementaires et donc susceptibles de recours. Aujourd'hui, le Conseil porte délibérément atteinte à la procédure de ratification, procédure qui garantissait les droits du parlement en lui permettant de contrôler la procédure d'édiction des ordonnances, par l'habilitation d'abord, par la ratification ensuite.

La décision du Conseil ne viole pas directement l'article 38, elle le réécrit en lui ajoutant une nouvelle norme selon laquelle les dispositions d'une ordonnance acquièrent valeur législative sous les effets conjugués d'une initiative de l'Exécutif, le projet de loi, et du temps qui passe, la fin du délai d'habilitation. Il est vrai que le Conseil a désormais l'habitude de malmener la Constitution qu'il a pourtant pour mission de protéger. N'a-t-il pas, dans une décision toute récente du 20 mars 2020, écarté purement et simplement l'article 46 pour déclarer conforme à la Constitution la loi organique sur l'état d'urgence sanitaire ? La décision du 28 mai s'inscrit ainsi dans une évolution par laquelle le Conseil s'affranchit de la Constitution, comme s'il réinventait ainsi la théorie du "chiffon de papier".

La première victime de la décision est, à l'évidence, le parlement qui se voit priver du droit de ratifier expressément une ordonnance. On est ici à l'opposé de la révision de 2008 qui se proposait de renforcer les prérogatives du pouvoir législatif. La seconde victime est l'administré qui ne peut plus saisir le juge administratif des dispositions de l'ordonnance et devra se contenter de saisir le Conseil constitutionnel d'une QPC. Mais l'étendue du contrôle n'est pas identique.

Le grand bénéficiaire de l'opération est le gouvernement. Celui-ci peut désormais se borner à déposer un projet de loi de ratification pour l'oublier ensuite, faire en sorte qu'il ne soit jamais débattu, et les dispositions de l'ordonnance finiront pas devenir législatives par sa seule volonté.  Espérons que le parlement saura faire front contre ce genre de pratique et se saisir de ces projets de loi pour en débattre réellement.




mardi 2 juin 2020

La proposition Ciotti, ou comment accroître le "Police Bashing"

Eric Ciotti et un certain nombre de députés LR ont déposé, le 26 mai 2020, une proposition de loi "visant à rendre non identifiables les forces de l'ordre lors de la diffusion d'images dans l'espace médiatique". Elle ne comporte qu'un article unique qui viendrait ajouter un article 35 quinquies à la célèbre loi sur la presse du 29 juillet 1881 : "La diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, de l'image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d'agents des douanes est punie de 15 000 € d'amende et un an d'emprisonnement". Le texte a immédiatement suscité l'inquiétude de ceux qui sont attachés à la liberté d'expression.

On doit pourtant se demander s'il est bien raisonnable d'être inquiet à l'égard d'une proposition dont la rédaction prête plutôt à sourire.

L'article unique parvient en effet à être en totale contradiction avec l'intitulé du texte. Celui-ci se propose de rendre "non identifiables" les forces de l'ordre, ce qui signifie qu'il suffirait de flouter le visage des intéressés pour agir en conformité avec la nouvelle loi. Mais l'article 1er, lui, prohibe la "diffusion de l'image" de tous ceux qui portent l'uniforme. C'est évidemment très différent, car il s'agit cette fois d'empêcher purement et simplement les médias de faire leur métier, en rendant compte de l'action de ceux qui sont chargés de protéger l'ordre public. L'interprétation stricte de l'article 1er, conformément aux règles d'interprétation de la loi pénale, conduirait ainsi à interdire la diffusion du défilé du 14 juillet.


Un amalgame



L'exposé des motifs repose sur une association un peu trop rapide entre la diffusion de l'image  des forces de l'ordre et les violences dont elles peuvent être victimes.

Eric Ciotti et ses co-signataires dénoncent la pratique du "policier bashing" qui, à leurs yeux, se développe dangereusement. Ils s'inquiètent de "la création d'application (sic) comme Urgence violences policières", dont l'objet est de permettre aux citoyens de filmer les interpellations policières, afin de recueillir des "preuves" susceptibles d'être produites en justice. A leurs yeux, "la circulation d'images et de propos injurieux à l'encontre de nombreux policiers ou gendarmes les place dans un climat d'insécurité. Il est devenu fréquent que les policiers ou leurs familles soient menacés, voire même (sic) suivis et agressés jusqu'à leur domicile". La formulation ne laisse aucun doute : la proposition repose sur l'idée que la diffusion d'images des membres des forces de l'ordre entraine un risque élevé d'agression à leur encontre. Pour les empêcher, le plus simple, ou plutôt le plus simplistes, est d'interdire la diffusion de toute image de ces fonctionnaires. Mais les deux types de faits ne sont pas nécessairement liés.


Les violences sur un représentant de l'autorité publique



Les violences sur un représentant de l'autorité publique sont déjà sévèrement réprimées, punies de trois ans de prison et 45000 € d'amende, peine qui peut être alourdie à 5 ans et 75000 € au-delà de huit jours d'arrêt de travail, à 15 ou 20 ans selon la mutilation ou l'infirmité permanente infligée à la victime, voire à 30 ans lorsque ces violences sont commises en bande organisée ou entraînent la mort de la victime. Dans les faits, les peines sont souvent bien moins sévères. Pour avoir agressé deux gendarmes durant une manifestation parisienne des Gilets jaunes, un ancien boxeur a ainsi été condamné à deux ans et demi de prison, dont 18 mois avec sursis et mise à l'épreuve, et une interdiction de séjour à Paris.


 
J'ai embrassé un flic. Renaud. 2015

Le "Policier Bashing"



Dans l'état actuel du droit, la diffusion d'image des membres des forces de l'ordre n'est réprimée que si elle comporte des éléments identifiants. S'il est vrai que quelques textes prévoient une situation dérogatoire pour les agents qui assurent certaines missions bien particulières, le droit commun repose, quant à lui, sur un régime libéral.

Un arrêté du 7 avril 2011 autorise certains services, dont les gendarmes du Groupe d'intervention de la Gendarmerie (GIGN) à exercer leurs fonctions dans l'anonymat, y compris en utilisant une cagoule. Il s'agit de protéger des fonctionnaires qui consacrent une part importante de leur activité à lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, et qui risqueraient des représailles s'ils étaient identifiés. Mais c'est aussi l'intérêt de l'Etat qui est en cause, car les membres du Groupe peuvent être conduits à agir dans la discrétion pour préparer une mission qui pourrait être gravement compromise si leur visage s'affichait sur des sites internet. La réflexion sur ce problème avait débuté très tôt, lorsque les membres du tout jeune GIGN avaient mis fin, en décembre 1994, à la prise d'otages de l'avion Air France immobilisé à Marignane par des membres du GIA. Invités ensuite à l'Elysée par François Mitterrand, ils avaient dû s'y rendre à visage découvert, situation qui avait suscité quelques inquiétudes.

Mais cet anonymat ne concerne que certains services comme le GIGN et le RAID, pour certaines missions bien précises. Pour le reste des forces de police, l'article R. 434-15 du code de la sécurité intérieure précise que "le policier ou le gendarme exerce ses fonctions en uniforme (...) et "se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Il faut donc que l'intéressé soit "identifiable", ce qui ne signifie pas que son nom figure nécessairement sur son uniforme. En droit français, les policiers et gendarmes doivent arborer un numéro de sept chiffres "référentiel des identités et de l'organisation" (RIO), numéro qui permet ensuite de retrouver facilement l'identité de l'intéressé si le besoin s'en fait sentir.

Cette pratique est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt Hristovi c. Bulgarie du 11 octobre 2011, elle a admis que des policiers masqués puissent être déployés pour maintenir l'ordre public ou effectuer une arrestation, à la condition qu'ils arborent un signe distinctif, par exemple un numéro matricule. Celui-ci préserve leur anonymat tout en permettant de les identifier dans l'hypothèse où la conduit de l'opération donnerait ensuite lieu à un recours.


L'équilibre du droit positif



En l'état actuel du droit, il est donc parfaitement possible de filmer des policiers et de diffuser leur image, sans pour autant les rendre individuellement identifiables. In fine, c'est aux services d'inspection et aux juges de lever cet anonymat pour, le cas échéant, diligenter une enquête. Contrairement à ce qu'affirment les signataires de la proposition de loi, le "Police Bashing" n'est pas un phénomène nouveau. Le 14 octobre 2011, le juge des référés, saisi par le ministre de l'intérieur de l'époque, ordonnait déjà aux fournisseurs d'accès de bloquer le site CopWatch, qui publiait des témoignages, des photographies, et même l'identité des membres des forces de l'ordre ainsi repérés. Certains d'entre eux ont été menacés, voire agressés et le juge a donc cru bon d'exiger ce blocage. Il n'est donc pas besoin d'une loi pour empêcher le "Police Bashing", si le juge remplit correctement son office.

Le droit positif assure ainsi un équilibre entre la nécessaire protection de la sécurité des forces de l'ordre et celle de la liberté de presse, voire de la liberté d'expression des simples citoyens qui ont parfaitement le droit de dénoncer d'éventuelles violences policières. Mais leur mission consiste à dénoncer des faits, pas des individus nommément désignés qui ne pourront être mis en examen que par un juge.

Si la règle juridique organise un équilibre satisfaisant, on doit reconnaître qu'il n'est guère respecté. Les policiers répugnent à arborer le RIO et leur hiérarchie, placée sous la pression de syndicats de police, ne les y contraint guère. Sur ce plan, la proposition de loi portée par Eric Ciotti semble répondre exactement aux désirs de ces organisations syndicales. Le raisonnement est simpliste : en supprimant l'image du policier, on supprime en même temps l'élément qui permettait de l'identifier. Tant de naïveté ne peut manquer de surprendre, car le vote d'un texte aussi excessif conduirait tout simplement à accroitre le "Police Bashing", à multiplier fausses informations et rumeurs, et à déconsidérer le travail des forces de l'ordre.