« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 9 mai 2020

Facebook crée sa "Cour Suprême"

Le Covid-19 a certainement empêché sa médiatisation, mais le Conseil de surveillance créé par Facebook commence à fonctionner, à la grande satisfaction de Mark Zuckerberg. On se souvient qu'en 2016, l'affaire Cambridge Analytica avait beaucoup nui à l'image du réseau social, des millions de données personnelles d'utilisateurs ayant été aspirées par cette entreprise de communication politique, ensuite réutilisées pour des compagnes en faveur du Brexit au Royaume-Uni ou de l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis. 

A l'époque, Mark Zuckerberg avait dû faire acte de contrition, afficher sa repentance devant le Congrès, et promettre de mieux protéger les données personnelles. De la même manière, a-t-il dû accepter une certaine remise en cause des algorithmes utilisés pour le filtrage des contenus, le réseau social suspendant sans nuance le compte d'un internaute qui avait osé reproduire "L'origine du monde" de Gustave Courbet, tout en laissant l'auteur de la tuerie de Christchurch diffuser en direct les images d'un attentat qui a fait cinquante et une victimes dans deux mosquées de Nouvelle-Zélande. 


Le droit de Facebook



La création d'un Conseil de surveillance s'inscrit, de toute évidence, dans ce contexte de communication de crise. Mais on ne doit pas s'y tromper. Facebook n'annonce pas qu'il entend désormais se soumettre au droit applicable à ses activités, y compris le droit européen. Il entend, au contraire, créer son propre droit, sorte de Soft Law affiché comme autonome, mais tout de même solidement appuyé sur le droit américain.

En témoigne le fait que cette structure nouvelle est comparée à une "Cour suprême" par Mark Zuckerberg lui-même : "You can imagine some sort of structure, almost like a Supreme Court, that is made up of independent folks who don’t work for Facebook, who ultimately make the final judgment call on what should be acceptable speech in a community that reflects the social norms and values of people all around the world". Elle rendra donc un "final judgment", moins de quatre-vingt-dix jours après que l'internaute ait épuisé les voies de recours internes, pas devant les tribunaux, mais devant les instances mises en place par Facebook lui-même. Quatre-vingt-dix jours, c'est-à-dire trois mois, délai relativement court pour une juridiction, mais immense si l'on considère qu'il s'agit de se prononcer sur des informations publiées sur un réseau social. Un délai de trois mois est alors bien suffisant pour que la diffusion ou non de l'information litigieuse ne présente plus aucun intérêt.


"Des valeurs admises dans le monde entier"



Quant aux normes applicables, il ne s'agit pas des normes juridiques en vigueur, mais de déterminer, par consensus, ce qui constitue un discours "acceptable" dans la communauté Facebook, c'est-à-dire un discours qui reflète les "valeurs" admises "dans le monde entier". Comme bien souvent, la référence aux "valeurs" a pour fonction première d'écarter la contrainte de la norme juridique, du moins celle en vigueur dans les Etats. Par ce propos, Zuckerberg affirme vouloir créer son propre droit, un droit de Facebook applicable au réseau social. Et ce droit, reposant sur des "valeurs admises dans le monde entier", pourrait bien conduire à la généralisation du droit américain, reposant sur l'idée que l'information, y compris l'information personnelle, est un bien qui s'achète et se vend et non pas un élément de la vie privée.
Qui sont ceux qui seront chargés de dire ce "droit" ? Le Conseil de surveillance est présenté comme un organe parfaitement indépendant du réseau social. Ses membres ne sont pas employés par le réseau social et ne peuvent être licenciés. Quant aux décisions prises, elles s'imposeront à lui, et même à Zukerberg lui-même. A noter tout de même que les règles de fonctionnement du Board prévoient que cette force obligatoire trouve ses limites, si la décision est "contraire à la loi". Le droit positif est donc de retour, lorsqu'il s'agit de l'utiliser pour calmer un Conseil de surveillance un peu trop audacieux.


La cooptation des membres



Ce risque est modeste, car le mode de désignation du Conseil de surveillance assure une parfaite marginalisation des trouble-fêtes, et notamment de ces Européens un peu trop attachés à la protection des données. La procédure a été initiée par Facebook qui a choisi quatre co-présidents, ces derniers ont ensuite recruté seize nouveaux membres, le nombre final d'heureux participants pouvant atteindre quarante. Pour le moment, on sait surtout que le Board répond aux exigences de parité et de diversité, "valeurs" auxquelles les GAFA attachent une grande importance. La répartition géographique, quant à elle, est énoncée en ces termes : 20 % des membres viennent d'Europe, 25 % venant d'Amérique du Nord, 15 % d'Extrême Orient et 10 % des autres régions, dont l'Asie et l'Afrique. Sans doute, mais tout cela ne fait pas 100 %...

L'impression de flou est accentuée si l'on entreprend de rechercher l'identité des heureux élus. Facebook communique volontiers sur la participation de l'ancienne Premier ministre du Danemark et sur la présence d'une lauréate du Prix Nobel de la Paix, en l'occurrence la Yéménite Tawakkol Karman qui parvient à concilier le combat pour la libération des femmes et le soutien indéfectible aux Frères Musulmans. Pour les autres membres, on nous dit seulement qu'il y a des juristes, et pas n'importe qui, puisque l'on trouve des spécialistes de droit constitutionnel et de droit international, mais aussi des droits des femmes, des personnes LGBT etc.. Impossible toutefois de trouver une liste officielle, et la page Facebook, intitulée "Rencontrez les membres du Conseil de surveillance" demeure désespérément blanche. Tout au plus nous dit-on que certains membres ont été choisis, alors même qu'ils avaient osé, dans une vie antérieure, critiquer Facebook.

Tout au plus peut-on trouver quelques noms qui ont filtré dans la presse, comme celui d'Andras Sajo, ancien juge hongrois à la Cour européenne des droits de l'homme, Alan Rusbridger, ancien rédacteur en chef du Guardian, ou encore Julie Owono, directrice exécutive de l'ONG Internet sans Frontières. C'est d'ailleurs une interview donnée par cette avocate camerounaise qui nous apprend les détails du processus de sélection : " J’ai postulé et j’ai eu un entretien avec les quatre coprésidents (choisis par Facebook), avec une discussion axée sur les valeurs et sur la liberté d’expression". Il ne s'agit donc pas d'apprécier les compétences de la personne, mais bel et bien de coopter quelqu'un qui partage les mêmes "valeurs". On peut donc penser que le Conseil de surveillance tiendra un discours parfaitement huilé et politiquement correct, conformément à la pratique habituelle des GAFA qui consiste à masquer une stratégie de puissance derrière un rideau de fumée délicieusement bien-pensant.

Le Conseil de surveillance va donc entrer en fonctions. Que l'on se rassure, ses besoins les plus élémentaires seront assurés, car Facebook lui a débloqué un crédit de 130 millions de dollars. Mais il ne saurait être question d'une quelconque subordination financière, puisque ce budget est mis à disposition par un trust, juridiquement indépendant de Mark Zuckerberg. La précision fait sourire si l'on considère que le principe du trust est de mettre une fortune à l'abri de ceux qui en touchent les intérêts, mais pas d'en écarter le propriétaire.

Voutch



La Cour Suprême, la vraie, n'a pas disparu



Quoi qu'il en soit, l'intérêt ne réside pas dans la future pratique de cette institution, mais dans ce qu'elle révèle. Comme l'ensemble des GAFA, Facebook se veut complètement indépendant des Etats, structures probablement considérées comme obsolètes dans un univers de mondialisation heureuse remplie de "valeurs universelles". Après avoir lancé sa monnaie "privée", il crée aujourd'hui sa "Cour Suprême", chargée d'appliquer "son" droit.

On peut toutefois se demander si cette arrogance ne risque pas, un jour ou l'autre, de heurter les Etats, à commencer par les Etats-Unis eux-mêmes. Le droit américain ne risque-t-il pas, un jour, de se retourner contre Facebook ? Rien n'oblige en effet les internautes à user de cette "procédure-maison" et ils peuvent saisir les juges, les vrais, et réintroduire la norme juridique dans le débat. Et les Etats-Unis ont une Cour Suprême, une vraie, pas un organe-croupion, peut-être pas trop fâchée à l'idée de rappeler à l'ordre une institution qui ose usurper son nom. ll est vrai que la protection des données personnelles n'est pas un sujet réel aux Etats-Unis, mais il y a d'autres moyens de s'attaquer aux GAFA s'ils sont considérés comme trop puissants. Google et Facebook sont actuellement menacés d'enquêtes sur le fondement des lois anti-trust et Donald Trump, s'il est réélu, ne protégera évidemment pas des entreprises qui comptent parmi ses opposants.

mercredi 6 mai 2020

Covid-19 : La liberté d'aller et venir, à vélo

Après avoir successivement malmené le droit à la sûreté, la présomption d'innocence, la séparation des pouvoirs, voire le droit à la santé, le juge des référés du Conseil d'Etat a enfin rendu une ordonnance favorable aux libertés. Le 30 avril 2020, il a en effet consacré le principe selon lequel la liberté d'aller et de venir implique le droit de circuler avec un moyen de locomotion, en l'espèce à bicyclette. Le juge précise que cette liberté n'impose pas qu'il soit enjoint aux préfets de réouvrir les pistes cyclables fermées pendant le confinement. Mais le droit de circuler à bicyclette manquait cruellement à notre corpus juridique, et il faut remercier le juge d'avoir pensé à en faire une liberté fondamentale, susceptible de donner lieu à un référé-liberté.

Nul doute que cette décision le remette en selle comme protecteur des libertés publiques, car le juge des référés a même eu l'audace d'adresser au Premier ministre une injonction. Celui-ci devait, en effet, rappeler publiquement, dans les vingt-quatre heures, que la faculté de se déplacer comportait le droit d'user d'un tel moyen de locomotion. L'intéressé s'est immédiatement exécuté, par un communiqué de presse diffusé sur le site du ministère de l'intérieur.


Une contradiction dans la communication

 

Le juge des référés était saisi par la Fédération des usagers de la bicyclette, qui estimait que le droit de l'état d'urgence sanitaire déraillait quelque peu. En effet, le décret du 23 mars 2020 interdit tout déplacement hors du domicile, sauf situations dérogatoires soigneusement listées dans le texte. Par la suite, il a été précisé, sur les sites internet du ministère de l'intérieur et du ministère des sports, que les déplacements en bicyclette étaient interdits, sauf pour se rendre au travail, et sauf pour les enfants dans le cadre des promenades quotidiennes. De fait, les forces de police ont souvent verbalisé les adultes pratiquant la bicyclette au titre de l'activité physique autorisée dans la limite d'une heure, et dans un rayon d'un kilomètre autour du domicile, alors que cette activité est parfaitement licite.

Le juge fonde sa décision sur les "contradictions relevées dans la communication de plusieurs autorités publiques", sources de "l'incertitude" qui s'est installée. C'est donc une mauvaise "communication" qui est sanctionnée comme une atteinte à une liberté fondamentale. Il est vrai que l'intelligibilité et la lisibilité de la loi est un objectif à valeur constitutionnelle, consacré par le Conseil constitutionnel dans une décision du 19 novembre 2009. Ensuite, dans une décision du 28 décembre 2011, il précise que le législateur doit exercer sa compétence en adoptant des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques. Le Conseil d’Etat reprend le même principe pour apprécier la légalité des actes réglementaires, faisant référence, par exemple dans un arrêt du 31 décembre 2019, à « l’intelligibilité et la lisibilité du droit ».


 A bicyclette. Bourvil. 1947


La valeur juridique de l'information diffusée sur les sites gouvernementaux



Ce fondement juridique était possible, mais on peut s’étonner que le juge des référés ne se soit pas penché sur l’incompétence, pourtant un moyen d’ordre public. Sur le plan juridique, les auteurs des éléments ajoutés sur les sites sont respectivement le ministre de l’intérieur et celui des sports. Or ces sites ont créé une norme juridique nouvelle, l’interdiction de faire de la bicyclette pendant le confinement, qui ne figurait pas dans le décret du 23 mars 2020, mais qui a néanmoins servi de fondement à un certain nombre de verbalisations. Or nul n’ignore que le ministre ne dispose pas du pouvoir réglementaire, celui-ci étant exercé par le Premier ministre. En d’autres termes, les dispositions figurant sur les sites émanaient d’une autorité incompétente.

Sans doute, le raisonnement est-il imparable, mais il n'était pas sans inconvénient pour le juge, le conduisant en effet à s'interroger sur la valeur juridique des informations diffusées sur le site. Or c’est précisément la question qu'il ne voulait pas poser, laissant  ainsi subsister l’ambiguïté. Communication politique ou information juridique ? Le choix appartient au ministre seul, et rien ne lui interdit d'opérer de savants mélanges entre les deux démarches. Considérée sous cet angle, la décision est extrêmement favorable à l'Exécutif qui peut continuer à user du caractère officiel d'un site ministériel pour réaliser des opérations de communication plus ou moins électorales.


Le juge en lutte contre les Fake News



Le juge a donc préféré changer de braquet et se montrer plus modeste. Il se borne à regarder si  la communication ainsi diffusée est inexacte au regard des textes en vigueur, ce qui devrait peut-être inciter les services administratifs à regarder d'un peu plus près les informations figurant sur leur site.

Avouons tout de même que la décision ne manque pas de sel, au moment précis où  l'on expliquait au citoyen, un grand enfant peu en mesure d'apprécier les choses par lui-même, qu'il devait se rendre sur Gouvernement.fr pour trouver de l'information soigneusement triée à son intention. Il s'agissait de lui épargner la lecture de Fake-News qui pourraient l'empêcher d'apprécier à sa juste valeur la qualité du travail gouvernemental dans la présente crise. Or, précisément, voilà que le juge des référés du Conseil d'Etat vient enjoindre au Premier ministre de corriger les Fake-News diffusées par les membres de son gouvernement. C'est peut-être le ridicule de cette situation qui a conduit les services du Premier ministre à retirer du site la page controversée.




vendredi 1 mai 2020

Où l'on reparle d'audience par visio-conférence

Le 30 avril 2020, le Conseil constitutionnel a rendu, sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC), une décision, M. Maxime O., qui semble parfaite pour redorer son blason, après la celle, désastreuse, du 26 mars 2020, dans laquelle il écartait purement et simplement la Constitution, pour des motifs liés aux "circonstances particulières" de l'état d'urgence sanitaire. 

Point de circonstances particulières en l'espèce, car la QPC s'inscrit dans le droit commun, situation nettement plus confortable. Le Conseil déclare inconstitutionnelles les dispositions de l'alinéa 4 de l'article 706-71 du code de procédure pénale, ou plus exactement trois mots de cet alinéa : "la Chambre de l'instruction". Il censure ainsi la possibilité offerte à cette juridiction d'imposer une audience par visioconférence à une personne placée en détention provisoire en matière criminelle, et qui demande sa mise en liberté. Dès lors que, en application de l'article 145-2 du code de procédure pénale, la première prolongation de la détention provisoire peut n'intervenir qu'à l'issue d'une durée d'une année, le fait d'imposer la visioconférence conduirait en effet à priver une personne de la possibilité, pendant une année entière, de comparaître devant le juge appelé à statuer sur sa détention provisoire. L'atteinte aux droits de la défense est donc jugée excessive, et ces dispositions déclarées inconstitutionnelles.

Par cette décision, le Conseil donne l'apparence du libéralisme et de l'attention la plus grande portée aux droits de la défense. Mais l'analyse n'est pas si simple. 


La copie d'une décision précédente

 

Observons d'abord que la décision du 30 avril est une copie exacte d'une autre décision QPC , d'ailleurs très récente, du 20 septembre 2019. M Abdelnour B. A l'époque, le Conseil se prononçait sur les dispositions de ce même article 706-71 , dans leur rédaction issue de l'ordonnance du 1er décembre 2016. Le seul problème est que la loi Belloubet de programmation pour la justice du 23 mars 2019 a repris exactement la même formulation, avec les mêmes conséquences. Même le représentant du Secrétaire général du gouvernement, censé défendre le texte à l'audience devant le Conseil constitutionnel, a renoncé à cette mission suicide, se bornant à mentionner  qu'un nouveau projet de loi avait été adopté en première lecture par le Sénat le 3 mars 2020. Il précise, dans son article 10-II, qu'une personne en détention depuis plus de six mois peut s'opposer au recours à la visioconférence pour une audience de mise en liberté, à la seule condition qu'elle n'ait pas physiquement comparu depuis au moins six mois. La Garde des Sceaux s'est donc finalement décidée, tardivement, à tenir compte de la décision du Conseil.

Cette décision est donc le fruit d'un cafouillage législatif, et elle n'aurait aucun intérêt si le débat ne s'était pas porté sur la modulation dans le temps de la décision d'abrogation prononcée par le Conseil. On peut même se demander si la Cour de cassation n'a pas renvoyé la QPC dans le seul but de susciter ce débat, dès lors qu'elle aurait sans doute pu, en s'appuyant sur l'autorité de chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel, écarter la disposition inconstitutionnelle. Rappelons en effet que l'autorité de chose jugée s'étend aux motifs qui ont fondé la décision, et que, en l'espèce, les nouvelles dispositions contestées étaient identiques à celles qui avaient déjà été abrogées. Mais, dans ce cas, la Cour n'avait d'autre choix que d'écarter la disposition immédiatement.


 Jailhouse Rock. Film de Richard Thorpe, 1957
Elvis Presley


L'abrogation différée



Or précisément, tout l'effort du Secrétaire général du gouvernement vise à obtenir une abrogation différée, jusqu'au moment où la nouvelle loi entrera en vigueur. Sur ce point, il présente un certain nombre d'arguments que les avocats du requérant n'ont guère été en mesure de contester. 

Le plus important réside dans le fait que, en supprimant les mots "Chambre de l'Instruction", l'abrogation immédiate priverait cette juridiction de l'utilisation de la visioconférence pour l'ensemble du contentieux de la détention provisoire dont elle a à connaître, alors même que la décision du Conseil ne concerne que l'audience de mise en liberté. Il n'est donc pas question de mettre en cause le principe même de l'usage de cette visioconférence, comme l'auraient souhaité les différentes associations et syndicats intervenus à l'audience.  

Surtout, la référence à la "bonne administration de la justice" pour justifier le recours à cette technique n'est pas réellement mise en question. Il demeure donc toujours possible de justifier la visioconférence par des considérations extérieures aux droits de la défense, par exemple le risque éventuel de l'extraction d'un individu particulièrement dangereux pour l'accompagner à l'audience ou, tout simplement, le coût de ces extractions. La vision managériale de l'administration de la justice demeure donc identique.


Une étrange situation



Reste l'apparente étrangeté de la décision. Portant sur la visioconférence, elle s'est accompagnée précisément d'une intervention en visioconférence de l'avocat du demandeur, demeuré à Aix-en-Provence pour cause de confinement. Cette situation vient nous rappeler que nous vivons sous le régime de l'état d'urgence sanitaire, situation qui réduit considérablement l'impact de la décision du Conseil constitutionnel. 

Quelques jours avant que le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnel le recours à la visioconférence pour des personnes placées en détention provisoire depuis un an et qui réclament leur mise en liberté, le juge des référés du Conseil d'Etat, dans une ordonnance du 3 avril 2020, avait refusé de voir la moindre atteinte aux droits de la défense ou à la séparation des pouvoirs dans la prolongation purement administrative de l'ensemble des détentions provisoires. L'état d'urgence sanitaire, tel qu'interprété par le Conseil d'Etat, vide ainsi de son contenu effectif la décision du Conseil constitutionnel. Alors que le Conseil constitutionnel impose une relation effective entre la personne en détention provisoire et le juge, le juge des référés du Conseil d'Etat fait disparaître le juge. Il est vrai que cette étrangeté cessera sans doute avec la fin de l'état d'urgence sanitaire, à une date indéterminée. D'ici là, il serait peut-être judicieux de transmettre aux personnes placées en détention provisoire, et qui sont juridiquement innocentes, un petit résumé en 245 pages de leur situation juridique.


lundi 27 avril 2020

Covid-19 : "StopCovid" devant la CNIL

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a rendu, le 24 avril 2020, un avis sur le projet d'application mobile dénommée Stopcovid. Cet avis est favorable, mais s'accompagne de nombreuses mises en garde. 

L'application, téléchargeable sur smartphone, a pour objet d'informer les personnes du fait qu'elles ont été, tout récemment, à proximité d'une ou plusieurs personnes positives au Covid-19. Cette proximité induisant un risque de transmission, l'intéressé, jugeant de l'importance de son exposition au virus, pourra alors demander à se faire tester. Sur le plan technique, StopCovid repose sur la technologie Bluetooth qui permet aux smartphones de communiquer entre eux, sans qu'il soit nécessaire de recourir à la géolocalisation.

La Commission était saisie par le secrétaire d'Etat en charge du numérique, Cédric O, conformément à l'article 8-I-2°-e  de la loi du 6 janvier 1978 qui oblige les pouvoirs publics à solliciter son avis préalablement à toute création d'un traitement collectant et conservant des données à caractère personnel.

Dans le cas présent, force est de constater que cet avis intervient dans des conditions particulièrement difficiles. D'une part, la CNIL a dû délibérer extrêmement rapidement, puisque l'avis est rendu quatre jours après la saisine. D'autre part, le terrain juridique est incertain, et la CNIL mentionne qu'elle n'a pu disposer que "des premiers éléments de réflexion sur l'architecture fonctionnelle et technique d'une telle application". Son avis prend ainsi l'allure d'une recommandation in abstracto, un moyen de dire au gouvernement quelles sont les contraintes juridiques qui pèsent sur la création de StopCovid.


Un traitement de données personnelles



En saisissant la CNIL, le gouvernement lui a fait part de ses doutes sur la nature des données ainsi collectées. A ses yeux, il ne s'agit pas nécessairement de données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Il fait ainsi valoir que le traitement reposera sur l'usage de pseudonymes et ne consistera pas à suivre tous les mouvements des personnes, mais simplement à dresser la liste des porteurs du virus éventuellement rencontrés. A l'évidence, le fait de ne pas considérer StopCovid comme un traitement de données personnelles faciliterait considérablement la tâche du gouvernement, car depuis le Réglement général de protection des données (RGPD), les fichiers de données non personnelles ne sont plus soumis à aucune procédure préalable.

Mais la CNIL ne lui accorde pas satisfaction sur ce point. Elle affirme au contraire que ce traitement "pose des questions inédites en termes de protection de la vie privée" et que le fait de recourir à des pseudonymes ne change rien au fait qu'il s'agit de dresser une liste des personnes que le porteur du téléphone a rencontrées. Certes, le serveur central lui-même utilisera des pseudonymes, mais ils demeurent attachés à une application téléchargée sur un téléphone qui est généralement la propriété d'une personne identifiée. La ré-identification de la personne physique demeure donc possible.
La CNIL rappelle, à ce propos, que comme tout fichier relatif à la vie privée, l'application StopCovid devra respecter le principe de proportionnalité, ce qui signifie concrètement que la collecte et la conservation des données devront être limitées à ce qui est strictement nécessaire à sa finalité, y compris dans son caractère temporaire. Toutes les données devront donc être supprimées dès que l'application ne sera plus utile.

Le Prisonnier. Je ne suis pas un numéro. 
Patrick Mac Goohan. 1967

La recherche d'un fondement légal



Le débat ne s'arrête pas là, car le gouvernement considère que le caractère volontaire du téléchargement de StopCovid s'analyse comme un consentement formel de l'intéressé, suffisant à lui conférer un fondement légal. Or les deux termes ne sont pas synonymes, et le consentement éclairé de la personne ne peut être déduite d'un téléchargement. La CNIL fait observer que la notion de volontariat ne saurait se réduire au simple fait de pouvoir télécharger, ou pas, l'application. Elle impose aussi que le refus de téléchargement n'emporte aucune conséquence négative pour l'intéressé, par exemple en termes d'accès aux tests ou aux soins, ou encore en matière de levée du confinement. De la même manière, ceux qui téléchargeront l'application ne devront pas se voir contraints d'emporter leur téléphone à chaque déplacement. C'est seulement si ces conditions sont remplies que l'on pourra parler de "volontariat", sans pour autant en faire un consentement.

La CNIL préfère donc chercher le fondement légal de StopCovid dans la mission d'intérêt public poursuivie, mentionnée dans l'article 5-5° de la loi. Il assure en effet davantage de sécurité juridique. D'une part, le droit à la santé est constitutionnellement garanti par le Préambule de 1946. D'autre part, le RGPD prévoit formellement que des traitements de données personnelles peuvent être mis en oeuvre "dans le domaine de la santé publique, tels que la protection contre les menaces transfrontalières graves pesant sur la santé", à la condition, bien entendu, que le droit interne prenne les mesures appropriées. La Commission reconnaît ainsi que StopCovid répond à cet intérêt public.

En admettant l'intérêt public de l'application, la CNIL n'entend pourtant pas donner un blanc-seing au gouvernement.


Quelques avertissements

 

La CNIL fait observer qu'elle entend suivre le dossier. Elle note que StopCovid ne sera utile que si une proportion suffisante de la population accepte de l'utiliser. Or, une part significative de celle-ci, notamment les personnes âgées, ne dispose pas des équipements adéquats ou ignorent comment installer une application. Par ailleurs, les personnes asymptomatiques ne pourront évidemment pas déclencher d'alerte. Cette initiative ne saurait donc résoudre tous les problèmes, et elle doit donc s'inscrire dans un plan d'ensemble impliquant notamment "la disponibilité de masques et de tests", l'organisation de dépistages et de mesures de soutien. Et la CNIL de mettre en garde le gouvernement contre "le solutionnisme technologique".

La CNIL adresse aussi au gouvernement un autre avertissement portant cette fois sur la procédure suivie. Elle avertit que le présent avis est donné en l'état actuel du dossier et que "les modalités exactes de mise en oeuvre, sur les plans juridique, technique et pratique ne sont pas encore arrêtés à ce stade". Elle affirme donc qu'elle devra être de nouveau saisie "après la tenue du débat au Parlement, et s'il était décidé de recourir à un tel instrument". Or on se souvient que ce débat parlement a donné lieu à quelques atermoiements. Dans un premier temps, le Premier ministre avait accepté un débat, sans vote. Ensuite, le Président de la République a accepté l'idée d'un débat suivi d'un vote. Enfin, et sans doute parce que les députés LaRem ne semblent pas tous d'accord sur cette question, il a été décidé de "noyer" le débat sur StopCovid dans la discussion plus générale sur le plan de déconfinement. Sur ce point, la CNIL risque d'être déçue. Car l'organisation du débat parlementaire qu'elle appelait de ses voeux témoigne surtout d'une volonté, à peine dissimulée, d'empêcher toute discussion de fond.


vendredi 24 avril 2020

Covid-19 : L'article 15 de la Convention européenne, ou pari sera toujours pari

Les spécialistes du droit européen des libertés sont actuellement investis dans une disputatio qui ne présente que peu d'intérêt immédiat dans le traitement de la crise du Covid-19. En revanche, elle est importante au regard du contrôle que pourrait exercer la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sur la gestion de cette crise. La France aurait-elle dû "activer" l'article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ? 


L'article 15 


Cet article 15 énonce : " En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international". Ces mesures dérogatoires ne peuvent concerner les droits essentiels que sont le droit à la vie (art.2), l'interdiction de la torture et les traitement inhumains ou dégradants (art. 3), et enfin l'interdiction de l'esclavage (art. 4).  

Il s'agit donc d'un droit de déroger aux autres obligations de la Convention, droit dont l'exercice est soumis à certaines contraintes prévues dans l'alinéa 3 de ce même article 15. L'Etat doit en effet informer le Secrétaire général du Conseil de l'Europe des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Il doit également notifier la fin de cette période dérogatoire, date à laquelle les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application.


Un danger public menaçant la vie de la nation



La première question qui se pose est de savoir si ces dispositions sont applicables à la crise actuelle. La seule condition de fond est l'existence d'une "guerre" ou d'un "danger public menaçant la vie de la nation". Écartons d'emblée la guerre qui n'existe pas en l'espèce, malgré les déclarations du président de la République. Quant aux "danger public", la CEDH le définit, dans son arrêt Lawless c. République d'Irlande du 1er juillet 1961, comme " une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’État ». A l'époque, il s'agissait d'un danger constitué par les attentats terroristes de l'IRA.

Le Secrétaire général du Conseil de l'Europe considère, dans un "document d'information" du 7 avril 2020, destiné à donner aux Etats membres une "boîte à outils" pour la gestion de l'épidémie, que l'article 15 est applicable dans une telle situation. Le choix de la France de déclarer un "état d'urgence sanitaire" semble aller dans ce sens. La loi du 23 mars 2020 précise en effet qu'il peut être mis en oeuvre "en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population". Le "danger public" semble donc établi.


Un pouvoir discrétionnaire de l'Etat



Mais pour autant, cette appréciation du "danger public" appartient à l'Etat et il demeure libre de ne pas utiliser ce droit de dérogation qui lui est offert par l'article 15. La thèse, développée par certains juristes, selon laquelle la France dérogerait "de facto" aux droits garantis par la Convention durant la crise du Covid-19 et violerait ainsi ses obligations conventionnelles ne repose sur aucune disposition de la Convention et pas davantage sur une jurisprudence de la Cour.

Dans le cas de la présente crise, dix Etats membres ont déclaré au Secrétaire général du Conseil de l'Europe leur volonté d'exercer ce droit (Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie). Disons-le franchement, ce ne sont pas les membres les plus en vue du Conseil de l'Europe. L'Allemagne, le Royaume-Uni se sont abstenus, comme la France qui pourtant avait eu recours à l'article 15 lors de l'état d'urgence déclaré après les attentats de 2015.

Il est toujours délicat de rechercher les motifs d'une abstention. Il convient en effet de peser le pour et le contre, et donc d'apprécier les avantages et les inconvénients de cet article 15, en retenant qu'il ne permet en aucun cas de s'exonérer totalement du contrôle de la CEDH.


The Sound of Silence. Simon and Garfunkel. 1964

L'utiliser



En utilisant l'article 15, l'Etat s'engage à informer le Secrétaire général de toutes les mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Il notifie ainsi sa décision de recourir à l'article 15, et le non-respect de cette procédure lui interdit de s'en prévaloir ensuite devant la Cour, principe confirmé par l'arrêt Brogan et autres c. Royaume-Uni du 29 novembre 1988. La CEDH admet toutefois une notification sommaire, qui ne mentionne pas les articles de la Convention auxquels l'Etat entend déroger (CEDH 20 mars 2018, Şahin Alpay c/ Turquie). En revanche, une fois poursuivi devant la Cour, l'Etat ne saurait invoquer une décision implicite de recourir à l'article 15, principe affirmé dans l'arrêt Hassan c. Royaume-Uni du 16 septembre 2004.

L'avantage de cette procédure réside dans le fait que le contrôle de la CEDH va alors s'exercer de manière allégée. Il se borne en effet à vérifier que les conditions sont réunies pour que le droit de dérogation puisse s'exercer. Dans le cas du Covid-19, le contrôle se limiterait ainsi à la constatation que l'épidémie continue de sévir, justifiant des mesures exceptionnelles. Aucun contrôle de proportionnalité ne pourrait donc s'exercer sur l'action de l'Etat.

Alors pourquoi ne pas utiliser une procédure qui semble si favorable aux intérêts de l'Etat ? Sans doute parce que le contrôle de la CEDH sur les mesures prises durant la crise du Covid-19 n'est pas une préoccupation des autorités.


Ne pas l'utiliser



En n'utilisant pas l'article 15, la France choisit de demeurer dans le droit commun. Une fois les voies de recours internes épuisées, des requêtes pourront donc être déposées devant la CEDH par des personnes s'estimant victimes d'une violation des garanties offertes par la Convention. Rien n'interdira alors à la CEDH d'utiliser ses modes de contrôle habituels. Là encore, les juristes dénoncent le "pari risqué" qu'il y a à écarter les droits de la Convention et à encourir ainsi une condamnation.

On ne peut s'empêcher de penser à la désormais célèbre ordonnance du juge des référés du Conseil, qui ne voit aucun manquement au droit au juste procès dans une prolongation des détentions provisoires prononcée par une ordonnance, c'est-à-dire par l'autorité administrative. On peut penser, à la lumière de la jurisprudence européenne, que la CEDH raisonnerait autrement et exigerait l'intervention d'un juge indépendant et impartial.

Sans doute, mais précisément les autorités françaises apprécient le risque aujourd'hui. D'abord, elles n'ont rien à craindre des juges internes qui ne semblent guère exercer le contrôle de conventionnalité dans le cas des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire. Certes, les choses pourraient évoluer avec l'arrivée du juge judiciaire dans ce contrôle, mais, pour le moment, il est largement assuré par le juge des référés du Conseil d'Etat qui se borne à reprendre les motifs suggérés par le gouvernement. La Convention européenne est, à ce stade, largement absente du débat contentieux.

Les autorités françaises ne craignent pas vraiment l'éventuelle condamnation de la CEDH, tout simplement parce qu'elle n'est pas une menace immédiate. Au mieux, elle pourrait intervenir dans quatre ans, dans six ans, plus tard encore ? Imagine-t-on réellement que l'actuelle équipe au pouvoir soit effrayée par l'idée que ses successeurs lointains auront peut-être à assumer une condamnation de la Cour pour des actes qu'ils n'auront pas pris, et qui, au moment où elle interviendra, ne relèveront plus du droit positif, l'état d'urgence sanitaire ayant été levé depuis longtemps ? La condamnation sera donc sans aucun effet et passera probablement inaperçue.

En raisonnant in abstracto, les juristes oublient que le choix d'user de la procédure de l'article 15 est, avant tout, un choix politique. Il ne s'agit pas du tout de garantir le respect du droit positif, mais de protéger les intérêts d'une équipe en place, qui ne souhaite pas du tout se voir contrainte de notifier les mesures qu'elle prend au Secrétaire général du Conseil de l'Europe. La Convention, au moins tacitement, ne réfute pas ce caractère politique, car, dans le cas contraire, elle aurait rendu obligatoire l'activation de l'article 15 dans toute déclaration d'un état d'urgence dérogeant aux droits qu'elle garantit. On peut le déplorer, constater que le standard européen des libertés disparaît en tant de crise au profit d'un repli sur le droit interne. Mais c'est ainsi.


lundi 20 avril 2020

Covid-19 : Amazon v. Métallurgie

L'épidémie de Covid-19 constitue une mise à l'épreuve, non seulement de la population dont la résilience fait l'objet d'un test en temps réel, mais encore de notre système juridique, et plus particulièrement de la distinction entre l'ordre judiciaire et l'ordre administratif. Il n'est pas si fréquent que l'on puisse en parler, car poser la question est perçu comme un crime de lèse-Conseil-d'Etat, et bien peu osent s'aventurer à envisager un pouvoir judiciaire unique. 

L'analyse comparée de deux décisions récentes, toutes deux décisions de référé, incitent pourtant à ce type de réflexion.


Deux référés



Par la première, du 14 avril 2020, le juge des référés du tribunal de Nanterre, saisi par l'Union syndicale Solidaires, enjoint à la société Amazon France Logistique de procéder sur ses sites, dans les 24 heures, à une évaluation des risques professionnels liés à l'épidémie de Covid-19, et de mettre en oeuvre les gestes barrières et moyens de protection, en les adaptant aux métiers et aux postes occupés. L'injonction s'accompagne d'une astreinte de 1 000 000 € par jour et par infraction constatée. 

Par la seconde, du 18 avril 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi d'un référé-liberté par le syndicat CGT de la métallurgie, refuse d'enjoindre à l'Etat de dresser la liste des entreprises de la métallurgie « essentielles à la vie de la Nation », de fermer les autres et de prendre des mesures particulières de protection au sein des entreprises poursuivant leurs activités. Cette fois, la requête est écartée, au motif qu'"il n’apparaît pas, en l’état de l’instruction, de carence des autorités publiques portant manifestement atteinte aux libertés fondamentales invoquées et justifiant que soit ordonnée la mise en œuvre des mesures sollicitée". 


Des référés différents



Il est évident que les deux référés ne sont pas totalement identiques. Devant le juge judiciaire, le référé permet de demander à la Justice d'ordonner des mesures provisoires destinées à préserver les droits du requérant, à prévenir un dommage ou à faire cesser un trouble manifestement illicite. Devant le juge administratif, il s'agit d'un "référé-liberté", qui permet au juge d'"ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale". Le premier est donc plus large que le second, car il n'est pas nécessaire de prouver une atteinte à une liberté fondamentale, en l'espèce le droit à la santé.

En revanche, les deux décisions présentent le point commun de se présenter comme susceptibles d'évolution. L'ordonnance de Nanterre ne prononce pas la fermeture définitive des entrepôts Amazon. Elle se borne à exiger une évaluation des risques, et c'est l'entreprise elle-même qui a décidé la fermeture, officiellement pour procéder à cette évaluation tout en faisant appel de la décision. Bien entendu, il ne saurait être question de voir dans cette fermeture une forme nouvelle de Lock Out. Du côté du juge des référés du Conseil d'Etat, le discours est moins net, mais le juge affirme néanmoins que l'absence de carence des autorités publiques est constatée "en l'état de l'instruction". Autant dire que les choses pourraient peut-être changer, un jour.

La simple lecture des deux décisions permet toutefois de mesurer les différences dans l'étendue du contrôle et dans la motivation.

 Le travail c'est la santé. Henri Salvador. 1965

Un conflit du travail



Le juge des référés de Nanterre se place résolument au coeur d'un conflit du travail et il rappelle les faits. Il note en effet que plusieurs alertes pour "danger grave et imminent" (DGI) ont été déclenchées chez Amazon, que des salariés ont fait valoir un droit de retrait qui a été contestée par la direction, et qu'une plainte pour mise en danger de la vie d'autrui a été déposée. Différentes mises en demeure ont été adressées à l'entreprise par les services de l'Etat, des lettres d'observations ont été envoyées, sans autre résultat que des recours gracieux et hiérarchiques formulés contre ces demandes. Suit ensuite une longue énumération des manquements d'Amazon en matière de protection de ses salariés, le juge constatant surtout l'absence de procédures formalisées de nature à prévenir les risques. En obligation son obligation de sécurité et de prévention de la santé de ses salariés, l'entreprise a donc causé un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser. C'est pourquoi le juge lui enjoint de procéder à une évaluation des risques professionnels et de "restreindre" l'activité dans ses entrepôts.

Le juge des référés du Conseil d'Etat, comme à chaque fois depuis le début de l'épidémie, reprend les motifs qui lui sont fournis, clé en main, par l'Exécutif.


L'entreprise essentielle à la vie de la Nation



L'ordonnance témoigne ainsi d'un embarras certain au regard de la notion d'"entreprise essentielle à la vie de la Nation", notion pourtant employée le Premier ministre et les membres du gouvernement. L'article 8 du décret du 23 mars 2020 dresse ainsi une liste de catégories d'entreprises qui ne peuvent plus accueillir du public, "jusqu'au 15 avril 2020" (sans doute cette date sera-t-elle modifiée prochainement...). Figure en annexe une liste d'exceptions, essentiellement consacrée au commerce de détail. En principe, tout le monde avait compris que ces entreprises constituaient le secteur "essentiel à la vie de la Nation".

Il est vrai que la notion même ne figure pas dans ce décret,  et qu'elle n'est pas davantage mentionnée dans l'article L 3131-15 du code de la santé publique qui attribue de vastes compétences au Premier ministre, notamment celle d'ordonner la fermeture d'entreprises, "à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité". La notion de "première nécessité" n'est, à l'évidence, pas tout à fait synonyme d'entreprise "essentielle à la vie de la Nation". Dans un cas, il s'agit de maintenir la continuité d'un service fourni à la population, dans l'autre c'est la continuité de l'Etat qui est en cause. On serait alors plus proche de la notion d'opérateur d'importance vitale, issue dans l'arrêté du 2 juin 2006, mais le texte n'en donne aucune définition, et la liste, bien qu'annoncée comme consultable en annexe, a disparu du Journal officiel.

Quid de la métallurgie ? Le juge des référés commence par affirmer que le gouvernement a choisi de ne pas interdire la poursuite des activités dans la métallurgie, en se fondant sur "l'exigence de continuité des activités professionnelles essentielles". Cette affirmation ne repose pas sur le décret, puisque ce secteur ne figure pas dans la liste des exceptions au principe de fermeture. Pour le juge, elle résulte de "l'instruction" et des "déclarations faites à l'audience". Le gouvernement a donc simplement fait connaître sa décision au moment de l'audience, et le juge des référés reprend benoîtement les éléments de langage qui lui sont proposés, en déclarant qu'un "confinement total n’est pas nécessaire pour combattre l’épidémie", surtout dans un secteur où les activités, indispensables et non indispensables sont "étroitement intriquées".


Retour à l'employeur 



Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite à rappeler que la responsabilité de la santé et de l'hygiène relève de l'employeur, et que la décision de l'Etat de maintenir l'activité n'emporte aucune conséquence dans ce domaine. Il n'existe donc aucune carence des autorités publiques, puisque le syndicat requérant peut saisir l'inspection du travail, compétente en matière d'hygiène et de santé. Selon une formule désormais bien rodée, le juge note qu'il n'existe donc aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit à la santé ne peut être reprochée au gouvernement.

Il ne reste donc au syndicat requérant qu'à se tourner vers la seule voie de droit actuellement  ouverte aux plaideurs : le juge judiciaire. Celui-ci a eu le courage d'affronter les menaces de Lock Out d'Amazon et de poser une astreinte extrêmement lourde, ce qui montre sa volonté d'assurer un contrôle réel de l'état d'urgence sanitaire et des obligations des employeurs dans ce domaine. C'est un résultat très positif, si l'on considère qu'il s'agit du premier référé intervenu devant le juge judiciaire dans ce domaine.

De son côté, le juge des référés du Conseil d'Etat liste sur son site une quinzaine de décisions soigneusement triées. Mais la liste est loin d'être exhaustive, car il y a les ordonnances de référé sur lesquelles le Conseil préfère ne pas communiquer. Et il y a surtout celles qui sont rejetées sur le fondement de l'article L 522-3 du code de la justice administrative, en statuant sans instruction contradictoire ni audience publique, lorsqu’elles ne présentent pas un caractère d’urgence ou qu’il est manifeste qu’elle ne relèvent pas de la juridiction administrative, qu’elles sont irrecevables ou mal fondées. Il est impossible de connaître le nombre de ces recours ainsi rejetés dans l'opacité la plus totale et que l'on ne trouve pas sur la base de données Ariane. Il est vrai que cette avalanche de rejets devrait, à court terme, dissuader les requérants qui vont rapidement comprendre que le référé-liberté vise effectivement à protéger la liberté... de l'administration. Ils comprendront alors que le juge judiciaire est sans doute nettement plus efficace dans la protection des libertés.