« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 mars 2020

Les Invités de LLC : Julian Fernandez et Thucyblog : Gulliver devant la CPI

Le Professeur Julian Fernandez, directeur du Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas, Paris 2) a bien voulu autoriser Liberté Libertés Chéries à reproduire, avec quelques modifications d'auteur, son article diffusé le 12 mars 2020 sur Thucyblog. Les abonnés de LLC ne manqueront pas de se rendre régulièrement sur cet excellent blog, qui complétera utilement leur information en matière de relations internationales et de droits de l'homme. 


Gulliver devant la Cour pénale internationale ?



Mesdames, Messieurs : le Roi… et la Cour ? Longtemps réservée aux déchus ou aux lampistes, surtout africains, la Cour pénale internationale (CPI) commence enfin à s’intéresser aux grands de ce monde. L’arrêt rendu à l’unanimité le 5 mars dernier par la Chambre d’appel de la CPI sur la situation en Afghanistan est en ce sens historique. Pour la première fois, en effet, une juridiction internationale va se pencher sur des actes de guerre imputables à ce qui reste la grande puissance du moment, le Gulliver américain. L’autorisation donnée à la Procureure de la Cour d’ouvrir une enquête sur les crimes commis dans le cadre du conflit afghan depuis 2003 représente ainsi l’un des rares espoirs de juger les responsables des déviances de la global war on terror. Il n’est pas interdit de s’en réjouir, même si l’hypothèse de voir Donald Rumsfeld ou George W. Bush répondre judiciairement de leurs actes demeure pour le moins incertaine. 




Le terrain



Depuis la Révolution de Saur en 1978, l’Afghanistan est en proie à une violence multidimensionnelle et récurrente, souvent d’assez haute intensité. Avec l’intervention américaine quelques semaines après le 11 Septembre, puis l’élection d’Harmid Karzai, on a certes pu croire à une stabilisation progressive. En réalité, le pays a rapidement sombré dans une lutte au long cours entre le centre et la périphérie, entre Kaboul et les provinces contrôlées par les guérillas anti-gouvernementales. Le conflit oppose désormais un régime divisé et porté à bout de bras par les forces américaines face aux Talibans et à d’autres groupes insurgés ou djihadistes (et quelques franchises de Daech). Dans ce contexte d’affrontements renouvelés, plus d’une centaine de communications et rapports dénonçant les exactions commises par les différentes parties furent rapidement adressées à la CPI – en priant celle-ci de se saisir de la situation sur le fondement de sa compétence territoriale. En 2003, en effet, dans leur quête de légitimité et d’intégration à la « communauté internationale », les autorités afghanes avaient accédé à toute une série d’accords et de conventions, dont le Statut de Rome établissant la Cour pénale internationale. Le premier Procureur de la Cour, l’Argentin Luis Moreno-Ocampo, a donc ouvert un examen préliminaire sur la situation dès 2006. Puis…, rien. La gravité des crimes en cause et l’absence de poursuites nationales engagées contre leurs responsables ne faisaient pourtant guère débat. Mais le contexte était certainement jugé trop sensible politiquement. Dix années se sont donc écoulées avant que la nouvelle Procureure, la Gambienne Fatou Bensouda, ne se décide enfin à demander à une Chambre préliminaire de la Cour l’autorisation d’ouvrir une enquête. 




Les charges



Il y est surtout question des campagnes meurtrières des Talibans et du réseau Haqqani ainsi que des nombreuses exactions perpétrées par les forces afghanes, en particulier par la Direction nationale de la sûreté et de la police. Plusieurs dizaines de milliers de civils auraient été tués, ne serait-ce qu’entre 2009 et 2016. Mais l’examen de la situation par le Procureur a aussi révélé que des crimes de guerre (torture, violences sexuelles, etc.) auraient été commis par les forces armées américaines et par les agents de la CIA dans des centres de détention secrets en Afghanistan (à Bagram notamment) ou sur le territoire d'autres États parties au Statut de Rome (les fameux « black sites » en Pologne, Roumanie et Lituanie qui accueillaient des Afghans suspectés d’appartenir aux Talibans ou à Al-Qaida). Secret de polichinelle, en fait, depuis les révélations de différents médias et organes, et notamment d’ONG américaines (Human Rights Watch, par exemple), de la presse américaine (le Washington Post en particulier) et du Sénat américain (avec ce rapport du Senate Select Committee on Intelligence de 2014 sur lequel le Bureau du Procureur s’appuiera tant) – ce qui montre, au passage, la vigueur des freins et contrepoids à l’exécutif de ce côté de l’Atlantique. Précisément, et selon la CPI, au moins 78 détenus placés sous la juridiction des Etats-Unis auraient fait l’objet d’actes constitutifs de crimes de guerre entre 2003 et 2004 (privation de nourriture, de sommeil, manipulation sensorielle, simulacre de noyade etc.). Difficile d’accuser la Procureure de faire du zèle, George W. Bush himself a reconnu dans ses mémoires avoir autorisé de telles méthodes. Au contraire, elle n’a pas retenu à ce stade d’autres « incidents » majeurs liés à des tactiques de guerre problématiques (comme les frappes de drones selon la méthode dite de « double tap ») ou à des bavures commises au cours de certaines opérations (à l’instar du bombardement en 2015 du centre de soins de MSF à Kondôz).


 La Justice en marche
Trio des masques. Don Giovanni. Mozart, Joseph Losey, 1979

Edda Moser, Keneth Riegel, Kiri Te Kanawa




La réponse américaine



Il aura fallu vingt-neuf mois de procédures pour que la Cour autorise en l’espèce l’ouverture d’une enquête. C’est évidemment tout sauf un hasard. L’Administration Trump a mobilisé pratiquement toute la palette du hard power américain pour dissuader la Procureure puis les Juges de s’intéresser davantage à cette situation. Menaces de poursuites judiciaires à leur encontre (sic. !), de gels de leurs avoirs ; mesures de rétorsions sinon de représailles (révocation du visa de la Procureure par exemple) ; et rappel d’une loi américaine autorisant le recours à tous les moyens nécessaires et appropriés, y compris la force, pour protéger leurs ressortissants de poursuites de la Cour. Bref, John Bolton ou Mike Pompeo n’ont reculé devant aucune outrance – c’est même à cela qu’on les reconnaît. Cela étant, la position américaine n’est pas propre aux Républicains, elle relève moins de l’intérêt partisan que de l’intérêt national. L’interventionnisme des Etats-Unis ne saurait souffrir de telles contraintes judiciaires qui sont perçues comme du lawfare engagé contre eux ou, pour reprendre le Général Beaufre, comme l’illustration d’une « manœuvre extérieure » hostile qui cherche à « s’assurer le maximum de liberté d’action » en paralysant l’Amérique « par mille liens de dissuasion, comme les Lilliputiens avaient su enchaîner Gulliver »[1]. Par conséquent, la justice pénale internationale doit être mise en quarantaine, réservée aux autres. Quoi qu’il en coûte. Peu importe si les propos tenus et les contre-mesures prises constituent une atteinte manifeste à l’administration de la justice au sens de l’article 70 du Statut de Rome. Car force est de constater que les juges de la CPI peuvent être sensibles aux pressions exercées. Dans une décision d’avril 2019 pour le moins contestable, la Chambre préliminaire II a ainsi refusé d’autoriser le Procureur à ouvrir une enquête de sa propre initiative. Une première. Elle considérait que même s’il y avait bien une « base raisonnable de croire » – selon l’expression consacrée – que des crimes relevant de la compétence de la Cour avaient été commis et que les potentielles affaires résultant de ces crimes apparaissaient recevables, une enquête, en l’état, ne servirait pas les « intérêts de la justice ». L’absence de coopération et l’opposition d’Etats non parties (lire, les Etats-Unis) seraient ici rédhibitoires. Considérant l’hostilité des gouvernements impliqués dans l’enquête demandée, ce serait manquer aux « intérêts de la justice » que d’accéder à la demande du Procureure. Un bel encouragement pour tous ceux qui auraient un intérêt à s’en prendre à la Cour !  

La portée de l'arrêt



La Chambre d’Appel a heureusement renversé cette décision, et dans des proportions qui dépassent cette seule situation. Elle considère en effet que le contrôle de la Chambre préliminaire doit uniquement porter sur les termes de l’article 15 du Statut, la disposition sur laquelle se fonde la demande d’ouvrir une enquête proprio motu. Les critères posés à l’article 53 – dont la « recevabilité » potentielle d’une affaire et les « intérêts de la justice » – ne doivent pas entrés en considération. Ils guident l’appréciation du Bureau du Procureur mais pas le contrôle opéré par la Chambre à cette étape de la procédure. Celle-ci doit donc seulement s’assurer, « après examen de la demande et des éléments justificatifs qui l'accompagnent, qu'il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête et que l'affaire semble relever de la compétence de la Cour ». Et seules des informations factuelles et assez générales son attendues. 

La position de la Chambre d’appel est ici « disruptive ». C’est une bombe. Elle condamne dix années de pratique des Chambres préliminaires dans l’appréciation des demandes d’ouverture d’enquête (Kenya, Côte d’Ivoire, Géorgie, Burundi, Bangladesh/Myanmar, et Afghanistan). Dans la lutte sourde que se livrent le Bureau du Procureur et les Juges s’agissant de l’étendue des pouvoirs du premier, la Chambre d’appel vient d’accorder une victoire par knock out à l’Accusation. Elle affirme qu’une volonté d’ouvrir une enquête proprio motu ne saurait être appréciée au regard des « intérêts de la justice », une notion floue qui n’a de toute façon pas été justement considérée dans le cas d’espèce, pas plus qu’elle ne saurait être appréciée au regard de la gravité des crimes ou de la complémentarité de la Cour – deux piliers de la « recevabilité ». La Chambre préliminaire doit se contenter d’examiner, prima facie, si des crimes ont bien été commis et s’il y a une ou plusieurs affaire(s) potentielle(s) qui pourraient relever de la compétence de la CPI. 

Est-ce alors forcer le trait que de voir désormais dans la Chambre préliminaire une simple chambre d’enregistrement ? Quel Procureur se risquerait à solliciter l’ouverture d’une enquête dans une situation où l’on ne trouverait nul crime qui relève manifestement de la compétence matérielle, personnelle ou temporelle de la Cour ? Tremble Gulliver, le Bureau du Procureur a désormais les coudées franches pour ouvrir une enquête de sa propre initiative. En l’espèce, au surplus, la Chambre d’appel estime suffisant le lien entre les crimes commis dans les « black sites » et le conflit armé non international en Afghanistan. En somme, la demande de la Procureure satisfait aux critères posés par le Statut et elle est ainsi autorisée à ouvrir une enquête sur la situation dans les termes de sa requête, soit depuis le 1er mai 2003, ainsi que sur d’autres crimes présumés qui auraient un lien avec le conflit armé, seraient suffisamment liés à la situation en Afghanistan et auraient été commis sur le territoire d’autres Etats parties au Statut depuis le 1er juillet 2002. 


On l’aura compris, l’arrêt de la Chambre d’appel est un immense revers pour Washington. Au-delà des poursuites qui pourraient viser militaires et civils américains, la position de la Cour vient plus immédiatement perturber le narratif de la fin de la guerre la plus longue et la plus coûteuse de l’histoire des Etats-Unis. Infinite Justice, Enduring Freedom ? No, Endless War ! Nul doute que l’Administration a déjà suffisamment à faire avec le récent accord obtenu avec les Talibans, un deal déjà éprouvé sur le terrain et critiqué par les autres parties. Gulliver empêtré et maintenant Gulliver accusé ? En réponse, Mike Pompéo a immédiatement promis le feu et le sang à cette « renegade, unlawful, so-called court ». Que faut-il en attendre de la CPI à présent ? La Cour parviendra-t-elle à autre chose qu’à du naming and shaming ? On peut en douter. Il n’est guère raisonnable d’imaginer qu’un éventuel mandat d’arrêt à l’encontre d’un Américain soit exécuté – et la CPI ne juge pas in abstentia. Au pire, elle incitera seulement les ex de l’Administration Bush à bien choisir leurs destinations de vacances – mais ils ne se risquent de toute façon déjà plus à venir en Europe. Après, quelles que soient les frustrations que rencontreront ses futures prétentions, la Cour se donne au moins ici l’apparence de l’impartialité. L’ouverture d’une enquête en Afghanistan comme les discussions actuelles sur la situation en Palestine montrent que la Cour pénale internationale entend désormais prendre la mesure de son mandat et s’intéresser aussi aux crimes des puissants. Elle renvoie chacun à ses responsabilités. Et, ne serait-ce que pour cela, il faut voir dans l’arrêt du 5 mars 2020 l’une des décisions les plus importantes de l’histoire de la justice pénale internationale.


J. Fernandez


[1] A. Beaufre, Introduction à la stratégie, (1963), Paris, Fayard/Pluriel, 2012, 192 p., p. 150.
 



mardi 10 mars 2020

Uber et le statut de travailleur indépendant

Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Chambre sociale de la Cour de cassation sanctionne la pratique d'Uber, contraignant des personnes à travailler sous le statut de travailleur indépendant, alors même que leur lien avec l'entreprise est caractérisé par la subordination. En requalifiant ce lien en contrat de travail, la Cour vise permet de mieux encadrer juridiquement l'activité des plateformes et de lutter contre l'"ubérisation", du nom même de la société poursuivie. 


Un contrat de travail



M. X. s'était engagé comme chauffeur chez Uber, selon certains documents contractuels : contrat de prestation de service, conditions de partenariat, charte de la communauté Uber. En même temps, il a obtenu sa carte de conducteur de VTC et s'est inscrit au répertoire SIRENE en qualité de travailleur indépendant. Il a ensuite loué une licence VTC auprès d'une filiale d'Uber, et un véhicule après d'une autre entreprise, partenaire d'Uber. Enfin, il a installé sur son téléphone l'application Uber, et a réalisé plus de 2000 courses entre octobre 2016, et avril 2017, date à laquelle son compte a été désactivé par Uber, sans explication particulière.

Il a donc saisi les juges des prud'hommes d'une demande de requalification de ses services de transport en contrat de travail à durée indéterminée, requalification qui lui permettait ensuite de contester un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Les prud'hommes ont considéré qu'il s'agissait d'un contrat de nature commerciale, et ils se sont déclarés incompétents. La Cour d'appel, en revanche, a estimé que le contrat était bel et bien un contrat de travail, décision confirmée par la présente décision de la Chambre sociale.


Un lien de subordination juridique


L'article L 8221-6 du code de travail précise que "sont présumés ne pas être liés avec le donneur d'ordre par un contrat de travail (...) les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers (...)". Il ajoute immédiatement que "l'existence d'un contrat de travail peut toutefois être établie lorsque les personnes (...) fournissent directement des prestations à un donner d'ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l'égard de celui-ci".

Il appartenait donc à M. X. de démontrer l'existence de ce lien de subordination juridique. Selon une jurisprudence de la Chambre sociale mentionnée dans l'arrêt Bastille Taxi du 19 décembre 2000, l'existence d'un contrat de travail "ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs". Il appartient donc au juge d'examiner la réalité de la relation de travail, selon la méthode du faisceau d'indices, définie dans une décision du 13 novembre 1996. La Chambre sociale va donc regarder si Uber a le pouvoir des donner des ordres et des directives à ses chauffeurs, peut contrôler l'exécution de leur travail et sanctionner leurs éventuels manquements.

A partir de ces éléments, la Chambre sociale avait déjà qualifié de contrat de travail la relation entretenue entre un livreur à vélo et l'entreprise Take Eat Easy, dans un arrêt du 28 novembre 2018. De la même manière, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) avait admis, dans l'affaire Kunsten Informatie en Media du 4 décembre 2014, que la qualification formelle de travailleur indépendant n'exclut pas qu'une personne soit qualifiée de travailleur (salarié), "si son indépendance n'est que fictive, déguisant ainsi une relation de travail".


Joe le taxi. Vanessa Paradis, 1987


La réalité de la relation de travail

 


Mettant en oeuvre ce pouvoir de requalification, la Chambre sociale se penche donc sur la réalité de la relation entre M. X et Uber et elle se réfère notamment aux trois documents contractuels qui lui ont été transmis de manière dématérialisée, tous trois comptant quarante-cinq pages rédigées en petits caractères. 

Elle note que le chauffeur peut effectivement se connecter quand il le souhaite à l'application, ce qui signifie qu'il peut choisir ses horaires de travail. Mais, comme dans l'affaire Take Eat Easy, cette liberté est purement artificielle. Les coûtes de la location de sa voiture, la redevance due pour sa licence, et les commissions prélevées par Uber le contraignent évidemment à allonger la durée de son travail s'il veut survivre. Il est donc obligé de travailler pour la plateforme, et la Cour remarque que M. X. était connecté à l'application entre 50 et 70 heures par semaine.

La Cour observe ensuite qu'Uber dispose d'un véritable pouvoir de sanctions, et la "Charte de la communauté Uber" énumère les motifs pour lesquels un chauffeur peut perdre l'accès à l'application, liste "non exhaustive" de comportements liés à la qualité, à la sécurité, à la fraude ou à la discrimination. Ces dispositions relèvent, à l'évidence, d'une procédure disciplinaire.

Enfin, Uber dispose d'un pouvoir de contrôle sur l'exécution des prestations. Si un chauffeur refuse trois courses successives, il reçoit un message "Etes vous encore là ?", et dispose alors de huit secondes pour accepter la course proposée, sans en connaître la destination ni le prix. S'il n'obtempère pas, il risque de nouveau la suspension de l'application. Il se voit par ailleurs interdire de conserver les coordonnées des clients, dans l'hypothèse où ce travailleur "indépendant" aurait des velléités de se constituer une clientèle personnelle. 


Un "capitalisme de plateformes"


Considérée en ces termes, la requalification du lien entre le chauffeur et Uber apparaît comme un minimum, qui permet au moins à l'intéressé d'obtenir réparation pour un licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Mais il n'en demeure pas moins que ce contrat de travail demeure parfaitement léonin, l'expression de la puissance d'une multinationale de droit néerlandais, qui tente de se soustraire aux contraintes juridiques et fiscales du droit français. Cette puissance s'exerce à l'égard de personnes peu qualifiées, en recherche d'emploi, souvent isolées, et incapables de résister à ce rouleau-compresseur juridique. Derrière la modernité revendiquée par ces plateformes qui exercent leur activité sur internet se cache ainsi un véritable système oppressif "à l'ancienne", qualifié à juste titre de "capitalisme de plateformes".

jeudi 5 mars 2020

La reconnaissance faciale dans les lycées

Dans un jugement du 27 février 2020, le tribunal administratif de Marseille annule la délibération du Conseil régional de la région PACA organisant l'expérimentation d'un "dispositif de contrôle d'accès par comparaison faciale et de suivi de trajectoire" dans deux lycées de la région, l'un à Marseille et l'autre à Nice. Il s'agissait donc, non seulement de contrôler les entrées des élèves, mais aussi leurs déplacements dans l'établissement, par exemple l'accès à la cantine.

Une convention tripartite avait été passée à cette fin entre la région, l'entreprise Cisco International, et les deux établissements. En l'espèce, le juge de l'excès de pouvoir, saisi par un tiers, n'est pas compétent pour apprécier la partie de la délibération approuvant la convention. Saisi par la Quadrature du Net, la Ligue des droits de l'homme, et différentes associations de parents d'élèves, il ne se prononce donc que sur l'acte décidant l'expérimentation. 


La reconnaissance faciale



La biométrie a d'abord été définie comme une science, celle qui "étudie, à l'aide des mathématiques, les variations biologiques à l'intérieur d'un groupe déterminé". Aujourd'hui, la biométrie est davantage perçue comme une technique d'identification de la personne à partir de ses caractères physiologiques reconnaissables et vérifiables, qu'il s'agisse de la forme du visage, de la paume de la main, de l'ADN, de l'identification par l'iris de l'oeil ou encore par la voix. Ses utilisations sont potentiellement d'une extrême diversité, allant de l'authentification des paiements au démarrage d'une voiture, en passant par l'accès des élèves au lycée. Ce glissement de la science à la technique a été perçu comme positif, dans la mesure où la biométrie était d'abord un instrument d'accroissement de la sécurité et de la fiabilité de certains échanges. Il n'en demeure pas moins que les données biométriques sont des données personnelles et que leur collecte et leur conservation sont, comme telles, soumises à certaines conditions. 

Le tribunal administratif aurait pu se borner à annuler la délibération pour incompétence, moyen d'ordre public. En effet, l'article L 214-6 du code de l'éducation énonce, dans son alinéa 2, que "la région assure l'accueil, la restauration, l'hébergement ainsi que l'entretien général et technique, à l'exception des missions d'encadrement et de surveillance des élèves, dans les établissements dont elle a la charge". La mise en place de portiques de reconnaissance faciale relève, à l'évidence, de la mission d'encadrement et de surveillance des élèves qui sont de la compétence exclusive des chefs d'établissement. Or, en l'espèce, la région PACA ne s'est pas bornée à proposer un équipement aux lycées, mais a pris une décision formelle organisant l'expérimentation. Cette incompétence était suffisante pour annuler la délibération.

Mais le tribunal va plus loin et s'engager dans le contrôle de la légalité interne de la délibération. L'article 6 de la loi du 6 janvier 1978, dans son actuelle rédaction, précise que les données biométriques sont des données à caractère personnel. Le principe est alors l'interdiction du traitement de ces données, sauf exceptions définies dans l'article 9 du règlement général de protection des données (RGPD). 

Dans le cas présent, la reconnaissance faciale est concernée par deux conditions précisées dans l'article 9. La première est l'exigence d'un "consentement explicite" de la personne concernée, consentement donné pour des finalités spécifiques. La seconde est que ce traitement biométrique doit apparaître comme une "nécessité" justifiée par des motifs d'intérêt public importants. De fait, le traitement de données personnelles doit être proportionné à ces motifs, ce qui signifie qu'il doit prévoir des mesures de protection des droits de la personne concernée.

Ma gueule. Johny Halliday. 1979

Consentement



Le problème en l'espèce est que le "consentement explicite" n'en est pas un. La région PACA s'est bornée à exiger la signature d'un formulaire par tout lycéen majeur, ou par les représentants légaux des mineurs. Mais le tribunal fait observer que ce consentement n'a rien de réellement libre ni de réellement éclairé. Les lycéens, et leurs parents, sont dans une relation particulière à l'égard de l'établissement scolaire. Les premiers sont directement dans une relation d'autorité, et les seconds n'ont guère le choix, sauf à changer leur enfant d'établissement, ce qui est loin d'être simple.


Finalité et proportionnalité



La délibération du conseil régional donne comme finalité la nécessité "d'apporter une assistance aux agents en charge du contrôle d'accès aux lycée (...) afin de faciliter et de réduire la durée des contrôles (...), lutter contre l'usurpation d'identité et détecter un déplacement non souhaité". Ces finalités ne sont peut-être pas illégitimes mais elles concernent essentiellement la gestion des flux, et la région ne précise pas leur lien avec des motifs d'intérêt public. Surtout, elle n'explique pas dans quelle mesure la biométrie est une nécessité, ni n'établit que les finalités poursuivies ne pourraient pas être atteintes par d'autres moyens, badges et vidéoprotection par exemple.

De tous ces éléments, le tribunal administratif déduit que la délibération décidant cette expérimentation n'est pas conforme à l'article 9 du RGPD. L'annulation était prévisible et s'inscrit dans la droite ligne de la délibération de la CNIL du 29 octobre 2019 qui avait donné un avis défavorable à cette même expérimentation. On note tout de même que le tribunal se montre plus sévère sur l'exigence de consentement que la CNIL qui s'était exclusivement fondée sur le caractère trop intrusif de la technologie biométrique, alors que les mêmes résultats pourraient être obtenus par d'autres moyens. 

On ne peut que saluer un jugement qui applique sans état d'âme les principes protecteurs posés par le droit européen. Il s'avère sans doute très utile pour dissuader les élus de faire de la biométrie une sorte de "gadget" qui, au même titre que la vidéoprotection, sert avant tout à promouvoir leur image sécuritaire. Il n'en demeure pas moins que la biométrie ne doit pas être rejeté en bloc et qu'il serait dommage que son régime juridique soit le fruit de décisions de justice rendues au cas par cas, sur des projets plus ou moins anecdotiques ou fantaisistes. La biométrie mérite mieux que cela, et la CNIL en est parfaitement consciente. Le 15 novembre 2019, elle réclamait "un débat à la hauteur des enjeux", c'est-à-dire un débat politique. En effet, l'objet n'est pas de savoir comment faire accepter la biométrie par la population, mais de susciter un débat pour déterminer quels sont les cas dans lesquels nous acceptons la reconnaissance faciale, et ceux dans lesquels nous la refusons.



Sur la protection des données personnelles   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.


 

lundi 2 mars 2020

Comment rhabiller une Femen ?

"Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées". La Cour de cassation aurait-elle été inspirée par Tartuffe dans sa décision du 26 février 2020 ? Elle déclare en effet que l'exhibition de la poitrine d'une femme constitue bien l'infraction d'exhibition sexuelle prévue par l'article 222-32 du code pénal. En revanche, la relaxe de la prévenue, Mme Z., n'encourt aucune censure, car son comportement s'inscrit dans une démarche de protestation politique, son incrimination constituant alors une ingérence disproportionnée dans l'exercice de sa liberté d'expression.

Les seins des Femens sont au coeur d'un conflit jurisprudentiel qui trouve son origine en 2013. A l'époque, Mme Z. s'était présentée au musée Grévin, dans la salle rassemblant les statues de cire de plusieurs chefs d'Etat. Se dévêtant alors "le haut du corps, sa poitrine étant nue, laissant apparaître l'inscription "Kill Putin", elle avait fait tomber la statue du président russe, dans laquelle elle avait planté un pieu métallique en déclarant "Fuck Dictator". L'intéressée avait ensuite été condamnée pour exhibition sexuelle par le tribunal correctionnel de Paris.


Deux décisions de la Cour de cassation



La Cour d'appel de Paris avait toutefois relaxé la prévenue, estimant que l'intention de la Femen, dénuée de toute connotation sexuelle, devait être appréciée comme la manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision a été cassée une première fois par un arrêt de la Chambre criminelle du 10 janvier 2018, avec renvoi à la Cour d'appel. Mais celle-ci a rendu une nouvelle décision identique, suscitant un nouveau pourvoi.

La définition du délit d'exhibition sexuelle



S'agissait-il d'une exhibition sexuelle ? Ce délit a toujours souffert d'une certaine incertitude de sa définition. Il a succédé à l'ancien "outrage public à la pudeur", dont on trouve l'origine dans le décret législatif du 19 juillet 1791 et dont la définition avait été jugée trop floue. Dès lors qu'il était bien difficile de donner un contenu juridique à la notion de pudeur, il apparaissait encore plus délicat de préciser quel comportement était susceptible de lui faire outrage.

La Cour avait précisé son interprétation du délit, dans une décision du 9 janvier 2019, intervenue déjà à propos d'une Femen qui était entrée seins nus dans l'église de la Madeleine. Posant les bras en croix devant l'autel, un foie de boeuf dans chaque main, elle entendait évoquer "le foetus avorté du Christ" et dénoncer la position anti-avortement de l'Eglise catholique.



 Exhibition patriotique
La liberté guidant le peuple. Eugène Delacroix. 1830

La Cour avait alors affirmé que le délit d'exhibition sexuelles était caractérisé par deux éléments matériels. 

Le premier est l'existence d'un acte d'exhibition, sans qu'il soit nécessaire de rechercher son caractère outrageant ou non. Les seules hypothèses dans lesquelles un telle exhibition est licites sont celles du nu artistique ou l'exhibition dans un lieu acceptant la nudité. Dans la présente affaire, il est clair que Mme Z. ne pratiquait pas le nu artistique, et que le musée Grévin n'est pas exactement un lieu voué au naturisme.

Précisément, le second élément matériel réside dans le fait que cette nudité doit être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il suffit que la nudité soit visible. Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un ait observé cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour témoigner. Tel est le cas dans l'affaire Z., puisqu'il y avait des visiteurs et des gardiens dans le musée.

Quant à l'élément moral, et c'est un point essentiel, il est constitué dès que l'intéressée impose volontairement sa nudité à la vue d'autrui. Il ne réside donc pas dans la motivation de ce déshabillage.  Qu'elle relève de la provocation sexuelle ou du militantisme politique est sans influence sur l'existence de l'élément moral.

Cette analyse a tout de même suscité une inflexion de la jurisprudence qui permet à la Cour de confirmer la relaxe prononcée par la Cour d'appel, adoptant ainsi une position radicalement différente de celle adoptée en janvier 2018.


L'influence de la Cour européenne des droits de l'homme



La Chambre criminelle se livre en effet à un contrôle de proportionnalité identique à celui exercé par la CEDH.  Elle se place non pas sur le terrain des éléments constitutifs de l'infraction mais sur celui de l'incrimination. Les faits demeurent constitutifs du délit d'exhibition sexuelle, mais l'incrimination est considérée comme "une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression".

Ce contrôle de proportionnalité est exercé de manière courante par la CEDH. Dans un arrêt Pichon et Sajous c. France du 2 octobre 2001, elle a ainsi mis en balance un comportement illicite, en l'espèce le refus par un pharmacien de vendre des contraceptifs, et le droit de manifester une opposition liée à des convictions politiques ou religieuses. Dans l'arrêt Pichon et Sajous, la Cour avait finalement conclu que l'incrimination et la condamnation des requérants pour refus de vente n'emportaient pas une atteinte excessive au droit de manifester leurs convictions.

La CEDH estimerait-elle que l'incrimination d'une Femen pour exhibition sexuelle n'emporte aucune atteinte à sa liberté d'expression ? La Cour de cassation a préféré ne pas prendre le risque d'une condamnation, n'ignorant pas que la CEDH, en matière de liberté d'expression, intègre certains éléments issus du droit anglo-saxon. L'action des Femens pourrait ainsi être perçue comme l'exemple type du "Symbolic Speech" directement inspiré de la jurisprudence américaine sur le Premier Amendement.

La décision du 20 février 2020 permet ainsi d'éviter une saisine de la CEDH au résultat quelque peu aléatoire. Elle risque en revanche de conduire à un contrôle de proportionnalité exercé au cas par cas, selon des critères peu lisibles. On peut toutefois comprendre que la Cour de cassation refuse de se rallier à la position développée par la défense qui considérait que l'intention de la personne devait constituer l'élément moral de l'infraction. Une telle analyse conduisait en effet à autoriser n'importe quelle action, aussi provocatrice soit-elle, dès lors que l'intéressé invoque un quelconque mobile politique. A moins qu'il s'agisse de se débarrasser des Femens par un autre moyen que la répression pénale  ?  Si l'on décidait que leur action est licite, l'élément transgressif deviendrait inexistant, et leur action n'intéresserait peut-être plus les journalistes soigneusement convoqués à chaque manifestation. Les Femens n'auraient plus alors qu'à aller se rhabiller. 



samedi 29 février 2020

Les Invités de LLC : Serge Sur : L'article 49. 3 n'est nullement l'instrument d'un régime autoritaire


L’article 49. 3 n’est nullement l’instrument d’un régime autoritaire

Publié dans Le Monde, 27 février 2020

Serge Sur
Professeur émérite de droit public
de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)



Devant le blocage du débat sur la réforme du régime des retraites organisé à l’Assemblée nationale par quelques groupes d’opposition, le gouvernement envisage de plus en plus de recourir à la procédure constitutionnelle prévue par l’article 49 al 3. Ce texte, remontant aux origines de la Constitution, ce qu’il convient de préciser tant elle a subi de modifications, permet au gouvernement d’engager sa responsabilité sur le vote d’un projet de loi. Celui-ci est considéré comme adopté, sauf si l’Assemblée vote contre lui une motion de censure à la majorité absolue des députés. C’est dire que la délibération sur le texte est immédiatement remplacée, et qu’au minimum s’y superpose un débat sur l’existence du gouvernement et sur son éventuel renversement.

Les protestations contre cette perspective sont multiples et d’origines diverses, puisque même certains députés de la majorité s’y déclarent opposés, sans que l’on sache s’ils iront jusqu’à voter une éventuelle motion de censure. Si elle était adoptée, elle déboucherait probablement sur une dissolution, et lesdits députés seraient immanquablement battus. Voter contre le gouvernement serait pour eux suicidaire, mais on en est encore loin. Le gouvernement lui-même semble n’envisager le recours à l’article 49 al. 3 qu’avec réticence, redoutant une réaction hostile de l’opinion – car en réalité la question ne se pose pas devant l’Assemblée, mais beaucoup plus devant le pays. Elle appartient aux manœuvres pré-électorales en vue des présidentielles à venir. En effet, le recours à cette procédure suppose une décision du Conseil des ministres, et par-là du président, qui se trouvera ainsi en première ligne.


 Bataille parlementaire entre Edouard Philippe et Jean-Luc Mélenchon
Les Aventuriers de l'Arche perdue, Steven Spielberg, 1981. Harrison Ford

Il convient de remonter aux origines de la Constitution pour comprendre l’intérêt du mécanisme de l’article 49 al. 3. Il correspond à ce que l’on appelait à l’époque le « parlementarisme rationalisé », en tirant parti de l’expérience funeste de la IVe République. Dans ce régime, l’instabilité ministérielle était liée à l’absence de majorités constituées, qui s’effondraient sur elles-mêmes tous les six mois. Les gouvernements étaient à la fois fugitifs et impuissants. On a considéré en 1958 que l’absence de majorité parlementaire structurée était une caractéristique française, liée au multipartisme, et qu’il convenait d’y remédier en donnant au gouvernement les moyens de mettre l’Assemblée en face de ses responsabilités : ou approuver les textes proposés, ou renverser le gouvernement, ce qui l’exposait à la dissolution. C’est ce qui s’est passé en 1962, lorsque l’Assemblée a renversé le gouvernement Pompidou. Elle a été dissoute, et les élections suivantes ont renvoyé une solide majorité gaulliste. Le couple responsabilité politique du gouvernement – dissolution est un des éléments constitutifs d’un régime parlementaire, et c’est l’une des dimensions de la Ve République. C’est même ce qui distingue le régime parlementaire d’un régime d’assemblée, cette nostalgie et ce rêve permanents de nombre de constitutionnalistes et de partis politiques, combinant l’irresponsabilité et la toute-puissance.

Le gouvernement a-t-il réellement le choix ? La volonté d’obstruction de l’opposition, spécialement de La France insoumise, est éclatante, déclarée, revendiquée. Prolonger le débat, six mois, un an, n’y changerait rien. Des rappels au règlement aux sous-amendements, le temps pourrait être indéfiniment prolongé sans issue vraisemblable. Voilà qui souligne que l’Assemblée, que l’on présente souvent comme corsetée sous la Ve République, dispose d’armes de retardement voire de paralysie des décisions gouvernementales. Est-ce acceptable dans un régime parlementaire ? C’est typiquement une logique de régime d’Assemblée, qui est à l’opposé. C’est aussi privilégier la dimension délibérative de la constitution sur sa dimension décisionnaire, nécessaire à tout gouvernement. C’est aussi faire prévaloir la rue sur la représentation nationale. La France insoumise relaie à l’Assemblée les manifestations contre la réforme des retraites. En sabotant la procédure législative, elle est à la limite de la subversion.

Ainsi l’art. 49 al. 3 est un mécanisme caractéristique du régime parlementaire. Nombre de gouvernements d’orientations opposées l’ont utilisé. Il n’est nullement l’instrument d’un régime autoritaire, mais l’outil indispensable à la responsabilité du gouvernement, et même à celle de l’Assemblée. Elle ne peut en effet bloquer le fonctionnement des institutions sans risque pour elle-même, et ce risque est celui de la dissolution. Sa responsabilité est de voter la loi, non d’empêcher qu’elle soit votée. Face à une obstruction systématique d’une partie très minoritaire de l’opposition comme aux états d’âme de sa majorité, le gouvernement est pleinement dans son rôle en utilisant une arme que la constitution met à sa disposition.  Sans doute, lors de la révision de 2008, a-t-on limité la possibilité pour le gouvernement de l’employer, trace de la nostalgie du régime d’assemblée évoquée à l’instant. C’était une erreur, mais en l’occurrence rien ne s’oppose à son emploi. Est-ce démocratique ? Sans doute, puisque prévu par la Constitution, et qu’en toute hypothèse dans deux ans une élection présidentielle permettra de régler les comptes, éventuellement de revenir sur une réforme qui ne sera pas encore entrée en vigueur. Un référendum avant même cette élection ? On sait bien qu’il ne porterait pas sur la réforme, et que la procédure serait détournée. La seule solution, et c’est une bonne solution, consiste donc à placer l’Assemblée devant ses responsabilités.

jeudi 27 février 2020

Affaire Fillon : L'échec attendu des QPC

« Que serait un important procès pénal sans question prioritaire de constitutionnalité et qu’importe que Monsieur Fillon n’ait pas été un de ses plus ardents défenseurs !". Cette exclamation mi-amusée, mi-agacée du procureur révèle assez bien le rôle attribué à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la défense dans le procès Fillon, comme dans bien d'autres. Il s'agit en effet d'affirmer devant l'opinion que l'on est victime d'un complot judiciaire honteusement fomenté par des ennemis politiques. En même temps, il s'agit de la dernière procédure de retardement possible, après avoir épuisé toutes les autres. Alors autant profiter de ces quelques heures, quelques jours, voire quelques mois si, par hasard, la QPC se retrouvait, tous filtres passés, devant le Conseil constitutionnel.

Hélas, malgré l'appui de certains commentateurs, bien connus pour leur indéfectible soutien à François Fillon, qui se sont efforcés, sans conviction excessive, de mettre en valeur l'argumentaire juridique, les deux QPC ont été rejetées le 27 février 2020, les juges ayant considéré qu'elles étaient dépourvues de caractère "sérieux".


La prescription 



La première QPC, plaidée par Me Cornut-Gentille, l'avocat de Pénélope Fillon, porte sur la prescription, et plus exactement la règle selon laquelle le point de départ du délai, en matière d'infraction dissimulée, est fixé au jour où elle est apparue et a donc pu être constatée. Ce principe trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment l'arrêt du 16 décembre 2014 intervenu en matière de prise illégale d'intérêts.

L'information judiciaire contre les époux Fillon a été ouverte le 24 février 2017, soit un mois après l'ouverture de l'enquête préliminaire du Parquet national financier (PNF), intervenue le jour même de la publication des révélations du Canard Enchaîné (25 janvier). A l'époque, les avocats de François Fillon se réjouissaient que le PNF n'ait pas choisi la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel, ce choix prouvant à leurs yeux "qu'il n'a pas pu démontrer la réalité des infractions poursuivies". Ils se montraient même confiants de voir "des juges indépendants" diligenter une "procédure sereine", d'autant que leur client bénéficiait maintenant du droit d'accéder au dossier.

Aujourd'hui, le discours a changé et ces mêmes avocats estiment que l'ouverture de l'information n'avait pas d'autre objet que de contourner la loi du 27 février 2017. Celle-ci ne modifie en rien le point de départ de la prescription, tel qu'il ressort de la jurisprudence. Mais elle décide qu'il est impossible de remonter au-delà de douze ans pour les délits. Mais la loi, entrant en vigueur le 1er mars 2017 n'était pas encore applicable aux dossiers pour lesquels l'action publique avait été engagée avant cette date. L'action publique contre François Fillon ayant été engagée le 27 février 2017, il demeurait possible de remonter plus loin, en l'espèce jusqu'en 1998. Avouons que cette analyse juridique n'est pas réellement faite pour les innocents : le but est de faire en sorte que les charges soient un peu moins lourdes, non pas au regard de la gravité des actes commis, mais au regard de leur durée.

Quoi qu'il en soit, la demande de QPC s'appuie sur une évolution jurisprudentielle. Dans quatre décisions du 20 mai 2011, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation avait considéré que "la prescription de l'action publique ne revêt pas le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République et ne procède pas des articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, ni d'aucune disposition, règle ou principe de valeur constitutionnelle". Mais le 24 mai 2019, le Conseil constitutionnel avait quelque peu nuancé cette position, en précisant qu'il appartient au législateur "afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ». L'avocat de Pénélope Fillon en déduit que la jurisprudence de la Cour de cassation a fait l'objet d'un "changement de circonstances de droit" et n'est plus constitutionnelle aujourd'hui. 

Mais l'analyse revenait à donner des verges pour se faire battre. En effet, le Conseil constitutionnel, dans cette même décision du 24 mai 2019, déclare que les règles de la prescription, en particulier lorsqu'il s'agit de savoir jusqu'où l'on remonte, doivent être adaptées à la nature et à la gravité de l'infraction. Or le détournement de fonds publics est généralement une infraction occulte, qui ne pourrait être sérieusement poursuivie si l'on ne calculait pas la prescription à partir du moment de sa découverte. Quant à la gravité, il faut bien reconnaître que le délit est puni de dix ans d'emprisonnement, soit le maximum de la peine possible en matière correctionnelle. On peut comprendre que les juges aient estimé que la QPC manquait de sérieux.

Bonnie and Clyde. Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot
Archives INA, 1er janvier 1968


Le détournement de fonds publics


Précisément, venons-en à la seconde QPC, plaidée par Me Antonin Lévy, qui porte sur la constitutionnalité de l’article 432-15 du code pénal, relatif au détournement de fonds publics. Il punit ainsi « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, (…) de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission ». 

On revient cette fois à l'origine de l'affaire Fillon, lorsque les avocats soutenaient que le détournement des fonds publics ne s'appliquait pas aux parlementaires. Est-il nécessaire de rappeler la jurisprudence ? Elle considère depuis longtemps qu'un élu peut être considéré comme une personne "dépositaire de l'autorité publique", qu'il s'agisse d'un maire avec l'arrêt de la cour de cassation du 29 juin 2016, ou d'un président de conseil général avec la décision de la Cour d'appel de Paris du 5 novembre 1999.

Quant aux parlementaires, il suffit de se tourner vers la pratique des assemblées pour voir que les élus peuvent être poursuivis pour détournement de fonds publics. C'est ainsi que le 24 décembre 1994, le Sénat a accepté la levée de l'immunité du sénateur Jean-Luc Bécart, poursuivi pour détournement de fonds publics. Une autorisation identique était donnée le 22 juillet 2009, concernant Gaston Flosse. Enfin, le 7 avril 2010, Sylvie Andrieux, députée, voyait son immunité levée, cette fois par l'Assemblée nationale, pour une affaire de... détournement de fonds publics.

Il semble que l'avocat de Pénélope Fillon, sans doute un peu déprimé à l'idée de plaider le fait qu'un parlementaire n'est pas  "dépositaire de l'autorité publique" ait préféré invoquer le fait qu'il n'était pas chargé d'une "mission de service public". Observons toutefois qu'il s'agit d'une alternative et qu'il suffisait amplement de le considérer comme "dépositaire de l'autorité publique" pour justifier les poursuites. Surtout, là encore le malheureux avocat se heurte à la dure réalité de la jurisprudence. Dans une décision du 12 septembre 2018, confirme la condamnation pour favoritisme et corruption diligentées contre un élu guyanais qui avait "successivement exercé des fonctions électives et ministérielles", rappelant au passage que "les élus et chargés de mission de service public" doivent respecter les principes d'accès à la commande publique et de transparence des marchés. Un élu peut donc être directement associé au service public.

Enfin, il conviendrait peut-être de rappeler aux avocats de François Fillon que ce débat est quelque peu occulté par l'existence de la Convention de Merida, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 31 octobre 2003 et ratifiée par la France, et qui a précisément pour objet de lutter contre la corruption. Dans son article 2, elle énonce que l'on entend "par agent public toute personne qui détient un mandat législatif, exécutif, administratif ou judiciaire d'un Etat partie, qu'elle ait été nommée ou élue (...).". Un parlementaire peut donc être poursuivi pour des faits de corruption, norme issue d'un traité qui, rappelons-le, a valeur supérieure à la loi. 

Certes, le Conseil constitutionnel apprécie la conformité de la loi à la Constitution et n'a pas, théoriquement, à tenir compte d'une convention internationale. Mais imagine-t-on que le juge constitutionnel puisse donner l'image d'une institution protégeant la corruption, contre les dispositions d'un traité international ? 

Reste que la QPC plaidée par Me Antonin Levy laisse un petit goût d'inachevé. Le brillant avocat aurait-il renoncé à son principal cheval de bataille ? Il n'invoque plus en effet l'épouvantable violation du principe de séparation des pouvoirs que constituaient les poursuites diligentées contre un parlementaire victime d'un infâme Cabinet Noir.  Il avait pourtant là une occasion de permettre au Conseil constitutionnel de rétablir le droit en exonérant M. Fillon de poursuites. Hélas ! En dépit de soutiens doctrinaux que l'on n'aura pas la cruauté de rappeler, la défense a préféré s'abstenir de soutenir un thèse sans fondement aucun.

De toute évidence, les deux QPC étaient vouées à l'échec. Alors pourquoi les déposer ? Sans doute pas pour susciter des soutiens politiques qui n'existent plus vraiment. Peut-être s'agit-il d'une tentative, bien maladroite, de porter le discrédit sur le procès qui s'ouvre. En tout état de cause, le but n'est certainement pas atteint. Ces deux QPC, quoi qu'on en dise, ont toute l'apparence d'une vaine manoeuvre dilatoire.