« Que serait un important procès pénal sans question prioritaire de
constitutionnalité et qu’importe que Monsieur Fillon n’ait pas été un de
ses plus ardents défenseurs !". Cette exclamation mi-amusée, mi-agacée du procureur révèle assez bien le rôle attribué à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la défense dans le procès Fillon, comme dans bien d'autres. Il s'agit en effet d'affirmer devant l'opinion que l'on est victime d'un complot judiciaire honteusement fomenté par des ennemis politiques. En même temps, il s'agit de la dernière procédure de retardement possible, après avoir épuisé toutes les autres. Alors autant profiter de ces quelques heures, quelques jours, voire quelques mois si, par hasard, la QPC se retrouvait, tous filtres passés, devant le Conseil constitutionnel.
Hélas, malgré l'appui de
certains commentateurs, bien connus pour leur indéfectible soutien à François Fillon, qui se sont efforcés, sans conviction excessive, de mettre en valeur l'argumentaire juridique, les deux QPC ont été rejetées le 27 février 2020, les juges ayant considéré qu'elles étaient dépourvues de caractère "sérieux".
La prescription
La première QPC, plaidée par Me Cornut-Gentille, l'avocat de Pénélope Fillon, porte sur la prescription, et plus exactement la règle selon laquelle le point de départ du délai, en matière d'infraction dissimulée, est fixé au jour où elle est apparue et a donc pu être constatée. Ce principe trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment
l'arrêt du 16 décembre 2014 intervenu en matière de prise illégale d'intérêts.
L'information judiciaire contre les époux Fillon a été ouverte le 24 février 2017, soit un mois après l'ouverture de l'enquête préliminaire du Parquet national financier (PNF), intervenue le jour même de la publication des révélations du Canard Enchaîné (25 janvier). A l'époque,
les avocats de François Fillon se réjouissaient que le PNF n'ait pas choisi la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel, ce choix prouvant à leurs yeux "
qu'il n'a pas pu démontrer la réalité des infractions poursuivies". Ils se montraient même confiants de voir "
des juges indépendants" diligenter une "
procédure sereine", d'autant que leur client bénéficiait maintenant du droit d'accéder au dossier.
Aujourd'hui, le discours a changé et ces mêmes avocats estiment que l'ouverture de l'information n'avait pas d'autre objet que de contourner
la loi du 27 février 2017. Celle-ci ne modifie en rien le point de départ de la prescription, tel qu'il ressort de la jurisprudence. Mais elle décide qu'il est impossible de remonter au-delà de douze ans pour les délits. Mais la loi, entrant en vigueur le 1er mars 2017 n'était pas encore applicable aux dossiers pour lesquels l'action publique avait été engagée avant cette date. L'action publique contre François Fillon ayant été engagée le 27 février 2017, il demeurait possible de remonter plus loin, en l'espèce jusqu'en 1998. Avouons que cette analyse juridique n'est pas réellement faite pour les innocents : le but est de faire en sorte que les charges soient un peu moins lourdes, non pas au regard de la gravité des actes commis, mais au regard de leur durée.
Quoi qu'il en soit, la demande de QPC s'appuie sur une évolution jurisprudentielle. Dans quatre
décisions du 20 mai 2011, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation avait considéré que "
la prescription de l'action
publique ne revêt pas le caractère d'un principe fondamental reconnu par
les lois de la République et ne procède pas des articles 7 et 8 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, ni
d'aucune disposition, règle ou principe de valeur constitutionnelle". Mais le 24 mai 2019, le Conseil constitutionnel avait quelque peu nuancé cette position, en précisant qu'il appartient au législateur "
afin de tenir compte des
conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles
relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas
manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ». L'avocat de Pénélope Fillon en déduit que la jurisprudence de la Cour de cassation a fait l'objet d'un "changement de circonstances de droit" et n'est plus constitutionnelle aujourd'hui.
Mais l'analyse revenait à donner des verges pour se faire battre. En effet, le Conseil constitutionnel, dans cette même décision du 24 mai 2019, déclare que les règles de la prescription, en particulier lorsqu'il s'agit de savoir jusqu'où l'on remonte, doivent être adaptées à la nature et à la gravité de l'infraction. Or le détournement de fonds publics est généralement une infraction occulte, qui ne pourrait être sérieusement poursuivie si l'on ne calculait pas la prescription à partir du moment de sa découverte. Quant à la gravité, il faut bien reconnaître que le délit est puni de dix ans d'emprisonnement, soit le maximum de la peine possible en matière correctionnelle. On peut comprendre que les juges aient estimé que la QPC manquait de sérieux.
Bonnie and Clyde. Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot
Archives INA, 1er janvier 1968
Le détournement de fonds publics
Précisément, venons-en à la seconde QPC, plaidée par Me Antonin Lévy, qui porte sur la constitutionnalité de l’
article 432-15 du code pénal, relatif au détournement de fonds publics. Il punit ainsi «
le fait, par une personne dépositaire de l’autorité
publique ou chargée d’une mission de service public, (…) de détruire,
détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou
privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet
qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission ».
On revient cette fois à l'origine de l'affaire Fillon, lorsque les avocats soutenaient que le détournement des fonds publics ne s'appliquait pas aux parlementaires. Est-il nécessaire de rappeler la jurisprudence ? Elle considère depuis longtemps qu'un élu peut être considéré comme une personne "dépositaire de l'autorité publique", qu'il s'agisse d'un maire avec l
'arrêt de la cour de cassation du 29 juin 2016, ou d'un président de conseil général avec la décision de la
Cour d'appel de Paris du 5 novembre 1999.
Quant aux parlementaires, il suffit de se tourner vers
la pratique des assemblées pour voir que les élus peuvent être poursuivis pour détournement de fonds publics. C'est ainsi que le 24 décembre 1994, le Sénat a accepté la levée de l'immunité du sénateur Jean-Luc Bécart, poursuivi pour détournement de fonds publics. Une autorisation identique était donnée le 22 juillet 2009, concernant Gaston Flosse. Enfin, le 7 avril 2010, Sylvie Andrieux, députée, voyait son immunité levée, cette fois par l'Assemblée nationale, pour une affaire de... détournement de fonds publics.
Il semble que l'avocat de Pénélope Fillon, sans doute un peu déprimé à l'idée de plaider le fait qu'un parlementaire n'est pas "dépositaire de l'autorité publique" ait préféré invoquer le fait qu'il n'était pas chargé d'une "mission de service public". Observons toutefois qu'il s'agit d'une alternative et qu'il suffisait amplement de le considérer comme "dépositaire de l'autorité publique" pour justifier les poursuites. Surtout, là encore le malheureux avocat se heurte à la dure réalité de la jurisprudence. Dans une
décision du 12 septembre 2018, confirme la condamnation pour favoritisme et corruption diligentées contre un élu guyanais qui avait "
successivement exercé des fonctions électives et ministérielles", rappelant au passage que "
les élus et chargés de mission de service public" doivent respecter les principes d'accès à la commande publique et de transparence des marchés. Un élu peut donc être directement associé au service public.
Enfin, il conviendrait peut-être de rappeler aux avocats de François Fillon que ce débat est quelque peu occulté par l'existence de
la Convention de Merida, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 31 octobre 2003 et ratifiée par la France, et qui a précisément pour objet de lutter contre la corruption. Dans son article 2, elle énonce que l'on entend "
par agent public toute personne qui détient un mandat législatif, exécutif, administratif ou judiciaire d'un Etat partie, qu'elle ait été nommée ou élue (...).". Un parlementaire peut donc être poursuivi pour des faits de corruption, norme issue d'un traité qui, rappelons-le, a valeur supérieure à la loi.
Certes, le Conseil constitutionnel apprécie la conformité de la loi à la Constitution et n'a pas, théoriquement, à tenir compte d'une convention internationale. Mais imagine-t-on que le juge constitutionnel puisse donner l'image d'une institution protégeant la corruption, contre les dispositions d'un traité international ?
Reste que la QPC plaidée par Me Antonin Levy laisse un petit goût d'inachevé. Le brillant avocat aurait-il renoncé à son principal cheval de bataille ? Il n'invoque plus en effet
l'épouvantable violation du principe de séparation des pouvoirs que constituaient les poursuites diligentées contre un parlementaire victime d'un infâme Cabinet Noir. Il avait pourtant là une occasion de permettre au Conseil constitutionnel de rétablir le droit en exonérant M. Fillon de poursuites. Hélas ! En dépit de soutiens doctrinaux que l'on n'aura pas la cruauté de rappeler, la défense a préféré s'abstenir de soutenir un thèse sans fondement aucun.
De toute évidence, les deux QPC étaient vouées à l'échec. Alors pourquoi les déposer ? Sans doute pas pour susciter des soutiens politiques qui n'existent plus vraiment. Peut-être s'agit-il d'une tentative, bien maladroite, de porter le discrédit sur le procès qui s'ouvre. En tout état de cause, le but n'est certainement pas atteint. Ces deux QPC, quoi qu'on en dise, ont toute l'apparence d'une vaine manoeuvre dilatoire.