« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 8 janvier 2020

La mère, la mère toujours recommencée

L'intérêt supérieur de l'enfant ne peut justifier que le lien avec sa mère soit totalement coupé, sauf dans des conditions très spécifiques et sous un rigoureux contrôle des juges du fond. Pour ne pas s'être conformée à ce principe, la Norvège a été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans deux arrêts du 17 décembre 2019, A.S. c. Norvège et Abdi Ibrahim c. Norvège.  Dans les deux cas, la Cour relève une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit de mener une vie familiale normale. 

La Norvège, comme d'autres pays scandinaves, a développé une politique publique de protection de l'enfance extrêmement intrusive, qui n'hésite pas à séparer définitivement les enfants, dès leur plus jeune âge, de leurs parents, si ces derniers sont considérés comme défaillants. L'intérêt de l'enfant est donc considéré comme justifiant une atteinte irréversible au droit de mener une vie familiale normale.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, un enfant né en 2009 d'une insémination artificielle, est placé en famille d'accueil en 2012, l'administration considérant que sa mère, arrivée de Pologne en 1968, ne lui apporte pas les soins physiques et psychologiques qui lui sont nécessaires. Depuis cette date, l'administration refuse de lui accorder un droit de visite et ne lui a pas communiqué l'adresse de la famille d'accueil. Dans l'affaire Abdi Ibrahim, il s'agit d'un enfant également né en 2009, cette fois au Kénya, d'une mère somalienne qui a obtenu le statut de réfugiée en Norvège. Pris en charge d'urgence en 2010, l'enfant fut placé dans une famille d'accueil, qui fut ensuite autorisée à l'adopter. La mère, déchue de ses droits parentaux, n'a pu avoir aucun contact avec lui, et n'a pas davantage pu exercer un droit de visite.


Le droit d'être ensemble



"Pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale au sens de l'article 8 de la Convention européenne". Cette formule est reprise dans bon nombre d'arrêts de la CEDH, en particulier la décision Monory c. Roumanie et Hongrie du 5 avril 2005. Ce principe emporte deux conséquences essentielles. D'une part, le parent qui se voit privé de l'exercice de ce droit a toujours intérêt à agir devant la Cour. C'est évidemment le cas de la mère biologique, qui agit non seulement en son nom propre mais aussi au nom de son enfant, afin de protéger ses intérêts (CEDH, 17 juillet 2012, M. D. et autres c. Malte). D'autre part, la CEDH exerce un contrôle de proportionnalité particulièrement étendu dans ce domaine, contrôle qui intègre à la fois l'intérêt supérieur de l'enfant et la question de savoir si l'ingérence dans ce droit est "nécessaire dans une société démocratique". Sur de tels sujets, la Cour affirme, dans sa décision Penchevi c. Bulgarie du 10 février 2015, qu'il convient d'éviter une approche trop formaliste et automatique.

Allo Maman bobo. Alain Souchon. 1978. Archives INA

L'écoute de la mère



Dans ses deux décisions, la Cour s'appuie sur sa jurisprudence Strand Lobben et autres c. Norvège du 30 novembre 2017 qui affirme que ces mesures de placement en famille d'accueil ont d'abord pour but de rétablir, à terme, les liens familiaux. S'il est démontré que c'est impossible, l'adoption pourra alors être envisagée. Dans cette affaire, les juges s'étaient penchés sur la procédure suivie, et notamment sur l'écoute des arguments de la mère. Précisément, dans les deux décisions du 17 décembre 2019, les autorités norvégiennes, administratives comme judiciaires, ont fait preuve sur ce point d'une légèreté fautive.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, la Cour observe que la situation a été figée dès l'origine, car les juges du fond ont précisé, dès le premier recours déposé par la mère, que le placement de l'enfant serait "de longue durée", les visites étant extrêmement limitées. Le jugement de 2015 s'appuyait des expertises réalisés en 2012, et les rapports pris en compte sur le développement de l'enfant étaient ceux remis par la famille d'accueil. Cette même famille a invoqué les réactions négatives de l'enfant lors des visites de la mère, sans que ce point ait été sérieusement vérifié. La CEDH déduit donc que la mère n'a pas été entendue et que ses intérêts n'ont pas été sérieusement pris en considération.

Dans l'arrêt Abdi Ibrahim c. Norvège, la requérante ne demandait pas le retour de son fils près d'elle, mais refusait son adoption et la déchéance des droits parentaux qu'elle entrainait. En l'espèce, la Cour constate une violation de la jurisprudence Strand Lobben, car les autorités n'ont rien fait pour assurer le maintien du lien familial. Alors que la mère avait demandé le placement chez des cousins à elle, ou bien dans une famille somalienne, l'enfant a été placé dans une famille chrétienne norvégienne et le droit de visite de la mère a été réduit au minimum. Lorsque celle-ci a fait un recours pour s'opposer à la déchéance de ses droits, les juges n'ont pas eu de difficulté pour constater la rupture des relations familiales, situation qui avait été créée par l'administration norvégienne elle-même. Les parents d'adoption avaient d'ailleurs refusé une "adoption ouverte" permettant le maintien des liens avec la mère biologique. La Cour constate donc une violation de l'article 8 de la Convention puisque la requérante comme son fils ont été privés de leur droit de mener une vie familiale normale.

Ces deux décisions ne sont finalement surprenantes que par leur existence même. On découvre en effet que la Norvège, pays présenté comme un modèle social et comme un exemple dans le domaine des droits des femmes, n'hésite pas à arracher des enfants à leur mère, sans trop se préoccuper des droits de la défense. L'enfant est perçu comme l'objet d'une politique publique autoritaire, politique qui justifie la rupture du lien familial, surtout lorsque la mère est polonaise ou somalienne. Nous voilà bien loin du "modèle" norvégien.



Sur la vie familiale : Chapitre 8 , Section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet.



dimanche 5 janvier 2020

Une commune peut-elle subventionner une grève ?

Le 26 décembre 2019, le conseil municipal d'Ivry, à majorité communiste, a décidé de contribuer à une "caisse de grève" pour un montant de 2 000 €. Il s'agit donc très concrètement de faire un "geste immédiat" en faveur des salariés grévistes de la commune. La légalité d'une telle décision demeure cependant très douteuse, et le maire Philippe Bouyssou (PCF) semble en être conscient. N'a-t-il pas souligné la nécessité  de « trouver la bonne caisse », « quelque chose d’assez neutre », afin que l’initiative ne puisse pas être rejetée par la préfecture ? Il aurait peut être été préférable de se poser la question de la légalité de la délibération avant son vote, car elle est loin d'être acquise.


L'intérêt public local



Le principe est simple : un conseil municipal, pas plus qu'un conseil département ou régional, ne peut fonder son action que sur l'intérêt public local. L'article L 2121-29 du code général des collectivités locales affirme ainsi que "le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune".

Dès un arrêt du 16 juillet 1941 Syndicat de défense des contribuables de Goussainville, le Conseil d'Etat avait estimé que l'achat, par une commune, d'une ambulance et de médicaments destinés aux Républicains espagnols ne présentait aucun intérêt communal. Il est vrai qu'en 1941, la guerre d'Espagne était terminée par la victoire des troupes franquistes. Cette jurisprudence n'a cependant pas disparu. Le 23 octobre 1989, une décision Commune de Pierrefitte-sur-Seine et autres censurait le financement, par des communes, d'associations de soutien aux populations du Nicaragua. Là encore, l'intérêt public local ne sautait pas aux yeux.

Cette jurisprudence a été transposée au cas d'une commune apportant un soutien matériel à des grévistes. Dans l'arrêt Commune d'Aigues-Mortes du 20 novembre 1985, le Conseil d'Etat censure la délibération d'un conseil municipal qui décidait, "pour manifester sa solidarité à l'égard des travailleurs en grève d'une important entreprise de la commune", d'accorder une subvention à l'un des syndicats à l'origine du mouvement social. Le juge administratif affirme alors nettement que les communes "ne peuvent intervenir dans un conflit collectif du travail en apportant leur soutien à l'une des parties en litige". Cette jurisprudence a ensuite été réaffirmée, à de multiples reprises, lorsque bon nombre de communes ont entrepris de subventionner la grève des cheminots de 1986-1987, en particulier avec la décision Commune de Gardanne du 11 octobre 1989. Le maire d'Ivry risque donc, s'il subventionne directement les grévistes, de susciter un déféré préfectoral, conduisant à l'annulation de la délibération. 

Peut-il envisager une subvention indirecte ? Certainement pas, car le Conseil d'Etat sanctionne également ce qui peut être considéré comme un détournement de l'interdiction de subvention directe. L'arrêt du 19 novembre 1990 Commune de Blénod-les-Pont-à-Mousson annule ainsi une délibération du conseil municipal décidant de financer le transport de manifestants désirant se rendre à Paris pour protester contre une réforme de la Sécurité sociale. Il y a donc bien peu de chances que le maire d'Ivry parvienne à trouver "la bonne caisse", car précisément toute subvention à une caisse destinée à aider les grévistes est illégale.

La ville en grève, Andrée Pollier, 1981

Les oeuvres sociales



La seule chose que puisse faire l'élu local est de transformer son aide directe aux grévistes en lui conférant une dimension sociale. Il ne s'agit plus alors d'aider les grévistes, mais de faire en sorte que leur famille n'en souffre pas de manière excessive, au nom du principe de solidarité.

Dans sa décision du 11 octobre 1989 Commune de Port-Saint-Louis-du-Rhône, le Conseil d'Etat fait ainsi une distinction très claire. D'un côté, il censure la subvention de 10 000 € attribuée au comité régional d'entreprise de la SNCF. De l'autre côté, il déclare légale la délibération qui accorde la gratuité des cantines scolaires aux enfants des cheminots grévistes. L'intérêt public local est alors présent. Pour le juge, l'élu "ne s'est pas immiscé dans un conflit collectif du travail mais a entrepris, à des fins sociales, une action présentant un objet d'utilité communale". De même, une décision du 4 avril 2005 admet la licéité de conventions conclues par la commune d'Argentan avec trois organisations syndicales, dans le but notamment d'élaborer des projets de formation professionnelle.

Ce n'est donc pas une "caisse" que doit trouver le maire d'Ivry, mais plutôt une réelle finalité d'intérêt local.  Concrètement, il s'agit de substituer une dimension sociale à la dimension politique. Mais sans doute cette dimension politique lui est-elle indispensable, à quelques mois des élections municipales ? Dans ce cas, il importe peu que la délibération du conseil municipal soit annulée sur déféré préfectoral. C'est le geste qui compte, ou plutôt la gesticulation. 



Sur le droit de grève : Chapitre 13 , Section 2 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet.

mercredi 1 janvier 2020

GPA : le parent d'intention sur le registre d'état civil, enfin

Dans trois décisions du 18 décembre 2019, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation affirme qu'une gestation pour autrui (GPA) ou une opération de procréation médicalement assistée (PMA) conforme au droit de l'Etat où elle a été effectuée ne fait pas, à elle seule, obstacle à la transcription de l'acte de naissance des enfants désignant à la fois le parent biologique et le parent d'intention. Cela signifie que les parents de même sexe d'un enfant né par GPA ou par PMA pourront désormais directement obtenir la transcription sur les registres français de l'état civil de leur enfant.


L'abandon de la primauté du biologique



Des années auront été nécessaires pour que la Cour de cassation renonce à sa conception traditionnelle, toujours attachée à la primauté du lien biologique. Dans deux arrêts du 13 septembre 2013, cette même 1ère Chambre civile appliquait ainsi l'adage Fraus omnia corrumpit, considérant que la nullité initiale de la convention de GPA, au regard du droit français, entrainait celle de tous les actes juridiques liés à la naissance de l'enfant. A l'époque, elle refusait donc à la fois la transcription de l'acte de naissance sur les registres de l'état civil français et la reconnaissance de paternité considérée comme frauduleuse.

Cette sévérité s'est rapidement heurtée à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui, se fondant sur l'article 3 de la Convention sur les droits de l'enfant, rappelait aux juges français que toute décision le concernant devait être guidée par son "intérêt supérieur". Or, il est de l'intérêt supérieur de l'enfant d'avoir un état-civil français, élément essentiel de son identité, dès lors qu'il est élevé au sein d'une famille française. C'était le sens même des arrêts Mennesson c. France et Labassee c. France du 26 juin 2014, analyse à laquelle l'Assemblée plénière s'est ralliée le 3 juillet 2015.


Les réticences de la Cour



A partir de cette date, les réticences de la Cour de cassation se sont déplacées sur un autre terrain, celui de la transcription à l'état civil du lien avec le parent d'intention, celui qui n'a pas donné ses gamètes. Dans quatre arrêts du 5 juillet 2017, la Cour reconnaissait que la transcription pouvait être effectuée pour le parent biologique. En revanche, le parent d'intention devait passer par une procédure d'adoption de l'enfant de son conjoint. La Cour s'appuyait sur l'article 47 du code civil qui affirme que " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité". Pour la Cour, statuant alors sur le cas d'un couple hétérosexuel, la mère d'intention n'ayant pas accouché ne peut être considérée comme la mère de l'enfant. L'acte d'état civil produit à l'étranger ne "correspond pas à la réalité". La CEDH, sollicitée pour avis par l'Assemblée plénière, a décidé, le 10 avril 2019, de laisser les Etats choisir le mode d'établissement de la filiation du parent d'intention, entre la transcription directe dans les registres d'état civil français ou l'adoption.

Le problème est que cette solution n'est pas satisfaisante. D'une part, l'adoption simple ne coupe pas nécessairement tout lien avec la mère porteuse, et ne donne au parent d'intention que des droits "de basse intensité" par rapport à l'adoption plénière. D'autre part, il est conduit, au moins à ses yeux, à adopter son propre enfant.

Le 8 octobre 2019, dans le dernier arrêt consacré à l'affaire Mennesson, la Cour de cassation, tenant compte de l'avis de l'Assemblée plénière, avait choisi la transcription directe de la filiation de la mère d'intention sur l'état civil français. A ses yeux, c'est la durée même du contentieux qui justifiait ce choix. Au moment de la décision, les jumelles Mennesson ont dix-neuf ans, et leur mère a toujours été Mme Mennesson, qui leur a apporté "l’environnement dans lequel (elles) vivent et se développent".  

La fille aux deux papas. Dave. 2018


Revirement sur l'article 47



Dans les décisions du 18 décembre 2019, la 1ère Chambre civile revient résolument sur la fâcheuse jurisprudence de juillet 2017 et elle le fait de manière éclatante à propos de trois décisions concernant des couples homosexuels. En ce qui concerne la GPA, il s'agit de deux couples d'hommes, l'un franco-belge non marié et l'autre français marié. La Cour précise alors que son raisonnement "n’a pas lieu d’être différent lorsque c’est un homme qui est désigné dans l’acte de naissance étranger comme « parent d’intention ». La précision n'est pas inutile si l'on considère les réticences habituelles de la Cour de cassation dans ce domaine.

Surtout, la Cour revient sur son interprétation rigoureuse de l'article 47 du code civil. Son seul objet est d'apprécier la régularité formelle de l'acte d'état civil établi à l'étranger, au regard du droit local. En aucun cas, il ne peut être apprécié à l'aune de l'interdiction de la GPA sur le territoire français. Certes, le couple va à l'étranger pour échapper à cette prohibition, mais ce n'est pas l'objet de l'article 47. 

La Cour de cassation tire les conséquences de cette interprétation, en précisant que la transcription de l'état civil de l'enfant est de droit, si le parent d'intention montre que "l'acte étranger est régulier, exempt de fraude, et conforme au droit de l'Etat dans lequel il a été établi". Dans le cas présent, la durée des contentieux n'a rien à voir avec l'affaire Mennesson, et la Cour ne s'interroge plus sur ce point. Les parents d'intention peuvent donc désormais obtenir rapidement la transcription de l'état civil de l'enfant, en produisant un acte régulier au regard du droit de l'Etat dans lequel ils ont bénéficié d'une GPA.

Les décisions du 18 décembre 2019 marquent ainsi un tournant dans l'évolution du droit. Il est désormais acquis que l'interdiction de la GPA ne concerne que le territoire français et qu'elle ne saurait avoir de conséquence sur le statut d'un enfant né à l'étranger, dans un pays dans lequel elle est parfaitement licite. Cette solution est conforme au droit international privé qui considère qu'un jugement relatif à l'état des personne doit être automatiquement reconnu. Cette solution est surtout conforme, enfin, à l'intérêt supérieur de l'enfant, qui n'a pas à souffrir des conditions de sa naissance, situation dont il n'est évidemment pas responsable. Certes, la Cour a mis du temps à évoluer et la pression de la CEDH n'est pas étrangère à cette évolution. Mais enfin, c'est fait.


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet.



samedi 28 décembre 2019

Le Conseil constitutionnel et l'ubérisation de la loi

Le 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel, sur saisine parlementaire, a rendu sa décision sur la loi d'orientation des mobilités, texte qui consiste largement à afficher de bonnes résolutions pour développer une politique de transports moins polluants, sans pour autant fixer des objectifs trop contraignants.

La lecture de la décision du Conseil constitutionnel laisse une légère impression d'étrangeté. Car si le Conseil censure la délégation par le parlement du pouvoir normatif à des personnes privées en matière de contrat de travail, il accepte en revanche que le gouvernement délègue la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact d'un projet de loi à d'autres personnes privées. Le refus de l'ubérisation du contrat de travail s'accompagne ainsi d'une acceptation de l'ubérisation de la loi.


La privatisation du contrat du travail



L'article 44 de la loi déférée visait les entreprises privées telles que Uber, exerçant leur activité comme opérateur de plateforme, c'est à dire mettant en relation par internet des personnes en vue de fournir des services de conduite avec chauffeur ou de livraison. Les dispositions nouvelles leur offraient la possibilité d'établir une charte organisant leurs relations avec les travailleurs indépendants fournissant ces prestations. Concrètement, il s'agissait, conformément au voeu exprimé par ce secteur d'activité, sans doute relayé par de puissants lobbies, de passer outre une jurisprudence qu'ils n'appréciaient guère.

Les conseils de prud'hommes, compétents en ce domaine, avaient en effet une fâcheuse tendance à requalifier en contrat de travail le recours à un salarié auto-entrepreneur, lorsque le lien de subordination était évident, en particulier lorsque le malheureux auto-entrepreneur n'avait qu'un seul client, Uber ou autre. La Chambre sociale de la Cour de cassation, par exemple, dans un arrêt du 22 mars 2018, avait validé cette jurisprudence, appliquée à Uber par les juges du fond, en particulier la Cour d'appel de Paris 10 janvier 2019. Pire, la Chambre criminelle n'avait pas hésité, le 10 janvier 2017, à considérer qu'une entreprise détournant ainsi le statut d'auto-entrepreneur pouvait être condamnée pour travail dissimulé.

L'article 44 de la loi avait donc pour objet de mettre fin à une jurisprudence que les opérateurs de plateforme jugeaient outrecuidante. On a donc eu l'idée de les laisser établir eux-mêmes une charte organisant leurs relations avec les auto-entrepreneurs, sous le contrôle du juge civil (car il faut tout de même prévoir un recours), mais en excluant les conseils de prud'hommes qui n'avaient décidément pas compris les beautés de cette utilisation novatrice de l'auto-entreprenariat.

Le Conseil constitutionnel censure le dispositif, pour incompétence négative. Le législateur en effet n'a pas exercé pleinement la compétence que lui confère l'article 34 de la Constitution. Aux yeux du Conseil, les caractéristiques essentielles du contrat de travail figurent au nombre des "principes fondamentaux du droit du travail" qui relèvent du domaine de la loi. Une telle décision aurait peut-être pu être anticipée, si les rédacteurs de l'article 44, quels qu'ils soient, avaient consulté la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans une décision du 11 avril 2014, il avait déjà censuré une disposition législative qui permettait d'organiser les relations contractuelles en matière de portage salarial, par un simple accord interprofessionnel. Le Conseil avait alors estimé que la détermination des droits collectifs des travailleurs relevait de la loi, et pas des entreprises. Les lobbyistes vont donc devoir consacrer quelques études au droit constitutionnel, et trouver de nouveaux "plaidoyers" avant d'envisager une nouvelle offensive.

Si le Conseil refuse la privatisation des normes relatives au contrat de travail, celle de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi ne le dérange pas.



Les rédacteurs de la loi
Les marchands du Temple. Frantz Brun. 1565

La privatisation de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact




Le 12 janvier 2018, la ministre des transports Elisabeth Borne lance un appel d'offres pour la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact du projet de loi Mobilités. La situation semble très urgente, car le marché est doté d'un délai de consultation de dix jours (il faut soumissionner avant le 22 janvier) et d'un délai d'exécution de quinze jours. C'est finalement Dentons qui obtient le marché, cabinet qui se revendique comme le "plus grand cabinet du monde". Mais le monde est petit et l'un des principaux associés à Paris est Marc Fornacciari, membre honoraire du Conseil d'Etat. En quinze jours, il va donc réussir à rendre les deux documents. 

L'Etat a finalement investi 30 000 € pour les obtenir, alors qu'ils auraient sans doute pu être rédigés par la direction juridique du ministère des transports. Les sénateurs, dans leur lettre de saisine, précisent d'ailleurs, qu'un autre cabinet d'avocats avait été chargé de dresser un "état des lieux de la fiscalité transports et à une analyse exploratoire des propositions formulées par les assises de la mobilité", le contrôleur budgétaire ayant finalement noté le caractère exceptionnel d'un projet de loi rédigé avec une assistance juridique dont le coût est évalué à 600 000 €.

Ces chiffres seraient-ils surévalués par des sénateurs d'opposition pratiquant les Fake News ? Il n'en est rien, et ils sont confirmés par la Cour des comptes, dans sa note d'analyse de l'exécution budgétaire 2018 pour la Mission Ecologie, développement et mobilités. Et la Cour, dans cette même note, "s'inquiète de voir que les administrations ont recours à des marchés de prestations intellectuelles pour la réalisation de ce qui constitue leur coeur de métier, la production normative, a fortiori sur des sujets régaliens tels que la fiscalité. Cela soulève la question des ressources disponibles en interne pour ce faire, et crée des risques potentiels de conflits d'intérêt pour le cabinet sollicité". Tout est dit, mais le Conseil constitutionnel n'en a cure.

Le Conseil, pourtant si attaché à l'élargissement constant de son contrôle de proportionnalité et peu avare de ses réserves d'interprétation, se limite ici à une analyse textuelle aussi étroite que possible. Certes, l'article 39 de la Constitution prévoit que les projets de loi sont adoptés en conseil des ministres après avoir été rédigés par le gouvernement. Certes, la loi organique du 15 avril 2009 se borne à dire que "les projets de loi sont précédés de l'exposé de leurs motifs" (art. 7) et qu'ils font l'objet d'une étude d'impact dont le contenu est exposé avec précision (art. 8). A priori, rien n'interdit donc au gouvernement de s'adresser à qui il veut, même à un ami avocat, pour rédiger ces éléments. C'est exactement ce qu'affirme le Conseil.

Sans doute, mais il faut aussi poser la question autrement : ces éléments sont-ils détachables ou non de la procédure législative ?  Dans sa décision du 9 avril 2009, le Conseil constitutionnel précise que ces documents, qui doivent être déposés en même temps que le projet sur le bureau de la première assemblée saisie, "définissent les objectifs poursuivis par le projet de loi, recensent les options possibles en dehors de l'intervention des règles de droit nouvelles et exposent les motifs du recours à une nouvelle législation". Il s'agit de montrer à la fois l'utilité et la nécessité de la loi, éléments indispensables à l'information du parlement. Considérés sous cet angle, l'exposé des motifs comme l'étude d'impact participent de l'exercice de la fonction législative. S'ils sont rédigés par des cabinets privés, les parlementaires ne pourront manquer de soupçonner d'éventuels conflits d'intérêt, d'autant que rien n'oblige le gouvernement à leur dire par qui ces textes ont été écrits.

Sans doute, il n'existe aucune disposition dans la Constitution de 1958 interdisant cette forme de privatisation de la loi. Pouvait-on imaginer un instant le général de Gaulle ou Michel Debré faisant rédiger un exposé des motifs par un cabinet aux multiples branches internationales, gérées par une structure de droit suisse ? L'idée même était alors impensable. Mais il y a un autre texte qui figure dans le bloc de constitutionnalité et que le Conseil aurait pu invoquer. L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce en effet que "la loi est l'expression de la volonté générale". Et la volonté générale trouve sa légitimité en elle-même et ne saurait être sous-traitée ou "ubérisée".




dimanche 22 décembre 2019

Affaire Halimi : L'abolition du discernement de la Chambre de l'instruction

La chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris a rendu, le 19 décembre 2019, une décision très controversée. Elle considère que Kobili Traoré, qui a tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures, est pénalement irresponsable. Aux yeux des juges, sont réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal, aux termes duquel "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Un collège d'experts s'était prononcé en ce sens, à l'issue d'une procédure complexe, un premier expert s'étant prononcé en faveur de la responsabilité pénale de Traoré.


Les Assises et l'abolition du discernement



Ces querelles d'experts auraient pu conduire Traoré devant la Cour d'assises, compétente pour apprécier l'abolition du discernement. Depuis la loi du 25 février 2008, l'irresponsabilité peut en effet être constatée à deux stades bien distincts de la procédure. A l'issue de l'instruction, et une déclaration d'irresponsabilité pénale peut être prononcée, soit par le juge d'instruction, soit, à sa demande ou à celle du procureur ou des parties civiles, par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel. Mais l'irresponsabilité peut aussi être déclarée par la Cour d'assises elle-même, lors d'une audience publique, procédure qui, en 2008, avait été vivement souhaitée par les associations de victimes.

Les juges des juridictions pénales ne montrent cependant pas le même intérêt pour cette procédure, peut-être parce qu'ils préfèrent que la décision soit prise par un magistrat professionnel que par un jury populaire. La présente décision est-elle l'expression de cette réticence ? On ne saurait l'affirmer, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait été préférable d'offrir aux parties civiles le procès qu'elles attendaient.


Drogue et discernement



Sur le fond, on doit reconnaître que le droit positif manque singulièrement de clarté. La notion de "trouble psychique ou neuropsychique" est l'objet de controverses entre les experts, et c'est finalement l'absence de discernement qui constitue le critère essentiel de sa définition. Mais qu'en est-il du trouble d'origine toxicologique lié à la consommation d'alcool ou de drogue ? Dans ce cas en effet, la cause du trouble se trouve dans la volonté du consommateur qui a lui-même altéré son discernement. 

A la lecture de l'article 122-1 du code pénal, il ne fait guère de doute que l'alcool ou la drogue peuvent abolir le discernement, et l'imputabilité disparaît donc. C'est ce qu'a jugé la chambre de l'instruction le 19 décembre, à propos de Kobili Traoré. Mais la doctrine, quant à elle, propose une distinction plus subtile. Lorsque la personne a ingéré une substance à son insu, l'exonération de responsabilité est une évidence. En revanche, quand elle l'a ingérée pour se donner le courage de commettre l'infraction, sa responsabilité ne saurait être écartée, principe qui semble évident si l'on considère que le code pénal fait souvent de l'emprise alcoolique ou de stupéfiants une circonstance aggravante.

Enfin, il reste une troisième hypothèse, celle précisément qui concerne Kobili Traoré, consommateur régulier de cannabis depuis très longtemps, tant et si bien que cette consommation l'a placé dans une situation délirante durant laquelle il a tué Sarah Halimi. La doctrine propose de distinguer dans ce cas entre infraction intentionnelle et non intentionnelle. La consommation de substances ne serait une cause d'irresponsabilité que dans l'hypothèse d'une infraction intentionnelle puisque, dans le cas des infractions non intentionnelles, l'auteur de l'infraction ne voulait pas causer un dommage mais s'est seulement montré imprudent. Avouons que la distinction n'est pas facile à comprendre, car elle conduit à exonérer la responsabilité des auteurs des crimes les plus graves pour condamner ceux qui n'ont commis qu'une imprudence fautive.

Le Chat. Philippe Gelück



Evolution jurisprudentielle



Certes, mais la jurisprudence n'a pas repris cette analyse. Heureusement, car on pourrait en conclure que Kobili Traoré pourrait être condamné s'il avait écrasé Sarah Halimi en conduisant sous l'emprise de cannabis (avec circonstance aggravante), alors qu'il ne pourrait être condamné pour l'avoir torturée et défenestrée. La Cour de cassation, depuis une ancienne jurisprudence du 5 février 1957 considérait que, dans ce type de cas, la responsabilité pénale est une question de fait qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Cette position a souvent été réaffirmée, par exemple dans un arrêt du 2 septembre 2014.

Mais cette jurisprudence a aujourd'hui évolué, sans doute liée à la sévérité accrue à l'encontre des auteurs d'infractions commises sous l'emprise de substances toxiques. Un arrêt du 22 juin 2016, à propos d'un accident causé par un conducteur sous la double emprise de l'alcool et du cannabis, la Cour de cassation  ensanctionne les juges du fond qui avaient écarté sa responsabilité pour l'infraction de violences volontaires. La Chambre criminelle fait observer que "le prévenu a bu et a consommé volontairement des stupéfiants avant de prendre le volant pour conduire à vitesse excessive au volant d'un véhicule devenu une arme par destination ; qu'un tel comportement est un acte intentionnel (...) et n'a pu être adopté qu'avec la conscience du caractère prévisible du dommage".

On sait que les parties civiles vont déposer un pourvoi en cassation contre la décision de Chambre de l'instruction de la Cour d'appel. Sans doute vont-elles s'appuyer sur cet arrêt pour montrer que Kobili Traoré avait consommé volontairement de la drogue et qu'il ne pouvait en ignorer les effets dévastateurs ? Si Traoré n'avait pas son libre arbitre au moment de la mort de Sarah Halimi, il l'avait lorsqu'il a pris la drogue qui est à l'origine du drame. On peut espérer que la Cour de cassation entendra cette analyse.

Reste que le législateur devrait certainement intervenir sur cette question, car la situation juridique est réellement trop instable. Imaginons un instant, rien qu'un instant, que la Cour de cassation confirme la décision de la Cour d'appel. Dans ce cas, il est probable que Kobili Traoré fera l'objet d'un arrêté d'internement psychiatrique sans son consentement. Sans doute, mais le problème est qu'il n'est atteint d'aucune affection psychiatrique, ce qu'ont d'ailleurs déjà affirmé les experts. Il sera donc impossible de le maintenir en internement psychiatrique et les médecins ne pourront faire autre chose que le libérer... Veut-on vraiment que Kobili Traoré soit libre et puisse se lancer dans une belle carrière de porte-parole d'une association militant en faveur de la légalisation de l'usage du cannabis à des "récréatives" ?



vendredi 20 décembre 2019

Les 13 arrêts sur le droit à l'oubli : des armes contre Google

Le 6 décembre 2019, le Conseil d'Etat a rendu treize décisions relatives aux modalités d'exercice du droit à l'oubli. Il figure dans l'article 17 du Règlement général de protection des données (RGPD) qui affirme que "la personne a le droit d'obtenir du responsable du traitement l'effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant".  En ce qui concerne les moteurs de recherches, ce droit à l'oubli prend la forme d'un déréférencement des données personnelles sur le domaine concerné (par exemple Google.fr) et d'une désindexation qui interdit au moteur de diffuser comme résultat d'une recherche un lien pointant vers les données personnelles qui sont l'objet du droit à l'oubli.

Ces treize décisions ont été rendues après l'arrêt du 24 septembre 2019 de la Cour de justice de l'Union européenne, réponse à une question préjudicielle précisément posée par le Conseil d'Etat. Cette décision impose le droit à l'oubli dans le cadre européen, en laissant toutefois aux autorités compétentes des Etats membres le soin d'en préciser les conditions de mise en oeuvre. De toute évidence, le Conseil d'Etat prend ce rôle au sérieux, et ces treize arrêts sont autant de directives données à la fois à la CNIL et aux juges du fond.
Le Conseil d'Etat rappelle que le déréférencement est un droit de la personne, "également dénommé droit à l'oubli". Comme tous les droits, il s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, tant le RGPD que la loi du 6 janvier 1978, dans son actuelle rédaction. Si le droit à l'oubli protège les données personnelles, c'est-à-dire la vie privée de la personne, il doit se concilier avec le droit à l'information du public. Il appartient donc à la CNIL et au juge d'apprécier cet équilibre. Sur ce point, le Conseil d'Etat rejoint la Cour de cassation qui, le 27 novembre 2019, a également confié aux juges du fond le soin de réaliser cet arbitrage.

Précisément, ces treize décisions définissent un critère d'appréciation, à partir du degré de sensibilité des données personnelles à l'origine de la demande de droit à l'oubli.

Les données sensibles, et les autres



Sont considérées comme particulièrement sensibles, depuis l'origine de la loi du 6 janvier 1978, les données qui touchent le plus à l'intimité de la vie privée, comme la santé, la vie intime, les convictions religieuses ou politiques etc. Dans l'affaire 409212, le requérant demande ainsi le déréférencement d'un compte-rendu littéraire faisant état de son homosexualité. 

Dans la plupart des arrêts du 6 décembre 2019, les données personnelles dont le requérant à demandé l'effacement renvoient à une affaire pénale, soit qu'il ait été mis en examen (407776 - 397755- 399999 - 407776), soit qu'il ait été condamné pour attouchements sexuels sur mineurs (401258), pour apologie de crimes de guerre ou contre l'humanité (405464), voire pour violences conjugales (429154). Les données judiciaires sont donc des données sensibles, au sens du RGPD.

Reste qu'il existe des données personnelles qui ne sont pas spécialement sensibles. Celles-là peuvent certes faire l'objet d'une demande de droit à l'oubli, mais cette demande pourra être écartée si le droit à l'information du public peut être utilement invoqué. Dans l'affaire 403868, un médecin demandait ainsi l'effacement de données le concernant sur une page du site Yelp. Les commentaires des internautes sur sa pratique ayant été effacés, il ne reste donc que des données faisant état de son activité de généraliste et précisant l'adresse et le numéro de téléphone de son cabinet. Il s'agit certes de données personnelles, mais ce sont globalement celles qui figurent dans n'importe quel annuaire. Aux yeux du Conseil d'Etat, cette publication est donc justifiée par "l'intérêt prépondérant du public à avoir accès à ces informations" à partir d'une recherche sur le nom du requérant.

La durée poignardée. René Magritte. 1938

Les critères utilisés



Le Conseil d'Etat indique trois critères susceptibles d'être utilisés, tant par la CNIL que par le juge, pour apprécier le bien fondé de la réponse positive ou négative de Google.

Le premier d'entre eux est lié aux données en cause. Il convient alors d'apprécier leur contenu, leur exactitude et leur ancienneté, ainsi, bien entendu, que les conséquences de leur accessibilité sur internet pour la personne concernée. Dans l'affaire 393769, Google avait ainsi refusé le déréférencement d'un article de presse de 2008, mentionnant, après le suicide d'un adepte, l'appartenance de l'intéressé à l'Eglise de Scientologie. Or les faits sont anciens et se traduits par un non-lieu. Quant à l'intéressé, il a quitté l'Eglise depuis plus de dix ans au moment de sa demande. Contrairement à Google, le juge estime donc qu'il n'existe plus "d'intérêt prépondérant" du public à connaître ces informations.

Le second critère se rapporte plus directement à la personne concernée, et plus précisément à sa notoriété. Il ne distingue guère de la jurisprudence traditionnelle qui protège avec davantage de rigueur la vie privée du simple quidam que celle de la célébrité habituée à vivre sous la pression de la presse. Dans l'affaire 409212, le Conseil d'Etat opère ainsi une distinction très claire.  Il estime que la révélation de l'homosexualité d'un auteur justifie un déréférencement, dès lors que l'intéressé n'exerce plus aucune activité littéraire et que le roman autobiographique dont il est question n'est plus publié. Sur ce plan, l'intéressé est redevenu un simple quidam. En revanche, la recension de ce même roman sur un autre site, sans aucune mention personnelle sur son auteur, est justifiée par "l'intérêt prépondérant du public" qui a le droit d'être informé sur cet ouvrage. En écrivant un livre, il a, en quelque sorte, accepté que cet ouvrage soit livré au public.

Le troisième critère repose, quant à lui, sur l'analyse de l'offre d'information sur internet, sur la possibilité d'accéder aux mêmes données à partir d'une recherche ne mentionnant pas le nom de l'intéressé, et aussi sur le rôle de ce dernier. Dans l'affaire 395335, le Conseil d'Etat estime ainsi fondée la demande d'effacement de données relatives à la liaison entretenue par la requérante avec un Chef d'Etat étranger, alors même que celle-ci est bien connue dans ce pays. En effet, ce n'est pas elle qui a donné ces informations à un journal français, et elle peut donc légitimement invoquer le droit à l'oubli sur Google.fr.

Ces trois éléments seront certainement précisés au fil de la jurisprudence, mais ils s'analysent d'ores et déjà comme des armes redoutables dans le conflit qui oppose les autorités européennes et françaises à Google. Il n'a échappé à personne en effet que toutes les demandes de déréférencement étaient dirigées contre le moteur de recherches américain. Or celui-ci donne l'apparence de se conformer au droit à l'oubli en ouvrant aux internautes un formulaire permettant de matérialiser leur demande d'effacement. Mais les critères de la décision finalement prise par Google demeurent d'une remarquable opacité. En permettant à la CNIL et aux juges d'appliquer leurs propres critères, et de les utiliser pour sanctionner des pratiques opaques, le Conseil d'Etat empêche Google de créer son propre droit, opposable aux internautes sans qu'ils puissent réellement le connaître. Ces treize arrêts sont donc autant de pierres posées sur un chemin qui devrait permettra d'imposer aux GAFA le standard européen de protection des données.



Sur le droit à l'oubli : Chapitre 8 Section  5 § 1 B , 3,  du manuel de Libertés publiques sur internet