« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 7 août 2019

Poursuivre les crimes contre l'humanité, ailleurs de préférence

Réprimer les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité est une "impérieuse nécessité", quel que soit le lieu où ils ont été commis. Leurs auteurs ne devraient se sentir en sécurité nulle part et pouvoir être jugés partout. Qui n'adhérerait pas à de tels propos ? Et certains éléments largement médiatisés laissent penser que la France est particulièrement active dans cette répression ? N'a-t-on pas créé un pôle "Crimes contre l'humanité" au TGI de Paris ? La France n'est-elle pas représentée au sein des différents comités de l'ONU qui oeuvrent dans ce domaine, à grand renfort de rapports et de délibérations ? 

Il convient toutefois de comparer les idées reçues au droit positif qui, lui, s'élabore plus discrètement. Celui-ci vient d'être modifié avec une nouvelle rédaction de l'article L 689-11 du code de procédure pénale, issue de la toute récente loi Belloubet du 23 mars 2019 (art. 63). Ce texte ne modifie pas les choses de manière substantielle, mais il s'inscrit dans un mouvement continu visant à soustraire le droit français aux obligations de la compétence universelle. Bien entendu, il n'est pas question d'y renoncer formellement, mais de lui tordre le cou, de l'étrangler discrètement par des règles juridiques qui la rendent inapplicable.


La compétence universelle



La première mention de la compétence universelle se trouve dans l'article 5 al.1 de la Convention de 1984 contre la torture, et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il impose à l'Etat signataire de "prendre les mesures nécessaires pour établir sa compétence dans le cas où l'auteur présumé de l'infraction se trouve sur son territoire". La torture, reconnue comme une atteinte aux droits de l'homme par l'ensemble des pays civilisés, doit donc pouvoir être jugée dans n'importe quel Etat. Par la suite, d'autres articles furent ajoutés dans le code pénal, pour pouvoir juger différentes infractions, sur le fondement de traités internationaux tels que la convention pour la répression du terrorisme, celle pour la répression du financement du terrorisme, ou sur les actes illicites de violence dans les aéroports etc.

Avec la signature et la ratification du Statut de Rome, la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale (CPI), le champ de la compétence universelle est étendu aux crimes relevant de la compétence de cette juridiction. Observons au passage que cet élargissement ne concerne que les infractions commises durant les conflits armés internationaux et non internationaux. Pour être poursuivie en France, la personne suspectée doit y résider habituellement, avoir commis des faits également poursuivis par la loi dans l'Etat où ils ont été commis, et enfin, ne pas être réclamée par un autre Etat ou une juridiction internationale. 

Les chances de passer à travers les poursuites étaient donc déjà fort larges.  Le nouvel article 689-11, issu de l'article 63 de la loi Belloubet, ne simplifie pas les choses en dressant la liste exhaustive des infractions concernées : génocide, crime contre l'humanité, crime et délit de guerre. Seul le crime de génocide n'est pas soumis à la condition exigeant qu'il soit réprimé par l'Etat où il a été commis. Les autres demeurent soumis à cette condition. Le fait de dresser la liste des infractions impose que celles-ci soient poursuivies dans les mêmes termes par l'Etat où elles ont été commises, rédaction probable si, et seulement si, l'Etat est partie au Statut de Rome. 

 Sentimental Bourreau. Boby Lapointe

Les écueils  



Dans l'état actuel du droit, la mise en oeuvre de la compétence des juges français se heurte ainsi à deux écueils.

Le premier est évidemment l'articulation entre les deux compétences. Le droit français n'est compétent que si la CPI ne demande pas l'intéressé. Et la CPI ? L'article 17 du Statut de Rome affirme qu'elle doit se déclarer incompétente si l'affaire fait l'objet d'une enquête ou de poursuites de la part d'un Etat compétent, celui dans lequel les crimes ont été commis. En d'autres termes, le droit français n'est compétent que si la CPI n'exerce pas sa compétence, et la CPI n'est compétente que si un autre Etat n'exerce pas sa compétence. Nous voilà ainsi dans un véritable conflit d'incompétences, qui donne l'impression que l'auteur de crimes graves est une sorte hot potato que personne ne peut, ou ne veut, juger. Rappelons tout de même que, depuis qu'elle a fonctionné, la CPI a tout de même condamné trois personnes pour des crimes de guerre.

Le second écueil se trouve dans l'existence même d'Etats, nombreux, qui n'ont ni signé ni ratifié le Statut de Rome. Dans ce cas, la compétence universelle ne s'applique pas. En effet, l'article 689 du code pénal précise que "les auteurs (...) d'infractions commises hors du territoire de la République peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises soit lorsque (...) la loi française est applicable, soit lorsqu'une convention internationale (...) donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de l'infraction". Or 123 Etats sont signataires et parties, 32 sont signataires mais n'ont pas ratifié le Statut, et 42 n'ont ni signé, ni ratifié. En l'état actuel du droit, les juges français ne peuvent pas se déclarer compétents si l'Etat dans lequel le crime a été commis n'est pas partie au Statut de Rome. Les auteurs de crimes commis dans d'autres Etats peuvent donc venir en France et y résider tranquillement. Aucune disposition du code pénal ne permet de la poursuivre.

On constate ainsi un recul des poursuites à l'égard de ces crimes particulièrement graves. Dans l'ancienne rédaction du code pénal, à une époque où la convention sur la torture était le fondement des poursuites, le code pénal se bornait à mentionner que "peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l'article 1er de la convention". On admire la simplicité de rédaction : aucune condition de demande de remise ou d'extradition par un autre Etats, aucune condition de résidence. La simple comparaison est éclairante et l'on sait que ces dispositions ont donné lieu à des condamnations, par exemple celle en 2002 d'un officier mauritanien qui s'était livré à des actes de torture dans son pays avant d'y être amnistié. Hélas, cette compétence a disparu en 2010. La loi de 2010 mettant en oeuvre le Statut de Rome et la loi Belloubet de 2019 s'analysent ainsi non pas comme un progrès de la protection des droits de l'homme, mais comme une régression.

Reste que l'article 5 al. 1 de la Convention sur la torture impose aux Etats parties d'établir leur compétence en cas de torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, dès lors que les individus soupçonnés se trouvent sur leur territoire. Ceci, en outre, indépendamment de l'existence d'un conflit armé international ou non international. En ajoutant à cette stipulation très claire une condition supplémentaire, la résidence, le législateur français viole donc la Convention. Se trouvera-t-il un juge qui mette en oeuvre la supériorité du traité sur la loi, ou doit-on comprendre que les restrictions que cette dernière impose ne concernent que la Cour pénale internationale ?



samedi 3 août 2019

La loi de transformation de la fonction publique devant le Conseil constitutionnel

Le 1er août 2019, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision sur la conformité à la Constitution de la loi portant transformation de la fonction publique. Il n'a émis aucune critique, pas la moindre réserve, pas le moindre moyen soulevé d'office. Tout est donc parfait. Sans doute, mais il faut bien reconnaître que le Conseil ne fait rien pour emporter la conviction des lecteurs, tant l'exposé des motifs de sa décision est sommaire, parfois inexistant. Sans prétendre à l'exhaustivité, donnons quelques exemples de cette légèreté des réponses apportées aux députés et sénateurs qui ont saisi le Conseil. 


Le principe de participation



Le principe de participation des fonctionnaires trouve son fondement dans le 8e alinéa du préambule de la Constitution de 1946, qui proclame que "Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises". L'article 9 du statut de 1983 énonce, quant à lui, que  "les fonctionnaires participent par l’intermédiaire de leurs délégués siégeant dans des organismes consultatifs à l’organisation et au fonctionnement des services publics, à l’élaboration des règles statutaires et à l’examen des décisions individuelles relatives à leur carrière"

La loi portant transformation de la justice se propose de simplifier les procédures en réduisant le nombre d'instances de concertation. Le comité technique (CT) et le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sont remplacés par une instance unique, le comité social. Les commissions administratives paritaires (CAP) se trouvent, quant à elles, recentrées sur le champ disciplinaire. Elles ne sont donc plus consultées sur les questions de mutation, de détachement ou d'avancement. Les auteurs de la saisine voient dans cette restructuration une atteinte au principe de participation.

Le Conseil constitutionnel se borne à affirmer que ce principe ne concerne que la détermination collective des conditions de travail. Or le projet se borne à soustraire à l'examen des CAP certaines décisions individuelles. Au moins, l'analyse est simple, facile à comprendre, même par le lecteur le moins au fait des subtilités de la jurisprudence.

Si ce n'est que l'on aurait aimé que le Conseil réponde aux moyens soulevés, et notamment à celui développé dans la requête déposée par les députés. Ils font remarquer que cette restriction du champ de compétence des CAP s'analyse comme une limitation du champ de la participation elle-même, la liste des décisions individuelles laissées à la compétence des CAP étant laissée au pouvoir réglementaire. De fait, les décisions relatives aux carrières des fonctionnaires sortent du champ de la participation. Pourquoi pas ? Il n'empêche que l'on aurait aimé que le Conseil s'intéresse à cette question, même pour écarter l'objection.

 
 Avoir un bon copain. Le chemin du Paradis Max de Vaucorbeil, 1930
 

La contractualisation



L'un des objets principaux de la loi est de permettre de recruter soit un fonctionnaire, soit un agent contractuel, sur les emplois de direction de la fonction publique et des établissements publics de l'Etat, voire sur l'ensemble des emplois lors qu'il s'agit de faire appel à des compétences techniques, ou lorsque la procédure de recrutement interne s'est révélée infructueuse. Des contrats annuels pourront également être utilisés pour des missions ponctuelles, même si le contrat peut tout de même être renouvelé six fois. Là encore, on ignore tout des emplois concernés, qui, pour la fonction publique d'Etat, seront définis par décret. Les choses sont bien faites, car la réforme des CAP permet précisément de soustraire ces questions aux procédures de concertation. 

Le Conseil constitutionnel déclare cette contractualisation conforme à la Constitution. Il écarte le moyen fondé sur la règle en usage selon laquelle les emplois permanents de la fonction publique doivent être occupés par des fonctionnaires statutaires (art. 3 du statut de 1983). Certes, ces dispositions ont valeur législative, mais précisément, aux termes de l'article 34 de la Constitution, il appartient à la loi de définir les "garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires publics". Dans une jurisprudence ancienne, mais classique, le Conseil a même refusé, par exemple dans une décision du 26 juillet 1989 de déclarer réglementaires des dispositions relatives au recrutement des agents publics, estimant qu'elles relevaient de ces "garanties fondamentales" réservées à la compétence législative.

La question n'est pas évoquée, et le Conseil se borne à invoquer deux motifs pour écarter le moyen. D'une part, il observe que l'article 3 du statut autorise les "dérogations" à la règle qu'il pose. Autrement dit, à titre exceptionnel, on peut recruter sur des emplois publics des personnes privées par la voie contractuelle. Aux yeux du Conseil, la présente réforme se borne donc à établir une "dérogation" de plus. Cette fois, on joue sur les mots, car la "dérogation" s'analyse en fait comme un bouleversement du système : on pourra désormais accéder aux emplois publics, soit par la voie du concours ouvert aux fonctionnaires, soit par la voie contractuelle. Ce n'est pas une dérogation, c'est la création d'un double secteur. D'autre part, le Conseil estime qu'il n'y a pas atteinte au principe d'égalité d'accès à la fonction publique, puisque les intéressés ne sont pas dans une situation identique. Cette fois, il ne joue plus sur les mots mais se livre aux joies du sophisme.


L'indépendance des enseignants-chercheurs

 


On ne pourrait conclure sans évoquer l'indépendance des enseignants-chercheurs, principe fondamental reconnu par les lois de la République, reconnu par le Conseil constitutionnel, d'abord au profit des professeurs des Universités dans une décision du 20 juin 1984, puis à celui de l'ensemble des enseignants-chercheurs dans une QPC du 6 août 2010. Il implique notamment qu'ils soient associés au choix de leurs pairs.

La loi portant transformation de la fonction publique décide que les enseignants-chercheurs ne sont pas suffisamment compétents pour que l'un d'entre eux préside l'instance disciplinaire que constitue le Conseil national de de l'enseignement supérieur et de la recherche (CNESER). En effet que pouvait-on trouver de plus compétent, de meilleur, de plus indépendant qu'un Conseil d'Etat ? C'est donc ce qui a été décidé et le Conseil constitutionnel, lui même si proche du Conseil d'Etat n'y voit aucun inconvénient. Sans explications superflues, et avec une concision admirable, il se borne à affirmer que le principe d'indépendance des enseignants-chercheurs "n'impose pas que l'instance disciplinaire qui les concerne soit présidée par un enseignant-chercheur." Les malheureux ne sauront jamais pourquoi.

Ils pourront toutefois constater que la loi allège aussi les règles du pantouflage, et notamment celles gouvernant la saisine de la commission de déontologie. Elle prévoit aussi la création d'un dispositif spécifique de détachement d'office de fonctionnaires dans le cadre d'un transfert de missions de services publics auprès d'un organisme privé ou d'un organisme public chargé d'une mission industrielle et commerciale. Bref, la transformation de la fonction publique, c'est d'abord la possibilité d'ouvrir des emplois à des amis, de favoriser la circulation de ceux qui se perçoivent comme de élites.. Tout cela avec la bénédiction du Conseil constitutionnel. Et la bénédiction apporte une onction divine, pas une des explications juridiques.




dimanche 28 juillet 2019

Le projet de loi bioéthique : Le débat se prépare

Le projet de loi relatif à la bioéthique, présenté par le Premier ministre et la ministre de la santé a été transmis à l'Assemblée nationale dès le 24 juillet 2019, juste après son adoption en conseil des ministres. Le travail en commission commencera le 26 août, et le débat dans l’hémicycle le 24 septembre. 

En tout état de cause, la loi a un peu de retard. En effet, les lois bioéthiques ont comme caractéristique de comporter une "clause de revoyure", terme un peu familier pour désigner des lois qui précisent elles-mêmes un délai à l'issue duquel le parlement doit de nouveau se prononcer. En l'espèce, la loi du 7 juillet 2011 prévoyait une "revoyure" dans sept ans, ce qui signifie que le parlement a un an de retard. Il est vrai qu'il a été très occupé.

On peut déjà penser que ce débat sera animé. Les anciens combattants contre le mariage pour tous sont en train de fourbir leurs arguments en vue d'une nouvelle bataille. Certains nostalgiques affirment déjà qu'"après le droit du couple déconstruit en 2013, c’est le droit de la filiation qui est détruit". De son côté, le gouvernement prône un débat apaisé et la recherche du consensus. A ainsi été décidée la création d'une commission spéciale pour examiner le projet de loi, structure censée mieux refléter les différentes sensibilités de l'Assemblée. Cette commission est présidée par Mme Agnès Firmin Le Bodo (UDI-indépendants, parti Agir). Elle comporte 72 membres, les députés LaRem disposant d'une confortable majorité de 38 membres. 

Dans son avis, le Conseil d'Etat, lui aussi s'efforce de calmer le débat. S'inspirant largement de son rapport de juillet 2018 destiné précisément à préparer cette révision de la législation, il reprend les points les plus controversés et montrant que le projet de loi ne bouleverse pas à ce point le droit positif.


L'AMP des couples de femmes et des femmes seules



L'article 1er du projet ouvre l'assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules. Le Conseil d'Etat en prend acte, même si l'on sait qu'il n'était guère enthousiaste dans son rapport de 2018. A l'époque, il affirmait qu'"aucun principe juridique (...) ni le fait que l'adoption soit ouverte aux couples de femmes (...) ne rendent nécessaire l'ouverture d'accès à l'AMP". Aujourd'hui, il répète que "l’extension de l’accès à l’AMP, telle qu’elle est prévue par le projet de loi, relève d’un choix politique. Le droit ne commande ni le statu quo, ni l’évolution." Il précise que ni le droit au respect de la vie privée, ni l'interdiction des discriminations ou le principe d'égalité n'imposent une telle évolution, pas plus que la notion de "droit à l'enfant", dépourvue de "consistance juridique". L'enfant est en effet un sujet de droit et non pas l'objet du droit d'un tiers. Le Conseil d'Etat proclame donc sa neutralité à l'égard du projet.

Le Conseil est tout de même obligé de constater que si le droit n'impose pas l'ouverture de l'AMP aux femmes seules ou en couple, il ne s'y oppose pas davantage. C'est donc au législateur de se prononcer sur ce point. Toute sa démarche vise alors à dissocier l'AMP et la gestation pour autrui (GPA). Il cite ainsi la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 17 mai 2013 à propos de la loi sur le mariage pour tous. Il avait alors affirmé que les couples formés d'un homme et d'une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples formés de personnes de même sexe. Une différence de traitement ne porte donc pas atteinte au principe d'égalité. La Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt Gas et Dubois c. France du 15 mars 2012, n'avait pas vu de caractère discriminatoire dans le refus opposé à un couple de femmes qui demandait une insémination avec donneur (IAD), Le Conseil d'Etat lui-même, statuant cette fois au contentieux, a refusé, le 28 septembre 2018, le renvoi d'une QPC portant sur les dispositions du code de la santé publique interdisant l'accès à l'AMP aux couples de femmes.

Cette absence d'enthousiasme pour l'AMP conduit ainsi le Conseil d'Etat à affirmer clare et intente que l'ouverture de l'AMP aux femmes n'aura pas pour conséquence obligée celle de la GPA aux couples d'hommes. Il permet ainsi à l'Exécutif de s'abriter derrière son avis pour écarter les objections qui ne manqueront d'apparaître, considérant que l'AMP conduit nécessairement à la GPA. De même la critique reposant sur le coût de ces techniques pour la collectivité publique est-elle largement relativisée, le Conseil d'Etat faisant état d'études évaluant ce coût à 15 millions d'euros, soit 5 % de coût total de l'AMP en France.

En cloque. Renaud, Zénith, 1985

AMP et filiation



En l'état actuel du droit, énoncé dans les articles 311-19 et 311-20 du code civil, les couples hétérosexuels ayant recours à l'AMP avec un tiers donneur doivent exprimer leur consentement préalable devant un notaire. Cette procédure demeure confidentielle et a pour effet d'interdire ensuite toute contestation de paternité. L'article 4 prévoit d'étendre cette déclaration anticipée aux couples de femmes, à la différence que l'acte sera transmis à l'officier d'état civil. Les deux femmes pourront alors être légalement les parents de l'enfant, dès sa naissance. Le Conseil d'Etat ne s'oppose pas à cette procédure mais se déclare réticent à l'idée de l'élargir à l'ensemble des couples recourant à l'AMP. En effet, rien n'interdit à un couple hétérosexuel de déclarer l'enfant dans les conditions du droit commun et de lui cacher les conditions de sa conception. Le Conseil souhaite préserver cette possibilité, dès lors que cette différence de traitement est justifiée par la différence de situations.


L'accès aux origines



Cette question nous conduit directement à la question de l'accès aux origines. L'article 3 du projet permet aux personnes nées d'un don de gamètes d'accéder aux informations non identifiantes relatives au donneur ainsi qu'à son identité. Les conditions concrètes de ce droit d'accès aux origines seront définies par décret. Pour le moment, l'article est rédigé de manière relativement obscure. Le Conseil d'Etat, quant à lui, semble tenir pour acquis que cet accès aux origines sera subordonné au consentement de l'intéressé. Il se déclare favorable au recueil de ce consentement au moment où la personne née d'une AMP en fera la demande, et non pas au moment du recueil des gamètes. En effet, c'est lorsque la question se posera concrètement, au moins dix-huit ans après le don, que le géniteur pourra donner un consentement éclairé, tenant compte des conséquences de cette divulgation sur sa vie actuelle. On observa qu'en tout état de cause, l'article 9 de la loi autorise la transmission de données génétiques au profit de personnes nées dans l'anonymat ou conçues par un don. Une commission d'accès aux données non identifiantes et à l'identité du tiers donneur devrait être créée pour gérer ces demandes.

Conséquence de ces réformes, le projet autorise l’autoconservation de gamètes, notamment pour permettre aux femmes de mener ultérieurement un projet d'AMP. En effet, comment refuser à une femme d'utiliser ses propres gamètes pour mener à bien une grossesse, alors qu'elle a le droit d'utiliser ceux d'un donneur ? Encore sera-t-il nécessaire d'empêcher que cette technique soit proposée aux femmes par une entreprise désireuse d'éviter les congés-maternité...

Pour le moment, le projet de loi est encore bien imparfait et il faut espérer que des débats de qualité permettront de l'améliorer. Il est par exemple tout-à-fait surprenant de constater l'absence de toute référence à l'insémination post-mortem alors que le Conseil d'Etat s'y était déclaré favorable dans son rapport de 2018 et que la jurisprudence l'avait admise, même de manière relativement restrictive. Dans son avis sur le présent projet de loi, le Conseil d'Etat ne peut d'ailleurs s'empêcher de souhaiter qu'elle figure dans la loi "dans un souci de cohérence d’ensemble de la réforme". 

Le Parlement a donc du travail devant lui, et il conviendra de laisser le débat se déployer librement. Il faut donc espérer que les techniques destinées à limiter le temps de parole seront écartées. Souvenons-nous, que durant les débats de la loi sur le mariage pour tous, le gouvernement de l'époque avait courageusement fait face aux 9000 amendements déposés par l'opposition. Se rendant compte qu'elle ne parviendrait pas à susciter le recours à l'article 49 § 3, elle s'était lassée la première, laissant Christiane Taubira maître du champ de bataille.


Sur l'AMP : Chapitre 7, section 3 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




jeudi 25 juillet 2019

Les droits de l'homme sans l'homme

Lors d'une conférence de presse du 8 juillet 2019, le Secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo a annoncé la création d'une Commission on Unalienable Rights présidée par Mary Ann Glendon, professeur à Harvard. Il s'agit de rien de moins que d'un profond réexamen de la notion de "droits inaliénables", la première, affirme M. Pompeo, depuis la Déclaration universelle des droits de l'homme. Conformément à une pratique américaine bien antérieure à la présidence Trump, cette commission composée d'universitaires et de militants des droits de l'homme sera néanmoins très proche de l'administration, son secrétariat étant assuré par Kiron Skinner, directeur de la planification au Département d'Etat.

Que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas de déterminer ce que doit être la politique américaine à l'égard des Etats qui violent les droits de l'homme. Il s'agit de dire ce qu'est un droit de l'homme, définition qui, ensuite, pourra peut-être, ou peut-être pas, servir de fondement à cette politique. Les débats qui entourent la création de la Commission montrent que l'idée font même apparaître une attractivité de la notion de "Natural Rights". Sans doute, mais pourquoi cette notion séduit-elle l'administration Trump ? 

Au-delà de cette question se trouve une constatation d'évidence. Cette volonté de changement ne concerne pas que l'administration Trump. On la trouve aussi du côté de ses opposants les plus vigoureux, du côté des militants, des ONG. Ceux-là ont choisi la notion de "Droits humains". Perçue comme moins sexiste, elle est plus sexy, plus à la mode, sans que ses utilisateurs ne s'interrogent pas les conséquences de son usage.

En réalité, l'opposition entre les deux démarches est purement rhétorique. Les "droits humains" et les "droits naturels" ont en commun de considérer l'être humain non plus comme un sujet de droit mais comme un objet de droit. Tous deux ont en commun une certaine dépossession de l'individu. 


Droits humains




Passons rapidement sur les "droits humains". Catherine-Amélie Chassin a fait une brillante critique de cette notion sur Liberté Libertés Chéries, il y a juste un an, le 17 juillet 2018. Elle a montré que la notion de "droits de l'homme", aujourd'hui décriée car pas suffisamment "inclusive", vise l'homme, "homo", c'est-à-dire l'être humain, et non pas "vir", l'homme sexué "viril". Peut-être peut on regretter que la langue française ne dispose que d'un seul mot quand le latin en possédait deux, mais doit-on est-ce si compliqué de comprendre que les droits de l'homme visent l'espèce humaine dans son ensemble ? 

Surtout, et c'est sans doute le plus gênant, il existe une différence entre les "droits de l'homme" et les "droits humains", différence si évidente qu'elle passe inaperçue. Dans les "droits de l'homme", les droits appartiennent à l'homme et il en est le titulaire. En revanche, le malheureux "humain" des "droits humains" n'est plus qu'un adjectif, un objet de droits. Là encore, la construction n'est pas neutre. Les intérêts de l'être humain ne relèvent plus de son libre arbitre mais peuvent être pris en charge par toute une série de corps intermédiaires. Il peuvent être appréhendés par rapport à la communauté à laquelle il appartient, par rapport à son sexe, à ses convictions religieuses etc. De fait, le principe de non-discrimination entre communautés est au coeur de la notion, au détriment du principe d'égalité devant la loi. 

Le Sacret du Printemps. Maurice Béjart. 1959


Droits naturels



En apparence, les "droits naturels" qui semblent séduire l'Administration Trump sont bien éloignés des "droits humains". Il s'agit en effet de se recentrer sur l'Ecole du droit naturel, l'idée que les droits appartiennent à l'individu en raison de sa qualité d'être humain. En témoigne l'insistance de Mike Pompeo sur leur caractère inaliénable. Pas d'approche genrée, et pas davantage de communautarisme.

Sans doute, mais le droit naturel a un champ très réduit, celui du "noyau dur" des droits de l'homme, droits détachés de tout lien étatique, qui concernent la vie, l'intégrité physique et morale de la personne. Cette conception jusnaturaliste du droit est surtout utilisée comme fondement du droit humanitaire, celui protège les victimes et les combattants des conflits armés contre les atteintes les plus graves, crimes de guerre, crimes contre l'humanité, torture, traitements inhumains ou dégradants. 

On voit ici tout l'intérêt de la notion pour l'Administration Trump.  Car les droits naturels sont a-historiques, détachés de toute idée de progrès ou même d'évolution.  Ils ignorent l'évolution des moeurs et sont alors écartés le droit à l'IVG, ceux liés à l'identité sexuelle, le mariage pour tous etc. Ils ignorent aussi l'évolution des technologies et disparaissent dans un même mouvement la protection des données personnelles ou l'assistance médicale à la protection. Ils ignorent enfin les droits de droits de l'homme en société, celui que Burdeau appelait l'"homme situé" dans son travail, dans sa famille, dans sa vie personnelle etc. Bref, les "droits naturels inaliénables" sont une bénédiction pour Trump, non pas parce qu'ils apportent à l'individu mais parce qu'ils lui retirent.

Ces nouvelles terminologies ne doivent pas être sous-estimées. Elles ne sont pas seulement des phénomènes de mode, ou des gadgets utilisés par un président pour justifier une politique ou par des idéologues désireux d'imposer leur point de vue. Elles sont aussi dangereuses, car elles adressent à l'individu un message simple : Inutile de revendiquer vos droits, inutile de vous considérer comme le titulaire de vos droits. D'autres sont là pour les garantir et les protéger à votre place, l'administration pour Trump, les ONG pour les partisans des droits humains. Doit-on en déduire que la tendance actuelle est de créer des droits de l'homme sans l'homme, un peu comme Pierre Dac cuisinait la sauce aux câpres sans câpres ?


Sur les droits naturels et les droits humains : Introduction du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


dimanche 21 juillet 2019

Le patrimoine de Marine Le Pen devant le Conseil d'Etat

Dans un arrêt du 19 juillet 2019, l'Assemblée du Conseil d'Etat écarte le recours déposé par Marine Le Pen contre la délibération du 24 octobre 2018 de la Haute autorité sur la transparence de la vie publique  (HATVP). Celle-ci avait en effet décidé d'assortir la publication de la déclaration de situation patrimoniale d'une appréciation constatant que cette déclaration n'était ni exhaustive, ni exacte, ni sincère.

La HATVP est une autorité administrative indépendante créée par la loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013. Ce texte vise à assurer la transparence financière de la vie politique et à prévenir les conflits d'intérêt. Les élus, ainsi que certains hauts responsables administratifs, doivent donc remplir une déclaration de situation patrimoniale et une déclaration d'intérêts, déclarations qui peuvent être consultées sur le site de la HATVP. C'est ce qu'a fait Marine Le Pen, élue en 2017 députée du Pas de Calais, mais il semble que la Haute Autorité ait estimé que son patrimoine immobilier était largement sous-évalué. Après exercice des droits de la défense, et donc échanges avec l'intéressée, la HATVP a publié la déclaration assortie de ses commentaires mettant en cause sa sincérité. Marine Le Pen conteste donc la délibération ajoutant ces annotations.

Une décision faisant grief



La première question qui se pose est celle de la recevabilité du recours. L'appréciation portée par la HATVP sur la déclaration peut-elle s'analyser comme une décision administrative ? Il est vrai que le décret du 23 décembre 2013 ajoute la HATVP à la liste des "organismes collégiaux à compétence nationale" dont les actes sont contestables, en premier et dernier recours, devant le Conseil d'Etat (art. R 311-1 du code de la justice administrative).

Certes, mais cette compétence du Conseil d'Etat ne nous renseigne pas sur la nature juridique de la déclaration "annotée" par la HATVP. La question est intéressante, car elle nous ramène à la définition même de l'acte administratif. Bon nombre d'autorités indépendantes, telles que la CNIL ou le CSA disposent d'un pouvoir de sanction. Celui-ci a même constitué l'un des critères, mais pas le seul, de la qualification d'autorité administrative indépendante, lorsque le législateur, avec la loi du 20 janvier 2017 a entrepris de dresser une liste exhaustive de ces institutions. La HATVP en fait évidemment partie, mais elle ne dispose pourtant pas d'un pouvoir de prendre des sanctions financières au même titre que la CNIL ou le CSA. Lorsqu'elle constate qu'une personne n'a pas respecté les obligations de transparence imposées par la loi, elle peut seulement informer les autorités qui disposent d'un pouvoir de sanction sur l'intéressé ou susciter une vérification par l'administration fiscale. Comme tout service public, elle est aussi tenue de signaler au parquet toute infraction dont elle a connaissance sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale.

La délibération contestée par Marine Le Pen ne comporte aucune sanction, mais elle comporte la menace d'une sanction, fiscale et/ou pénale. Une fois constatée l'absence de sincérité de sa déclaration de patrimoine, la HATVP va en effet probablement transmettre le dossier au parquet. 

Sans doute, mais le Conseil d'Etat, lui, ne peut pas déduire le caractère de sanction des seules suites, encore hypothétiques, de la constatation faite par la Haute Autorité.

Il se place donc sur le terrain de la publicité de cette déclaration. L'article LO 135-2 du code électoral précise en effet que l'appréciation de la HATVP est rendue publique en même temps que la déclaration de patrimoine. Certes, cette appréciation est, en soi, dépourvue d'effets juridiques, mais elle porte à l'évidence atteinte à la réputation du parlementaire concerné et, à ce titre, elle est susceptible d'influencer les électeurs. Le Conseil d'Etat déduit de cette analyse que l'appréciation de la HATVP fait grief à l'intéressé et qu'à ce titre, elle peut donc faire l'objet d'un recours. Sur ce point, le Conseil d'Etat reprend une jurisprudence traditionnelle qui considère qu'une décision ne peut faire l'objet d'un recours que si elle a un impact sur la situation juridique de l'intéressé, en un mot si elle lui fait grief. 


Cache ton piano, Dréan, 1920

Mais pas une sanction



Une fois acquise la recevabilité du recours, le Conseil d'Etat examine la requête au fond. Il prend alors soin d'affirmer que si l'annotation figurant sur la déclaration de patrimoine constitue une décision faisant grief, elle ne saurait être considérée comme une sanction. Dans sa décision du 9 octobre 2013, le Conseil constitutionnel avait déjà énoncé que "la décision de la Haute autorité d'assortir la publication d'une déclaration de situation patrimoniale d'un député ou d'un sénateur de la publication de son appréciation quant à l'exhaustivité, l'exactitude et la sincérité de cette déclaration (...) ne constitue pas une sanction ayant le caractère d'une punition". Par voie de conséquence, l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut être invoqué en l'espèce. Le moyen articulé par Marine Le Pen qui voyait un manquement au principe d'impartialité dans le fait que les différentes étapes de la procédure n'ont pas été confiées à des organes distincts ne peut donc pas être examiné.

Le Conseil d'Etat examine ensuite le déroulement de la procédure et notamment le fait qu'une procédure soit actuellement en cours devant l'administration fiscale. Elle exerce enfin un contrôle au fond montrant que Marine Le Pen a sans doute sous évalué ses biens, notamment en évaluant un bâtiment situé dans les Hauts de Seine à la valeur du terrain nu. Tout cela conduit à un rejet du recours qui était plus que prévisible. 

Oublions un peu la situation personnelle de Marine Le Pen pour ne regarder que l'analyse juridique du Conseil d'Etat. Son raisonnement en deux temps a quelque chose d'un peu surprenant. D'abord, il commence par affirmer que la constatation de la Haute Autorité a une valeur décisoire et peut donc faire l'objet d'un recours. Ensuite, il refuse de la considérer comme une sanction, ce qui écarte tout moyen tiré d'un manquement aux règles du procès équitable. En d'autres termes, le requérant a le droit de contester un acte,  mais pas réellement de se défendre efficacement. Quant au Conseil d'Etat, il semble reconnaître qu'une décision faisant grief n'a pas besoin d'être prise par une autorité impartiale. L'administré, à la lecture de cet arrêt, risque de conclure que la transparence de la vie publique a pour corollaire l'opacité de la jurisprudence.



mercredi 17 juillet 2019

Le juge des réfugiés tweetait trop

Le Canard Enchaîné du mercredi 17 juillet évoque le cas d'un "juge des réfugiés qui n'aimait pas les étrangers". Il se réfère à un arrêt Mme A.B., rendu par le Conseil d'Etat le14 juin 2019, qui casse une décision rendue par la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Celle-ci avait écarté le recours d'une ressortissante turque contre la décision de l'Office française de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) lui refusant l'asile sur le territoire français. 

Laconique, le Conseil d'Etat affirme que "la teneur de certains des propos tenus publiquement par le président de la formation de jugement est de nature à faire naître un doute légitime sur l'impartialité de la juridiction". Heureusement, le volatile du mercredi donne des détails, et l'on apprend que le président "tweetait". Parmi ses messages : "Je vire tout ce qui est tchétchène, je limite la casse pour mon pays" , "Je m'occupe des OQTF (obligations de quitter le territoire). Avec moi, ça dégage fissa". Le florilège fourni par le Canard témoigne d'une xénophobie décomplexée, un peu fâcheuse pour quelqu'un qui a pour fonction de juger le contentieux des étrangers.

L'affaire donc le Conseil d'Etat était saisi apparaît ainsi comme un cas d'école, véritable caricature de manquement à l'impartialité subjective. 


Autonomie du principe d'impartialité



Rappelons que le principe d'impartialité a longtemps été lié à l'indépendance des juges, au point qu'il en était difficile détachable. Dans sa décision du 29 août 2002, le Conseil constitutionnel rappelait ainsi, sans trop les distinguer, que "les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles". Depuis cette date, sa jurisprudence s'est affinée, et accorde désormais une véritable spécificité au principe d'impartialité. Dans sa décision QPC du 8 juillet 2011, le Conseil constitutionnel déclare non conforme à l'article 16 de la Déclaration de 1789 le principe traditionnel gouvernant la justice des mineurs depuis l'ordonnance du 2 février 1945, selon lequel le juge chargé de l'instruction est également l'instance de jugement. Pour le Conseil, la direction de l'enquête ne peut qu'influer sur le jugement ultérieur, et emporte donc une atteinte au principe d'impartialité.

De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise quelque peu les critères utilisés pour déterminer si une juridiction est impartiale, ou non. Ces critères sont aujourd'hui ceux utilisés par les juges français.

J'aime pas les étrangers. Fernand Raynaud, 1972.

Critères de l'impartialité

Le critère "objectif" est le plus souvent invoqué, parce qu'il s'agit de contrôler l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance au justiciable. La CEDH interdit ainsi l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation  judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. 
Dans l'arrêt A.B. du 14 juin 2019, le second critère "subjectif" est invoqué, situation heureusement beaucoup plus rare. Il est ainsi qualifié, car il oblige à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est toujours présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La CEDH exige d'ailleurs que la violation du principe d'impartialité ne puisse être constatée que lorsque sa preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.

L'animosité à l'égard de l'accusé doit donc être patente, et sa preuve sauter aux yeux. La Chambre sociale de la Cour de cassation se réfère ainsi à l'impartialité subjective dans une décision du 12 juin 2014, à propos d'un contentieux portant sur le détachement d'un salarié, pour exercer des fonctions auprès d'un syndicat. Elle casse la décision du conseil des prud'hommes de Strasbourg qui présentait le requérant comme "un militant qui se retrouve sur la sellette, alors qu'il n'avait jamais démérité",  critiquant le syndicat qui avait "supprimé la cellule de formation syndicale, avec comme dans une arène, la mise à mort irrémédiablement de M. X..., qui n'était plus que l'ombre de lui-même". Le salarié était ensuite comparé à "David contre Goliath", au "pot de terre contre le pot de fer", alors que le syndicat est présenté comme un "rouleau compresseur". Un tel lyrisme a conduit la Cour de cassation à penser que les prud'hommes avaient une certaine sympathie pour le requérant et une antipathie équivalente pour le syndicat défendeur.

L'obligation de réserve



La décision Remli de 1996 et celle de la Chambre sociale de 2014 sont les seules intervenues en matière d'impartialité subjective. Cette rareté est parfaitement logique, car le manquement à l'impartialité subjective conduit souvent à des poursuites disciplinaires, ce qui suffit à dissuader.
Défini par l'ordonnance du 22 décembre 1958, le statut de la magistrature énonce, dans son article 6, que tout magistrat entrant en fonctions prête serment "de bien et fidèlement remplir ses fonctions (...) et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". L'article 10 de cette même ordonnance interdit ensuite toute démonstration de nature politique, considérée comme incompatible avec "la réserve que leur impose leurs fonctions". Le devoir de réserve impose ainsi aux magistrats de faire preuve de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions à l'égard des usagers du service publics de la justice, mais aussi à l'égard des autres magistrats. Le recueil des obligations déontologiques des magistrats, diffusé en 2010 par le CSM, affirme ainsi que "dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public". La CEDH ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, dans son arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, que l'"on est en droit d'attendre des fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'ils usent de leur liberté d'expression avec retenue chaque fois que l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d'être mis en cause".
Ces dispositions sont à l'origine des sanctions prises, en 2014, à l'encontre de deux magistrats qui tweetaient durant les procès auxquels ils participaient. Sur le ton primesautier alors en usage sur Twitter, ils évoquaient la possibilité de gifler un témoin, la satisfaction d'en faire pleurer un autre, sans oublier un aveu accablant : "Je n'ai plus écouté à partir des deux dernières heures". Tous deux ont été sanctionnés, l'un d'une réprimande, l'autre d'une mutation d'office. On observe au passage que l'anonymat derrière lequel nos deux magistrats se cachaient n'a pas pour effet de faire disparaître l'obligation de réserve. Il suffit qu'ils diffusent des informations sur l'exercice de leurs fonctions pour encourir une sanction.

Le vice-président de la CNDA n'est pas un magistrat professionnel, et la décision du Conseil d'Etat, comme d'ailleurs auparavant celle de la Chambre sociale de la Cour de cassation, montre que les magistrats non professionnels sont également soumis à l'obligation de réserve. Appelé à rendre la justice, le juge à la CNDA diffusait sur les réseaux sociaux des informations démontrant que ses convictions xénophobes avaient une influence sur ses décisions juridictionnelles. 

D'une certaine manière, cette décision illustre aussi certaines dérives dans l'usage des réseaux sociaux. Ceux qui s'y expriment ont souvent une impression de totale liberté. Ils utilisent Twitter comme un exutoire, attaquent violemment ceux qui ne partagent pas leurs opinions, nécessairement les seules acceptables. Des personnes habituellement fort raisonnables se laissent aller à la vindicte et à l'anathème, jusqu'à oublier que leurs messages peuvent être utilisés contre eux. De la même manière qu'un professeur tweete devant ses étudiants, un magistrat tweete devant les justiciables, en l'espèce surtout devant un avocat particulièrement astucieux. On croit comprendre que le président de cette formation de jugement de la CNDA a finalement démissionné. Cette leçon vaut bien un chômage...