Laconique, le Conseil d'Etat affirme que "la teneur de certains des propos tenus publiquement par le président de
la formation de jugement est de nature à faire naître un doute légitime
sur l'impartialité de la juridiction". Heureusement, le volatile du mercredi donne des détails, et l'on apprend que le président "tweetait". Parmi ses messages : "Je vire tout ce qui est tchétchène, je limite la casse pour mon pays" , "Je m'occupe des OQTF (obligations de quitter le territoire). Avec moi, ça dégage fissa". Le florilège fourni par le Canard témoigne d'une xénophobie décomplexée, un peu fâcheuse pour quelqu'un qui a pour fonction de juger le contentieux des étrangers.
L'affaire donc le Conseil d'Etat était saisi apparaît ainsi comme un cas d'école, véritable caricature de manquement à l'impartialité subjective.
Autonomie du principe d'impartialité
Rappelons que le principe d'impartialité a longtemps été lié à l'indépendance des juges, au point qu'il en était difficile détachable. Dans sa
décision du 29 août 2002, le Conseil constitutionnel rappelait ainsi, sans trop les distinguer, que "
les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles".
Depuis cette date, sa jurisprudence s'est affinée, et accorde désormais
une véritable spécificité au principe d'impartialité. Dans sa
décision QPC du 8 juillet 2011,
le Conseil constitutionnel déclare non conforme à l'article 16 de la
Déclaration de 1789 le principe traditionnel gouvernant la justice des
mineurs depuis l'ordonnance du 2 février 1945, selon lequel le juge
chargé de l'instruction est également l'instance de jugement. Pour le
Conseil, la direction de l'enquête ne peut qu'influer sur le jugement
ultérieur, et emporte donc une atteinte au principe d'impartialité.
J'aime pas les étrangers. Fernand Raynaud, 1972.
Critères de l'impartialité
Le critère "objectif" est le plus souvent invoqué, parce qu'il s'agit de
contrôler l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal
doit apparaître impartial, et inspirer la confiance au justiciable. La CEDH interdit ainsi l'exercice de
différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même
affaire (par exemple :
CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du
8 avril 2009.
Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui
interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale,
alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil.
Dans
ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation
judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité.
Dans l'arrêt
A.B. du 14 juin 2019, le second critère "subjectif" est invoqué, situation heureusement beaucoup plus rare. Il est ainsi qualifié, car il oblige à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il
désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas,
l'impartialité est toujours présumée, jusqu'à preuve du contraire (
CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique).
La CEDH exige d'ailleurs que
la violation du principe d'impartialité ne puisse être constatée que lorsque sa preuve est
flagrante. Tel est le cas, dans l'
arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,
pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine
algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais
devant la presse, des propos racistes.
L'animosité à l'égard de l'accusé doit donc être patente, et sa preuve
sauter aux yeux. La Chambre sociale de la Cour de cassation se réfère ainsi à l'impartialité subjective dans une
décision du 12 juin 2014, à propos d'un contentieux portant sur le détachement d'un salarié, pour exercer des fonctions auprès d'un syndicat. Elle casse la décision du conseil des prud'hommes de Strasbourg qui présentait le requérant comme "
un militant qui se retrouve sur la sellette, alors qu'il n'avait jamais démérité", critiquant le syndicat qui avait "
supprimé la cellule de formation syndicale, avec comme dans une arène,
la mise à mort irrémédiablement de M. X..., qui n'était plus que l'ombre
de lui-même". Le salarié était ensuite comparé à "
David contre Goliath", au "
pot de terre contre le pot de fer", alors que le syndicat est présenté comme un "
rouleau compresseur". Un tel lyrisme a conduit la Cour de cassation à penser que les prud'hommes avaient une certaine sympathie pour le requérant et une antipathie équivalente pour le syndicat défendeur.
L'obligation de réserve
La décision Remli de 1996 et celle de la Chambre sociale de 2014 sont les seules intervenues en matière d'impartialité subjective. Cette rareté est parfaitement logique, car le manquement à l'impartialité subjective conduit souvent à des poursuites disciplinaires, ce qui suffit à dissuader.
Défini par l'
ordonnance du 22 décembre 1958, le statut de la
magistrature énonce, dans son article 6, que tout magistrat entrant en
fonctions prête serment "
de bien et fidèlement remplir ses fonctions (...) et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat".
L'article 10 de cette même ordonnance interdit ensuite toute
démonstration de nature politique, considérée comme incompatible avec "
la réserve que leur impose leurs fonctions". Le devoir de réserve impose ainsi aux magistrats de faire preuve de mesure
dans l'expression écrite et orale de ses opinions à l'égard des usagers
du service publics de la justice, mais aussi à l'égard des autres
magistrats. Le
recueil des obligations déontologiques des magistrats, diffusé en 2010 par le CSM, affirme ainsi que "
dans
son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne
pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, indispensable à
la confiance du public". La CEDH ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, dans son arrêt
Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, que l'"
on
est en droit d'attendre des fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'ils
usent de leur liberté d'expression avec retenue chaque fois que
l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles
d'être mis en cause".
Ces dispositions sont à l'origine des
sanctions prises, en 2014, à l'encontre de deux magistrats qui tweetaient durant les procès auxquels ils participaient. Sur le ton primesautier alors en usage sur Twitter, ils évoquaient la possibilité de gifler un témoin, la satisfaction d'en faire
pleurer un autre, sans oublier un aveu accablant : "
Je n'ai plus écouté à partir des deux dernières heures". Tous deux ont été sanctionnés, l'un d'une réprimande, l'autre d'une mutation d'office. On observe au passage que l'anonymat derrière lequel nos deux magistrats se cachaient n'a pas pour effet de faire disparaître l'obligation de réserve. Il suffit qu'ils diffusent des informations sur l'exercice de leurs fonctions pour encourir une sanction.
Le vice-président de la CNDA n'est pas un magistrat professionnel, et la décision du Conseil d'Etat, comme d'ailleurs auparavant celle de la Chambre sociale de la Cour de cassation, montre que les magistrats non professionnels sont également soumis à l'obligation de réserve. Appelé à rendre la justice, le juge à la CNDA diffusait sur les réseaux sociaux des informations démontrant que ses convictions xénophobes avaient une influence sur ses décisions juridictionnelles.
D'une certaine manière, cette décision illustre aussi certaines dérives dans l'usage des réseaux sociaux. Ceux qui s'y expriment ont souvent une impression de totale liberté. Ils utilisent Twitter comme un exutoire, attaquent violemment ceux qui ne partagent pas leurs opinions, nécessairement les seules acceptables. Des personnes habituellement fort raisonnables se laissent aller à la vindicte et à l'anathème, jusqu'à oublier que leurs messages peuvent être utilisés contre eux. De la même manière qu'un professeur tweete devant ses étudiants, un magistrat tweete devant les justiciables, en l'espèce surtout devant un avocat particulièrement astucieux. On croit comprendre que le président de cette formation de jugement de la CNDA a finalement démissionné. Cette leçon vaut bien un chômage...