« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 15 juin 2019

RIP : la publicité des signatures

Le décret du 11 juin 2019 ouvre la période de recueil des soutiens à la proposition de loi présentée conformément à l'article 11 de la Constitution, visant à affirmer le caractère de service public national d'ADP.  Il suffit donc de se rendre sur le site spécialement créé par le ministère de l'intérieur pour participer à cette consultation. 

Nulle irrégularité juridique ne semble entacher cette procédure. Le recueil des soutiens doit commencer dans le mois suivant la publication au Journal officiel de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel déclare la proposition de loi conforme aux conditions posées par l'article 11. En l'espèce, la décision a été publiée le 15 mai et le recueil des soutiens a donc commencé deux jours avant la date limite. Les partisans du référendum d'initiative partagée (RIP) ont désormais neuf mois pour atteindre le seuil fatidique de 4 717 396, soit le dixième du corps électoral. 

Une question toutefois est demeurée à l'écart des débats, celle de la publicité de ces soutiens. Le décret du 11 juin 2019 n'en dit rien, et il faut se tourner vers la loi organique du 6 décembre 2013, qui énonce dans son article 7, que "la liste des soutiens apportés à une proposition de loi peut être consultée par toute personne". Elle n'est donc pas, à proprement parler, publiée, mais elle peut être communiquée, et rien n'interdit à un journal, ou à un parti politique, ou à n'importe qui, de la rendre publique.

Quelle est la nature de cette procédure de soutien ? Se rattache-t-elle au droit de pétition ou au droit de vote ? L'enjeu de cette distinction est essentiel, car elle conditionne le caractère public ou non de ces soutiens.


Le droit de pétition et la publicité



A première vue, la procédure de recueil des soutiens se rapproche beaucoup de l'exercice du droit de pétition.

Il existe un droit de pétition d'initiative purement privée. L'usage d'internet a ainsi suscité la création de sites sur lesquels n'importe qui peut ouvrir une pétition sur n'importe quoi. La pétition n'a alors qu'une fonction militante, finalement assez proche de la liberté de manifester : on affirme ses convictions en utilisant cette nouvelle forme d'espace public qu'est le web.

Il existe aussi un droit de pétition juridiquement organisé. Il était déjà réclamé dans les carnets de doléances, et il fut consacré par la Constitution de 1791 qui considère comme "droit naturel et civil (...) la liberté d'adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement". Aujourd'hui, certaines pétitions font l'objet d'une reconnaissance juridique, telles celles qui sont présentées au parlement européen par "tout citoyen de l'Union", en vertu de l'article 227 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ou celui prévu par l'article 4 de l'ordonnance du 17 novembre 1958. Il permet aux citoyens d'adresses des pétitions individuelles ou collectives à l'Assemblée nationale, à condition toutefois de ne pas "les apporter à la barre", délicieuse réminiscence des pratiques de la Convention. Enfin, depuis la révision de 2008, les citoyens peuvent adresser des pétitions au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Si le seuil de 500 000 signatures est franchi, le CESE rend un avis sur la question posée, et le transmet au gouvernement qui en fait ensuite.. exactement ce qu'il veut.

Quelles que soient ses modalités et son encadrement ou non par le droit positif, le droit de pétition se définit d'abord par sa fonction de protestation. Il repose donc sur la publicité : comment protester efficacement si votre nom n'apparaît pas dans la liste des protestataires, de préférence en bonne place, en haut de la liste ? Il existe même des signataires compulsionnels, qui adhèrent à toutes les causes, ou presque, tant ils veulent afficher leurs convictions.

Certes, mais précisément le soutien apporté par les citoyens à une proposition de loi visant à l'organisation d'un référendum peut témoigner d'une protestation, mais pas nécessairement de son affichage. Le but essentiel est de transformer une protestation stérile en une démarche positive. Le soutien des citoyens est la première étape vers une procédure qui deviendra peut-être parlementaire puis, les signataires l'espèrent, référendaire. 

Do you want to know a secret ? Beatles, 1963


Le droit de vote et le secret

 

Visant à obtenir une consultation référendaire, le soutien apporté à la proposition de loi constitue un acte démocratique, mais le droit positif repose sur le fait qu'il peut être dissocié du référendum qu'il prépare.

Il est vrai qu'à ce stade,  le référendum n'est encore qu'une hypothèse quelque peu lointaine. Il n'aura lieu en effet que si deux conditions successives sont réunies. Dans un premier temps, les soutiens doivent atteindre le seuil de 4 717 396 dans un délai inférieur ou égal à neuf mois. Ensuite la proposition revient au Parlement qui bénéficie d'un véritable droit d'évocation ou  de rejet. Dans l'hypothèse où il ne l'a pas examinée dans un délai de six  mois, le Président de la République est alors tenu de la soumettre à référendum. Le parlement constitue donc un second obstacle à franchir avant de parvenir à cette consultation.

Cette dissociation entre les deux opérations, les soutiens et la procédure référendaire, a quelque chose d'artificiel, si l'on s'interroge sur la fonction que remplit le principe du secret du vote. 

Énoncé dans l'article 3 de la Constitution qui rappelle que le suffrage "est toujours universel, égal et secret", rappelé dans l'article L 59 du code électoral, le secret du vote repose sur l'idée que l'électeur doit exercer son suffrage en pleine liberté, à l'abri de toute pression extérieure. C'est donc un élément essentiel du principe de sincérité du scrutin. Concrètement, il se traduit par la double obligation de prendre plusieurs bulletins, puis de passer par l'isoloir. Toute entrave au secret du vote est un délit puni d'une amende de 15 000 € et/ou d'une année d'emprisonnement (art. L 113 du code électoral).

Le secret du vote est très solidement ancré dans la tradition électorale française, au point qu'il ne donne que rarement lieu à contentieux. Tout au plus peut-on citer l'annulation par le Conseil constitutionnel du scrutin présidentiel du second tour de 2002 dans la commune de Villemagne. A l'époque, le maire qui détestait avec une égale intensité Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen avait eu l'idée saugrenue d'installer un "pédiluve de décontamination" à la sortir du bureau de vote. Le Conseil constitutionnel annule l'élection dans ce bureau, en invoquant, de manière un peu surprenante, une double atteinte au secret du vote et au principe de dignité du vote.

Si le recueil des soutiens n'est pas un vote au sens étroit du terme, il n'en demeure pas moins que la nécessité de mettre le signataire à l'abri de toute pression extérieure existe avec la même intensité. Ne peut-on imaginer une entreprise dont les dirigeants feraient pression sur ses employés pour qu'ils n'apportent pas leur soutien à la proposition ? Ne peut-on imagine un syndicat incitant fortement ses adhérents à signer ? Il est donc clair que le seul moyen d'assurer la complète liberté de choix du citoyen est de lui garantir sa confidentialité. Il est sans doute encore temps de modifier le décret en ce sens, car, dans le cas contraire, la libre communication des soutiens risque d'être interprétée comme une manoeuvre visant à dissuader les citoyens de signer.

Sur la liberté d'expression politique : Chapitre 9 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




mercredi 12 juin 2019

Elle court, elle court, la maladie d'humour

Le dessinateur Chappatte annonce être contraint de quitter le New York Times. Après vingt années de dessins d'humour, d'abord à l'International Herald Tribune, puis dans l'édition internationale du New York Times, son contrat n'est tout simplement pas renouvelé.

Un autre dessinateur avait, fin avril 2019, osé représenter dans le même journal Benyamin Nétanyahou en chien guide, tenu en laisse par un Donald Trump aveugle et coiffé d'une kippa. Sous un pluie d'accusations d'antisémitisme, les responsables du journal ont cédé à la pression et renoncé à la publication de dessins d'humour. Patrick Chappatte est donc une victime collatérale, mais une victime tout de même, d'une décision qui donne raison à ceux qui souhaitent supprimer la liberté d'expression pour imposer un discours parfaitement aseptisé, confit dans une forme de nouvelle bigoterie politiquement correcte. 

Peu importe que le New York Times devienne une nouvelle forme de bulletin paroissial. La question juridique qui se pose est celle de l'humour, comme élément de la liberté d'expression. Certes, Chappatte ne saurait s'appuyer sur le Premier Amendement en droit américain, ou sur la liberté d'expression en droit français et européen. Il peut seulement contester le non-renouvellement de son contrat, dans un litige qui, somme toute, relèverait du droit du travail. Mais le fera-t-il ? Il y a bien peu de chances, dès lors que son grand talent trouvera certainement à s'exercer ailleurs, sous des cieux plus libéraux.

Cet évènement conduit à s'interroger sur la place de l'humour dans la liberté d'expression, en droit français.


Le droit à l'humour



On observe d'emblée que le "droit à l'humour" est régulièrement invoqué par les juges du fond. Un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 19 février 2019 se réfère expressément au "droit à l'humour". Sans que le Conseil constitutionnel se soit prononcé sur cette question, il est néanmoins fondé sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui consacre "la libre communication des pensées et des opinions". Rien n'interdit donc d'exprimer son opinion en usant du registre humoristique.

La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, en appuyant le droit à l'humour sur l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Depuis son arrêt Handyside c. Royaume-Uni de 1976, elle affirme régulièrement, dans une formulation toujours identique, que cette liberté protège aussi bien les informations et opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le type de message considéré. Et la Cour précise, dans une décision Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche du 25 janvier 2007, que la satire "est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter". En l'espèce, la Cour avait à juger d'un tableau intitulé Apocalypse, exposé dans une galerie viennoise, et montrant le cardinal requérant avec Mère Teresa et le chef du parti libéral autrichien (FP0) Jorg Heider dans des positions que la morale catholique réprouve. 
 
Chappatte, 10 juin 2019
 

L'excès, élément intrinsèque de l'humour

 

Cette affaire montre que la liberté de faire rire ne peut s'exercer sans excès, puisque c'est l'excès même qui fait rire. La justice exerce alors un contrôle de moindre intensité, contrôle plus compréhensif pour garantir l'expression de cette forme satirique de la liberté d'expression. Dans un arrêt du 11 mars 1991, la Cour d'appel de Paris précisait ainsi que "le genre humoriste permet des exagérations, des déformations et des représentations ironiques, sur le bon goût desquelles l'appréciation de chacun reste libre". Les juges français n'entendent donc pas arbitrer le bon ou le mauvais goût. En témoigne sa décision de la Chambre criminelle du 20 septembre 2016 par laquelle elle confirme la relaxe d'un humoriste, Nicolas B. qui avait qualifié Marine Le Pen de "salope fascisante", propos qui, aux yeux de la Cour, expriment "l'opinion de leur auteur sur un mode satirique".

La CEDH, dans cette même décision Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, affirme que le juge doit examiner avec une attention particulière " toute ingérence dans le droit d'un artiste à s'exprimer par la satire", ce qui suppose donc également un contrôle plus bienveillant par rapport au standard habituel en matière de liberté d'expression.
 
 

Les limites du droit à l'humour

 

Cette bienveillance ne fait pourtant pas du droit à l'humour un droit absolu. La CEDH s'appuie sur l'article 17 de la Convention pour affirmer qu'il ne saurait porter atteinte à un autre droit qu'elle protège. C'est sur fondement que, dans sa décision Dieudonné M'Bala M'Bala c. France du 10 novembre 2015, elle juge irrecevable le recours de l'intéressé contre sa condamnation pour injure publique, après qu'il ait, dans un spectacle, fait monter sur scène un célèbre négationniste plusieurs fois condamné pénalement, pour lui faire remettre un "prix de l'infréquentabilité" par un acteur revêtu d'un pyjama rayé sur lequel était cousue une étoile jaune. Aux yeux de Cour, le "discours de haine" n'est pas protégé par l'article 10 de la Convention, quand bien même il se présente comme satirique. 

Une autre jurisprudence Dieudonné a permis aux juges français de restreindre la liberté d'expression satirique lorsqu'elle porte atteinte à la dignité, principe consacré comme un élément de l'ordre public depuis la célèbre décision Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. On se souvient que le juge des référés avait sur ce fondement admis l'interdiction préalable d'un spectacle le 9 janvier 2014, avant de revenir sur sa jurisprudence un an plus tard, le 6 février 2015. Si le principe de dignité permet toujours de fonder une restriction, il ne peut toutefois pas être utilisé comme un simple outil destiné à imposer un discours politiquement correct. 

Cette double jurisprudence, l'une sur les "discours de haine", l'autre sur le principe de dignité a pour point commun de ne pas empêcher une approche subjective des faits de l'espèce. Où commence la "haine" ou l'atteinte à la dignité, lorsque l'on parle d'humour ? Pourrait-on poursuivre sur ce fondement Pierre Desproges, lorsqu'il s'écriait "On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle ?" pour ensuite stigmatiser l'antisémitisme et la bêtise ? Ou même Fernand Raynaud, déclarant : "J'aime pas les étrangers, y viennent manger le pain des Français" ? 

Certes, il ne s'agit pas là des seules restrictions possibles au droit à l'humour. Elles peuvent aussi reposer sur l'ordre public, dans son sens le plus matériel, lorsque le message satirique suscite des troubles à l'ordre public, mais il s'agit là d'une situation suffisamment rare pour qu'elle n'inquiète pas trop les défenseurs des libertés. En revanche, la flexibilité des notions de dignité ou de haine peut ouvrir la porte à de nombreux excès. Tout ce qui n'est pas politiquement correct pourrait rapidement être perçu comme "haineux". L'actuelle proposition de loi sur les discours de haine sur internet semble, hélas, aller dans ce sens. 

Chappatte, quant à lui, n'a même pas eu l'opportunité d'invoquer sa liberté d'expression puisqu'il est seulement mis fin à son contrat et que ses dessins n'ont pas fait l'objet d'une réelle censure. Son éviction est toutefois une très mauvaise nouvelle pour ceux qui sont attachés à la liberté d'expression. Elle montre que les journaux américains deviennent de simples instruments de communication. Elle montre aussi que l'humour, en tant que genre littéraire ou pictural, est toujours menacé. Nous voilà bien éloignés de "Je suis Charlie"... On laissera donc au regretté Wolinski le mot de la fin, message qu'il convient de ne pas oublier  :   "l'humour est le plus court chemin d'un homme à un autre".



Sur la liberté d'expression dans la presse : Chapitre 9 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




dimanche 9 juin 2019

Le Conseil d'Etat et la pénalisation du client

Le nouveau site du Conseil d'Etat privilégie l'esthétique et la communication, au détriment des décisions récentes qui ne font plus l'objet d'une publicité particulière. Le citoyen désireux de s'informer sur sa jurisprudence doit donc aller consulter la base de données Ariane et trier lui même les arrêts importants. Celui qui s'est livré à cette plaisante occupation le 7 juin 2019 a donc pu lire une décision qui déclare que l'infraction d'achat d'actes sexuels créée par la loi du 13 avril 2016  ne porte pas atteinte à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. 


La QPC de février 2019



Dans une décision du 1er février 2019, le Conseil constitutionnel, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par différentes associations défendant les droits des personnes prostituées, avait déjà déclaré conformes à la Constitution les dispositions de cette loi. Défendue par Najat Vallaud-Belkacem, elle pénalise le client de la personne prostituée, pénalisation considérée comme un premier pas vers l'abolition de la prostitution. Celle-ci est donc censée disparaître à terme comme devrait disparaître le proxénétisme, faute de clients. Ce raisonnement conduit ainsi à sanctionner une activité qui n'est pas interdite.

La décision du Conseil constitutionnel écartait déjà le moyen fondé sur l'atteinte à la vie privée, droit que le Conseil rattache à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit la "liberté individuelle". Refusant de consacrer un principe général de liberté sexuelle impliquant le droit de recourir à la prostitution, le Conseil avait exercé son contrôle de proportionnalité, à partir d'une interprétation des objectifs poursuivis par le législateur : (...) "En faisant le choix de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l'asservissement de l'être humain".   

Le principe de dignité, mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946, est donc appelé à la rescousse, dès lors que la prostitution, et la traite des êtres humains qu'elle induit, peuvent être considérées comme des formes d'asservissement. C'est si vrai que l'on se demande pourquoi une activité portant tellement atteinte à la dignité de la personne n'est pas purement et simplement interdite. Mais le Conseil constitutionnel ne va pas aussi loin dans l'analyse. Il se borne à constater que le but poursuivi par le législateur suffit à fonder la licéité de l'atteinte à la vie privée. 

L'Accordéoniste. Edith Piaf, 1940

Le Conseil d'Etat



Les mêmes associations requérantes se sont alors tournées vers le juge administratif en invoquant le même droit au respect de la vie privée, cette fois sur le fondement de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Sur le plan procédural, elles ont tout simplement demandé au premier ministre l'abrogation du décret du 12 décembre 2016 relatif au stage de responsabilisation infligé aux clients des personnes prostituées. Elles ont ensuite attaqué devant le juge le rejet implicite de leur demande.

La décision du 7 juin ne leur donne pas satisfaction, et le motif développé, ou plutôt très peu développé, par le Conseil d'Etat est encore moins étayé que celui affirmé par le Conseil constitutionnel. 

Le moyen méritait pourtant une analyse sérieuse. Se fondant sur l'article 8, la CEDH avait affirmé, dès l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, le droit de chacun de mener la vie sexuelle de son choix. D'une manière générale, la CEDH ne condamne pas la prostitution en tant que telle et n'a jamais posé comme principe la nécessité de l'éradiquer dans les Etats parties à la Convention européenne. Dans un arrêt A.D.T. c. Royaume-Uni du 31 juillet 2000, elle rappelle que les pratiques sexuelles entre adultes consentants relèvent de leur vie privée, quelle que soit leur orientation sexuelle et même leur nombre. L'Etat ne saurait s'ingérer dans ce domaine que pour des motifs fondés sur la santé publique ou sur "la morale". 

La décision S.D. et D.B. c. Belgique du 15 juin 2006 donne ensuite quelques précisions sur ce que peut être une ingérence fondée sur la morale. Elle considère que l'interdiction du racolage actif par la loi belge, constitue une ingérence proportionnée au but de protection de "la morale", précisément dans la mesure où la prostitution n'est pas interdite. Aucune décision de la CEDH ne concerne la pénalisation du client, et la question de la proportionnalité de l'ingérence dans ce cas demeure pendante. 

Le Conseil d'Etat ne se pose pas de telles questions, et se borne à reprendre la motivation du législateur. Les travaux parlementaires préalables à la loi du 13 avril 2016 font le constat que "dans leur très grande majorité", les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d'être humains rendus possibles par l'existence d'une demande de relations sexuelles tarifées. La contravention infligée au client a pour but de "priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite d'êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle et assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l'ordre public". Le Conseil d'Etat estime donc que l'ingérence dans la vie privée est proportionnée au but poursuivi. Comme devant le Conseil constitutionnel, le principe de dignité vient renforcer une motivation bien incertaine. 

Les personnes qui se livrent à la prostitution sont donc "dans leur très grande majorité" victimes de proxénètes... La formule fait frémir. Les droits des personnes doivent ils être appréciés de manière quantitative ? La minorité doit-elle voir ses droits limités en raison des pratiques qui sont celles de la majorité ? A-t-on des chiffres permettant de savoir si cette majorité est de 50 % ou de 99 % ? Est-il sérieusement possible de construire une motivation juridique sur le terrain aussi incertain de travaux parlementaires faiblement étayés ? La décision du Conseil d'Etat suscite ces questions mais n'apporte aucune réponse.

Derrière cette étrange motivation apparaît l'embarras du Conseil d'Etat devant la loi Vallaud Belkacem qui veut supprimer la prostitution sans l'abolir, lutter contre le proxénétisme sans l'affronter. Il est sans doute plus simple de pénaliser les clients, et donc par ricochet l'activité des personnes prostituées, plutôt qu'entreprendre une véritable lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. La loi manquait de courage, et il n'est pas surprenant de constater que la décision du Conseil d'Etat manque aussi du courage. Il reste désormais à attendre l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, que les associations requérantes peuvent désormais saisir.



mardi 4 juin 2019

Tempête dans un bénitier

Ce dimanche 2 juin 2019, a été célébrée dans l'église du Planquay (Eure) une "messe anti-Macron". Médias et réseaux sociaux ont montré la chorale des "Vieux Chanteurs au gilet jaune", avec pour soliste l'abbé Michel en habits sacerdotaux, entonnant le psaume "Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi". Le caractère répétitif de l'oeuvre n'était pas sans rappeler le chant grégorien, mais l'auteur ayant renoncé au latin, son sens résolument profane ne pouvait échapper à personne.

L'étrange initiative de l'abbé Michel n'a évidemment ni été sollicitée, ni soutenue par l'Eglise. L'évêque d'Evreux, un tantinet désemparé, déclare que "ce qu'il fait est une défiguration de ce que doit être l'Eglise" et ajoute qu'"il devient un peu fou". Jugé pour détournement de fonds en 2015, et suspendu a divinis en 2016, l'abbé refuse pourtant les sanctions de sa hiérarchie et continue joyeusement de célébrer sa messe.

Il ne nous appartient par de déterminer si, au sens du droit canon, l'abbé avait ou non le droit de dire une messe, ni même de nous interroger sur la diligence de l'Eglise pour assurer l'exécution de ses décision. En revanche, l'abbé Michel a réussi un petit miracle : en quelques minutes, il a enfreint à plusieurs reprises la loi de l'Etat, commettant une belle série d'infractions. Le préfet de l'Eure a d'ailleurs procédé à un signalement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale qui impose à "toute autorité constituée(...) qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit (... ) d'en donner avis sans délai au procureur de la République (...)".


Outrage au Président de la République



La première infraction est celle de l'article 433-5 du code pénal : le délit d'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique. Selon une jurisprudence remontant à une décision Déroulède rendue par la Haute Cour de justice le 18 novembre 1899, le Président de la République doit être considéré comme un "magistrat" au sens de l'article 222 l'ancien code pénal, c'est à dire précisément comme une "personne dépositaire de l'autorité et de la force publique". Cette définition est maintenue sous la Vè République.

Le délit d'outrage est une infraction de droit commun, qui s'applique à l'ensemble des personnes "dépositaires de l'autorité et de la force publique" et qui ne relève pas des délits de presse. En cela, il se distingue de l'ancienne "offense" au chef de l'Etat. Créé par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881, ce délit a été supprimé par la loi du 5 août 2013. Il n'a pas résisté au ridicule suscité par le président Sarkozy, qui avait obtenu sur ce fondement la condamnation d'un manifestant qui avait brandi, sur son passage, une affichette sur laquelle était écrite la célèbre formule : "Casse toi, pôv' con". Condamné à une peine exemplaire de 30 € d'amende, l'intéressé avait fait un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Eon c. France du 13 mars 2013, celle-ci avait finalement déclaré que le délit d'offense au chef de l'Etat portait une atteinte excessive à la liberté d'expression des manifestations, décision qui avait provoqué son abrogation.

En l'espèce, les éléments constitutifs de l'outrage sont bien présents. Il n'est retenu que si les formules employées sont "méprisantes, outrancières ou injurieuses", ce qui ne fait guère de de doute. Il doit aussi se traduire par des actes positifs, et le fait de reprendre en choeur une chanson constitue, à l'évidence, un tel acte. Comme souvent avec les gilets jaunes, ce sont eux qui apportent la preuve de l'infraction en la diffusant largement sur les réseaux sociaux.

Tempête dans un bénitier. Georges Brassens. 1975

La loi du 9 décembre 1905



L'abbé Michel risque aussi d'être condamné sur le fondement de la loi de Séparation des églises de l'Etat, dont il a violé deux dispositions combinées.

L'article 26 de ce texte interdit en effet "de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte". Depuis la loi du 28 mars 1907, il est possible de tenir dans les églises des réunions sans autorisation préalable du maire, mais précisément cette liberté trouve sa limite dans le caractère politique. A dire vrai, cette disposition n'a jamais été appliquée. Les autorités de l'Etat se sont toujours montré conciliantes, même quand l'office du dimanche servait à faire de la propagande contre l'IVG ou le mariage pour tous. L'abbé Michel risque fort de créer une jurisprudence nouvelle sur un texte plus que centenaire. Là encore, le caractère politique de la réunion ne fait aucun doute, dès lors que l'auditoire affiche clairement sa détermination politique par le port du gilet jaune dans un lieu de culte. De même, les paroles de la chanson n'ont que peu de lien avec la liturgie de la messe. Quoi qu'il en soit, sur ce fondement, l'abbé Michel ne risque qu'une contravention.

Sa situation est plus délicate si est invoqué l'article 34 de la loi de 1905 qui punit d'une amende de 3750 € et/ou d'un an d'emprisonnement "tout ministre d'un culte qui, dans les lieux où s'exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d'un service public". Cette disposition prévoit une sanction moins lourde que celle du délit d'outrage à personne dépositaire de l'autorité publique, 15 000 € et un an d'emprisonnement.

Certes, mais il y a de bonnes chances que les propos tenus contre le chef de l'Etat soient réprimés sur le fondement de l'article 433-5 du code pénal sur l'outrage. En vertu du principe d'interprétation étroite du texte pénal, on peut en effet s'interroger sur l'applicabilité de l'article 34 de la loi de 1905 ? Le Président de la République est-il un "citoyen chargé d'un service public" ? La liste des comportements incriminés est-elle exhaustive ? En l'espèce l'abbé Michel n'a pas prononcé du discours, fait de lecture ou distribué des écrits. Il a chanté. Une nouvelle fois, il pourrait sur ce point susciter une jurisprudence susceptible d'éclairer une disposition jamais utilisée.

L'abbé Michel a effectivement la vocation. Il est sans doute appelé, non pas par Dieu mais par le justice d'ici-bas, à faire évoluer la jurisprudence. Mais derrière le caractère anecdotique, et même drôlatique de l'affaire, l'abbé aura eu le mérite de montrer que la loi de 1905, accusée par certains d'être désuète, inadaptée à notre société, sait répondre aux problèmes d'aujourd'hui. Et comme en 1905, elle sert avant tout à rétablir la paix.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




jeudi 30 mai 2019

Le Parlement de Catalogne ou l'ordre constitutionnel devant la CEDH

Nul n'a oublié les efforts déployés par les mouvements indépendantistes catalans pour parvenir à leurs fins. Le 1er octobre 2017, un "référendum d'autodétermination" fut organisé en Catalogne, consultation organisée sans aucune des garanties offertes par la Constitution espagnole et à laquelle n'ont participé que les mouvements, et les électeurs, favorables à l'indépendance. De fait 90 % de cet étrange corps électoral approuva l'indépendance, avec 58 % d'abstentions. Forts de ce "succès", les membres indépendantistes du parlement de Catalogne demandèrent au bureau de convoquer une séance plénière, dans le but de faire voter une déclaration d'indépendance. 

Un certain nombre de députés socialistes ont alors déposé un recours d'amparo devant le tribunal constitutionnel espagnol, lui demandant de prendre une mesure provisoire de suspension de cette séance plénière. Le tribunal a fait droit à cette demande le 9 octobre 2017, ce qui n'a pas empêché le parlement, uniquement composé des membres des partis autonomistes, de se réunir le lendemain. Le chef du gouvernement catalan, Carles Puigdemont, a alors déclaré l'indépendance, acte qui est demeuré sans aucune suite puisque le gouvernement espagnol a finalement mis en oeuvre l'article 155 de la Constitution autorisant la mise sous tutelle d'une province.

Aujourd'hui, le combat se déplace vers le terrain contentieux. 76 députés indépendantistes du parlement catalan ont en effet déposé devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) un recours dirigé contre la décision rendue par le tribunal constitutionnel le 9 octobre 2017. L'arrêt rendu le 28 mai 2019 Forcadell I Lluis et a. ne leur donne pas satisfaction et déclare la requête purement et simplement irrecevable.

Sur le fond, les requérants invoquent les articles 10 et 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protègent les libertés d'expression et de réunion, ainsi que l'article 3 du Protocole n° 1 qui garantir le droit à des élections libres. Il convient ainsi de préciser que la CEDH n'exerce pas un contrôle de la constitution espagnole, mais se limite effectivement à apprécier si les libertés consacrées par la Convention ont été atteintes par une décision du tribunal constitutionnel.

La qualité de victime


Avant de se prononcer sur ces questions, la Cour s'interroge sur la qualité de victime des requérants. Les droits prétendûment bafoués ne seraient-ils pas ceux du parlement catalan plutôt que ceux de simples citoyens ? L'irrecevabilité pourrait alors être immédiatement prononcée si l'ensemble des requérants pouvait être considéré comme une "organisation gouvernementale", entité qui, selon l'article 34 de la Convention, n'est pas compétente pour saisir la Cour.

Certes, la CEDH ne réduit pas cette notion aux seuls organes centraux de l'Etat, et l'étend aux collectivités autonomes et décentralisées, tout en précisant qu'elle ne saurait examiner des différends de nature politique ou institutionnelle (G.C., 8 avril 2004, Assanidzé c. Georgie). Mais en l'occurrence, la plupart des parlementaires requérants ont agi en leur nom personnel, même si certains ont précisé qu'ils étaient membres d'un groupe parlementaire indépendantiste, voire membres du bureau du parlement catalan. Les droits et libertés qu'ils invoquent, liberté d'expression, de réunion, et droit à des élections libres, les concernent individuellement. Ils peuvent donc être considérés comme un "groupe de particuliers" susceptible de saisir la Cour.

Observons que la Cour aurait sans doute pu estimer que le contentieux introduit devant elle portait précisément sur un différend de nature politique et institutionnelle, ce qui, au sens de la décision Assanidzé, aurait pu justifier une irrecevabilité immédiate, sans examen des autres moyens. Mais précisément, la Cour veut aller plus loin et déclarer l'irrecevabilité sur un autre fondement.

 Le soleil catalan. Paulette Merval et Marcel Merkès, circa 1960


Les libertés d'expression et de réunion


En matière de débat politique, la CEDH refuse de faire une distinction nette entre la liberté d'expression et celle de réunion. Comme elle l'affirme dans son arrêt Ezelin c. France du 26 avril 1991, la liberté d'expression est dans ce domaine la lex generalis, et la liberté de réunion la lex specialis. En l'espèce toutefois, la Cour estime que la suspension de la séance plénière du parlement catalan relève essentiellement de la liberté de réunion.

Nul ne conteste que la décision du tribunal constitutionnel constitue une ingérence dans la liberté de réunion des intéressés puisque, membres du parlement, ils n'ont pu s'y rassembler pour voter la déclaration d'indépendance. Mais une telle ingérence peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle a un but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique".

On sait que l'expression "prévue par la loi" fait l'objet d'une définition très compréhensive par la CEDH qui déclare ce critère satisfait dès que la mesure prise repose sur un fondement solide en droit interne. En l'espèce, la loi organique espagnole relative au tribunal constitutionnel confère à ce dernier la compétence pour adopter des mesures provisoires, dès lors qu'elles sont indispensables pour éviter de vider de son contenu tout recours au fond. Tel était le cas en l'espèce, le tribunal devant suspendre les travaux du parlement pour empêcher une déclaration d'indépendance qui aurait rendu son intervention inefficace. La CEDH fait d'ailleurs observer que cette intervention du tribunal était parfaitement prévisible, dès lors qu'il avait déjà pris une mesure de ce type pour déclarer inconstitutionnel le pseudo-référendum d'autodétermination. En refusant de s'y plier, les leaders indépendantistes n'avaient fait qu'aggraver l'inconstitutionnalité de l'ensemble de la procédure.

Le but légitime évoqué par le tribunal constitutionnel espagnol n'est pas discuté par la CEDH. Il s'agit de protéger les droits des parlementaires minoritaires, la réunion n'ayant été demandée que par les 76 députés indépendantistes sur 135 membres que compte le parlement catalan. La CEDH rajoute d'ailleurs d'autres "buts légitimes" à ceux invoqués par les juges espagnols, qu'il s'agisse de la sûreté publique, de la défense de l'ordre et de la protection des libertés d'autrui (CEDH, 30 janvier 2009, Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne). Derrière ces éléments, on voit se profiler l'idée que la décision des juges reposait sur la nécessité de protéger la constitution elle-même.


La protection de l'ordre constitutionnel



Reste la question de la nécessité de l'ingérence, appréciation qui implique un véritable contrôle de proportionnalité de la CEDH. Selon une formule employée dans l'arrêt Parti nationaliste basque, organisation régionale d'Iparralde c. France de 2007, la CEDH doit être convaincue que les autorités ont appliqué des règles conformément à l'article 11, en se fondant sur une interprétation acceptable des faits. Cette fois, la CEDH affirme nettement que le tribunal entendait affirmer le respect de ses propres décisions et, par là-même, "préserver ainsi l'ordre constitutionnel". En l'espèce, les parlementaires minoritaires, ceux attachés aux institutions en vigueur, risquaient, par les effets d'une procédure constitutionnellement irrégulière, de se voir empêcher d'exercer leurs fonctions. Par voie de conséquence, le tribunal empêchait en même temps une "atteinte indirecte au droit constitutionnel des citoyens à participer aux affaires publiques à travers leurs représentants". De ces éléments, la CEDH déduit donc que la décision du tribunal constitutionnel reposait sur un "besoin social impérieux" et qu'elle était "nécessaire dans une société démocratique".

La requête des membres indépendantistes du parlement catalan est donc déclarée irrecevable, car les griefs sont "manifestement mal fondés".  Cette irrecevabilité n'a rien à voir avec une irrecevabilité de procédure, et la décision de la Cour se montre particulièrement sévère à l'égard d'un mouvement qui attaquait les institutions mêmes d'un Etat partie à la Convention européenne des droits de l'homme. En témoigne le moyen tiré de l'atteinte au droit à des élections libres, écarté au motif que la réunion du parlement était la conséquence de la violation d'une loi, celle sur l'organisation du référendum, elle-même suspendue par le tribunal constitutionnel. La Cour affirme ainsi très clairement que la démocratie s'exerce au sein des institutions démocratiques, et non pas dans la rue ou à travers des parodies de consultations populaires.




lundi 27 mai 2019

QPC Mario S. : La prescription de l'action publique entre PFLR et PGD

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 24 mai 2019, une décision sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déclarant conformes à la Constitution les dispositions de l'article 7 du code de procédure pénale. Il énonce que la prescription de l'action publique en matière criminelle court à compter du jour où l'infraction a été commise. La Cour de cassation, dans une jurisprudence également déclarée conforme à la Constitution,  précise que lorsque l'infraction est continue, c'est-à-dire lorsque l'élément matériel se prolonge dans le temps, ce même délai court à partir du jour où l'infraction a pris fin. 


Extradition et nationalité



L'origine de cette QPC se trouve dans un recours déposé par Mario S. contre le décret d'extradition dont il est l'objet. L'Argentine souhaite juger cet ancien responsable de la police politique durant la dictature du général Videla, accusé d'être responsable de la disparition d'un jeune étudiant en architecture, Hernan Abriata. Après la chute du régime, Mario S. est venu en France où il a refait sa vie. Il a même acquis la nationalité française en 1997. 

La France a pour principe de ne pas extrader ses ressortissants. Mais l'article 696-4 du code de procédure pénale précise que "lorsque la personne réclamée a la nationalité française, cette dernière est appréciée à l'époque de l'infraction pour laquelle l'extradition est requise". A l'époque de la disparition de l'étudiant, Mario S. n'avait donc pas la nationalité française et son extradition demeure possible. Saisi par ce même requérant d'une précédente QPC, le Conseil constitutionnel avait affirmé, en décembre 2014, qu'une telle exception n'emporte aucune violation du principe d'égalité devant la loi. Cette différence de traitement est en effet en rapport direct avec l'objet de la loi qui est de faire obstacle à ce que les règles d'acquisition de la nationalité puissent être utilisées pour échapper à l'extradition.

Don't cry for me Argentina. Joan Baez

Le PFLR


Aujourd'hui, le débat est tout autre, et le requérant a l'ambition d'obtenir du Conseil constitutionnel la reconnaissance d'un nouveau Principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). 

On sait que la notion de PFLR, qui figure dans le Préambule de 1946 sans que lui ait été attribué un contenu bien précis, joue désormais le rôle d'une sorte de boîte à outils. En fonction des besoins, le Conseil y fait entrer certains droits et certaines libertés qui ont été consacrés par une loi républicaine antérieure à 1946, c'est-à-dire votée à une époque où la loi était la norme suprême, en l'absence de constitution formelle. La qualité de PFLR fut ainsi attribuée, par la grande décision du 16 juillet 1971, à la liberté d'association. Issue de la célèbre loi du 1er juillet 1901, la liberté d'association a donc pris en 1971 une sorte d'ascenseur normatif qui lui a permis d'acquérir une valeur constitutionnelle. 

Dans le cas présent, Mario S. revendique la reconnaissance d'un PFLR obligeant le législateur à prévoir un délai de prescription de l'action publique en matière pénale, principe qui concernerait les infractions autres que celles qui sont par nature imprescriptibles comme les crimes contre l'humanité. Mais pour qu'il y ait PFLR, il faut que trois éléments soient réunis.

Premier élément, le PFLR doit consacrer un droit ou une liberté. Sur ce point, il n'est peut-être pas impossible de considérer que la prescription relève du droit à l'oubli, qu'elle repose sur la recherche de la paix sociale, et prend finalement acte du reclassement la personne non condamnée dans la société.

Le second élément réside dans l'ancrage textuel du supposé PFLR et la situation devient plus délicate. Le requérant se réfère au code des délits et des peines du 3 brumaire an IV. Les lois de la République peuvent elles être celles du Directoire, alors que ce régime était doté d'une Constitution au sens formel du terme ? Aux yeux du Conseil constitutionnel, les PFLR sont en effet issus de la IIIè République, parfois de la Seconde, mais pas du Directoire. Quant à la référence au code d'instruction criminelle de 1818, référence pourtant mentionnée par l'avocat de Mario S., on remonte cette fois à la première Restauration, sous Louis XVIII, régime encore moins républicain.

Le troisième élément consiste en l'appréciation du caractère continu du principe ainsi consacré. Il faut, en quelque sorte, qu'il ait survécu après 1946 et jusqu'à nos jours. Or, le Conseil constitutionnel, dans la présente décision, fait observer que le législateur, en 1928 et en 1938, a décidé d'écarter la prescription pour les infractions de désertion avec fuite à l'étranger. Le principe de prescription n'est donc pas réellement d'application continue.

Dès lors, la Cour de cassation, saisie en 2018 d'un pourvoi déposé par ce même Mario S. contre l'avis favorable à son extradition formulé par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles, n'a pas violé un PFLR en estimant que la prescription des infractions continues ne court qu'à partir du jour où elles ont pris fin, règle qui n'était pas expressément formulée par le législateur.

Contrairement à ce qu'affirmait l'avocat de Mario S., le choix fait par la Cour de cassation n'entraîne aucune imprescriptibilité de fait, des lors que des éléments prouvant le décès du jeune étudiant argentin peuvent toujours être retrouvés, éléments d'archives voire découverte de sa tombe. Elle ne contraint pas davantage Mario S. à s'auto-incriminer , car la détermination du dies a quo ne repose pas nécessairement sur ses révélations, ce qui d'ailleurs aurait pu effet de renverser la charge de la preuve. Des preuves scientifiques peuvent notamment intervenir, en particulier avec l'entreprise d'identification ADN des victimes de la dictature argentine engagée par les autorités de ce pays.


Un nouveau PGD



S'il ne consacre pas un nouveau PFLR, le Conseil constitutionnel affirme l'existence d'un autre principe constitutionnel qui, selon lui, résulte du principe de nécessité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que de la garantie des droits affirmée dans son article 16. Ce nouveau principe général est formulé en ces termes : "Il appartient au législateur, afin de tenir compte des conséquences attachées à l'écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l'action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions."

Certes, le Conseil s'était déjà penché sur cette question, mais uniquement en matière d'imprescriptibilité, estimant dans sa décision du 22 janvier 1999, qu'était conforme à la Constitution l'imprescriptibilité « des crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale » est conforme à la Constitution. Il s'agissait alors d'apprécier le traité portant statut de la Cour pénale internationale, et le Conseil considérait que l'oubli légal que constitue la prescription devait être apprécié, dans sa durée, au regard de la gravité des crimes commis.

Contrairement aux PFLR, les PGD n'ont pas pour vocation d'accroître directement les droits et libertés des personnes. Certains d'entre eux imposent au législateur certaines règles gouvernant l'élaboration de la loi. Dans la QPC Mario S., il est mentionné que les règles relatives à la prescription doivent être proportionnées à la nature et à la gravité des infractions. Et le Conseil affirme qu'en l'espèce, le choix de faire remonter le dies a quo au moment où l'infraction continue prend fin est parfaitement proportionné à l'infraction concernée. Comme bien souvent en matière d'évolution jurisprudentielle, le Conseil commence donc par reconnaître un PGD, sans le mettre en oeuvre dans cette première décision.

Ce PGD ressemble étrangement à l'article 8 de la Convention internationale pour la protection de toutes les  personnes contre les disparitions forcées. Il stipule que le délai de prescription doit être de "longue durée et proportionné à l'extrême de ce crime", l'article 5 le qualifiant de crime contre l'humanité.

Ce nouveau PGD a aussi pour objet d'affirmer l'étendue du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel lui-même. Car in fine, c'est lui qui, exerçant son contrôle de proportionnalité, apprécie le choix fait par le législateur.  Il s'agit très concrètement de lui poser des bornes et de l'empêcher de bouleverser les règles de la prescription, à chaque fois que change la majorité parlementaire.

Certes, la décision va avoir pour effet immédiat de permettre l'extradition d'une personne demandée par l'Argentine pour répondre d'un crime particulièrement grave et qui, depuis bien des années, use de tous les recours possibles pour ne pas avoir à rendre compte de ses actes devant les juges argentins.

Au-delà de cet élément conjoncturel, on constate que la décision va dans le sens des récentes réformes gouvernant la prescription. On sait que la loi Tourret du 27 février 2017 fait passer de dix à vingt ans la durée de la prescription en matière criminelle. Ce choix ne repose pas sur une volonté répressive, mais bien davantage sur le désir de tenir d'une évolution considérable intervenue en ce domaine. Contrairement à ce qu'affirmait l'avocat de Mario S. à l'audience, il est de moins en moins vrai que le temps entraine la disparition des éléments de preuve. Au contraire, la preuve scientifique ne cesse de progresser, parfois extrêmement rapidement. Il n'est pas rare que la culpabilité d'une personne soit démontrée par un traitement de l'ADN qui n'était pas techniquement accessible dix années plus tôt. Les règles de prescription sont ainsi de plus en plus dictées par les nécessités de la preuve plus que par la volonté de garantir un droit à l'oubli aux personnes qui n'ont jamais été poursuivies. De même que la prescription commence à courir à partir du jour où l'infraction a eu lieu, le droit à l'oubli commence à courir le jour où la personne a répondu de ses actes devant un juge et, le cas échéant, a purgé sa peine.