« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 13 février 2019

La liberté de manifestation au coeur du débat

Le présent article est le texte original de la tribune publiée par Le Monde du 5 février 2019, sous l'intitulé : "Loi anticasseurs : "Il s'agit d'empêcher qu'une manifestation se transforme en émeute". Le titre d'origine a été rétabli de même que les intertitres, également modifiés par le journal. 


Le parlement débat actuellement de la proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs. Les échanges sont très vifs dans l’hémicycle comme dans les médias, et l’invective prend souvent le pas sur l’analyse juridique. Peu importe le contenu du texte, dès lors qu’il s’agit de mobiliser l’opinion. On a vu ainsi un parlementaire déclarer que l’on « se croirait revenu au régime de Vichy », oubliant sans doute que ce dernier avait purement et simplement supprimé la liberté de manifestation. 


Le spectre de la loi anti-casseurs




La disqualification du texte se retrouve dans une référence constante à la loi « anti-casseurs », comme s’il s’agissait de son nom officiel. Cette formulation permet d’agiter le spectre d’une ancienne loi de 1970, depuis longtemps abrogée mais tristement célèbre pour avoir organisé une responsabilité pénale collective, grossièrement anticonstitutionnelle. L’actuelle proposition, déposée par Bruno Retailleau et un groupe de sénateurs LR, avait opté pour une responsabilité collective, civile et non pas pénale, en matière de dommages causés par les manifestants violents. Mais cette disposition a été retirée devant l’Assemblée nationale, lorsque le gouvernement a repris à son compte la proposition. Le texte actuel n’a donc plus aucun rapport, même lointain, avec la célèbre loi anti-casseurs, mais son nom lui demeure attaché comme un signe d’infamie.

Sa lecture conduit pourtant à un jugement plus nuancé. Il ne mérite sans doute pas un tel opprobre, mais ses huit articles ne suscitent pas davantage un enthousiasme excessif.

Après son passage devant la commission des lois de l’Assemblée, il ne subsiste guère de dispositions pénales dans le texte. La peine attachée à l’infraction de dissimulation du visage au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation, déjà constitutive d’une contravention, est alourdie : il s’agit désormais d’un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Cette disposition n’emporte aucune atteinte à la liberté de manifester, car un manifestant pacifique n’a évidemment pas besoin de se cacher le visage. Est également créée une peine spécifique d’interdiction de participer à une manifestation, qui ne peut excéder une durée de trois ans et qui est prononcée par le juge pénal, à l’issue d’une procédure contradictoire. Quant à l’élargissement des poursuites aux simples participants à une manifestation non déclarée, et non plus aux seuls organisateurs, cette disposition, pourtant annoncée par le Premier ministre, ne figure pas dans le texte.


Pendant les grèves de 1938 chez Citroën. Willy Ronis.

Entre le préfet et le juge administratif




L’essentiel du texte est donc consacré à la prévention des violences et il s’agit d’empêcher qu’une manifestation se transforme en émeute. La disposition la plus contestée est l’interdiction individuelle de manifester prévue par l’article 2. Certes, elle figure déjà dans l’ordre juridique, mais comme peine complémentaire prononcée par le juge pénal. L’actuelle proposition confère cette fois à l’autorité administrative, c’est-à-dire au préfet, une compétence spécifique en ce domaine, lorsqu’ « il existe des raisons sérieuses de penser » que le comportement de la personne « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». La formulation a quelque chose de déjà vu : c’était exactement celle utilisée pour justifier une mesure d’assignation à résidence sur le fondement de l’état d’urgence. Le texte donne toutefois quelques précisions en ajoutant que cette interdiction pourra s’appliquer à une personne, soit qui s’est déjà rendue coupable d’infractions violentes lors de manifestations, soit qui « appartient à un groupe ou entre en relation de manière régulière » avec des individus incitant ou facilitant ce type d’infractions.

Le flou de ces notions n’échappe à personne. Mais la décision du préfet de police sera soumise au contrôle du juge administratif et il sera possible d’obtenir en référé, c’est-à-dire en 48 heures, la suspension de l’arrêté d’interdiction. En matière d’assignation à résidence décidée sur le fondement de l’état d’urgence, les juges n’ont pas hésité à prononcer de telles suspensions lorsque la menace que représentait la personne ne leur semblait pas suffisamment grave ou lorsque ses relations avec un groupe terroristes étaient trop ténues. Rien ne permet de penser que la juridiction administrative sera moins protectrice en matière d’interdiction de manifester qu’elle l’a été dans son contrôle de l’état d’urgence. Le texte précise d’ailleurs que l’étendue géographique de l’interdiction doit être limitée et « proportionnée aux circonstances », formulation qui invite le juge à exercer son contrôle maximum, c’est-à-dire à apprécier si cette interdiction est justifiée au regard des circonstances.


Pas d’autonomie de la liberté de manifestation



On aurait évidemment pu espérer que le contentieux de l’interdiction de manifester soit confié au juge judiciaire, gardien des libertés individuelles selon l’article 66 de la Constitution, mais cette méfiance du législateur à son égard n’a malheureusement rien de nouveau.

Reste la question sensible du fichage des personnes interdites de manifestation. La proposition de loi se borne à ajouter un élément à la liste des mentions figurant dans le fichier des personnes recherchées, technique comparable à celle qui existe déjà pour gérer les interdictions de stade des supporters violents. Il aurait été certainement bien utile de rappeler que le droit commun impose l’existence d’une procédure d’effacement ou de rectification à la demande de la personne fichée. Il aurait été tout aussi judicieux de préciser les modalités d’accès de la personne à la fiche qui la concerne. Le rôle du législateur est aussi de rappeler que toute atteinte à une liberté, toute mesure de police administrative, doit être contrôlée par le juge.

Au stade actuel du débat, au-delà de ces lacunes ponctuelles qui sont autant de maladresses, la déception réside plutôt dans l'absence de réflexion globale sur la liberté de manifester. Celle-ci n'a pas eu la chance d'être consacrée par une grande loi de la IIIè République comme la liberté de presse ou la liberté d'association. Elle est issue d'un décret-loi du 1935 qui se borne à décrire une procédure de déclaration des manifestations, aujourd'hui codifiée dans le code de la sécurité intérieure. Bien que consacrée par le droit positif, elle n'est pas réellement autonome, considérée comme un sous-produit, tantôt de la liberté de réunion, tantôt de la liberté d'expression.

L’actuelle proposition de loi ne pourrait-elle être l’occasion de mener à bien cette réflexion ? 




Roseline Letteron
Professeur à Sorbonne Université



Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


dimanche 10 février 2019

L'accès aux algorithmes de Parcoursup

Le tribunal administratif de Basse-Terre, dans un jugement du 4 février 2019, enjoint à l'Université des Antilles de communiquer à l'UNEF les algorithmes utilisés par l'Université dans le cadre du système Parcoursup d'orientation des étudiants ainsi que les codes sources correspondants. Sont donc considérés comme communicables les critères pris en compte ainsi que leur articulation. On se souvient que la première expérience de Parcoursup pour la rentrée universitaire de 2018 s'était caractérisée par l'opacité des critères utilisés pour gérer les voeux d'affectation des jeunes bacheliers. Il n'est donc pas surprenant qu'un syndicat étudiant ait demandé communication de ces éléments.


Algorithmes et transparence administrative



L'UNEF se fonde tout simplement sur la loi du 17 juillet 1978 désormais codifiée dans les articles L 311-1 et L 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, loi qui consacre l'existence d'un droit d'accès aux documents administratifs. Depuis un avis du 8 janvier 2015 DGFIP, la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) estime ainsi que le code source utilisé pour le calcul de l'impôt sur le revenu est un document communicable, principe confirmé par le tribunal administratif de Paris, dans un jugement du 10 mars 2016. Par la suite, dans un avis du 23 juin 2016, Association Droits des Lycéens, la CADA s'est déclarée favorable à une transparence de même nature pour le code source du logiciel d'admission post-bas (APB), système qui a précédé Parcoursup.

La loi Lemaire pour une République numérique du 7 octobre 2016 a intégré ce principe dans la loi, en ajoutant les codes sources à la liste des documents administratifs communicables. Le décret du 14 mars 2017 précise ensuite que toute personne à laquelle est appliquée une décision issue d'un traitement algorithmique doit pouvoir obtenir communication des règles définissant ce traitement ainsi que des caractéristiques principales de sa mise en oeuvre. Pour faire bonne mesure, l'article L 312-1-3 du code des relations entre le public et l'administration (crpa) impose aux administrations la publication en ligne de ces algorithmes, lorsqu'ils fondent des décisions individuelles. L'État a effectivement rempli cette obligation en mai 2018 pour le système centralisé Parcoursup.

La transparence devrait donc s'imposer, si ce n'est qu'en l'espèce la CADA a rendu le 10 janvier 2019 un avis défavorable à la communication, avis écarté par le TA de Basse-Terre.

Nous participons, ils sélectionnent. Affiche Atelier populaire de Reims, mai 1968

Loi spéciale et loi générale



La loi du 8 mars 2018, celle qui précisément est à l'origine de Parcoursup, écarte en effet l'obligation générale de transparence imposée par la loi Lemaire dans le cas particulier de la mise en oeuvre de Parcoursup par les Universités. Son article 1er énonce en effet : "Afin de garantir la nécessaire protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques chargées de l'examen des candidatures", les obligations de transparence "sont réputées satisfaites dès lors que les candidats sont informés de la possibilité d'obtenir, s'ils en font la demande, la communication des informations relatives aux critères et modalités d'examen de leurs candidatures ainsi que des motifs pédagogiques qui justifient la décision prise".

Une distinction est ainsi établie entre les deux étapes du traitement de Parcoursup par les Universités. Une première phase est d'abord menée à terme, à partir d'algorithmes, conduisant à un premier classement des étudiants candidats. Une seconde phase se conclut ensuite par une décision définitive prise par une équipe pédagogique. Les algorithmes ne sont donc qu'un outil de première phase, d'aide à une décision qui intervient en seconde phase. L'obligation d'information des candidats ne concerne que cette seconde phase, celle de la "délibération des équipes pédagogiques". Aux yeux de la CADA, ces dispositions excluent toute communication des algorithmes, que ce soit aux étudiants concernés ou aux tiers.

Le TA raisonne tout autrement car il considère que la loi de mars 2018 ne s'applique pas à l'UNEF qui n'est pas "candidat" dans la procédure Parcoursup. Le syndicat peut donc fonder sa requête sur la loi générale, c'est à dire la loi Lemaire qui reste applicable dans le cas d'une demande formulée par un tiers à la procédure. Sa demande de communication est donc parfaitement légale, dès lors qu'elle s'appuie sur la loi Lemaire. Cette analyse du juge administratif est conforme au principe général d'interprétation étroite de la loi spéciale.

La solution donnée par le tribunal est donc fondée en droit, mais elle présente la caractéristique de mettre en lumière un certain nombre de problèmes liés à la mise en oeuvre de Parcoursup.

Sur le plan juridique, cette distinction entre les deux phases de la procédure devant les Universités heurte directement les principes posés par le règlement général de protection des données (RGPD), entré en vigueur le 25 mai 2018. Ce texte précise en effet que le responsable du traitement doit "pouvoir expliquer, en détail et sous une forme intelligible, à la personne concernée la manière dont le traitement a été mis en œuvre à son égard". Il impose donc à l'Université d'expliquer en détail à un étudiant pourquoi il a été évincé de la filière choisie. Cette explication peut-elle être considérée comme suffisante si la motivation ne concerne que la seconde phase de la procédure, l'étudiant étant tenu dans l'ignorance des critères mis en oeuvre par l'algorithme durant la première phase ? Sur le plan strictement juridique, la communication des algorithmes s'analyse pourtant comme un élément de la motivation des actes administratifs, puisque celle-ci doit inclure tous les éléments de fait et de droit qui fondent la décision. Or les algorithmes sont un élément lié à cette décision, même si l'on sait qu'elle ne peut être prise sur son seul fondement.

Sur le plan pratique, la distinction formulée par le TA de Basse-Terre semble largement illusoire. Dès lors que l'UNEF, ou n'importe quel groupement, peut avoir communication de ces algorithmes sur le fondement de la loi générale, rien ne lui interdit de les communiquer ensuite à un candidat évincé et qui n'aura pas pu avoir accès aux algorithmes en raison du blocage posé par la loi spéciale. Rien n'interdit même à l'UNEF de publier ces algorithmes sur internet. La restriction établie par la loi du 8 mars 2018 est alors largement vidée de son sens. Ce ne serait sans doute pas une mauvaise chose, s'il l'on considère qu'il il est surprenant qu'un syndicat soit mieux traité qu'une personne privée directement concernée par une décision qui lui fait grief.


Un retour du secret




Il ne reste qu'à attendre que la question des algorithmes de Parcoursup donne lieu à une décision du Conseil d'État pour lever ces incertitudes. Pour le moment, Force est de constater une tendance actuelle du législateur à réduire le champ de la transparence administrative. De la directive secret des affaires à l'Open Data des décisions de justice, une série de textes vont toujours dans le même sens, celui d'un rétablissement du secret administratif et la loi du 8 mars 2018 s'inscrit dans ce mouvement. Les Universités, quant à elles, n'ont pas intérêt à exiger le secret de leurs propres algorithmes. Au contraire, leur diffusion devrait seulement montrer qu'elles s'efforcent de remplir la mission liée à Parcoursup avec honnêteté, dans des conditions difficiles, et sous le contrôle d'un État qui n'hésite pas à bouleverser totalement les choix des établissements. Il est vrai que l'autonomie des Universités n'a jamais été autre chose qu'un élément de langage destiné à justifier le désengagement financier de l'État, tout en maintenant un contrôle absolu la procédure d'inscription des étudiants.

lundi 4 février 2019

Le viol par surprise, une nouvelle définition

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 23 janvier 2019 marque une évolution sensible de la définition du viol par surprise. On sait que l'absence de consentement, dans le cas des violences sexuelles et particulièrement du viol, peut être caractérisée soit par la violence, soit par la contrainte, soit par la menace, soit enfin par la surprise. En l'espèce, la Cour estime que le recours à un stratagème pour dissimuler l'apparence physique de l'auteur peut caractériser cet élément de surprise. 


Surprise et défaut de consentement


Encore faut-il s'entendre sur la définition juridique de la surprise. Celle-ci ne relève pas du domaine du sentiment, n'est pas de l'ordre de l'étonnement ou de la stupéfaction mais de celui du consentement. Elle consiste à surprendre le consentement de la victime, quelle que soit le sentiment exprimé par celle-ci. Dans un arrêt du 25 avril 2001, la Cour casse ainsi une décision de la Cour d'appel d'Angers qui "s'est bornée à constater, pour caractériser la surprise, que la plaignante "était tombée des nues", sans caractériser une quelconque attitude du mis en examen suggérant l'usage de violence, contrainte, menace ou surprise". 

En l'espèce, la plaignante n'est pas "tombée des nues" avant l'acte sexuel, ni même pendant, mais après. L'auteur des faits était inscrit sur un site de rencontres, où il se présentait comme Anthony L., un homme de 37 ans, 1, 78 m., architecte d'intérieur à Monaco. Avec l'annonce, une photo très avantageuse d'un homme séduisant, en réalité l'image d'un mannequin trouvée sur internet. Intéressée par l'annonce, la plaignante prend contact et finit par accepter un étrange jeu de rôle. Dévêtue, les yeux bandés, les mains attachées, elle accepte un rapport sexuel durant lequel elle ne voit pas son partenaire. Ensuite, il lui détache les mains, lui ôte son bandeau, et elle découvre, selon sa propre description un "vieil homme voûté et dégarni à la peau fripée et le ventre bedonnant". La stupéfaction intervient donc après l'acte sexuel, quand l'intéressée découvre que le prince charmant n'était ni prince ni charmant.

L'intéressé a reconnu avoir usé de ce subterfuge avec un grand nombre de femmes, entre 2009 et 2015. Il estime qu'il n'y a pas eu viol puisque, au moment du rapport sexuel, elles étaient parfaitement consentantes, aucune violence ou contrainte n'ayant été exercée. Toutes ont accepté l'étrange scénario, aucune n'a demandé à retirer le bandeau pour voir à quoi ressemblait cet étrange monégasque. Les juges du fond ont donc appliqué la jurisprudence de 2001. Ils ont estimé que la stupéfaction de la plaignante en découvrant leur partenaire ne faisait pas disparaître le fait qu'elle avait librement consenti au jeu de rôle et accepté le rapport sexuel.

Tu m'as possédée par surprise. Gaby Montbreuse. 1929


Surprise et prudence


Mais la Cour de cassation, en janvier 2019, adopte une définition plus large de la surprise. La plaignante fait valoir qu'elle n'aurait évidemment jamais consenti à un rapport sexuel, si elle n'avait pas pensé avoir une relation avec l'homme séduisant de la photo. La Cour estime donc que "constitue un viol le fait de profiter, en connaissance de cause, de l'erreur d'identification commise par une personne pour obtenir d'elle un rapport sexuel". L'élément de surprise est donc constitué par le stratagème minutieusement élaboré pour obtenir le consentement.

Cette analyse s'inspire directement d'une jurisprudence initiée en matière d'agression sexuelle sur mineur. Dans un arrêt du 22 janvier 1997, la Cour de cassation s'était ainsi prononcée sur le cas d'un adulte qui avait entrainé chez lui un enfant de quinze ans sous le prétexte de visiter sa propriété, avant d'organiser une véritable mise en scène, avec projection de films pornographiques. En l'espèce, les juges avaient vu dans ces pratiques un "stratagème de nature à surprendre le consentement d'un adolescent de l'âge de l'intéressé" et à constituer la surprise (...)". Comme élément de nature à altérer le consentement, la surprise s'apprécie donc à l'aune de l'absence de maturité de la victime, de sa capacité à repérer un prédateur. Dans l'arrêt du 23 janvier 2019, il est ainsi précisé que l'auteur des faits s'adressait à des femmes certes majeures, mais le plus souvent "fragilisées par une rupture". Elles étaient sensiblement dans la situation du mineur incapable de mesurer le risque qu'il prenait.

On ne doit pas en déduire que l'imprudence de la victime n'a pas de conséquences judiciaires. La  question de la surprise concerne les éléments constitutifs de l'infraction, et la faute de la victime concerne son indemnisation. Autrement dit, il y a effectivement viol, dès lors que l'élément de surprise affecte le consentement. Ensuite, il appartiendra à la justice de tenir compte de l'imprudence  éventuelle de la victime dans le calcul des dommages et intérêts.

Considéré sous cet angle, l'arrêt du 23 janvier 2019 marque une évolution qui n'a pas d'autre but que protéger la victime. La Cour de cassation renvoie l'affaire à la Cour d'appel de Montpellier et il sera certainement intéressant de voir comment cette jurisprudence sera mise en oeuvre. Ceci étant, la présente affaire est tout de même relativement caricaturale, tant le stratagème est évident. Elle risque de devenir très délicate à appliquer dans d'autres cas. A chaque fois, les juges devront mettre en balance les techniques employées par l'auteur des faits au regard de la crédulité de sa victime, appréciation qui conduit à pénétrer dans la psychologie de chacun des acteurs. On attend l'arrêt qui se demandera sérieusement si le fait d'inviter une personne à "prendre le dernier verre" peut être considéré comme un stratagème de nature à caractériser une surprise.





vendredi 1 février 2019

Prostitution : la pénalisation du client devant le Conseil constitutionnel

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 1er février 2019 Médecins du monde et autres déclare conformes à la Constitution les dispositions du code pénal sanctionnant le fait de recourir aux services d'une personne prostituée.

La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) porte en effet sur l'article 611-1 du code pénal qui punit d'une contravention de 5e classe "le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage" ainsi qui celles qui répriment la récidive ou le recours à la prostitution des personnes mineures ou vulnérables. Sont également visés les textes qui prévoient une peine complémentaire consistant en un "stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels", accompli par la personne condamnée, éventuellement à ses frais. 

Cet ensemble est issu de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutter contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, loi qui fut défendue en son temps devant le parlement par Najat Vallaud-Belkacem. A l'époque, le texte n'avait pas été déféré au Conseil constitutionnel. Aucun parlementaire n'aurait en effet osé prendre une telle initiative, au risque d'être présenté comme un défenseur de la prostitution. Certains juristes pourtant émettaient quelques doutes sur la constitutionnalité de ces dispositions, doutes formulés mezzo voce dans l'ombre des couloirs des facultés de droit ou des palais de justice. Le fait de sanctionner une activité qui n'est pas interdite peut en effet susciter quelques interrogations juridiques.

La décision du Conseil s'inscrit dans un contentieux largement associatif regroupant une vingtaine de parties intervenantes, d'un côté des associations défendant les droits des personnes prostituées, notamment le syndicat du travail sexuel, de l'autre différentes associations qui considèrent la pénalisation du client comme un premier pas vers l'abolition de la prostitution. Celle-ci devrait en quelque sorte disparaître à terme comme devrait disparaître le proxénétisme, faute de clients. 

Les auteurs de la QPC invoquaient une triple atteinte aux droits et libertés, au droit au respect de la vie privée, à la liberté d'entreprendre et enfin au principe de nécessité et de proportionnalité des peines. Ces trois moyens avaient été jugés sérieux par le Conseil d'État, dans sa décision de renvoi du 12 novembre 2018. Le Conseil constitutionnel rend une décision un peu surprenante dans sa construction même. Il développe ainsi le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle, et écarte très rapidement les autres moyens.


Liberté personnelle et vie privée



La question posée ne manque pas de sérieux. On pourrait considérer en effet qu'une relation sexuelle tarifée qui se déroule entre deux adultes consentants relève de leur vie privée. Dès l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, la Cour européenne des droits de l'homme affirmait ainsi le droit de chacun de mener la vie sexuelle de son choix. 

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, rattache le droit au respect de la vie privée à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit la "liberté individuelle". Il refuse cependant de consacrer un principe général de liberté sexuelle impliquant le droit de recourir à la prostitution. Il se borne à exercer son contrôle de proportionnalité, à partir d'une interprétation des objectifs poursuivis par le législateur : (...) "En faisant le choix de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l'asservissement de l'être humain".  

L'objectif de la loi est d'abord de sauvegarder la dignité de la personne humaine contre l'asservissement que représente la prostitution, et l'on sait que ce principe de dignité  qui figure dans le préambule de 1946 a été repris par le Conseil constitutionnel, par exemple dans sa décision QPC du 16 septembre 2010, pour rappeler la nécessité de le respecter dans les enquêtes et les informations judiciaires. Le principe de dignité est donc repris dans la décision du 1er février 2019. La pénalisation du client est donc perçue comme une mesure motivée par la volonté du législateur de garantir le respect de la dignité de la personne prostituée. Pourquoi pas ? Si ce n'est que si la prostitution est considérée comme une atteinte à la dignité, on peut se demander s'il n'aurait pas été logique d'aller au bout de la logique abolitionniste en interdisant purement et simplement de se livrer à cette activité. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel considère la dignité comme un élément de l'ordre public, et estime que la pénalisation du client n'est pas disproportionnée par rapport à cet objectif. 

A cela s'ajoute, mais ce n'est qu'un rappel, qu'il s'agit aussi de prévenir les infractions, et le Conseil fait ici directement référence au proxénétisme. Il estime donc que le législateur n'a pas fait une appréciation disproportionnée de la situation en considérant que la pénalisation du client permettra de lutter efficacement contre cette forme d'asservissement de la personne. 


En maison. Damia. 1934


La liberté d'entreprendre



Quant à la liberté d'entreprendre, elle ne donne pas lieu à une analyse substantielle. Le Conseil se borne à affirmer, dans une formulation stéréotypée, qu'"il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l'article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi". 

Certes, mais ce moyen aurait mérité une analyse plus approfondie. En l'état actuel du droit, la prostitution est, qu'on le veuille ou non, une activité licite. Dans son  arrêt Tremblay c. France du 11 septembre 2007, la Cour européenne considère ainsi comme conforme à la Convention le système fiscal français qui ponctionne le produit de la prostitution et contraint les personnes prostituées à s'acquitter des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). Sauf à considérer l'Etat comme proxénète, on doit estimer que la prostitution est une activité non illicite, dès lors qu'elle est soumis aux prélèvements fiscaux et sociaux. Toujours réaliste, le fisc estime que ces revenus sont des bénéfices non commerciaux, mais il lui y arrive de les requalifier en salaires lorsqu'il est démontré que la personne prostituée exerçait son activité sous le contrôle d'un proxénète. De la même manière, dans son arrêt jany du 20 novembre 2001, la Cour de justice de l'Union européenne énonce que la prostitution est une activité indépendante, comme n'importe quelle autre.

Certes, le Conseil constitutionnel admet, depuis sa décision du 16 janvier 1982, que la liberté d'entreprise n'est ni générale ni absolue. Il considère néanmoins que ce libre exercice d'une activité économique suppose le droit de gérer son entreprise à sa guise, et de mettre en oeuvre tous les moyens loyaux pour attirer la clientèle. Il existe bien entendu des activités globalement illicites, comme la contrebande et, dans ce cas, le client peut aussi être condamné, pour recel. Mais dans le cas de la prostitution, il s'agit de sanctionner le client d'une activité qui demeure licite. Le Conseil écarte tout simplement ce problème qui risque d'être reposé, dans un avenir plus ou moins proche, devant la Cour européenne des droits de l'homme.

La décision du Conseil constitutionnel illustre ainsi l’ambiguïté d'une loi qui déclare vouloir supprimer la prostitution sans l'abolir, lutter contre le proxénétisme sans l'affronter directement. Dans ce type de situation, le Conseil dispose ainsi d'une solution de repli qui a l'avantage d'être parfaitement licite : il affirme qu'il ne lui appartient pas de substituer au législateur dans ses choix, dès lors que ces derniers reposent sur des motivations d'ordre public, et le tour est joué.

lundi 28 janvier 2019

Le mythe de 1793

Le mouvement des Gilets Jaunes suscitera certainement de nombreuses études dans les années à venir. Sociologues et politistes se pencheront doctement sur le phénomène et l'on verra se multiplier publications et colloques. Selon les points de vue, il sera envisagé comme la résurgence des jacqueries de l'Ancien Régime, comme un cas pratique illustrant les théories de Pierre Bourdieu, voire à la lumière de toute autre grille d'analyse. Dans tous les cas, il sera étudié à la lumière du passé, ou plus exactement à la lumière d'une interprétation du passé.

Les Gilets Jaunes eux-mêmes font un usage constant des références au passé, mais un passé mythique, un passé réécrit destiné à conférer une légitimité au mouvement. Ils perçoivent la Déclaration montagnarde du 24 juin 1793 et la constitution de l'an I comme des textes parfaitement actuels, et ils leurs attribuent même parfois une valeur juridique.

Chacun sait pourtant que cette constitution montagnarde n'a jamais été mise en oeuvre, le Comité de Salut Public ayant décidé, le 10 août 1793 que "le gouvernement de la France serait révolutionnaire jusqu'à la paix". La constitution a été suspendue et le régime de la Terreur s'est installé, jusqu'à la chute de la Montagne le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Depuis cette date, la constitution de 1793 n'a plus jamais retrouvé une valeur juridique.

Malgré son inapplication, ou peut-être en raison de son inapplication, la constitution montagnarde est demeurée un mythe pour la gauche. De manière quelque peu anachronique, elle a été présentée, selon les époques, comme pré-socialiste ou pré-marxiste, et ses mânes ont été invoquées tant en 1848 qu'en 1946. Aujourd'hui, les Gilets Jaunes l'utilisent comme un illustre précédent de nature à justifier le "referendum d'initiative citoyenne" (RIC). Certains l'invoquent même, comme s'il s'agissait du droit positif, à l'appui de la revendication du droit de résistance à l'oppression, droit qui n'est aucunement garanti par le droit positif mais qui, selon eux, conférerait un fondement juridique aux violences commises durant les manifestations. 


1793 et le RIC



La constitution de 1793 fait du peuple le seul titulaire de la souveraineté et elle est la première constitution visant à établir un régime démocratique, enfin presque car les femmes demeureront exclues du suffrage universel encore longtemps, jusqu'à l'ordonnance de 1944. Celui-ci concerne tous les hommes de plus de vingt-et-un ans ainsi que tout étranger qui "domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard", ou encore qui est "jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité" (art. 4). Ce corps électoral, renouvelable chaque année désigne les députés de l'assemblée unique ainsi qu'une grande partie des fonctionnaires d'autorité.

Surtout, et c'est ce qui intéresse surtout les Gilets Jaunes, la constitution de 1793 met en place le référendum, conçu comme la création d'un veto populaire, en opposition au détesté veto royal qui existait dans la constitution de 1791. L'organisation en est pour le moins compliquée : une fois votée par le Corps législatif, la loi proposée est envoyée aux communes pour être discutée dans les assemblées primaires. Quarante jours plus tard, la loi proposée devient loi si, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d'eux n'a pas opposé de réclamation. Dans le cas contraire, la loi proposée est soumise à referendum. Cette faculté d'empêcher se transforme en véritable initiative en matière constitutionnelle, car un dixième des assemblées primaires peut alors engager une procédure de révision.

Le RIC s'inspire de ce dispositif, en le dépassant. Il ne s'agit plus d'envisager un veto législatif, mais d'offrir aux citoyens la possibilité d'initier un referendum sur un thème librement choisi, voire de leur permettre de révoquer les gouvernants, qu'il s'agisse des membres de l'Exécutif ou des parlementaires qui n'auraient pas suffisamment bien suivi la volonté de leurs électeurs. On voit ici se profiler l'utopie du mandat impératif que l'on retrouve chez Jean-Jacques Rousseau, dont les constituants de 1793 entendaient s'inspirer : "Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement."

Ce mécanisme de démocratie directe qu'est le referendum n'existe pas que dans la constitution de 1793. Les Gilets Jaunes auraient sans doute pu trouver leur inspiration dans les votations suisses, mais la Suisse, pays des banques et refuge des évadés fiscaux, n'est sans doute pas un État qu'ils souhaitent présenter comme un exemple. Ils auraient pu aussi demander tout simplement une modification de la Constitution actuelle qui prévoit déjà un référendum d'initiative partagée dans son article 11. Cette procédure, initiée par la révision de 2008 de Nicolas Sarkozy, laissait augurer un véritable mécanisme de démocratie directe, alors que la procédure demeure contrôlée par le parlement et que les conditions pour la mettre en oeuvre sont pratiquement impossibles à remplir. La revendication en faveur du RIC n'a donc rien de surprenant, et elle révèle la frustration qui a suivi une réforme purement cosmétique.


Maximilien Robespierre, estampe, Paris, 1790. Gallica.BNF




1793 et le droit de résistance à l'oppression



Pour justifier le recours à la violence, certains participants au mouvement des Gilets Jaunes invoquent l'article 35 de la Déclaration des droits de 1793 qui affirme : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". Certes, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui, elle, a aujourd'hui valeur constitutionnelle énonce, dans son article 2 que "la résistance à l'oppression fait partie des droits naturels et imprescriptibles de l'homme". Mais le droit à la résistance à l'oppression et le droit à l'insurrection n'ont pas un contenu identique. Seul le second repose exclusivement sur le recours à la violence. Pierre-Joseph Proudhon ne s'y est pas trompé, qui définissait le droit à l'insurrection comme "celui en vertu duquel un peuple peut revendiquer sa liberté, soit contre la tyrannie d'un despote, soit contre les privilèges d'une aristocratie, sans dénonciation préalable, et par les armes".

Le problème est que ce droit à l'insurrection n'existe pas. Le code pénal, dans son article 412-3, considère au contraire le "mouvement insurrectionnel" comme une "atteinte aux institutions de la République" relevant de la cour d'assises. Le fait de participer à un tel mouvement est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 € d'amende. Ces dispositions énumèrent même la liste des comportements prohibés, liste qui devrait peut-être susciter la réflexion dans la frange la plus radicalisée des Gilets Jaunes. Peut notamment être poursuivi sur ce fondement celui qui a édifié des barricades, assuré les communications des insurgés (pourquoi pas par Facebook ?), ou en encore "provoqué des rassemblements d'insurgés par quelque moyen que ce soit". Lorsque Eric Drouet appelle ainsi à un "soulèvement sans précédent par tous les moyens utiles et nécessaires", il passe insensiblement de l'organisation d'une manifestation non déclarée, délit sur le fondement duquel il est déjà poursuivi, à l'appel à l'insurrection qui s'analyse cette fois comme une activité criminelle.

Certes, il est bien peu probable que cet arsenal juridique soit utilisé dans la situation actuelle. Les actions des Gilets Jaunes n'ont pas sérieusement menacé les institutions de la République et personne n'a envie de susciter un regain de violence en engageant des poursuites qui paraîtraient excessives. L'heure est au dialogue et chacun espère son succès. Il n'empêche que l'arsenal juridique est bien présent dans le code pénal et qu'un arsenal juridique peut toujours servir, un jour ou l'autre. Les Gilets Jaunes se tromperaient donc lourdement s'ils pensaient pouvoir invoquer le droit à l'insurrection de la Déclaration de 1793 devant les juges. L'histoire est une chose, le droit positif en est une autre. 

Cet attachement à 1793 ramène ainsi les Gilets Jaunes vers le passé. On retrouve d'ailleurs dans ce mouvement une trace des manifestants de l'an III qui réclamaient "Du pain et la Constitution de 1793".  Certes ce "mouvement citoyen" affirme sa volonté de développer de nouvelles formes de participation, certes, il s'est constitué à partir des réseaux sociaux et affiche ainsi une apparence de modernité. Mais derrière le vernis internet se cache le mythe de 1793. On doit alors s'interroger sur les causes de son succès. Certains invoqueront une nostalgie de la gauche, d'autres un rêve de la démocratie directe à une époque où la loi est surtout l'expression des lobbies. Surtout, le succès posthume de la constitution de 1793 réside dans le fait qu'elle n'a jamais été mise en oeuvre. Elle ne peut donc fonctionner autrement que comme une utopie.

Sur la constitution de 1793 : Chapitre 1 section 1 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




samedi 26 janvier 2019

Droit à l'éducation et handicap


Le 18 décembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu une décision  d'irrecevabilité  Dupin c. France, qui précise le cadre juridique du droit à l'éducation des enfants handicapés. La Cour écarte en effet l'existence d'un droit d'être scolarisé en milieu ordinaire dont serait titulaire un enfant autiste. Elle précise qu'il appartient aux autorités de l'État, éclairées par des expertises médicales, de décider, au cas par cas et dans l'intérêt de l'enfant, des modalités de sa scolarisation.


La scolarisation des enfants en situation de handicap



La requérante, Bettina Dupin, est la mère divorcée d'un enfant autiste né en 2002, dont elle partage la garde avec le père, l'enfant ayant précisément sa résidence chez celui-ci. En 2011, elle demande la scolarisation dans une "classe pour l'inclusion scolaire" (CLIS), devenue depuis 2015 "unité pour l'inclusion scolaire". De manière très concrète, la CLIS est une classe spécifique accueillant des élèves en situation de handicap et qu'une circulaire de 2009 définissait comme "une classe à part entière de l'école dans l'école dans laquelle elle est implantée". Autrement dit, la CLIS avait vocation à permettre à l'enfant de suivre, au moins partiellement, un cursus scolaire ordinaire. La demande présentée par Bettina Dupin est rejetée, après un avis négatif de la Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Celle-ci préconise une orientation vers un Institut médico-éducatif (IME), établissement spécialisé dans l'accueil des enfants et adolescents atteints de "déficience à prédominance intellectuelle"

La requérante considère que ce refus condamne son fils à vivre à l'écart de la vie normale des écoliers ordinaires, et elle va épuiser tous les recours possibles, recours qui se déroulent devant des juridictions spécialisées, d'abord le tribunal du contention de l'incapacité (TCI), puis la Cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail (CNITAAT), et qui s'achèvent par le rejet de son pourvoi en cassation en 2016.


Le droit à l'instruction



Devant la CEDH, la requérante invoque une violation de l'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction". Elle appuie également son recours sur l'article 24 de la Convention des Nations Unies relative au droit des personnes handicapées qui leur reconnaît un droit à l'éducation et qui impose aux États parties de veiller à ce qu'elles ne soient pas exclues du système scolaire.

La lecture de ces dispositions révèle immédiatement la faiblesse du dossier et explique largement l'irrecevabilité du recours. Si le droit à l'instruction des personnes est en effet consacré, il ne s'agit pas nécessairement d'un droit à l'instruction en milieu scolaire ordinaire, précision qui ne figure pas dans les conventions. Force est de reconnaître que rien n'interdit aux États d'assurer cet enseignement, soit en milieu ordinaire, soit en milieu spécialisé, soit en cumulant les deux systèmes, l'un ou l'autre étant alors privilégié en fonction de la situation de chaque enfant.

C'est exactement le choix français. On sait que le droit à l'instruction figure dans le Préambule de 1946, selon lequel "La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction (...)". et la scolarisation des enfants handicapés s'intègre dans les devoirs de l'État, exactement comme celle de tous les enfants. Mais l'article L 112-2 du code de l'éducation se borne à garantir à chaque personne handicapée un "droit à l'évaluation de ses compétences, de ses besoins et des mesures mises en oeuvre" dans le cadre d'un parcours de formation qui doit être défini en fonction de sa situation personnelle. Ce droit à l'évaluation se traduit concrètement par l'expertise dont a bénéficié l'enfant de la requérante, expertise qui s'est traduite par un avis favorable à son éducation dans un établissement spécialisé. Aux yeux de la CEDH, le droit à l'instruction de l'enfant n'implique pas le libre choix de ses modalités par ses parents et il est garanti dès lors que l'État propose effectivement un système d'enseignement à l'enfant.

L'irrecevabilité peut sembler humainement brutale, mais elle se situe dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. Certes, la CEDH proclame, dans sa décision Velyo Velev c. Bulgarie de 2014 que, "dans une société démocratique, le droit à l'instruction est indispensable à la réalisation des droits de l'homme et occupe une place fondamentale (...)". Mais c'est pour ajouter, dans l'arrêt Sanlisoy c. Turquie du 8 novembre 2016 que ce droit impose un "service complexe", d'une organisation délicate, d'autant plus délicate que les ressources des États sont nécessairement limitées. Clairement, la Cour européenne n'entend imposer aux Etats une large autonomie dans ce domaine, chacun d'entre eux organisant le droit à l'instruction avec les instruments juridiques et financiers dont il dispose.


La discrimination



Cette irrecevabilité est aussi, du moins c'est ce qu'affirme la Cour, le fruit de l'insuffisance du dossier. La requérante invoque une violation de l'article 14 de la Convention européenne. A ses yeux, les autorités françaises ne prennent pas les mesures nécessaires à l'égard des enfants handicapés, et cette abstention a pour conséquence une discrimination, dès lors qu'ils ne peuvent bénéficier d'un enseignement de même nature que les autres enfants. Mais aucun élément, ne serait-ce que statistique, ne vient appuyer cette revendication. On peut le regretter car la Cour se serait alors peut-être engagée dans un contrôle plus poussé, exigeant que la recevabilité de la requête soit préalablement admise.

Pour le moment la Cour se borne à constater que le système français repose sur la scolarisation des enfants handicapés, et que le fils de la requérante ne semble pas avoir été victime d'une discrimination; Il a bénéficié de l'évaluation prévue par la loi, et le juge fait observer qu'avant de se voir proposer de poursuivre son cursus dans une institution spécialisée, il a été hospitalisé en hôpital de jour et allait à l'école un jour par semaine. Hélas, l'expérience n'a guère été concluante et l'enfant "ne parlait pas, n'écrivait pas, ne lisait pas, ce qui laisse entendre (...) qu'il n'était pas capable d'assumer les contraintes et les exigences minimales de comportement qu'implique la vie dans une école normale". Son admission dans une institution spécialisée doit d'ailleurs s'accompagner d'une assistance éducative et de la mise en oeuvre de certaines méthodes d'aide à l'acquisition des compétences. En reprenant ainsi les éléments pris en considération par les juges internes, la Cour montre qu'elle évalue la situation individuelle de cet enfant, et s'assure qu'il n'y avait d'erreur manifeste dans le choix opéré par les autorités françaises chargées de sa prise en chage.


En revanche, la CEDH écarte la reconnaissance d'une discrimination systémique, liée à l'organisation ou au fonctionnement d'un service public, mais qui n'entraine pas nécessairement un traitement inégalitaire des personnes qui en sont les usagers. Pourrait-elle statuer autrement sans pénétrer dans la gestion même de l'Etat, sans apprécier ses équilibres budgétaires ou ses choix politiques ? Devrait faire peser des contraintes plus lourdes sur les États les plus riches et tolérer l'abandon de certains services publics par les Etats les plus faibles ? Entrer dans ce type d'appréciation serait évidemment tomber dans une sorte de piège juridique qui aurait sans doute pour conséquence de renforcer les critiques dont elle est actuellement l'objet.