« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 décembre 2018

La Déclaration universelle des droits de l'homme a 70 ans


La Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) fête ses soixante-dix ans. Le 10 décembre 1948, elle était en effet adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unis, au Palais de Chaillot. Il était important, surtout après les très graves violations des droits de l'homme intervenues durant le second conflit mondial, de rappeler la nécessité de leur garantie par les États. La démarche s'inscrit dans la droite ligne de la Charte des Nations Unies pour laquelle le respect des droits de l'homme est un instrument destiné à "créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales". A l'époque, les droits de l'homme ne sont pas tant un objectif à atteindre à travers une reconnaissance universelle qu'un instrument au service de la paix.

La perception de la DUDH a aujourd'hui considérablement évolué. On oublie volontiers les conditions de son adoption pour affirmer qu'elle constitue le socle du droit international des droits de l'homme. On dénonce volontiers les violations de la DUDH, on la présente comme un texte impératif qui s'impose aux États. Le seul problème est que tout cela est faux. La DUDH n'a pas grand chose à voir avec le droit positif, ce qui ne l'empêche pas d'être un texte de référence, au plan purement symbolique.

Valeur juridique de la DUDH


Sur le plan juridique, la Déclaration est une résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies, la résolution 217 (III) sur la "Charte internationale des droits de l'homme". Or une résolution de l'Assemblée générale est dépourvue de valeur obligatoire, y compris pour les États qui l'on votée. La situation n'a pas changé depuis soixante-dix ans, au point qu'en 1985, Jeane Kickpatrick, ambassadeur des États Unis auprès de l'ONU durant l'ère Reagan a osé qualifier la Déclaration de "lettre au Père Noël".

C'est ainsi que la DUDH ne saurait servir de fondement à une décision de la Cour internationale de Justice. Ses dispositions ne peuvent pas davantage être utilement invoquées devant les juridictions internes. Dans une formulation toujours identique, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "la seule publication faite au Journal Officiel du 9 février 1949 du texte de la Déclaration (...) ne permet pas de ranger cette dernière au nombre des textes diplomatiques qui, ayant été ratifiés et publiés en vertu d'une loi, ont aux termes de l'article 55 de la Constitution, une autorité supérieure à celle de la loi". La DUDH n'est donc pas un texte susceptible d'être invoqué à l'appui d'une procédure devant les tribunaux français.

Timbre. La Déclaration universelle des droits de l'homme. 2000



Un texte de compromis



Les auteurs de la Déclaration se sont efforcés de parvenir à un consensus, dans le but d'affirmer l'existence d'une conception universelle des droits de l'homme, qui s'incarnerait dans le texte. Malheureusement, cet objectif s'est révélé de plus en plus difficile à atteindre, au fur et à mesure que les négociations se prolongeaient. Les puissances alliées de 1945 se sont rapidement divisées, et le bloc soviétique n'a pas tardé à manifester son refus de la conception libérale des droits de l'homme.

Le résultat a été un texte de compromis, marqué par des formules ambiguës et des silences pesants. Au nombre des premières, figure le droit de propriété, l'article 17 énonçant que son titulaire peut être "toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité". Autant dire qu'un États peut renoncer à la propriété privée et ne garantir que la propriété collective, concession de nature à satisfaire l'URSS de l'époque. Une constatation identique peut être réalisée à propos de l'article 21 qui prévoit des "élections honnêtes", formulation dépourvue de sens juridique et qui autorise les États du bloc soviétique de considérer comme "honnête" une consultation organisée autour d'un parti unique. Car des élections "honnêtes" ne sont pas des élections "pluralistes"... Quant aux silences pesants, il suffit de mentionner l'absence du droit de grève, de la liberté du commerce et de l'industrie, et même de la liberté de presse.

Toutes ces concessions ont pourtant été vaines, car le consensus n'a pas été obtenu. Au moment du vote, huit États se sont abstenus, dont l'URSS et un bon nombre de pays de l'Est. Comptaient également parmi les abstentionnistes l'Afrique du Sud, à l'époque pratiquant un régime d'Apartheid qui refusait l'égalité sans distinction de race figurant dans la DUDH, ainsi que l'Arabie Saoudite qui n'avait pas de sympathie pour la liberté religieuse garantie dans l'article 18. Au moment où elle est votée, la DUDH ne reflète donc pas un consensus.

Ce consensus existe-t-il aujourd'hui ? Au moment du vote de la DUDH, les États membres de l'ONU sont 58, et ils sont aujourd'hui 193. Les 2/3 des États n'ont donc jamais voté la DUDH et s'ils déclarent généralement l'accepter, il s'agit là de propos qui n'emportent aucun engagement particulier. Sur le plan strictement juridique, rien n'interdit donc de proclamer son immense respect pour la DUDH tout en violant allègrement les droits qu'elle consacre.


La dimension symbolique des droits de l'homme



Doit-on pour autant rejeter la malheureuse DUDH en la considérant comme un simple leurre destiné à proclamer les droits de l'homme sans pour autant être tenu de les respecter ? Pas totalement, car sa faiblesse même permet de mesurer le travail réalisé depuis 1948. C'est parce qu'elle n'avait pas de puissance obligatoire que des traités ont ensuite été négociés, d'abord les pactes de 1966, le premier sur les droits civils et politiques, le second sur les droits sociaux. S'ils ne disposent pas de systèmes de garanties réellement efficaces, ils présentent tout de même l'intérêt de lier les États qui les ont signés et ratifiés. D'autres conventions portant sur des domaines particuliers ont suivi, mais le plus important réside dans l'effort réalisé au plan régional.

La convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme a été signée à peine deux ans après le vote de la DUDH, le 4 novembre 1950 et il faut bien reconnaître qu'elle apparaît comme étant d'une extraordinaire modernité par rapport à la Déclaration. Alors que la DUDH se veut universelle mais se montre incapable d'imposer le respect des droits qu'elle garantit, la Convention européenne n'a qu'une ambition régionale mais repose sur un contrôle effectué par une juridiction, la Cour européenne des droits de l'homme. Alors que la DUDH proclame des principes flous et lacunaires, la Convention européenne consacre des droits précis. Si l'on compare les deux instruments internationaux, la DUDH assure ainsi la dimension symbolique et déclaratoire des droits de l'homme, alors que le Cour européenne offre une garantie efficace, mais limitée au plan européen. Autant dire que l'universalité des droits de l'homme, telle qu'elle s'incarne dans la DUDH, est d'abord un beau mythe que chacun s'efforce de faire vivre, sans oublier que l'efficacité est ailleurs.


Sur la Déclaration universelle des droits de l'homme : Chapitre 1 section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



vendredi 7 décembre 2018

Les reculs de la transparence administrative

La loi du 17 juillet 1978 consacrant, pour la première fois en France, une liberté d'accès aux documents administratifs, avait été saluée comme un élément essentiel de la "3è Génération des droits de l'homme". La transparence administrative était désormais revendiquée comme une liberté, et l'on s'inspirait clairement du Freedom of Information Act américain qui, voté par le Congrès américain en 1966, avait permis à la presse de lancer l'affaire des Pentagon Papers. La presse a été en effet un utilisateur régulier de ces législations nouvelles qui donnaient de nouveaux outils au journalisme d'investigation.

Aujourd'hui, la transparence administrative recule, même si elle ne fait pas l'objet d'une attaque frontale. La loi du 17 juillet 1978 ne semble pas directement mise en cause, et la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) demeure en fonctions. Saisie par les personnes qui se sont vu opposer un refus de communication, elle rend un avis sur le caractère communicable du document demandé au sens de la loi du 17 juillet 1978. Cet avis est purement consultatif, mais l'administration s'y plie généralement... sauf si elle préfère encore affronter un contentieux plutôt que de divulguer le document. Ces réticences de l'administration sont peu nombreuses, même si elles concernent surtout affaires les plus sensibles.

Ce qui est nouveau en revanche, ce sont des dispositions législatives qui ne modifient pas directement la loi de 1978, mais viennent en réduire la portée, en restreignant l'espace de la transparence administrative. Liée par la loi, la CADA se voit désormais contrainte de rendre des avis négatifs sur des documents qui auraient été communicables il y a encore quelques mois et les juges administratifs sont bien obligés d'entériner une évolution législative qui contribue à renforcer le secret. Deux exemples illustrent ce subtil et invisible grignotage de la transparence.


L'Open Data par défaut

 


Le premier exemple réside dans une articulation particulièrement étrange entre la loi du 17 juillet 1978 et la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016. Celle-ci introduit dans le code des relations avec le public un article L 312-1-1 qui prévoit l'"Open Data par défaut". L'idée en est fort simple : un document déjà communiqué à un administré sur le fondement de la loi sur la transparence administrative doit ensuite être mis en ligne, afin qu'il soit accessible à toute personne intéressée.

Précisément, X. Berne, responsable de NextInpact a obtenu communication en avril 2017, sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978, d'un rapport d'évaluation de l'usage des caméras-piéton portées par certains policiers. Le chef d'entreprise, très investi en faveur de l'Open Data par défaut, a ensuite demandé au ministre de l'intérieur la publication en ligne de ce document, conformément à l'article L 312-1-1 du code des relations avec le public. En l'absence de réponse du ministre, une décision implicite de rejet est née, que X. Berne a contestée devant le tribunal administratif de Paris.

Sa requête a toutefois été déclarée irrecevable, alors qu'il ne demandait que l'application de la loi. L'article 13 de cette même loi pour une République numérique offre en effet la possibilité "de saisir la CADA pour avis en cas de refus de publication d'un document administratif". Le tribunal administratif en déduit donc que toute demande de publication doit être précédée d'un nouveau recours à la CADA. Cela signifie que le malheureux demandeur devrait saisir une seconde fois la CADA pour obtenir la simple application de la loi. A cela s'ajoute le fait qu'il n'a plus intérêt à agir puisque, par hypothèse, il a déjà obtenu communication, à titre personnel, du document dont il demande la mise en ligne. La décision de rejet fait ainsi prévaloir une loi de procédure (les dispositions qui imposent la saisine préalable de la CADA) sur la loi numérique qui pose un principe général de transparence. Et le problème est que la procédure imposée à l'administré vide de son contenu le devoir imposé à l'administration.

S'agit-il d'une atteinte volontaire au principe de transparence administrative ? Peut-être pas, et il est possible que le législateur n'ait pas vu cette difficulté d'application des textes. Il n'empêche que ni la CADA ni le tribunal administratif n'ont observé que cette saisine préalable de la CADA imposait à l'administré une procédure préalable à l'application d'une loi qui entendait imposer un devoir de publication à l'administration, en l'absence de toute demande.

Pentagon Papers, Steven Spielberg, 2017
Meryl Streep, Tom Hanks.


La directive secret des affaires



La seconde restriction à la transparence réside dans la mise en oeuvre de la directive secret des affaires du 8 juin 2016 par la loi du 30 juillet 2018. Dans le cadre de l'enquête sur l'affaire Implant Files menée par un consortium de journalistes et portant sur d'éventuelles lacunes dans le contrôle des implants médicaux, Le Monde s'est adressé à la filiale médicale du Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE), établissement public industriel et commercial placé auprès du ministère de l'industrie et organisme certificateur, y compris en matière médicale. Le journal voulait obtenir la communication de la liste des dispositifs ayant obtenu une certification ainsi que celle des dispositifs ne l'ayant pas obtenu. Ces éléments étaient à l'évidence précieux dans le cadre d'une enquête sur la certification des implants. Le LNE refuse pourtant cette communication, au nom du secret des affaires.

Le Monde se tourne donc vers la CADA qui, le 25 octobre 2018, rend un avis défavorable. Certes, elles reconnaît que l'organisme de certification, le LNE, remplit une mission de service public. Même si, en l'occurrence, la certification est effectuée par une filiale qui a le statut d'entreprise, l'intégralité de ses actions est détenue par LNE. De ces éléments, la CADA déduit que les documents demandés ont bien un caractère administratif.

Mais la directive secret des affaires réduit considérablement le champ des informations communicables. Dans sa rédaction issue de la loi du 30 juillet 2018, l'article L 311-6 du code des relations avec le public affirme que "ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents dont la communication porterait atteinte au secret des affaires, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles". L'accès des tiers, et donc de la presse, est donc désormais impossible, car la CADA estime que les informations demandées font apparaître "le nom des fabricants de ces dispositifs". Observons ainsi qu'il ne s'agit pas de protéger les savoir-faire et en particulier les brevets, mais simplement de garantir l'anonymat des entreprises qui fabriquent les implants. Un tel avis développe une conception extrêmement large du secret des affaires et empêche purement et simplement l'activité des journalistes d'investigation.

Le Monde annonce un recours contentieux devant le juge administratif pour contester ce refus de communication. Mais force est de constater que le droit positif ne lui est pas nécessairement favorable. Certes, l'article L 151-8 du code de commerce prévoit que "à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue (...) pour exercer le droit à la liberté d'expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse". Cette même disposition élargit la protection aux lanceurs d'alerte. Certes, mais en l'espèce, Le Monde n'est pas poursuivi pour avoir diffusé une information couverte par le secret des affaires. Il se voit seulement opposer un refus de communication, en l'absence de toute diffusion. Le résultat est, une fois encore, digne de Kafka, car la liberté de presse serait mieux traitée si le journal avait obtenu l'information par une source anonyme. Il pourrait alors invoquer à la fois l'article 151-8 du code de commerce et le secret des sources.
 
En tout état de cause, le plus inquiétant est que ces avis de la CADA vont tous dans le sens d'une restriction du champ de la transparence administrative. Il convient cependant de ne pas se tromper de responsable. Comme l'administré, la CADA se trouve liée par des lois mal rédigées (cas de l'affaire NextInpact) ou qui ont pour objet de limiter la liberté de presse (cas de l'affaire des Implant Files). Dans tous les cas, le plus triste de l'affaire est sans doute que la transparence administrative ne semble plus préoccuper les citoyens. A une époque où tout le monde réclame de nouvelles formes de participation "citoyenne", c'est un peu regrettable.




mardi 4 décembre 2018

Menaces sur la loi

Le gouvernement a décidé de sous-traiter au Cabinet Dentons la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi "mobilités". Il ne s'agit donc pas, à proprement parler, d'externaliser le contenu normatif de la loi, mais des travaux qui la préparent. L'information surprend cependant, choque même, dans la mesure où la loi, dans sa globalité, est censée exprimer la volonté générale, et être votée par les représentants du peuple français. Tel n'est plus réellement le cas, et cette étrange initiative n'est que l'épisode le plus récent d'une évolution engagée depuis longtemps, considérablement accélérée durant la présente législature.

La dénonciation du déclin de la loi n'est pas un phénomène récent. Déjà, sous les IIIe et IVe Républiques, la pratique des décrets-loi avait été contestée comme portant atteinte aux droits du parlement. En 1958, la définition matérielle de la loi est aussi discutée. Elle limite en effet l'intervention du parlement à la liste des matières énumérées dans l'article 34 de la Constitution, laissant le reste à la compétence du pouvoir réglementaire. Ses détracteurs voyaient dans cette nouvelle définition de la loi une atteinte à la toute puissance du parlement, qui avait caractérisé les Républiques précédentes et suscité un affaiblissement de l'Exécutif. Considéré sous cet angle, l'article 34 s'analyse plutôt comme un renforcement de la fonction gouvernementale, dans un régime d'équilibre des pouvoirs. 

La situation est bien différente aujourd'hui. Ce n'est plus le champ d'application de la loi qui est en cause mais sa puissance même. L'attaque est menée de manière insidieuse, sans que le constituant, c'est-à-dire le peuple souverain, soit consulté, ni même informé. Elle prend différentes formes qui toutes ont pour point commun d'affaiblir la loi, et dont nous prendrons quelques exemples.

Les lois provisoires


Depuis la fin du XXe siècle, des lois ont été votées comme "ballon d'essai", pour une durée limitée. La loi Veil sur l'IVG est dans ce cas, qui suspendait les poursuites pénales "pendant une période de cinq ans", à la condition que l'intervention ait lieu dans les conditions posées par la loi. Cette disposition ne portait toutefois qu'une atteinte très limitée aux droits du parlement car elle ne lui imposait aucun comportement précis à l'issue du délai ainsi posé.

On est ensuite passé à des mesures plus contraignantes, imposant au Parlement une "clause de revoyure", c'est-à-dire une disposition qui impose un réexamen de ses dispositions dans un certain délai. On comprend une préoccupation qui vise à adapter l'évolution législative à celle des techniques et à celle des moeurs, par exemple en matière de bioéthique. Le premier texte à comporter une telle clause fut ainsi la loi bioéthique du 29 juillet 1994 (art. 21), formule reprise dans la loi bioéthique suivante du 6 août 2004 (art. 26) et enfin dans celle du 7 juillet 2011 (art. 47). 

Mais les bonnes intentions produisent parfois de dangereux effets pervers. Ces "clauses de revoyure" suscitent le sentiment que la loi est provisoire, qu'elle peut être votée à l'essai, et qu'elle est donc contestable. Aussitôt votée, on attend sa modification ou on l'espère. On n'hésite plus à refuser de la mettre en oeuvre, par exemple en invoquant une clause de conscience, ou à la contester avec l'aide de  lobbies, voire en descendant dans la rue.  

Les lois ultra-rapides


La procédure législative est aussi remise en cause, de manière plus ou moins insidieuse. La révision constitutionnelle de 2008 a introduit une procédure accélérée mise en oeuvre à l'initiative du gouvernement (art. 45 al. 2), et qui réduit le débat à une seule lecture dans chaque assemblée. A l'époque, la mesure avait été présentée comme un moyen de lutter contre l'encombrement du parlement. Aujourd'hui, la procédure accélérée est devenue le droit commun. Depuis 2017, elle s'applique à l'ensemble des projets de loi présentés devant l'Assemblée nationale  (par exemple la loi du 8 mars 2018 sur l'orientation et la réussite des étudiants, la loi du 30 juillet 2018 sur la protection du secret des affaires, la loi du 20 juin 2018 sur la protection des données personnelles, la loi police et sécurité du 27 février 2018, la loi du 31 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme , la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.  Encore cette liste ne concerne-t-elle que les lois qui touchent aux libertés publiques et ne prétend-elle pas à l'exhaustivité. 

Les pseudo-propositions


Parfois même, il arrive que la procédure accélérée soit mise en oeuvre pour des propositions de loi. Tel est le cas de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, de la loi "Fake News" sur la manipulation de l'information actuellement en cours d'examen par le Conseil constitutionnel, ou de la loi du 30 juillet 2018 sur le renforcement du secret des affaires. Cet usage de la procédure accélérée illustre une autre dérive qui consiste à déposer des pseudo-propositions de loi. Attribuées à l'initiative d'un député, elles sont en réalité le produit de l'Exécutif, le parlementaire étant invité à porter un texte qu'il n'a pas rédigé. En témoigne le fait que les deux premières propositions citées étaient défendues par Richard Ferrand, alors responsable du groupe "LREM" à l'Assemblée, et la troisième par Richard Gauvain, député LREM de Saône et Loire. 

On peut évidemment se demander quel intérêt présente ce choix de demander à un député "ami" de défendre un texte. Certes, il peut exister un intérêt politique, et les propositions de loi permettent ainsi aux parlementaires Modem de jouer un rôle politique. C'est ainsi que Marc Fesneau, président du groupement parlementaire Modem, a porté plusieurs propositions de loi, avant de devenir ministre des relations avec parlement. Mais l'intérêt essentiel de la pseudo-proposition réside dans le fait qu'elle est dispensée d'étude d'impact. Ce document, élaboré en même temps qu'un projet de loi, a pour finalité de préciser les objectifs poursuivis, de recenser les différentes options possibles et de justifier le choix de l'une d'entre elles, ainsi que de mesurer les conséquences des dispositions nouvelles sur le droit positif. On l'a compris, la pseudo-proposition accélère la procédure, au prix de la cohérence d'ensemble. Il appartiendra ensuite aux juges de se débrouiller dans un maquis de dispositions au mieux obscures, au pire parfaitement contradictoires.

Conseiller d'État travaillant dans un grand cabinet international
Ça plane pour moi. Plastic Bertrand. 1978

Les lois inutiles


Il est vrai que la question de la nécessité de la loi n'est pas toujours posée, qu'il y ait eu ou non étude d'impact. C'est ainsi que la disposition phare de la loi Schiappa du 3 août 2018 sur les violences sexuelles, créant une nouvelle contravention d'outrage sexiste, demeure aujourd'hui largement inappliquée. Le harcèlement de rue est un comportement évidemment inacceptable, mais la définition donnée par la loi n'est pas extrêmement claire. Elle est en effet de nature essentiellement psychologique. L'outrage sexiste est celui que la victime considère comme "dégradant ou humiliant", ou la mettant en situation "intimidante, hostile ou offensante". Le problème est que tout le monde n'est pas humilié ou offensé par les mêmes propos ou par les mêmes attitudes. A cela s'ajoutent des difficultés matérielles de mise en ouvre de l'infraction, la preuve n'étant pas facile à apporter.

Dans son avis, le Conseil d'Etat ne s'est pas penché sur cette question, tout simplement parce qu'il a renvoyé ces dispositions au pouvoir réglementaire, estimant qu'elles ne relevaient pas du domaine de la loi... Il appartiendra aux juges du fond de donner une définition claire des comportements incriminés et, éventuellement, de transmettre une QPC reposant sur l'atteinte éventuelle aux principes de clarté et de lisibilité de la loi. Encore faudrait-il qu'il y ait des personnes poursuivies pour pouvoir introduire cette QPC.

On pourrait faire des observations identiques à propos de la proposition sur les violences éducatives ordinaires déposée par Madame Maud Petit (Modem, investiture LREM Val de Marne) le 17 octobre 2018. Le code pénal offre en effet déjà tout l'arsenal juridique pour réprimer les violences infligées aux enfants, y compris par leurs parents.

Les lois symboliques


Ces exemples nous renseignent sur une nouvelle fonction attribuée à la loi. Elle n'a pas toujours pour objet de modifier le droit existant, d'imposer une règle nouvelle, mais on lui demande d'affirmer des valeurs. Qui serait hostile à la poursuite des crétins qui pratiquent le harcèlement de rue ? Qui oserait défendre mordicus le rôle de la fessée dans l'éducation des enfants ? Ces textes vendent du consensus, affirment des symboles, et donnent aussi une image favorable du pouvoir en place.
Dans le cas le plus fréquent, cette fonction symbolique ne concerne qu'une partie des dispositions de la loi, mais elle apparaît clairement dans son intitulé. La présente législature se caractérise ainsi par une boursouflure des titres donnés aux lois. Un texte relatif à la lutte contre la corruption devient ainsi une loi "rétablissant la confiance dans l'action publique", le projet constitutionnel ne vise rien moins qu'une "démocratie plus représentative, responsable et efficace", un des nombreux textes sur la formation professionnelle se propose de donner "la liberté de choix de son avenir professionnel". On pourrait en citer beaucoup d'autres... On observe que la loi est définie par son objet, le but qu'elle se propose d'atteindre. On ne définit pas des règles. On donne des satisfaction symboliques, quand bien même la règle posée n'aurait aucun impact effectif.

 

Les lois privatisées


Dès lors, la privatisation de la loi engagée avec la décision de sous-traiter l'exposé des motifs et l'étude d'impact du texte sur les mobilités n'a rien de tellement surprenant. C'est le point d'aboutissement d'un affaiblissement constant qui ne rencontre guère d'opposition. Les parlementaires eux-mêmes ne se défendent pas. Dès lors qu'ils acceptent de défendre des textes qu'ils n'ont pas écrits, avec des éléments de langage dont ils ne sont pas les auteurs, ils tolèrent aussi qu'une partie du travail législatif du parlement français sois sous-traité à un cabinet qui est une structure de droit suisse, issue d'une fusion entre deux cabinets, un anglo-américain et un canadien.

L'Exécutif, quant à lui, semble considérer la loi comme un service parmi d'autres, que l'on peut librement externaliser, au même titre que le restaurant administratif ou les flottes de véhicules. Peut-être a-t-il oublié que la Cour des comptes et le Conseil d'État ont aussi une fonction de conseil juridique et que leurs services sont gratuits ? A une époque où la contrainte budgétaire est considérée comme indépassable, il semble surprenant de dépenser de l'argent public pour rémunérer les services d'un cabinet dont l'antenne française est dirigée par... un conseiller d'État. Cette manière désinvolte de considérer la loi contribue certainement à éloigner les Français de leurs institutions, à accroître leur indifférence, voire leur mépris, à l'égard d'institutions dont ils se sentent exclus.


Sur la loi : Chapitre 3 section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




vendredi 30 novembre 2018

La crèche de Wauquiez sauvée par les santons

Le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 22 novembre 2018, a déclaré légale la crèche de Noël installée, à la fin de l'année 2017, dans l'hôtel de la région Auvergne - Rhône - Alpes, à Lyon. On pourrait ne voir dans cette décision qu'une victoire de Laurent Wauquiez qui avait subi un échec dans un jugement précédent du 6 octobre 2017, rendu à propos de la crèche de l'année précédente, à la fin 2016. On pourrait aussi considérer que ce jugement de novembre 2018 n'est que le plus récent d'une longue série de jugements intervenus sur cette question. Dans un tableau extrêmement instructif, Pierrick Gardien, avocat au barreau de Lyon, recense ainsi une quinzaine de décisions sur les crèches entre novembre 2014 et novembre 2018.

Les arrêts du 9 novembre 2016


La question posée, toujours la même, est de savoir si la crèche est un symbole religieux, au sens où l'entend l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit en effet "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". 

Le Conseil d'Etat a répondu à la question dans deux arrêts du 9 novembre 2016, l'un sur l'installation d'une crèche dans l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans l'hôtel du département de Vendée. Mais il faut reconnaître que sa réponse n'est pas vraiment simple. Elle repose sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Dans la crèche les santons. Chorale de Legé

Les santons salvateurs


Laurent Wauquiez a mis un peu de temps à comprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat, situation surprenante si l'on considère qu'il en est membre. Son échec antérieur d'octobre  2017 s'explique largement par la motivation qu'il avait employée en 2016, au moment de l'installation de la crèche. Il la considérait alors comme un "symbole de nos racines chrétiennes", formule qui, à l'évidence, la rattachait l'iconographie chrétienne, et révélait une démarche bien proche du prosélytisme. L'installation ne s'accompagnait d'ailleurs d'aucun élément culturel, festif ou artistique. Pour la crèche de 2017, Laurent Wauquiez a su tirer les leçons de l'échec précédent. Il s'est inspiré de la pratique du maire de Sorgues qui avait, le premier, appelé à l'aide des santons de Provence dès Noël, et qui avait obtenu que sa crèche soit déclarée légale par le TA de Nîmes, le 16 mars 2018. Reprenant l'idée, Laurent Wauquier a donc pris une décision formelle de création d'une crèche entourée de santons protecteurs, décision accompagnée d'un communiqué sur le site officiel de la région, mentionnant "une exposition vitrine du savoir-faire régional des métiers d'art et de traditions populaires".

Le TA de Lyon statuant le 22 novembre 2018, appliquant toujours la jurisprudence du Conseil d'État, a pu cette fois donner une solution radicalement opposée.  Il a commencé par rappeler qu'une telle installation peut "revêtir une pluralité de significations". Certes, une crèche de Noël fait partie de l'iconographie chrétienne et présente toujours un caractère religieux. Mais elle fait aussi partie des "décorations et illustrations" qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d'année. Le TA examine alors le contexte dans lequel s'inscrit l'installation. Il évoque " deux grands décors de crèche présentant les métiers d'art et les traditions santonnières régionales dans des scènes pittoresques de la vie quotidienne, réalisés par un ornemaniste et un maître-santonnier drômois". Il en déduit que la crèche a pour finalité de mettre en lumière le talent des artisans de la région, et qu'elle présente donc un caractère culturel, ajoutant d'ailleurs qu'elle s'inscrit dans un usage constant, l'exposition des crèches de Noël étant une tradition ancienne en Auvergne-Rhône-Alpes.


L'art du camouflage



Le jugement du 22 novembre 2018 applique ainsi la jurisprudence du Conseil d'État mais, révèle aussi, au moins dans une certaine mesure, son échec. Les élus disposent désormais d'un mode d'emploi qui leur permet d'installer une crèche de Noël à peu près librement. Laurent Wauquiez a ainsi invité les santons pour la transformer en manifestation culturelle. D'autres inviteront quelques musiciens pour la rendre artistique, d'autres enfin feront venir un marchand de barbe à papa pour assurer le caractère festif. En tout état de cause, l'art le plus pratiqué sera l'art du camouflage, et il le juge n'aura plus pour mission que de sanctionner les élus qui n'ont pas su se montrer suffisamment hypocrites

Hypocrisie du juge ou hypocrisie de la juridiction administrative ? N'était-ce pas finalement le but à atteindre ? En 2016, le Conseil d'État aurait pu prendre une position claire, soit déclarer que la crèche était un symbole religieux au sens de la loi de 1905, soit considérer qu'il s'agissait d'un symbole passif dépourvu de tout prosélytisme, au sens de l'arrêt Lautsi c. Italie rendu en 2011 par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un cas, il l'interdisait, dans l'autre il l'autorisait. Mais en tout cas, il définissait une règle simple. Il n'en a rien fait et a préféré adopter une jurisprudence complexe et difficilement lisible, comme il le fait souvent en matière de laïcité. Mais finalement cette jurisprudence présente l'avantage, ou l'inconvénient, de laisser les élus faire ce qu'ils veulent.

Sur les crèches de Noël : Chapitre 10 section 1 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


mercredi 28 novembre 2018

Le collaborateur occasionnel du service, une notion à haut potentiel

La jurisprudence des tribunaux administratifs peut quelquefois apparaître comme un espace privilégié, ouvert à une certaine forme de créativité juridique. Le jugement du tribunal administratif de Paris intervenu le 15 novembre 2018 constitue l'une de ces décisions susceptibles d'enrichir le droit positif, si précisément il fait jurisprudence. Elle apparaît pourtant d'une grande simplicité, car le tribunal se borne à engager la responsabilité de l'État pour les dommages subis par un lanceur d'alerte, considéré comme un collaborateur occasionnel du service public.

La requérante, madame Stéphanie Gibaud, est bien connue pour avoir dénoncé des pratiques d'évasion fiscale et de blanchiment de fraude fiscale mises en oeuvre par l'Union des banques suisses (UBS), banque d'affaires ayant son siège à Bâle et à Zürich. Employée chez UBS France pour organiser des évènements au profit des riches clients français de la banque, madame Gibaud est parfaitement informée d'un démarchage visant à leur proposer des pratiques d'évasion fiscale. Refusant de détruire les preuves de ces infractions, elle participe au contraire à l'enquête du service des Douanes. Ce rôle de lanceur d'alerte provoquera dès 2008 un véritable harcèlement sur son lieu de travail, qui s'achèvera par son licenciement en 2012. 

En l'espèce, le tribunal administratif de Paris observe que madame Gibaud a communiqué aux Douanes documents et renseignements. Elle a même quelque peu espionné, toujours pour le compte des Douanes, les clients invités au tournoi de Roland Garros par l'UBS... L'importance de l'aide qu'elle a apportée à l'enquête conduit le juge à lui "conférer le statut d'informateur" pour la période allant de fin 2011 au courant de l'année 2012. Elle a personnellement participé à l'enquête, et doit donc être considérée comme un collaborateur occasionnel du service public. Les préjudices qu'elle a subis durant cette affaire doivent seront en conséquence partiellement réparés par l'État. La satisfaction donnée à madame Gibaud est toutefois purement symbolique, pour ne pas dire ridicule, le tribunal lui accordant in fine une indemnisation de 3000 € alors qu'elle réclamait 3 500 000 €. 


La notion de collaborateur occasionnel



Quoi qu'il en soit, le jugement se caractérise d'abord par cette utilisation nouvelle de la notion, très ancienne, de collaborateur occasionnel du service public. Dès 1946, dans la célèbre décision Commune de Saint Priest la Plaine, le Conseil d'État avait ainsi réparé le préjudice causé à un artificier amateur qui tirait le feu d'artifice et qui avait été blessé par l'explosion prématurée d'un engin. Plus tard, dans l'arrêt de 1970 Commune de Batz sur Mer, c'est le sauveteur bénévole d'une personne emportée par la mer, ou plutôt ses ayants-droit qui sont indemnisés, car lui-même s'était noyé dans l'opération. Il a en effet été considéré comme collaborateur du service public de la police municipale. Il en est de même du pilote d'hélicoptère, employé par une entreprise privée et sollicité par le centre de sauvetage en mer parce qu'il était à proximité des lieux, et qui est tué dans la chute de son appareil. Dans l'arrêt Chevillard et autres du 12 octobre 2009, le Conseil d'Etat estime qu'il a participé, dans l'urgence, au service de sauvetage en mer.

Asterix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970

La sollicitation de l’administration



On pourrait multiplier les décisions qui seraient l'énumération d'autant de catastrophes en tous genres. Cette triste accumulation nous renseigne sur les raisons de fond de cette jurisprudence qui a d'abord pour objet d'indemniser des victimes ou leurs ayants-droit qui, sans cette qualification de "collaborateurs occasionnels" seraient aussi victimes d'une injustice, alors qu'à un moment de leur vie, elles ou leur proche ont fait un acte de dévouement. D'une manière générale, cette qualification est attribuée si deux conditions sont réunies : d'une part, la personne a participé au service public, d'autre part, elle a agi à la demande de l'administration, sauf hypothèse "d'urgente nécessité", comme dans l'affaire de Batz sur Mer.

Qu'en est-il de madame Gibaud ? Il ne fait aucun doute qu'elle a aidé le service des Douanes, mais la demande de l’administration n’est pas clairement établie pour l'ensemble de la période considérée. Le juge reconnaît simplement qu’elle a agi « spontanément ou à la demande de ce service ». L’idée est celle d’une collaboration, d’un travail en commun poursuivant le même but. Le moment où la requérante a décidé de transmettre des pièces compromettantes pour la banque à l’administration n’est pas détachable de la période plus active où elle a participé à l’enquête.


Utilité pour les lanceurs d'alerte



L'évolution est modeste mais fort utile à celui qui peut être qualifié de lanceur d'alerte.  Il est défini par la loidu 9 décembre 2016 comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit (…) ou une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Il n’est donc pas un délateur, mais il peut être un informateur qui agit, ou au moins croit agir, dans l’intérêt général. Tel est le cas de la requérante que le tribunal qualifie expressément d'"informateur". Dans son arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la Cour européenne des droits de l’homme précise ainsi que la bonne foi constitue un élément essentiel de la définition du lanceur d’alerte. De toute évidence, la requérante présente toutes les caractéristiques du lanceur d’alerte, au sens juridique du terme. Il n'est pas contesté qu'elle agissait dans le but de déférer à la justice des fraudeurs fiscaux.

Or, précisément, la protection juridique des lanceurs d’alerte demeure, en l’état actuel du droit, tout à fait embryonnaire. La loi du 9 décembre 2016 repose sur un double socle. D’une part, elle formule un principe d’irresponsabilité pénale du lanceur d’alerte si son action porte atteinte à des secrets protégés par la loi, à la condition toutefois que cette divulgation soit "nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause". La notion manque évidemment de clarté et il peut être difficile d'apprécier si la divulgation vaudra à son auteur le statut de lanceur d'alerte ou un séjour en prison. D'autre part, la organise une procédure de signalement de l'alerte, d'abord devant le supérieur hiérarchique puis, en cas d'insuccès, devant l'autorité administrative ou judiciaire. Le Défenseur des droits est chargé d'assister le lanceur d'alerte dans ses démarches. En tout état de cause, cette procédure est également très risquée pour l'intéressé qui, en saisissant son supérieur hiérarchique, l'informe également de son intention de dénoncer des pratiques prohibées.

Rien n'est prévu dans ce dispositif pour l'indemniser des préjudices dont il a pu être victime comme le harcèlement ou le licenciement et la perte de revenus qui en a résulté. En l'espèce, la notion de collaborateur occasionnel permet cette réparation, mais elle demeure très limitée car le tribunal n'accepte d'envisager que la période durant laquelle Madame Gibaud a directement participé à l'enquête, entre fin 2011 et 2012. Les années 2008 à 2011, durant lesquelles elle a été harcelée à son travail, en particulier parce qu'elle refusait de détruire certaines pièces, n'a pas été prise en compte par le juge, ce qui explique le montant dérisoire de l'indemnisation accordée.


Une vision positive du lanceur d'alerte



Le jugement du tribunal administratif laisse ainsi un sentiment d'inachevé. Certes, le juge fait un pas en avant et accepte de considérer la collaboration au service public comme une participation qui peut être en partie spontanée, et donc indépendante de la sollicitation de l'administration. Mais la seule solution efficace pour protéger le lanceur d'alerte serait de faire un second pas en avant, en détachant cette qualification du contentieux de la responsabilité. Il ne s'agirait plus seulement de réparer un dommage, mais d'accorder un véritable statut du collaborateur occasionnel qui le protégerait durant toute la période de conflit ouvert avec l'entreprise.

Cette vision positive du lanceur d'alerte est-elle une vue de l'esprit ? Peut-être pas si l'on considère que le tribunal administratif de Lyon s'est saisi de cette notion ancienne pour l'adapter au problème nouveau de la protection des lanceurs d'alerte. On ignore si cette décision sera frappée d'appel, mais rien n'interdit d'envisager que le législateur reprenne cette notion de manière positive. On imagine alors une multitude d'applications possibles, par exemple pour définir le droit applicable aux personnes qui accompagnent les sorties scolaires. Alors que celles-ci peuvent déjà être indemnisées si elles subissent un dommage durant leur fonction bénévole, la création d'un statut positif permettrait aussi de leur imposer le respect du principe de neutralité généralement imposé à ceux qui participent directement au service public. La notion de collaborateur occasionnel, notion un peu poussiéreuse reléguée aux chapitres consacrés à la responsabilité administrative dans les manuels, pourrait ainsi trouver une nouvelle jeunesse.



Sur les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

samedi 24 novembre 2018

Où l'on reparle de la présence de l'avocat durant la garde à vue

Avec sa décision Beuze c. Belgique du 9 novembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), sanctionne une procédure criminelle belge, durant laquelle ni la Cour d'assises ni la Cour de cassation n'ont apprécié les conséquences de l'absence d'avocat durant une garde à vue sur le droit au juste procès.

Soupçonné d'avoir tué sa compagne, M. Beuze est arrêté dans le nord de la France en décembre 2007 à la suite d'un mandat d'arrêt européen émis par la Belgique. Devant les autorités françaises, il renonce au droit à l'assistance d'un avocat. Remis aux autorités belges, il a d'abord été placé en garde à vue pendant quelques heures, avant d'être auditionné par un juge d'instruction. Conformément au droit belge de l'époque, le droit à l'assistance d'un conseil ne lui a pas été proposé durant la garde à vue. Durant la phase d'instruction en revanche, il a désigné un avocat mais ce dernier a surtout brillé par son absence.

A l'ouverture de son procès d'assises, M. Beuze, cette fois assisté par un conseil bien présent, demande que les auditions et interrogatoires menés sans avocat soient déclarés nuls. Il est pourtant condamné à la réclusion à perpétuité, et son pourvoi en cassation est rejeté en février 2010. Devant la CEDH, il invoque l'atteinte au droit à un juste procès garanti par l'article 6 § 1 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il fait observer en effet qu'il n'a pu bénéficier de l'assistance d'un avocat durant sa garde à vue et qu'aucune information ne lui a été donnée sur son droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

 

L'arrêt Salduz


En effet, M. Beuze peut désormais s'appuyer sur  l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, par lequel la CEDH impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. Cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Il en a été de même en Belgique et la "Loi Salduz" du 13 août 2011, modifiée par la loi du 27 novembre 2016 dite "Salduz bis". Elle transpose elle-même la directive européenne du 22 octobre 2013, et autorise désormais le gardé à vue à s'entretenir confidentiellement avec un avocat avant la première audition, puis à se faire assister durant toute la procédure.

En l'espèce, la CEDH sanctionne la procédure diligentée par les juges belges. L'arrêt pourrait apparaître comme une simple mise en oeuvre de la jurisprudence Salduz. Mais ce n'est pas aussi simple car la justice belge se voit surtout reprocher d'avoir accepté comme preuves les déclarations de M. Beuze durant sa garde à vue, sans avoir examiné les circonstances dans lesquelles elles ont été recueillies ni l'incidence de l'absence d'avocat. Ce n'est donc pas l'absence d'avocat qui est sanctionnée, mais le défaut de contrôle sur les effets de cette absence.



Garde à vue en Belgique. Hergé. Dessin original. 1943


Les "raisons impérieuses



Les commentateurs français ont vu dans cette décision un recul par rapport à l'arrêt Salduz. N'est-il pas désormais possible de se passer de l'assistance d'un avocat si elle n'a pas d'effet sensible sur l'équité de l'ensemble de la procédure ?

Là encore, il convient de nuancer le propos. L'arrêt Salduz énonce en effet que "des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat". Ces "raisons impérieuses" ne sauraient résider dans des dispositions législatives vidant de son contenu le droit à l'assistance d'un avocat. Elles visent surtout des circonstances exceptionnelles, lorsque l'interrogatoire d'une personne a pour objet de prévenir une atteinte à la vie ou à l'intégrité physique d'autrui, par exemple lorsqu'un attentat terroriste semble imminent (CEDH, 13 septembre 2016, Ibrahim et a. c. Royaume-Uni). Dans ce cas, l'État doit démontrer de manière convaincante l'existence de cette situation d'urgence.

Dans cette même décision Ibrahim, la CEDH précise toutefois que l'absence de raisons impérieuses ne sont pas les seuls motifs de nature à justifier l'absence du droit à un avocat dès le début de la garde à vue. Qu'il y ait ou non des raisons impérieuses, la Cour s'interroge en effet sur l'équité globale de la procédure. Et c'est précisément l'intérêt de la décision Beuze : alors même qu'il n'existe aucune "raison impérieuse" justifiant l'absence d'un avocat, cette absence peut néanmoins être admise si "l'équité globale de la procédure" est respectée.


L'"équité globale de la procédure" 



Mais qu'entend-on par "équité globale" ? La notion est précisée dans la décision Simeonovi c. Bulgarie du 12 mai 2017. La CEDH y dresse une liste non exhaustive des critères susceptibles d'être pris en considération, parmi lesquels la vulnérabilité particulière du requérant, le dispositif légal encadrant la garde à vue, les voies de recours offertes au requérant pour contester les preuves qui lui sont opposées, la composition de l'instance de jugement, l'existence d'autres garanties procédurales etc. En l'espèce, la Cour sanctionne le fait que M. Beuze a particulièrement eu à souffrir de l'absence d'un conseil, tant au stade de la garde à vue qu'à celui de l'instruction. Les preuves obtenues dans de telles conditions ont été acceptées sans discussion par les juges et aucune mise en garde n'a été adressée au jury populaire sur la manière dont elles avaient été recueillies. In fine, la CEDH déduit donc que "l'équité globale de la procédure" n'était pas assurée.

La décision doit avoir quelque chose d'irritant pour les autorités belges. On leur oppose en effet une jurisprudence de la CEDH bien postérieure au procès pénal qui a conduit à la condamnation du requérant. Comment la Cour de cassation belge aurait-elle pu, en 2010, appliquer une jurisprudence de 2017 ? La CEDH se déclare "conscience des difficultés que le passage du temps et l'évolution de sa jurisprudence peuvent entraîner pour les juridictions nationales (...)" et elle reconnaît que le droit belge a su évoluer sous l'influence de l'arrêt Salduz. En l'absence de faute, la Belgique n'est donc tenue ni de rejuger, ni d'indemniser le requérant, aucune satisfaction équitable n'étant accordée à celui-ci.

En revanche, la décision ne s'analyse pas comme un infléchissement nouveau de la jurisprudence Salduz. Celui-ci avait déjà eu lieu avec les arrêts Ibrahim et Simeonovici de 2016 et 2017, mais la doctrine française ne les avait guère commentés, manifestement soucieuse de sanctuariser l'acquis de la jurisprudence Salduz, voire de s'appuyer sur elle pour revendiquer un renforcement du rôle de l'avocat durant la garde à vue. Or, il n'est pas contestable que CEDH s'oriente, quant à elle, vers un assouplissement. Est-elle sensible aux impératifs de la lutte contre le terrorisme ? Veut-elle tout simplement laisser une plus grande autonomie aux États dans l'organisation de leur procédure pénale ? Ce ne serait pas tellement surprenant au moment précis où certains d'entre eux n'hésitent plus à mettre en cause des arrêts de la Cour, voire parfois laissent entendre qu'ils pourraient remettre en cause leur acceptation de sa juridiction.



Sur la garde à vue : Chapitre 4 section 2 § B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.