« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 17 juin 2018

La loi RGPD devant le Conseil constitutionnel

La loi sur la protection des données a été adoptée définitivement par l'Assemblée nationale le 14 mai 2018 et le Conseil constitutionnel a déclaré l'essentiel du texte conforme à la Constitution, dans une décision du 12 juin 2018. La loi devrait donc entrer en vigueur très prochainement, ce qui mettra fin à une période de relative incertitude juridique. En effet, ce texte a pour objet de transposer les dispositions du règlement général sur la protection des données (RGPD) qui est lui-même entré en application le 25 mai. Le texte européen était donc applicable entre le 25 mai et le 12, mais se trouvait dépourvu de texte assurant son intégration dans le droit interne.


Le contrôle sur les règlements



Tout est donc rentré dans l'ordre et les points essentiels de la loi ne sont pas remis en cause. L'intérêt essentiel de la décision du Conseil semble résider dans un élargissement de sa jurisprudence sur le contrôle d'une loi tirant les conséquences d'un règlement de l'Union européenne.

Jusqu'à aujourd'hui, la jurisprudence portait exclusivement sur les directives qui, contrairement aux règlements, ne peuvent être appliquées en droit qu'après l'intervention d'une loi destinée à opérer cette transposition. Le Conseil a même trouvé dans l'article 88-1 de la Constitution un fondement à cette obligation (décision du 10 juin 2004). Il semble ainsi se démarquer de la jurisprudence issue de la décision Cohn-Bendit rendue par la Cour de justice de l'union européenne (CJUE). Celle-ci considère en effet, comme le Conseil d'Etat dans sa jurisprudence Dame Perreux du 30 octobre 2009, qu'une directive peut être d'applicabilité directe si l'Etat ne l'a pas transposée dans les délais. Il est vrai que cette jurisprudence ne vise qu'à combler un vide juridique, en cas de non-transposition. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, se borne à apprécier la loi de transposition et n'est donc pas en mesure de sanctionner son absence.

Cette jurisprudence pour le moins créative lui a permis ensuite de préciser, dans sa décision du 27 juillet 2006, l'étendue de son contrôle sur ces lois de transposition. C'est ainsi que le texte ne doit pas "aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France". En dehors de cette hypothèse, le Conseil se déclare incompétent pour apprécier une loi portant transposition d'une directive. Ce contrôle est donc exclusivement effectué par les juridictions administratives et judiciaires qui seules peuvent apprécier la conformité du texte aux traités et, le cas échéant, poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne si elles ont un doute sur la portée de la directive.

La décision du 12 juin 2018 étend aujourd'hui cette jurisprudence aux règlements, lorsqu'ils donnent lieu à une loi de transposition. Cet élargissement semble logique, dès lors que rien ne justifierait que la loi transposant un règlement ne soit pas appréciée de la même manière que celle transposant une directive, quand bien même son adoption n'est pas obligatoire.


L'intelligibilité et l'accessibilité de la loi



Sur le fond, la décision écarte d'abord le moyen fondé sur l'atteinte à l'objectif constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, moyen développé dans la saisine sénatoriale. Le Conseil affirme simplement que "si, à cette fin, le législateur a fait le choix de modifier les dispositions de la loi du 6 janvier 1978 en y introduisant des dispositions dont certaines sont formellement différentes de celles du règlement, il n'en résulte pas une inintelligibilité de la loi". La formule témoigne peut-être d'une certaine lassitude à l'égard d'un moyen souvent invoqué, lorsque les parlementaires requérants n'ont pas trouvé d'autres arguments juridiques.



Messe pour le temps présent
Pierre Henry et Michel Colombier. Jerk électronique. 1967


La CNIL



La loi élargit les missions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Elle est désormais l'autorité de contrôle du pour la mise en oeuvre du RGPD et est chargée de publier les règles types, les codes de conduite destinés aux différents opérateurs. A sa traditionnelle fonction de contrôle s'ajoute donc désormais un double rôle de certification et de conseil, puisqu'elle peut être consultée par le parlement sur les questions de protection des données. Aux yeux des sénateurs requérants, cette consultation du parlement n'est pas organisée avec suffisamment de précision par la loi. Ils y voient non seulement une atteinte à l'intelligibilité de la loi mais aussi un cas d'incompétence négative. Le législateur aurait en effet méconnu sa propre compétence en ne précisant pas les aspects procéduraux de cette consultation, le délai imparti à la CNIL pour rendre son avis etc. Le Conseil observe simplement que ces éléments ne relèvent pas du domaine de la loi.

Les pouvoirs de la CNIL sont d'autant plus renforcés que les sanctions qu'elle peut prononcer sont désormais susceptibles d'atteindre 20 millions d’euros ou 4% du chiffre d’affaires annuel mondial de la firme sanctionnée. Ces dispositions tirent les leçons des difficultés rencontrées par la CNIL, lorsqu'elle a été chargée par le G 29 de gérer le contentieux avec Google, alors même qu'elle ne disposait pas d'un arsenal de sanctions suffisamment dissuasif pour peser sur les GAFA. En revanche, les formalités préalables à la création des traitement, telles qu'elles existaient depuis la loi du 6 janvier 1978, disparaissent au profit d'un système qui repose sur l'appréciation des risques par responsable du traitement lui-même, la CNIL exerçant un contrôle a posteriori.


"Sous le contrôle"...



Le seul élément sanctionné par le Conseil est relatif aux traitements de données personnelles relatives aux condamnations pénales. Il a en effet censuré pour incompétence négatives les mots « sous le contrôle de l'autorité publique » figurant à l'article 13 de la loi. Le législateur s'est en effet borné à préciser que ce type de traitement pouvait être mis en oeuvre par des personnes publiques, des personnes morales gérant un service public (...) ou être placés « sous le contrôle de l'autorité publique ». Dès lors que, par la nature même des informations traitées, ces fichiers intéressent les libertés publiques, le législateur a en effet méconnu sa propre compétence. Il aurait dû préciser les catégories de personnes susceptibles d'agir sous ce contrôle et les finalités pour lesquelles ce type de fichier était susceptible d'être créé.

Rien de bien surprenant, et l'annulation pour incompétence négative n'est pas rare. Par analogie, on ne peut cependant s'empêcher de penser à la proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations. Il confère en effet au Conseil supérieur de l'audiovisuel une compétence générale pour refuser de passer une convention, voire interdire un site, lorsque ce site est placé "sous le contrôle" d'un Etat étranger. La formule est tout aussi incertaine, et le risque d'incompétence négative n'est pas négligeable Il reste à espérer que les parlementaires liront la décision du Conseil constitutionnel relative à la protection des données.


Les algorithmes



Une première lecture de la décision pourrait s'arrêter là, en rappelant que seulement quatre mots sont sanctionnés sur l'ensemble du texte. Mais l'essentiel réside dans le long passage consacré à l'usage des algorithmes par l'administration. Le RGPD l'autorise et permet même que des décisions individuelles soient adoptées sur la base d'un algorithme, décisions susceptibles donc d'avoir des conséquences sur la situation juridique d'une personne.

Il fixe cependant quatre conditions à remplir. La première, prévue par l'article 311-3-1 du code des relations avec le public est que la décision doit mentionner son mode d'adoption et les principales caractéristiques de l'algorithme doivent être communiquées à l'intéressé. La seconde est que la décision doit pouvoir être susceptible de recours administratifs qui, cette fois, seront gérés sans que l'administration puisse se fonder exclusivement sur l'algorithme. En cas de contentieux, le juge administratif pourra d'ailleurs exiger la communication des caractéristiques de celui-ci. La troisième est l'exclusion du recours à l'algorithme pour les décisions portant sur des données sensibles, celles qui révèlent l'origine ethnique, la religion, les opinions politiques, l'orientation sexuelle, la santé etc.

Enfin, quatrième et dernier élément, le responsable du traitement doit "pouvoir expliquer, en détail et sous une forme intelligible, à la personne concernée la manière dont le traitement a été mis en œuvre à son égard".Cette dernière condition pourrait sembler anodine, car il s'agit d'appliquer la règle de motivation des décisions administratives défavorables. Mais elle risque d'avoir un impact considérable en interdisant l'usage des algorithmes "auto-apprenants", c'est-à-dire ceux qui se nourrissent eux-mêmes de leurs propres décisions, qui révisent eux-mêmes les règles qu'ils appliquent, en l'absence d'intervention humaine. Dans ce cas, le gestionnaire du traitement en perd le contrôle, et c'est précisément ce que refuse le Conseil constitutionnel.

En l'espèce, le Conseil estime que la loi prend des garanties "appropriées" et exclut l'usage des algorithmes auto-apprenants. En précisant clairement sa position, le Conseil constitutionnel pose ainsi des bornes aux expériences de justice prédictive qui, précisément, repose sur ce type d'algorithmes. Il rend ainsi un fier service aux juridictions suprêmes, Conseil d'Etat et Cour de cassation, qui souhaitent conserver le contrôle et le pilotage des expériences dans ce domaine.

Considérée sous cet angle, la décision du 12 juin 2018 est tout-à-fait intéressante. Certes, disons franchement qu'elle ne présente pratiquement aucun intérêt au regard de la loi RGPD qui était l'objet du contrôle. Mais le Conseil profite de l'occasion pour faire avancer certains dossiers, poser des marques discrètes sur la notion de contrôle ou sur les algorithmes. Ce sont autant d'avertissements dont le législateur devrait sans doute tenir compte d'autant qu'ils reposent sur une volonté de protéger les libertés publiques dans un univers technologique marqué par la dilution de l'examen individuel des dossiers.


Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


mardi 12 juin 2018

Quand le rap dérape...

Le débat du jour est consacré au rappeur Medine qui doit se produire au Bataclan en octobre 2018. L'information ne présenterait aucun intérêt juridique, s'il n'était l'auteur et l'interprète d'une chanson, Don't Laïk, sortie quelques jours avant les attentats du 13 novembre 2015. Quelques extraits révèlent le sens de son propos, d'ailleurs fort clair : 

Crucifions les laïcards comme à Golgotha
Le polygame vaut bien mieux que l'ami Strauss-Kahn (...)
Je scie l'arbre de leur laïcité avant qu'on le mette en terre (...)
Les élites sont les prosélytes des propagandistes ultra laïcs
Je me suffis d'Allah, pas besoin qu'on me laïcise etc..

La violence de ce texte et l'idée même qu'il puisse être chanté au Bataclan ne peuvent manquer de choquer et les réactions sont parfois très vives. Certains parlent de "sacrilège pour les victimes", d'autres demandent l'interdiction du spectacle. Ils s'adressent aux autorités publiques, alors même qu'elles ne sont, en aucun cas, responsables de la situation. Les premiers responsables sont des personnes privées : les propriétaires et gestionnaires du Bataclan. Si l'on peut comprendre qu'ils aient voulu "désanctuariser" la salle de spectacle, on peut difficilement excuser leur absence totale d'empathie avec les victimes. Il n'empêche que, comme d'habitude, c'est à l'Etat que l'on demande d'intervenir. Mais ce n'est pas si simple car notre système juridique est, fort heureusement, libéral. La liberté d'expression repose sur un régime juridique dit "répressif", terme qui signifie que chacun s'exprime librement, sauf à devoir rendre des comptes a posteriori devant le juge pénal.


La dignité de la personne 



Sur quel fondement pourrait-on interdire préalablement le spectacle ? Dans son aspect proprement juridique, le cas de Medine rappelle étrangement celui de Dieudonné. En janvier 2014, le premier ministre de l'époque, Manuel Valls, avait rédigé une circulaire destinée aux préfets et aux élus locaux, les incitant à prononcer l'interdiction des spectacles de Dieudonné, au motif qu'il y tenait des propos antisémites. Sur ce fondement, le préfet de Loire Atlantique avait interdit un spectacle prévu à Saint Herblain. Dans une ordonnance du 9 janvier 2014, le juge des référés du Conseil d'Etat avait accepté une telle pratique et refusé en conséquence de suspendre l'arrêté d'interdiction. Il s'appuyait essentiellement sur le principe de dignité, que le Conseil d'Etat avait considéré comme un élément de l'ordre public dans l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995.

Sur cette base, on pourrait penser qu'il suffirait d'invoquer la dignité des victimes de l'attentat du Bataclan, celles qui ont survécu ou celles qui ont perdu un proche dans cette tragédie, pour justifier une interdiction. Sur le fond, ce motif n'est pourtant pas réellement pertinent. Dans l'affaire Morsang-sur-Orge, l'affaire portait sur une attraction de "lancer de nain" stupidement organisée dans une discothèque de la ville, et la dignité bafouée était celle d'une personne handicapée considérée comme un objet d'amusement et de dérision. Dans l'ordonnance du 9 janvier 2014, le juge avait élargi considérablement la jurisprudence, en considérant que la dignité en cause était celle des spectateurs potentiels du spectacle de Dieudonné, choqués par ses propos antisémites. Aujourd'hui, la dignité est celle des victimes, mais elles ne sont ni les acteurs ni les spectateurs du spectacle. Au demeurant, l'atteinte à leur dignité ne provient pas exclusivement du texte de Don't Laïk, chanson antérieure aux attentats, mais du fait que la chanson soit chantée sur les lieux du drame.


 Tyrolienne haineuse
Pierre Dac et Francis Blanche


L'ordre public 



Surtout, la jurisprudence ne va guère dans ce sens. L'ordonnance du 9 janvier 2014 a été largement critiquée parce qu'elle remettait en cause une jurisprudence ancienne, selon laquelle une réunion ne peut être interdite par l'autorité administrative que si il est matériellement impossible de garantir l'ordre public. Dans les autres cas, le juge administratif considère, depuis l'arrêt Benjamin de 1933, que la mesure d'interdiction est disproportionnée par rapport à la menace. De fait, le juge des référés du Conseil, dans une seconde affaire Dieudonné, est revenu en arrière, discrètement et à petit bruit, dans une nouvelle ordonnance du 6 février 2015. Il a repris cette fois la jurisprudence Benjamin, en confirmant la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne interdisant le même spectacle de Dieudonné. Depuis cette date, le principe de dignité n'est plus invoqué à l'appui d'interdictions préventives.

Peut-on alors envisager de s'appuyer sur l'ordre public, de manière plus générale et sans s'éloigner de la jurisprudence Benjamin ? Il faut alors envisager que le spectacle de Medine suscite une telle atteinte à l'ordre public qu'il n'est pas possible d'assurer le maintien de l'ordre. Or, les "laïcards"ne sont pas des gens habitués à provoquer des émeutes...


Les sanctions pénales

 


Dans l'état actuel du droit, les autorités publiques ne disposent d'aucun fondement juridique de nature à justifier l'interdiction préalable du spectacle de Medine. Cela n'interdit pas cependant des poursuites pénales a posteriori, même si elles pourraient sembler bien tardives.

En effet, la chanson Don't Laïk est sorti fin 2014... et il ne s'est rien passé. Or elle comportait déjà ce qui ressemble bien à un appel au meurtre (Crucifions les laïcards comme à Golgotha) et, de manière plus générale, à un discours de haine au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme4B. L'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 permet ainsi de punir de cinq ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende ceux qui ont directement provoqué à commettre des atteintes volontaires à la vie. De même, l'article 225-1 du code pénal confère désormais un champ très large à la notion de discrimination, permettant de condamner à trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende celui qui aurait stigmatisé des personnes en raison de leurs opinions ou de leur appartenance religieuse. Or, le soutien du principe de laïcité est une opinion politique. La sanction pénale est donc possible, à la condition que Medine chante la chanson litigieuse, ce qui n'est pas certain.

L'affaire révèle ainsi une certaine inertie des autorités qui n'ont absolument pas réagi lorsque cette chanson est sortie. Mais cette inertie ne trouve-t-elle pas son origine dans l'idée, désormais très répandue, que le principe de laïcité doit être combattu au nom d'une liberté religieuse désormais revendiquée comme un véritable droit au prosélytisme ?  Ceux qui estiment que le respect du principe de laïcité est un élément de la paix publique sont aujourd'hui qualifiés d'anti-musulmans, d'islamophobes ou de membres éminents de la fachosphère. Leur propos n'est pas discuté mais simplement disqualifié. Medine illustre parfaitement cet amalgame, lorsqu'il déclare : « Allons-nous laisser l'extrême droite dicter la programmation de nos salles de concert, voire plus généralement limiter notre liberté d'expression ?". Qu'il se rassure, tous ceux qui sont choqués par ce concert ne sont pas des fascistes. Et les méchants "laïcards" sont tellement intolérants qu'ils n'appellent à crucifier personne et que tous les spectateurs pourront assister au spectacle en toute sécurité. Car le principe de laïcité n'est pas un principe d'extrême droite mais, tout simplement, un principe républicain.

Sur les discours de haine : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 10 juin 2018

Le droit à la vie et l'usage proportionné de la force

L'arrêt Toubache c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 7 juin 2018 estime que les autorités françaises ont porté atteinte au droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour sanctionne en effet sur ce fondement le caractère disproportionné du recours à la force par les autorités de police.

Les requérants sont les parents d'un jeune homme, N.T., tué en novembre 2008. Après avoir participé à un vol de carburant et un cambriolage avec deux complices, le véhicule où se trouvait N.T. a été pris en chasse par une patrouille de gendarmerie. En dépit des avertisseurs sonores et lumineux, en dépit de deux tirs de flashball, la voiture refuse de s'arrêter, mais se retrouve par hasard face à second dispositif de gendarmerie, mis en place à l'entrée d'une commune de l'Oise pour gérer un accident de la circulation. Suit une scène digne d'un mauvais film. La voiture de gendarmerie poursuivante s'immobilise derrière le véhicule en fuite. Le gendarme O.G. sort, renouvelle son injonction d'arrêt et tire sur le moteur, sans résultat car son arme est enrayée. Les trois complices repartent donc à pleine vitesse, contraignant O.G. à faire un pas de côté pour éviter d'être percuté. Voyant le véhicule s'éloigne, il se place dans son axe et tire à plusieurs reprises. Quelques minutes plus tard, le corps de N.T. est retrouvé à la caserne des pompiers, tué par balle.


La responsabilité de l'Etat



La CEDH n'est pas saisie de l'affaire pénale. Le gendarme O.G. a été poursuivi d'abord pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, le juge d'instruction requalifiant les faits ensuite en homicide involontaire par imprudence. La Cour d'appel a finalement estimé qu'il n'y avait pas lieu de renvoyer O.G. devant une juridiction de jugement, l'usage de son arme étant considéré comme absolument nécessaire pour immobiliser le véhicule. A l'époque, cette analyse reflétait exactement le droit en vigueur. Celui-ci autorisait en effet les officiers et sous-officiers de la gendarmerie à déployer la force armée dans un certain nombre de cas, parmi lesquels :
  • - "Lorsque les personnes invitées à s'arrêter par des appels répétés de « Halte gendarmerie » faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s’arrêter que par l’usage des armes ;-
  • - "Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt."
Tel était donc le droit applicable au moment des faits, et les tirs du gendarme O.G. s'inscrivaient dans ce cadre juridique, dès lors que le conducteur du véhicule refusait d'obtempérer à un ordre d'arrêt et avait même pris la fuite après que des appels répétés lui ait été adressé. Devant la CEDH, la responsabilité du gendarme O.G. n'est donc plus en cause et c'est la responsabilité de l'Etat qui se trouve engagée pour violation du droit à la vie.


Le droit à la vie



La Convention européenne des droits de l'homme se borne à proclamer "le droit de toute personne à la vie", sans présenter l'étendue des obligations ainsi imposées aux Etats parties. La CEDH n'est guère plus précise lorsqu'elle le présente comme "l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe"dans l'arrêt McCann c. Royaume-Uni de 1995 ou comme une "valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme" dans la décision de 2001 Streletz, Kessler et Krentz c. Allemagne.

L'article 2 al. 2 de la Convention précise cependant que la mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans le cas où "elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire ... pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue". La CEDH apprécie cette absolue nécessité, et elle a ainsi été conduite à imposer à l'Etat une obligation de moyens. Il doit effet démontrer qu'il a déployé tous les moyens possibles pour contrôler la situation avant d'utiliser la force létale.


 Starsky et Hutch. William Blinn. Paul Michael Glaser et David Soul. 1975


Les conditions matérielles



Sur ce point, la CEDH apprécie certes les conditions matérielles du recours à la force. C'est ainsi que la Cour a été conduite à se prononcer sur la répression du terrorisme tchétchène par les autorités russes. Dans un arrêt Finogenov et autres du 20 décembre 2011, elle a d'abord considéré que l'emploi d'un gaz préalablement à l'assaut n'emportait pas une atteinte à l'article 2, alors même qu'il avait fait des victimes parmi les 900 otages d'un siège qui durait depuis deux jours. Six ans plus tard, la solution est toute différente dans l'arrêt Tagayeva et autres du 27 avril 2017, rendu à propos de la prise d'otages de l'école de Beslan en 2004. La CEDH considère alors comme disproportionné l'emploi d'armes "indiscriminées" plus adaptées à la guerre classique qu'à la lutte contre le terrorisme. Dans les deux cas, elle sanctionne cependant l'absence d'enquête transparente et effective après les évènements.

Dans l'affaire Toubache, la Cour reconnaît volontiers que les forces de gendarmerie ont procédé à toute une série d'avertissements préalables avant que le gendarme O.G. décide de tirer.  Elle prend note que l'arme a été utilisée contre le véhicule, pour l'immobiliser, et non pas contre les personnes qui s'y trouvaient. Elle va donc examiner si le risque que représentait l'usage de la puissance de feu contre une voiture, ayant conduit à la perte d'une vie, était strictement proportionné au regard du danger que le véhicule représentait et de l'urgence qu'il y avait à l'arrêter. Dans un arrêt Juozaitiene et Bikulcius c. Lituanie du 24 avril 2008, la CEDH rappelle que les armes létales ne peuvent être utilisées qu'en dernier recours, pour éviter le "danger clair et imminent que représente le conducteur de la voiture au cas où il parviendrait à s'échapper". La Cour est ainsi conduite à apprécier la nature de l'infraction commise et le danger que son auteur représente, contrôle qu'elle avait exercé dès l'arrêt Natchova et autres c. Bulgarie du 6 juillet 2005.

En l'espèce, la CEDH observe que les occupants du véhicule en fuite étaient soupçonnés d'atteintes aux biens et non pas aux personnes. Il est vrai que le conducteur a directement tenté de renverser un gendarme, acte qui révèle sa dangerosité. Mais rien ne permet d'assimiler les autres occupants au conducteur, et le jeune N.T. était installé sur la banquette arrière et ne mettait personne en danger. Surtout, le gendarme a tiré alors que la voiture s'éloignait, à un moment où sa vie et celle des ses collègues n'était plus menacée. Il ne pouvait donc, au moment du tir, avoir la conviction que son intégrité physique se trouvait en péril, critère utilisé dans l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie du 25 août 2009. De tous ces éléments, la Cour déduit que le recours à la force létale n'était pas absolument nécessaire pour procéder à l'arrestation et conclut à la violation de l'article 2. On ne peut contester le principe selon lequel la force ne peut être utilisée que lorsqu'elle s'analyse comme une nécessité impérieuse. Il n'empêche que la CEDH se prononce exclusivement à partir d'éléments de fait, la jurisprudence donnant ainsi l'impression d'une construction au cas par cas. 


Les conditions juridiques



La Cour ne se prononce pas, en effet, sur les conditions juridiques de l'emploi de la force létale. Il est vrai que, sur ce point, sa jurisprudence est beaucoup plus restrictive. Elle ne sanctionne que l'improvisation des interventions armées, lorsqu'elles ne s'appuient sur aucun fondement juridique, et l'absence ou l'insuffisance de l'enquête qui a suivi les évènements. Dans l'affaire Toubache, le gendarme a appliqué le droit de l'époque, et l'enquête a été satisfaisante. 

Sans attendre la présente décision, et conscientes du risque de condamnation par la CEDH, les autorités françaises ont fait évoluer le droit. La loi du 28 février 2017 prévoit désormais que "les policiers et gendarmes peuvent "faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée", formule directement inspirée de la jurisprudence européenne. La loi précise que cet usage des armées létales est limité aux personnes qu'il est nécessaire de contraindre à s'arrêter et qui sont "susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui."

Sur le papier, tout semble désormais limpide. Les forces de l'ordre ne peuvent user de la force létale contre les petits délinquants, sauf hypothèse où ils menacent directement leur vie. Cette règle semble aussi évidente qu'incontestable. Le problème est que, dans la vraie vie, tout n'est pas toujours aussi simple. L'identité du contrevenant et ses antécédents ne sont pas toujours connus au moment où s'engage une poursuite en voiture, la menace qu'il représente pour les tiers n'est pas toujours clairement identifiée. Dans le doute, les forces de l'ordre sont donc finalement invitées à s'abstenir.


Sur le droit à la vie : Chapitre 7, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




mardi 5 juin 2018

Le référendum local à Grenoble, ou la démocratie en trompe l'oeil

Dans un jugement du 25 mai 2018, le tribunal administratif de Grenoble, agissant sur déféré du préfet de l'Isère, déclare illégale une procédure d'"interpellation et de votation citoyenne" mise en place par les élus grenoblois et qui ressemble assez, au plan local, au veto populaire imaginé par les constituants de 1793.


La procédure d'interpellation et la votation citoyenne



Dans le dossier de presse présentant cette procédure, le maire Eric Piolle (EELV) la présente comme un outil qui donne "la possibilité aux Grenoblois d'être à l'initiative de projets, d'intervenir au conseil municipal pour interpeller les élus sur une opinion ou des idées, et de décider directement, par la votation citoyenne, les choix budgétaires pour les réorienter au plus près de leurs besoins ». Concrètement, l'interpellation confère aux Grenoblois âgés de plus de seize ans la faculté de signer une pétition dans un domaine relevant de la compétence du conseil municipal. Si elle recueille plus de 2000 signatures, son objet est inscrit à l'ordre du jour. Si le conseil municipal ne donne pas satisfaction aux pétitionnaires, un référendum est organisé auquel peuvent participer tous les habitants de plus de seize ans. Si la proposition recueille plus de 20 000 voix, le maire s'engage à la mettre en oeuvre dans un délai de deux ans.

La formule est sans doute démocratique, mais le seul problème est qu'une telle procédure n'est pas prévue par le droit positif. Le tribunal administratif l'annule donc sur déféré préfectoral, rappelant ainsi aux élus locaux qu'ils ne sont pas compétents pour organiser la démocratie locale selon des mécanismes qui leur conviennent.


Le déféré



En l'espèce, le recours intervient au moment où cette procédure nouvelle est mise en oeuvre pour la première fois. Le 20 juin 2016, une délibération du conseil municipal de Grenoble vote l'augmentation des tarifs de stationnement dans la ville. Une pétition demandant son abrogation réunit rapidement 2000 signatures, et un débat a lieu au conseil municipal le 26 septembre 2016, sans qu'un vote soit formalisé. La proposition d'abrogation est ensuite soumise au vote des Grenoblois le 16 octobre 2016, mais ne recueille que 4515 voix sur les 20 000 requises, 90 % du corps électoral s'étant abstenu.

Le préfet de l'Isère a vainement demandé au maire de Grenoble le retrait de la décision instituant la procédure d'interpellation et de votation citoyenne. Il a donc usé de la procédure du déféré qui lui permet de demander au juge administratif l'annulation d'un acte qu'il estime illégal.


Oui à la France. Lefor Openo. Affiche pour le référendum de 1958
 

L'article 72-1 de la Constitution



Devant le juge, la mairie de Grenoble invoque deux fondements juridiques bien distincts pour justifier la procédure. Elle s'appuie d'abord sur l'article 72-1 de la Constitution, dont les deux premiers alinéas sont ainsi rédigés :

"La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l'exercice du droit de pétition, demander l'inscription à l'ordre du jour de l'assemblée délibérante de cette collectivité d'une question relevant de sa compétence.

Dans les conditions prévues par la loi organique, les projets de délibération ou d'acte relevant de la compétence d'une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité.
"

Aux yeux du maire de Grenoble, la procédure d'interpellation et de votation citoyenne se borne à combiner ces deux alinéas. Le problème est qu'il a lui-même organisé l'organisation de chacune des procédures et l'articulation entre elles. Or, l'article 72-1 énonce clairement que cet aménagement relève de la compétence législative. Les lois organiques du 1er août 2003 et du 13 août 2004 ont ainsi introduit dans le code général des collectivités territoriales des dispositions organisant la participation des électeurs aux décisions locales.


Référendum et consultation



Ce texte met en place deux procédures distinctes, parfois plus ou moins confondues dans l'esprit des élus. Le référendum local, celui de l'article 72-1,  permet de faire adopter par le corps électoral "tout projet de délibération tendant à régler une affaire de la compétence de la collectivité". Il est soumis à une procédure spécifique, prévoyant notamment la transmission obligatoire au préfet de la délibération qui l'organise. Le référendum est organisé selon les conditions habituelles imposées par le droit électoral. Le projet est adopté si la moitié au moins des électeurs a pris part au vote et s'il réunit la moitié des suffrages exprimés.

La seconde procédure est la "consultation des électeurs sur les décisions que les autorités de la collectivité envisagent de prendre pour régler les affaires relevant de la compétence de celle-ci". Autrement dit, un projet de délibération du conseil municipal est soumis à la population pour avis. La décision de recourir à cette procédure appartient au conseil municipal mais l'initiative est partagée. En effet, le cinquième des électeurs inscrits sur les listes électorales peut demander l'inscription à l'ordre du jour d'une délibération en ce sens. Là encore, le préfet est obligatoirement saisi, dans les mêmes conditions que pour le référendum, l'objet de cette saisine étant de lui laisser la possibilité de faire un déféré devant la juridiction administrative. La grande différence réside évidemment dans le fait que cette seconde procédure est purement consultative. L'article L 1112-20 du code général des collectivités territoriales énonce seulement qu'"après avoir pris connaissance du résultat de la consultation, l'autorité compétente (...) arrête sa décision sur l'affaire qui en a fait l'objet".

Les élus grenoblois ont réalisé une sorte de mélange inédit entre les deux procédures. Il ne s'agissait pas d'un référendum, puisque l'initiative venait d'une pétition des électeurs, mais il ne s'agissait pas davantage d'une consultation puisque le conseil municipal était lié par son résultat, à la condition toutefois que la proposition recueille 20 000 voix. L'annulation de la délibération pour incompétence ne faisait donc aucun doute, dès lors que la mise en oeuvre de l'article 72 impose une intervention législative. La procédure était également irrégulière, puisqu'elle s'affranchissait de la transmission obligatoire au préfet. Sur le fond, l'illégalité était également manifeste puisque les deux procédures par la loi font intervenir les électeurs inscrits sur les listes électorales de la commune, et eux seuls. Or les élus grenoblois avaient élargi le corps électoral aux jeunes de seize à dix-huit ans.



Echec ou victoire ?




Les motifs d'illégalité sont flagrants, presque trop. Le maire de Grenoble, sans doute assisté d'un service juridique, pouvait-il réellement ignorer que la procédure ainsi initiée était parfaitement illégale et qu'elle susciterait un déféré préfectoral ? On peut raisonnablement en douter et donc se demander pourquoi l'élu grenoblois n'a pas utilisé tous simplement les procédures de démocratie locale autorisées par la loi.

Un élément de réponse peut sans doute être apporté, en observant que cet échec juridique peut s'analyser comme une victoire en termes de communication. Le conseil municipal décide d'augmenter le prix du stationnement dans la ville. Une pétition réunit plus de 2000 signatures, et obtient ainsi l'organisation d'un "référendum" décisionnel, la mairie s'engageant à renoncer à cette augmentation si le seuil des 20 000 électeurs est atteint. Or l'opposition ne réunit que 4500 électeurs, nombre dérisoire si l'on considère que la ville de Grenoble compte plus de 160 000 habitants. Le maire peut alors affirmer que cette mesure est le fruit des efforts combinés de l'opposition municipale qui a incité à l'abstention et du méchant préfet qui a suscité l'annulation d'une procédure démocratique... On en finirait par oublier que c'est le conseil municipal qui avait voté la délibération et décidé l'augmentation.  On pourrait en sourire, si la grande perdante dans ce genre de situation n'était pas la démocratie locale elle-même. Car les habitants de la ville n'ont participé qu'à une parodie de consultation, dépourvue de fondement juridique et incapable de peser sur les délibérations du conseil municipal.


Sur les droits de l'expression politique : Chapitre 9, section 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


vendredi 1 juin 2018

Sites noirs de la CIA : l'acquiescement et la connivence

Le 31 mai 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu deux arrêts condamnant la Roumanie et la Lituanie. Ces deux Etats, membres de l'Union européenne et, à ce titre censés défendre et respecter les droits de l'homme, ont pourtant permis à la Central Intelligence Agency (CIA) de détenir sur leur territoire des personnes soupçonnées d'avoir participé à des attentats terroristes, dans les années 2004 à 2006. Durant cette détention arbitraire dans des prisons secrètes, les intéressés ont été soumis à des mauvais traitements. La création de ces sites noirs offrait aux Etats-Unis la possibilité de s'affranchir des contraintes du droit américain, et plus particulièrement du contrôle des juges. Les deux requérants sont considérés par la CIA comme des "High Value Detainees" (HVD), c'est à dire des détenus de haute importance, notion justifiant, à ses yeux, une détention de longue durée sans aucun fondement juridique.

Abd Al Rahim Husseyn Muhammad Al Nashiri est un Saoudien d'origine yéménite, actuellement détenu à Guantanamo. Capturé à Dubaï en 2002, il est accusé d'avoir participé à l'attaque de l'USS Cole en 2000 et du pétrolier français MV Limbourg en 2002. Il a été détenu dans des prisons secrètes, en Afghanistan, en Thaïlande, puis en Pologne de décembre 2002 à juin 2003, avant d'être transféré dans cinq prisons successivement, dont une située en Roumanie, objet de la présente requête. Zayn Al-Abidin Muhammad Husayn, alias Abu Zubaydah, est, quant à lui, un apatride d'origine palestinienne, lui aussi détenu à Guantanamo. Soupçonné par la CIA d'avoir participé à la préparation des attentats du 11 septembre 2001, il a été détenu en Thaïlande, en Pologne, à Guantanamo, au Maroc, puis en Lituanie, objet de son recours. Tous deux ont déjà fait un premier recours devant la CEDH, aboutissant à une condamnation de la Pologne en juillet 2014.

La question de la preuve 



Dans les deux cas, la CEDH n'a pu recueillir un récit direct des requérants, tous deux étant détenus au secret depuis 2002. Leurs seuls contacts avec le monde extérieur ont été, depuis cette date, une rencontre avec le Comité international de la Croix Rouge (CICR) en 2006 et quelques entrevues avec leur représentant auprès des autorités militaires américaines. 

Dans ces conditions, la Cour n'hésite pas à aller chercher des preuves extérieures au dossier, c'est-à-dire concrètement tous les instruments à sa disposition : enquête menée par le sénateur suisse Dick Marty à la demande de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, enquête diligentée par le Sénat américain, mais aussi investigations des ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International. A cela s'ajoute le rapport du CICR sur le traitement des "High Value Detainees", rapport fondé sur les interrogatoires de quatorze détenus, dont les deux requérants. Ces documents fournissent des informations sur les lieux de détention et les mauvais traitements infligés aux détenus. Du rapport du Sénat américain, la CEDH peut ainsi retenir que le "site violet" où était détenu M. Husayn était situé en Lituanie et qu'il a fonctionné de février 2005 à mars 2006, et que le "site black", lieu de détention de M. Al Nashiri était, quant à lui, en Roumanie, ouvert de septembre 2003 à novembre 2005. 

La Cour tient compte du fait que les droits de la défense ne sont pas exercés dans leur plénitude et que les requérants n'ont pas accès à l'intégralité du dossier. Les Etats défendeurs ne doivent donc pas pouvoir s'abriter derrière l'absence de certains éléments de preuve dans le dossier, en particulier ceux concernant les lieux et durées de fonctionnement des sites noirs. En allant chercher ailleurs les éléments de preuve, la Cour utilise le système anglo-saxon selon lequel les faits doivent être établis "au-delà du doute raisonnable".

Black is black. Los Bravos. 1966

Article 3 : volet matériel et volet procédural



La question de la preuve est particulièrement délicate en matière de torture et de traitement inhumain et dégradant, pratiques sanctionnées par l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Sur le plan matériel, il est difficile de démontrer que les requérants ont eux-mêmes été soumis à la torture. C'est ainsi que la CEDH reconnaît qu'il n'est pas possible de démontrer que M. Al Nashiri ait subi l'épreuve du water-boarding en Roumanie, alors même qu'il l'avait déclaré devant la commission d'enquête du CICR. En revanche, la CEDH note que les différents éléments en sa possession montrent que des mauvais traitements divers étaient infligés aux prisonniers, tant en Roumanie qu'en Lituanie : pratique habituelle du port d'un bandeau ou d'une cagoule, isolement, port continu d'entraves, exposition au bruit et à la lumière. Sans qu'il soit besoin d'individualiser ces pratiques, les conditions générales de détention étaient donc constitutives d'un traitement inhumain et dégradant. 

Reste que les responsables de ces traitements sont les geôliers, c'est-à-dire les autorités américaines. Pour condamner la Lituanie et de la Roumanie, la CEDH s'appuie sur le volet procédural de l'article 3. Dans les deux cas, elle constate des défaillances graves dans les enquêtes diligentées par les Etats sur des faits qui se sont produits sur leur territoire et dont ils étaient parfaitement informés. En Lituanie, l'enquête pénale a piétiné et les investigations ont finalement été interrompues. ll en est de même en Roumanie, où l'enquête pénale n'a été ouverte que sept ans après la fermeture du site, tous les documents relatifs aux transports aériens ayant été détruits. Quant à l'enquête parlementaire, elle s'est bornée à conclure qu'il était "probable" qu'une prison secrète ait été ouverte dans le pays.

La Cour sanctionne d'abord les deux Etats pour abstention fautive, car les enquêtes diligentées n'ont été ni "promptes", ni "approfondies", ni "effectives", trois conditions figurant déjà dans l'arrêt El Masri c. Ex- République yougoslave de Macédoine du 13 décembre 2012. Sur ce point, la jurisprudence formule les mêmes exigences que la Convention sur la torture de 1984 qui exige des Etats qu'ils procèdent à des enquêtes en vue d'établir des faits susceptibles de donner lieu à poursuites (art. 6). Il convient d'observer que la Lituanie et la Roumanie ont tous deux ratifié cette Convention.

En l'espèce, la Cour va plus loin et considère qu'ils sont véritablement complices des traitements infligés aux requérants, dès lors qu'ils n'ont rien fait pour les empêcher ni pour les punir. Ils sont coupables d'"acquiescement et de connivence", formule extrêmement dure qui fustige la soumission de certains Etats, leur dépendance à l'égard des Etats Unis, au mépris des droits de l'homme les plus élémentaires. 

Cette décision doit en effet être lue comme une condamnation de deux Etats européens mais aussi comme un message adressé aux Etats-Unis. S'ils peuvent instrumentaliser des gouvernements, obtenir d'eux qu'ils cautionnent la torture et la détention arbitraire, ils ne peuvent pas instrumentaliser la Cour européenne qui, patiemment, entreprend de sanctionner les Etats qui ont été complices de ces mauvaises actions. Après la Pologne, c'est aujourd'hui le tour de la Roumanie et de la Lituanie. D'autres suivront probablement. On peut voir dans cette jurisprudence une réaction positive de l'Etat de droit face à des pratiques qui en sont la négation. 

Mais on doit aussi s'interroger sur l'échec relatif de la construction européenne. Des Etats intégrés relativement récemment ne la perçoivent pas comme un espace dominé par une conception commune des libertés, tout juste comme un espace de libre circulation des biens et des personnes, un espace dont la protection est exclusivement assurée par l'OTAN et non pas par le droit. Ils sont donc prêts à s'affranchir de ces valeurs communes si leur grand allié américain le demande. A sa manière, la CEDH s'efforce de leur montrer que la culture européenne n'est pas une culture de la soumission. Dans l'état actuel des choses, le combat n'est pas gagné.


Sur le terrorisme : Chapitre 4, section 1 § 1 A du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


lundi 28 mai 2018

La liberté de manifestation selon le ministre de l'intérieur

Gérard Collomb, ministre de l'intérieur, s'est exprimé en ces termes sur BFM TV : "Je crois que si on veut garder demain le droit de manifester, qui est une liberté fondamentale, il faut que les personnes qui veulent exprimer leur opinion puissent aussi s'opposer aux casseurs et ne pas, par leur passivité, être, d'un certain point de vue, complices de ce qui se passe". Cette phrase a immédiatement suscité un tollé, en particulier chez les participants des "Fêtes à Macron" et autres "Marées populaires". Très présents dans les médias et les réseaux sociaux, ils ont à la fois monopolisé et politisé la critique, laissant à l'écart l'analyse juridique. C'est pourtant sur le plan du droit, et de lui seul, que la phrase du ministre doit être étudiée pour en mesurer son caractère surprenant.


La place de la liberté de manifester dans l'ordre juridique



La liberté de manifestation est-elle une "liberté fondamentale" ? Il faudrait s'entendre sur ce terme, qui laisse malencontreusement entendre qu'il existerait des libertés moins fondamentales que d'autres, des libertés de second rang en quelque sorte... Le décret-loi du 30 octobre 1935 définit, encore aujourd'hui, le cadre juridique de la liberté de manifester. Il s'agit d'un texte de procédure, qui met en place un régime de déclaration préalable, sans se préoccuper de consacrer une liberté. La seule mention de la "liberté de manifester" dans la loi figure dans l'article 431-1 du code pénal qui crée un "délit d'entrave à la liberté de manifester". L'approche de cette liberté par la loi est tout à la fois procédurale et négative. 

Le Conseil constitutionnel ne se montre guère plus volontariste. Dans sa décision du 18 janvier 1995, il a considéré qu'une disposition conférant au juge pénal la possibilité d'interdire à une personne condamnée de manifester dans certains lieux précisés par sa condamnation, n'est pas de nature "à méconnaître les exigences de la liberté individuelle, de la liberté d'aller et venir et du droit d'expression collective des idées et des opinions". Il ajoute ensuite, heureusement, que, dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité, il vérifie "la conciliation des exigences de l'ordre public et de la garantie des libertés constitutionnellement protégées".  La liberté de manifester est donc "constitutionnellement protégée", mais elle n'est qu'un sous-produit de la liberté d'expression.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, fonde la liberté de manifester sur l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la "liberté de réunion pacifique". Les Etats peuvent cependant apporter à l'exercice de cette liberté des restrictions "prévues par la loi" et "nécessaires dans une société démocratique". La Cour apprécie cette nécessité, jugeant par exemple, dans un arrêt Alekseyev c. Russie du 21 octobre 2010, que l'interdiction de la Gay Pride durant trois années de suite par le maire de Moscou n'était pas nécessaire, les motifs d'une telle décision résidant davantage dans l'homophobie que dans les impératifs de l'ordre public. La liberté de manifester est donc protégée par la Convention, mais elle est cette fois un sous-produit de la liberté de réunion. 

Le ministre de l'intérieur évoque les " personnes qui veulent exprimer leur opinion", formulation qui repose sur la définition donnée par le Conseil constitutionnel. Si la liberté de manifester n'est pas réellement autonome, il n'en demeure qu'elle est constitutionnellement garantie et le ministre ne semble pas l'ignorer.


Claude Nougaro. Paris mai.  1968


La police de la manifestation


La phrase du ministre pose davantage problème lorsqu'il affirme que les manifestants doivent s'opposer aux casseurs", leur "passivité" conduisant à la considérer comme "complices". Cette fois, la question posée est celle du titulaire du pouvoir de police. L'article D 211-10 du code de la sécurité intérieure précise que "dans le cas d'un attroupement mentionné à l'article L. 211-9, le maintien de l'ordre relève exclusivement du ministre de l'intérieur." Cette disposition ne fait d'ailleurs qu'appliquer l'article L 1142-2 du code de la défense qui fait de ce dernier le "responsable de la préparation et de l'exécution des politiques de sécurité intérieure et de sécurité civile qui concourent à la défense et à la sécurité nationale". Il est donc "sur le territoire de la République, responsable de l'ordre public (...)". En aucun cas, ce pouvoir de police ne saurait être délégué aux organisateurs de la manifestation.

Cela ne signifie pas qu'ils n'aient aucun rôle dans ce domaine. La déclaration préalable à une manifestation doit en effet comporter un certain nombre d'informations, sur les organisateurs, l'objet du rassemblement, sa date et son heure, son itinéraire, une estimation du nombre de participants etc. Au nombre de ces informations figure "le descriptif des dispositifs de sécurité mis en place". Les organisateurs doivent donc prévoir un service d'ordre et en informer l'autorité de police, concrètement la préfecture de police à Paris. Ce service d'ordre ne saurait être seul chargé de l'ordre public. Il n'a qu'une fonction d'assistance, d'encadrement du cortège. Son existence permet aux autorités de police d'adapter leur mode d'action et elles n'interviendront pas nécessairement de la même manière, ni avec les mêmes moyens, lorsque le service d'ordre est assuré par les gros-bras de la CGT ou par des élèves des lycées parisiens. En tout état de cause, et quelle qu'en soit l'organisation, les organisateurs de la manifestation ne sont pas responsables des violences éventuellement intervenues car le maintien de l'ordre public demeure de la compétence du ministre de l'intérieur. 

La jurisprudence européenne l'affirme clairement. La CEDH estime ainsi qu'"il incombe aux Etats parties d'adopter des mesures raisonnables et appropriées, afin d'assurer le déroulement pacifique des manifestations licites" (21 juin 1988, Plattform "Artzte für des Leben c. Autriche). Peu importe donc que le service d'ordre soit inefficace ou débordé, l'ordre public doit être assuré par les autorités compétentes. La CEDH a d'ailleurs jugé que cette responsabilité était identique dans le cas des manifestations illégales, jugeant dans un arrêt Berladir c. Russie du 10 juillet 2012 qu'elles devaient être réprimées "sans faire preuve de brutalité excessive".


Les motifs d'interdiction



Le juge administratif, quant à lui, est essentiellement appelé à statuer sur les mesures d'interdiction des manifestations. On sait en effet que le décret-loi de 1935 autorise l'autorité de police à prononcer cette interdiction lorsqu'elle estime que "la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public".  Une telle mesure est généralement prise à l'issue d'une négociation avec les organisateurs, intervenue après la déclaration, par exemple lorsqu'ils refusent de changer d'itinéraire ou lorsqu'il s'agit d'une contre-manifestation susceptible d'entrainer des violences. Appliquant la jurisprudence Benjamin de 1933, le Conseil d'Etat estime que l'interdiction ne peut intervenir que si les autorités ne peuvent matériellement assurer le maintien de l'ordre public. 

Or on ne trouve aucune décision de jurisprudence portant sur une interdiction justifiée par les insuffisances du service d'ordre. Elle serait d'ailleurs très probablement illégale, puisqu'il appartient à l'autorité de police d'adapter ses moyens aux nécessités de l'ordre public et donc de renforcer sa protection si le service d'ordre est insuffisant.  Certes, il a pu arriver, dans une ordonnance de référé très contestée, que le juge administratif refuse de suspendre l'interdiction, en juillet 2014, d'une manifestation de soutien aux victimes civiles palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza. Mais le juge ne se référait pas aux carences du service d'ordre, préférant s'abriter derrière une référence au "climat actuel de vive tension entre les partisans des deux camps". La décision ne mettait donc pas en cause le principe de la compétence exclusive du ministre de l'intérieur en matière de maintien de l'ordre. 

Le ministre de l'intérieur semble donc ignorer l'étendue de sa propre compétence, renvoyant aux manifestants eux-mêmes le soin de lutter contre les blacks blocs et autres agitateurs professionnels.  La formule est d'autant plus malheureuse que ces personnes sont entrainées au combat de rue, parfois armées et d'une violence extrême. Imagine-t-on un instant qu'un service d'ordre composé de citoyens lambda non armés, soit en mesure de lutter efficacement contre de tels individus ? Imagine-t-on que ces personnes puissent être considérées comme complices des auteurs de violences ? Derrière cette idée, on voit surgir le spectre de la célèbre loi anti-casseurs du 8 juin 1970 qui instituait une responsabilité pénale collective, en cas de destructions ou de dégradations causées par des rassemblements de personnes. Elle a finalement été abrogée en 1981, alors même qu'elle n'avait jamais été réellement appliquée,  mais elle est restée dans toutes les mémoires comme une violation flagrante du principe d'individualisation des peines. Peut-être est-elle restée dans la mémoire de Gérard Collomb ? On l'ignore, mais l'incident montre tout de même que le ministre de l'intérieur doit surveiller à la fois les manifestations et... ses propos.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12, section 1 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.