« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 21 mai 2018

L'apologie d'acte de terrorisme devant le Conseil constitutionnel

Dans une décision Jean-Marc R. rendue sur QPC le 18 mai 2018, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution le délit d'apologie d'acte de terrorisme. L'idée de punir l'apologie de certains crimes n'a rien de nouveau. On en trouve trace dès la loi du 12 décembre 1893, l'une des "lois scélérates" intervenue trois jours après l'attentat de l'anarchiste Vaillant qui lança une bombe dans l'hémicycle de la Chambre des députés. Ce texte introduit  alors dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881 un article 24 réprimant l'apologie de certains faits qualifiés de crimes, en particulier les attentats terroristes. C'est seulement avec la loi du 13 novembre 2014 que cette infraction sort du champ des délits de presse pour devenir un délit soumis, pour l'essentiel, aux procédures spécifiques mise en place dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

Le requérant, ancien membre d'Action Directe a été condamné à perpétuité pour les meurtres de l'IGA René Audran et du PDG de Renault Georges Besse en 1985 et 1986. Il a bénéficié d'une libération conditionnelle en 2012. En février 2016, interrogé par un radio marseillaise, il déclare que les auteurs des attentats du 13 novembre 2015 "se sont battus courageusement". Il est condamné  pour apologie d'acte de terrorisme à trois ans d'emprisonnement, dont dix-huit mois avec sursis. A l'occasion de son pourvoi en cassation, il conteste trois dispositions du code pénal, non seulement l'article 421-2-5 qui punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende l'apologie publique d'actes de terrorisme, mais encore les articles 422-3 et 422-6 qui prévoient les peines complémentaires susceptibles d'être prononcées. A ses yeux, ces dispositions portent atteinte aux principes de légalité des délits et des peines, de nécessité et de proportionnalité des peines, ainsi qu'à la liberté d'expression.


Le principe de légalité des délits et des peines



Le principe de légalité des délits et des peines, garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789,  serait violé, dans la mesure où la loi ne préciserait pas clairement le champ d'application de ce délit. Dans sa décision QPC du 25 février 2010,  le Conseil constitutionnel affirme en effet que la définition d'une infraction doit être formulée en termes "clairs et précis", exigence qui s'impose "non seulement pour exclure l'arbitraire dans le prononcé de la peine, mais encore pour éviter une rigueur non nécessaire lors de la recherche de ses auteurs".

En l'espèce, il ne voit aucun manque de précision dans la définition de l'apologie d'acte de terrorisme. D'une part, les actes de terrorisme visés sont ceux explicitement qualifiés comme tels par l'article 421-1 du code pénal, à l'exclusion de toute autre infraction. D'autre part, l'apologie est clairement définie comme l'action consistant à "justifier, excuser ou présenter sous un jour favorable un acte ou son auteur". Elle se distingue de la provocation, car elle n'appelle pas à la commission ou au renouvellement de l'acte. Cette définition est celle donnée par la Cour de cassation, dans un arrêt du 25 avril 2017, confirmant la condamnation d'un individu qui, lors d'une cérémonie d'hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, avait brandi une pancarte sur laquelle étaient inscrits d'un côté "Je suis Charlie" et de l'autre "Je suis Kouachi".


Le principe de proportionnalité des peines



La proportionnalité de la peine ne donne lieu qu'à un contrôle de la "disproportion manifeste", dès lors que cette appréciation relève d'abord du législateur (par exemple, décision QPC du 7 juin 2013). En l'espèce, la peine prévue est de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Elle est susceptible d'être portée à sept ans et 100 000 euros lorsque l'infraction a été commise sur internet, l'idée étant de sanctionner plus sévèrement une action visant à l'endoctrinement de futurs terroristes.

En l'espèce, le Conseil observe que ces peines sont modulables "en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur", conformément au principe de droit commun d'individualisation de la peine. En revanche, il note que la peine complémentaire de confiscation des biens, qui est l'un des objets de la présente QPC et qui est prévue par l'article 422-6 du code pénal, ne saurait être prononcée en même temps qu'une peine pour apologie d'acte de terrorisme, car elle est prévue dans un chapitre du code pénal uniquement consacré aux actes de terrorisme, dans lequel l'apologie ne figure pas. Sous cette réserve, le délit d'apologie d'acte de terrorisme n'impose pas une peine disproportionnée.

Si la photo est bonne. Barbara. 1967


La liberté d'expression



Pour apprécier si une disposition législative porte atteinte à la liberté d'expression, le Conseil constitutionnel s'assure d'abord qu'elle répond à une finalité conforme à la constitution. En l'espèce, le délit d'apologie d'acte de terrorisme poursuit "l'objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions".  Dans sa décision du 18 janvier 1995, le Conseil avait déjà affirmé que la prévention des atteintes à l'ordre public et notamment des atteintes à sécurité des personnes et des biens répondait à un objectif de valeur constitutionnelle.

Si elle s'insère dans une jurisprudence déjà ancienne, cette référence à un objectif de valeur constitutionnelle de prévention des infractions contribue, dans le cas présent, à brouiller la distinction entre l'apologie et l'incitation. En effet,  la prévention des infractions vise, par définition, à empêcher la commission ou le renouvellement de l'acte, élément de définition de l'incitation, mais pas de l'apologie. Certes, le Conseil constitutionnel prend soin de n'utiliser ce fondement constitutionnel que pour justifier l'atteinte à la liberté d'expression, mais il n'en demeure pas moins que cet amalgame entre les deux notions est gênant.

Se référant à cet objectif de valeur constittuionnelle, le Conseil vérifie  qu'il justifie une atteinte à la liberté d'expression, exerçant ainsi un nouveau contrôle de proportionnalité. Il fait observer que l'apologie d'un acte de terrorisme constitue, en soi, un trouble à l'ordre public qui justifie une sanction. Les faits incriminés sont suffisamment précis pour permettre à chacun d'apprécier les faits d'apologie s'analysant comme un comportement illicite. Enfin, le fait que les poursuites ne soient plus soumises à la procédure particulièrement protectrice des infractions de presse n'emporte aucune conséquence excessive pour la liberté d'expression, dès lors que "les actes de terrorisme dont l'apologie est réprimée sont des infractions d'une particulière gravité susceptibles de porter atteinte à la vie ou aux biens".Sur ce point, le Conseil reprend exactement sa jurisprudence relative au négationnisme issue de sa décision QPC du 8 janvier 2016. Il avait alors jugé que l'atteinte à la liberté d'expression était proportionnée dans le cas d'une infraction destinée à sanctionner la négation des crimes contre l'humanité, crimes dont la gravité justifiait un telle mesure.

Comme les crimes contre l'humanité, les actes de terrorisme justifient ainsi la construction d'un droit spécifique. Le Conseil constitutionnel l'admet depuis longtemps, et il reconnaît que ce droit impose des restrictions à des libertés particulièrement protégées, telles que la liberté d'expression. Son contrôle demeure modeste, et ce n'est pas illogique. En effet, il appartient au Parlement, et à lui seul, de choisir où il convient de placer le curseur entre la liberté et la sécurité.



Sur la nécessité de la peine et le terrorisme : Chapitre 4, section 1 § 1 A du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


mardi 15 mai 2018

Le projet de loi constitutionnelle

Le Parlement est saisi, depuis le 9 mai 2018, d'un projet de loi constitutionnelle "pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace". Comme bien souvent dans la période actuelle, l'intitulé de la loi tient un peu du slogan publicitaire, et on imagine tout de même assez mal que les responsables actuellement aux affaires estiment avoir été élus par une démocratie non représentative, irresponsable et inefficace. La lecture du projet rassure sur ce point, car les modifications envisagées, si elles sont loin d'être négligeables, ne modifient pas de manière substantielle, l'équilibre du régime. L'avis du Conseil d'Etat en témoigne, qui ne voit rien de choquant dans le projet, se bornant finalement à quelques suggestions de détail.

Sur le fond, l'étude sera limitée aux éléments de la révision qui touchent directement aux libertés publiques. Nous ne ferons que mentionner la transformation du Conseil économique, social et environnement (CESE) en une "chambre de participation citoyenne", la consécration de la Corse comme "collectivité à statut particulier", ou l'inscription de "la lutte contre les changements climatiques" dans l'article 34 de la Constitution. En matière de libertés, les dispositions concernent essentiellement l'autorité judiciaire, le Conseil constitutionnel, et le parlement.

La suppression de la Cour de justice de la République



Le président Macron avait annoncé la suppression de la Cour de justice de la République (CJR), dans son discours au Congrès du 3 juillet 2017, reprenant ainsi une promesse déjà faite par son prédécesseur. Créée à la suite de l'affaire du sang contaminé, la CJR s'est rapidement illustrée par sa mansuétude. Multipliant les relaxes et les condamnations accompagnées d'une dispense de peine, elle a eu rapidement la réputation d'une juridiction complaisante, d'autant qu'elle était composée de seulement trois juges auxquels s'ajoutaient une douzaine de parlementaires. Ces derniers se jugeaient donc eux-mêmes, ce qui pouvait expliquer cette constante indulgence. Les membres du gouvernement seront donc jugés dans les conditions du droit commun. La seule spécificité résidera dans le maintien d'une commission chargée de filtrer la requête, lorsqu'est mis en cause un acte commis dans l'exercice des fonctions. Il s'agit d'éviter l'instrumentalisation de la justice à des fins partisanes et d'empêcher de prospérer des recours uniquement destinés à déstabiliser un adversaire politique.

Le Conseil supérieur de la magistrature

 

Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) donne lieu, quant à lui, à une réforme visant à rapprocher le statut des membres du parquet de celui des magistrats du siège. Ils seront toujours nommés par l'Exécutif, mais sur avis conforme du CSM et non plus sur avis simple. Il exercera aussi à leur égard le pouvoir disciplinaire, selon une procédure identique à celle qui existe pour la magistrature assise. Le but est d'assurer un équilibre entre des objectifs opposés, d'une part maintenir la soumission du parquet à l'Exécutif dans la mesure où il doit mettre en oeuvre la politique pénale, d'autre part renforcer son indépendance. On peut se demander si cette réforme suffira à faire évoluer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans son célèbre arrêt Moulin c. France de 2010, celle-ci avait refusé de considérer les membres du parquet comme des magistrats au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors qu'ils demeuraient hiérarchiquement soumis au pouvoir exécutif. Or, l'évolution du pouvoir de nomination et de la procédure disciplinaire ne met pas fin au droit du ministre de la justice de donner des instructions aux procureurs.

Le Conseil constitutionnel


La suppression des membres de droit du Conseil constitutionnel s'analyse également comme une réforme attendue. Alors que la création de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a eu pour effet de faire participer le Conseil constitutionnel au contentieux de droit commun, soit devant le juge judiciaire, soit devant le juge administratif, la présence des anciens présidents de la République en son sein devenait de plus en plus indéfendable. L'absurde la situation a culminé avec Nicolas Sarkozy contestant le refus de valider son compte de campagne devant un Conseil constitutionnel dont il était membre de droit... On notera que la mesure ne s'appliquera pas aux membres de droit qui ont siégé au Conseil l'année précédant la délibération du conseil des ministres sur le projet de loi constitutionnelle. Cette formulation permet d'écarter tous les anciens présidents actuellement vivants, dès lors qu'aucun d'entre eux n'a siégé depuis mai 2017.

La proposition de loi constitutionnelle met ainsi fin à cette hérésie juridique que constituait la présence des anciens présidents au sein du Conseil. La question de l'impartialité du Conseil est-elle pour autant réglée ? En l'état actuel des choses, la proposition ne touche pas aux membres nommés. Or ces derniers sont désignés par des autorités politiques, le président de la République et le président de chaque assemblée parlementaire. Les affinités politiques ne sont évidemment pas absentes dans les choix qui sont effectués. Alors même que le Conseil vient de se proclamer "juridiction suprême" en obtenant de pouvoir saisir la Cour européenne des droits de l'homme d'une question préjudicielle, n'est-il pas surprenant de voir son président donner son avis dans les médias sur la politique extérieure de la France ? On a même vu, quelquefois, des membres s'éloigner quelque temps du Conseil pour aller faire une campagne électorale... De toute évidence, l'audace des auteurs de la proposition ne va pas jusqu'à une remise en cause de cette situation.

L'abaissement de soixante à quarante du nombre de parlementaires susceptibles de saisir le Conseil constitutionnel, dans le cadre de son contrôle a priori, n'appelle pas beaucoup de commentaires. Il s'agit en effet de répercuter la réforme qui sera introduite par une loi organique et qui réduira de 30 % le nombre de parlementaires.

Hitler en colère contre la révision constitutionnelle
Parodie de La Chute de Oliver  Hirschbiegel, 2004


Le parlement



Les dispositions relatives au Parlement visent d'abord à discipliner l'exercice du droit d'amendement. Seront systématiquement irrecevables les amendements qui ne sont pas du domaine de la loi ou qui sont "sans lien direct" avec le texte débattu. Sur ce point, la proposition reprend la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui sanctionne régulièrement des cavaliers législatifs sans rapport avec le texte. C'est ainsi que, dans une décision du 16 janvier 1991, il avait sanctionné une disposition sur le recrutement des enseignants des écoles d'architecture introduite par amendement dans une loi relative à la santé publique. Désormais, l'irrecevabilité sera opposable à tous les amendements sans lien avec le texte, qu'ils émanent du gouvernement ou du parlement. En cas de conflit, le Conseil constitutionnel aura seulement trois jours pour se prononcer. De manière indirecte, cette contrainte nouvelle devrait aussi permettre une réduction du nombre des amendements. On sait en effet qu'une des techniques les plus utilisées d'obstruction parlementaire consiste à noyer un projet de loi sous une multitude d'amendements, souvent sans aucun rapport avec le texte. 

La proposition veut aussi renforcer le rôle des commissions, dans le but d'accélérer le débat en séance plénière. A dire vrai, ce processus avait été engagé dès la révision de 2008 qui permettait de soumettre en séance publique le texte adopté par la commission, et non plus celui présenté par le gouvernement. Aujourd'hui, l'idée est clairement de faire adopter la loi en commission, le droit d'amendement s'exerçant uniquement en son sein. Seuls seront donc appelés en séance plénière les textes justifiant un débat solennel. Le Conseil d'Etat précise, dans son avis, que la loi organique devra affirmer le principe de publicité des débats en commission et définir les règles de vote. Il ajoute que la présence du gouvernement au moment du débat doit être inscrite dans la Constitution. 

Enfin, le projet souhaite raccourcir la procédure, en cas d'échec de la commission mixte parlementaire. La nouvelle lecture devant l'Assemblée sera supprimée et le Sénat se prononcera dans les quinze jours sur le dernier texte voté par l'Assemblée. Si le désaccord persiste, l'Assemblée aura le dernier mot, dans un délai qui ne devra pas dépasser huit jours. Le débat parlementaire ne doit pas trainer. C'est toute la logique de la révision et le Conseil d'Etat reconnait que ces réformes devraient permettre de "simplifier et d'accélérer" la procédure.

La maîtrise du gouvernement sur l'ordre du jour

 

Pour assurer le contrôle du gouvernement sur cette procédure, le texte rend à l'Exécutif une maîtrise de l'ordre du jour dont il ne disposait plus. Dans l'état actuel du droit, l'article 48 de la Constitution prévoit que deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité aux textes dont l'inscription est demandée par le gouvernement, deux autres sont réservées par priorité aux assemblées, dont l'une est consacrée au contrôle du gouvernement et à l'évaluation des politiques publiques. 

Précisément, cette semaine de contrôle risque aujourd'hui de passer à la trappe. Certes, le projet ne prévoit pas sa suppression, ce qui serait maladroit. Il se borne à élargir le champ du 3è alinéa de l'article 48 qui permet au gouvernement de demander l'inscription à l'ordre du jour, en dehors des deux semaines qui lui sont réservées, des lois de finances et de financement de la sécurité sociale. Le projet élargit considérablement le champ de cette inscription dérogatoire en l'étendant aux textes "relatifs à la politique économique, sociale ou environnementale". Autant dire que la liste des lois déclarées prioritaires risque de s'étendre à l'infini, et que le temps consacré au contrôle et à l'évaluation risque de se réduire comme une peau de chagrin.

L'article 11 écarté implicitement par le Conseil d'Etat



Ce projet va évoluer et l'avis du Conseil d'Etat ne permet pas de l'apprécier dans toute son ampleur. Il ne porte en effet que sur la proposition de loi de révision, alors qu'il aurait été nettement plus intéressant de lui soumettre en même temps les projets de loi organique et de loi ordinaire. La vision globale fait défaut et l'on ignore encore quelle voie de droit sera utilisée pour faire aboutir ce projet.

En l'état actuel des choses, on peut penser que la procédure prévue par l'article 89 de la Constitution n'a pas beaucoup de chances d'aboutir. Si le gouvernement a une majorité solide et disciplinée à l'Assemblée, il n'en est pas de même au Sénat.. et l'on voit mal, en tout état de cause, le parlement adhérer à une révision qui implique la réduction d'un tiers du nombre de ses membres. Reste donc l'article 11 qui permet au président de la République de faire adopter directement la révision par référendum, comme l'avait fait avant lui le général de Gaulle pour contraindre le parlement à accepter l'élection du président au suffrage universel. Or, dans son avis, le Conseil d'Etat exclut purement et simplement le recours à l'article 11. Il n'a certes pas l'audace de le déclarer clairement, mais il dit qu'"aucune autre consultation" que la sienne "n'est requise sur un projet de révision constitutionnelle avant que le parlement et, le cas échéant, le peuple n'en décident". La phrase est claire : le peuple ne peut pas être saisi directement mais il ne peut être consulté qu'après le vote en termes identiques prévu par l'article 89.. Dans le cas contraire, le Conseil d'Etat aurait invoqué le parlement ou le peuple. Il reste tout de même à se demander sur quel fondement le Conseil d'Etat se permet ainsi d'exclure le recours à l'article 11. Celui-ci s'analyse comme une prérogative du Président de la République, et le Conseil d'Etat n'est pas compétent pour choisir quelle voie de droit peut être utilisée pour réviser la Constitution.







jeudi 10 mai 2018

Fake News : L'avis du Conseil d'Etat

L'avis du Conseil d'Etat sur la proposition de loi relative aux fausses informations a été publié tout récemment. La première observation, de pure forme, est qu'il est long, du moins si on considère que la proposition ne contient pas plus d'une dizaine d'articles. Sans doute le Conseil d'Etat a-t-il voulu expliquer, déployer une démarche pédagogique à l'égard d'un texte dont le contenu n'est pas toujours très clair.

Une terminologie fluctuante


Le Conseil d'Etat commence par observer une imprécision terminologique. Le titre de la proposition de loi vise "les fausses informations" mais son contenu se réfère tantôt aux "fausses informations", tantôt aux "fausses nouvelles".  C'est ainsi que l'article 1er énonce que, durant la période électorale, le juge des référés pourra être saisi "lorsque des faits constituant de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusés artificiellement et de manière massive par le biais d'un service de communication au public en ligne (...)". De son côté l'article 4 permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de refuser une convention demandée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service numérique est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation des ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles".

La fausse nouvelle est déjà connue du droit positif. L'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 la réprime lorsque "faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique ou aura été susceptible de la troubler". Mais ces dispositions ne s'appliquent qu'au droit de la presse et précisément ce ne sont pas les journalistes qui, en général, sont à l'origine de ce que l'on appelle souvent les Fake News, car leur déontologie leur impose de vérifier leurs informations. Ces Fake News sont plutôt initiées par des militants, voire  par des officines plus moins opaques qui les répandent sur le net comme une trainée de poudre, avant qu'elles aient pu être vérifiées. De son côté, l'article 97 du code électoral punit ceux qui "à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages (...)". Mais ces dispositions sont d'ordre uniquement pénal, et elles en sont guère utilisées que par personnes mises en cause par les médias et qui portent plainte pour affirmer leur innocence devant les médias. C'est ainsi que la plainte de Nicolas Sarkozy contre Médiapart après les révélations sur le financement de sa campagne s'est terminée par un non-lieu et que celle de François Fillon contre le Canard enchaîné a été classée sans suite.

La fausse information permet donc de sortir du champ pénal, puisque l'objet de la proposition de loi est de créer un recours spécifique devant le juge des référés civil, afin qu'il ordonne toute mesure de nature à faire cesser la diffusion. Dans son champ d'application, elle est également plus large, puisqu'elle supprime la condition de divulgation préalable de l'information contestée, critère pratiquement impossible à utiliser dans le cas d'une information virale diffusée de manière simultanée sur les réseaux sociaux et dans les médias. Aux yeux du Conseil d'Etat, la notion de fausse information est, en l'espèce, plus opératoire que celle de fausse nouvelle. Il suggère, "par souci de cohérence et d'intelligibilité du texte, (...) d'harmoniser les différentes dispositions" de ne retenir  qu'elle.

Le champ d'application dans le temps


Il convient de rappeler que la proposition de loi a pour unique objet de sanctionner les fausses informations diffusées pendant la période électorale, c'est à dire pendant celle qui s'étend entre le décret de convocation des électeurs et la fin des opérations de vote. Le problème est qu'aucun texte ne fixe de délai impératif entre le décret et l'élection, à l'exception de la loi du 7 juillet 1977 qui, dans le cas particulier des élections au parlement européen, prévoit que le décret intervient "cinq semaines au moins" avant le scrutin. Avouons que ce n'est guère plus précis. Le Conseil d'Etat suggère donc de fixer un délai impératif de trois mois avant l'élection, délai durant lequel la diffusion de fausses informations pourra susciter la saisine du juge des référés.


Nungesser et Coli ont réussi. La Presse. 10 mai 1927

Le nouveau référé

 

Précisément, le Conseil d'Etat manque beaucoup d'enthousiasme vis-à-vis de ce nouveau recours. Il s'agit de permettre la saisine du juge des référés, afin qu'il prescrive aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès toutes mesures nécessaires pour "faire cesser la diffusion artificielle et massive, par le biais d’un service de communication au public en ligne, de faits constituant des fausses informations".  A une époque marquée par l'extrême rapidité de la diffusion de l'information, la réponse du juge, même dans un délai de 48 heures, "risque d'intervenir trop tard", et le Conseil d'Etat s'interroge sur "l'efficacité incertaine" du dispositif. Il note cependant que cette nouvelle voie de référé permettra aux candidats victimes de fausses informations de se prévaloir d'une décision de justice devant l'opinion, acceptant ainsi la création d'une procédure juridictionnelle uniquement destinée à jouer un rôle de communication politique. On peut se demander si le Conseil d'Etat ne s'écarte pas quelque peu de son rôle de conseiller juridique...

Les services "sous l'influence d'un Etat étranger"


Une observation identique peut être faite si l'on étudie les observations du Conseil d'Etat sur l'article 4 de la proposition de loi. Son objet est de modifier la loi du 30 septembre 1986 qui organise l'édition de services de communication audiovisuelle distribués par les réseaux n'utilisant pas les fréquences assignées par le CSA. Dans ce cas, la loi prévoit une convention avec le CSA précisant les obligations spécifiques du service. Les auteurs de l'actuelle proposition suggèrent d'autoriser le CSA à refuser une convention sollicitée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation de ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles". La substitution de notion de fausse information à celle de fausse nouvelle, suggérée par le Conseil d'Etat, ne suffit pas à lever toutes les incertitudes sur cette disposition.


Le Conseil d'Etat dans tous ses états


Il commence par relever des incertitudes terminologiques. Si le contrôle par un Etat étranger est une notion claire, qui renvoie aux droits de vote détenues dans le conseil d'administration du service en question, la simple influence exercée sur ce dernier constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Pour autant, le Conseil d'Etat n'envisage pas sa suppression. Il précise seulement qu'il appartiendra au juge de l'excès de pouvoir, c'est-à-dire à lui-même de trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. L'incertitude du texte n'est donc pas mise en cause par le Conseil d'Etat dans sa fonction administrative, puisque le Conseil d'Etat, cette fois dans sa formation contentieuse et dans sa grande sagesse, y remédiera.

En revanche, le Conseil d'Etat propose la suppression pure et simple de la référence à la "déstabilisation de ses institutions", dont il fait observer qu'elle n'a pas de contenu juridique et qu'elle renvoie finalement aux "intérêts fondamentaux de la Nation". Cette redondance est donc inutile, d'autant que ces derniers sont définis à l'article 410-1 du code pénal et que le conseil constitutionnel leur a accordé une valeur constitutionnelle dans une décision QPC du 21 octobre 2016.

Pour autant, le Conseil d'Etat ne met pas en question la procédure en tant que telle, rappelant toutefois qu'elle doit être contradictoire et que la décision doit être motivée. Rien ne le choque dans une disposition qui conduit à conférer au CSA, et non pas à un juge, une compétence qui risque de le conduire à des décisions susceptibles de porter atteinte au principe de libre circulation de l'information, "sans considération de frontières", garanti par plusieurs conventions internationales, décisions d'ailleurs de nature à provoquer quelques remous dans la politique extérieure de la France.   Il suggère seulement que le CSA reprenne les critères définis par le Conseil d'Etat lorsqu'il est appelé à juger d'un refus de conventionnement ou d'une résiliation unilatérale de convention, critères reposant sur les sanctions infligées à la société requérante dans d'autres pays ou aux propos tenus sur la chaîne en cause (CE, 6 janvier 2006 Société Lebanese Communication Group). Cette fois, le Conseil d'Etat statuant au contentieux doit servir de guide à l'autorité indépendante, heureusement et par un heureux hasard, présidée par un membre du Conseil d'Etat.

Il n'est évidemment dit nulle part que cette disposition a surtout pour fonction de permettre de sanctionner un site comme Sputnik ou une agence comme Russia Today, également accusés par le Président de la République d'avoir répandu de fausses informations à son égard durant la campagne de 2017. Derrière la proposition, on voit ainsi apparaître une sorte d'abaissement de l'élection, comme si les électeurs n'avaient pas assez de maturité pour juger, par eux-mêmes, de ces tentatives de manipulation. Si l'on se souvient précisément des présidentielles de 2017,  il est parfaitement vrai que le candidat Emmanuel Macron a été l'objet de nombreuses fausses informations, de sa prétendue homosexualité aux allégations sur son compte bancaire aux Bahamas... C'est vrai, mais il a finalement été largement élu. Au-delà des imperfections techniques du texte, le groupe parlementaire LREM, à l'origine de la proposition de loi, devrait peut-être méditer l'adage selon lequel « Il ne serait décent et à honneur à un roi de France de venger les querelles, indignations et inimitiés d’un duc d’Orléans. »

Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier


dimanche 6 mai 2018

La QPC Berton victime d'un effet boomerang

La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 4 mai 2018 déclare constitutionnel l'article 9 de la loi du 31 décembre 1971 selon lequel "l'avocat régulièrement commis d'office par le bâtonnier ou par le président de la cour d'assises ne peut refuser son ministère sans faire approuver ses motifs d'excuse ou d'empêchement par le bâtonnier ou par le président". Il devra donc logiquement développer les motifs de son refus devant l'autorité qui l'a commis d'office. En l'espèce c'est évidemment la compétence du président de la cour d'assises, et non pas celle du bâtonnier, qui est contestée devant le Conseil constitutionnel par un avocat poursuivi devant les instances disciplinaires pour n'avoir pas respecté cette disposition. C'est donc exclusivement sur cette compétence du président et sur le fait qu'il soit juge du refus opposé par l'avocat que porte la QPC.

Karim G. a été condamné en juillet 2012 à 29 ans d'emprisonnement pour meurtre par la cour d'assises de Douai. Au lendemain de cette condamnation, il apprend le décès de son avocat, victime d'une crise cardiaque. Il confie donc sa défense en appel à  Franck Berton, avocat au barreau de Lille, assisté d'Eric Dupont-Moretti du barreau de Paris. Ils entendent obtenir l'acquittement de leur client et ne sont pas satisfaits du choix de la cour d'assises de Saint Omer pour juger de l'appel, d'autant que leurs relations avec l'avocat général sont particulièrement mauvaises. Ils vont donc contester l'organisation même du procès pour essayer d'obtenir son report, multiplier les incidents avant de finalement quitter l'audience. Mais la présidente de la cours d'assises de Saint Omer n'entend pas permettre aux avocats de choisir eux-mêmes la date et le lieu d'un procès d'assises. Elle décide alors de commettre d'office Franck Berton. Celui-ci invoque  un "cas de conscience", refuse de se présenter devant la cour, et refuse également de soumettre à sa présidente ses "motifs d'excuse ou d'empêchement". Quant à l'accusé qui avait refusé de comparaître devant ses juges, il est finalement condamné à 25 années d'emprisonnement. 

Maître Berton, poursuivi devant le conseil discipline à l'initiative du procureur, estime que cette obligation de se justifier auprès du président de la cour d'assises qui l'a commis d'office, porte une atteinte insupportable aux droits de la défense : "Oui, je refuse, coûte que coûte et au nom de la robe que je porte, qu'un magistrat apprécie ma clause de conscience. J'estime que c'est à mon bâtonnier de la faire". Le problème est que maître Berton a été commis d'office par la présidente de la cour d'assises et que la loi affirme que c'est devant elle qu'il doit expliciter sa "clause de conscience", d'où le dépôt d'une QPC pour essayer d'en obtenir l'abrogation. 

Le requérant est soutenu par une multitude de parties intervenantes, le ban et l'arrière-ban de la profession d'avocat, différents ordres, le Conseil national des barreaux, le syndicat des avocats de France, l'association Grand Barreau de France etc. Tous ont martelé à peu près les mêmes moyens d'inconstitutionnalité. 

Ils estiment d'abord que le pouvoir discrétionnaire reconnu au président de la cour d'assises d'apprécier les motifs d'excuse ou d'empêchement présentés par l'avocat commis d'office viole les droits de la défense. On sait en effet que le Conseil constitutionnel a développé une interprétation très constructive de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Sur cette disposition, il fonde en effet le droit au recours ainsi que le respect des droits de la défense.

Les droits de la défense


En l'espèce, le Conseil constitutionnel fait observer que la décision prise par le président de la cour d'assises de commettre d'office un avocat repose précisément sur les droit de la défense, dès lors qu'aux termes de l'article 317 du code pénal, "à l'audience, la présence d'un défenseur auprès de l'accusé est obligatoire". C'est seulement lorsque cette défense est absente que le président peut décider de commettre d'office un avocat. Au demeurant, l'accusé peut, à tout moment, choisir son propre avocat, rendant caduque la commission d'office. Il n'y a donc pas d'atteinte aux droits de la défense mais plutôt une décision leur permettant de s'exercer.


Plaidoire de Maître Noguères au procès Stavisky. Pierre de Belay. 1936


Impartialité de la juridiction


Le respect des droits de la défense implique l'impartialité des juridictions, également garantie sur le fondement de l'article 16 de la Déclaration de 1789 (décision QPC du 25 mars 2011). Aux yeux du requérant, l'impartialité du président de la cour d'assises, chargé à la fois de conduire les débats, de commettre d'office l'avocat et de connaître de ses motifs d'excuse ou d'empêchement, ne serait pas assurée, surtout "dans un contexte pouvant être conflictuel entre la défense et la juridiction". La formulation est un peu surprenante, car les avocats sont des auxiliaires de justice et leur rôle n'est pas d'entrer en conflit avec la juridiction devant laquelle ils plaident. Il est donc difficile d'envisager qu'un tel motif soit de nature à fonder l'inconstitutionnalité d'une procédure pénale prévue par la loi.

La police de l'audience


C'est exactement ce qu'affirme l'article 309 du code de procédure pénale qui confère au président de la cour d'assises la police de l'audience et la direction des débats. Cette disposition s'analyse donc comme le moyen, prévu par la loi, de résoudre une éventuelle situation conflictuelle. L'article contesté est l'instrument de cette police des débats. En étant le seul à apprécier les motifs d'excuse ou d'empêchement, le président peut tenir compte de l'état d'avancement du procès, et surtout du caractère dilatoire ou non de la demande. S'agit-il d'une demande fondée sur des motifs réels ou a-t-elle pour objet de faire repousser le procès ? Seul le président peut répondre à cette question. Le Conseil constitutionnel affirme ainsi qu'"en lui permettant ainsi d'écarter des demandes qui lui paraîtraient infondées, ces dispositions mettent en œuvre l'objectif de bonne administration de la justice ainsi que les exigences qui s'attachent au respect des droits de la défense". La bonne administration de la justice est considérée par le Conseil constitutionnel comme un objectif de valeur constitutionnelle qui résulte des articles 12, 15 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et qu'il utilise notamment pour justifier des dispositions attributives de compétence

Pour comprendre cette référence à la bonne administration de la justice, il convient de se livrer à une analyse a contrario. Que se passerait-il si le président de la cour d'assises n'était pas compétent pour apprécier le motif d'excuse ou d'empêchement invoqué par l'avocat commis d'office et si, comme le désiraient ardemment les avocats cette compétence était transférée au bâtonnier ? L'équilibre du procès serait bouleversé, puisqu'un avocat pourrait interrompre un procès à sa guise. Il lui suffirait de refuser de siéger pour susciter une commission d'office. Ensuite, il pourrait avancer une quelconque excuse devant "son" bâtonnier pour justifier son retrait. Imagine-t-on un instant que le bâtonnier de l'ordre des avocats de Lille soit en mesure de rejeter la demande d'un confrère éminent, d'autant qu'il ignore tout du procès en cause ? Poser la question revient à y répondre, et on comprend que les avocats se soient mis en ordre de bataille pour plaider cette QPC et obtenir une reconnaissance de la compétence exclusive du bâtonnier.

Effet boomerang de la QPC


Le Conseil constitutionnel a résisté avec d'autant plus de vigueur que le nombre des parties intervenantes a peut-être pu lui laisser penser qu'il pourrait être l'objet d'une opération de lobbying. Il est vrai que l'enjeu allait bien au-delà de la disposition contestée. La QPC s'inscrivait dans une vision conflictuelle du procès pénal, parfaitement assumée par le requérant. Le président de la cour d'assises est considéré comme un adversaire, au même titre que le procureur, ou comme un gêneur qui empêche la défense de réaliser son rêve : diriger elle-même les débats. En l'espèce, les requérants sont parvenus, comme souvent en QPC, à un résultat opposé au but qu'ils poursuivaient. Par une sorte d'effet boomerang, le Conseil offre en effet un fondement constitutionnel au pouvoir de police des débats confié au président de la cour d'assises.


Sur les droits de la défense : Chapitre 4 section 1 § du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


lundi 30 avril 2018

Cassation : Vers un filtrage des pourvois ?

Bertrand Louvel, premier président de la cour de cassation, propose une réforme ambitieuse du traitement des pourvois, réforme qu’il souhaiterait voir figurer dans la future loi de programmation pour la justice. Le dossier, entièrement accessible sur le site de la Cour, comporte le rapport qui est à l’origine de cette suggestion, l’étude d’impact d’une telle réforme ainsi que le projet de texte. Cette transparence permet d’ouvrir le débat mais on constate que celui-ci ne parvient pas guère à se développer. Pour le moment, la communication est dominée par les avocats qui, de manière très prévisible, ne sont pas enthousiastes à l’idée qu’un pourvoi en cassation soit rejeté au stade de son admission.

La procédure d’autorisation


Le projet ne concerne que les pourvois déposés en matière civile. Si le premier président n'hésite pas à évoquer un filtrage, le texte mentionne une autorisation, terminologie qui insiste sur le caractère individuel de la décision. Aux yeux de la Cour, il ne s’agit pas d’éponger du contentieux par une procédure automatique ou prise à la va-vite par un juge unique. Au contraire, la décision serait prise par un collègue de trois juges, membre de la formation qui serait appelée à juger du pourvoi.  La décision d’autorisation serait donc une décision de justice, accompagnée des mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité que n’importe quelle autre arrêt prononcé par la Cour.

Le projet adopte donc une démarche positive : le pourvoi est autorisé, soit si l'affaire soulève une question de principe présentant un intérêt pour le développement du droit ou l'unification de la jurisprudence, soit si est en cause une atteinte grave à un droit fondamental. Cette approche contraste avec la démarche négative utilisée par nombre de juridictions. Tel est le cas de la Cour européenne des droits de l'homme, l'article 47 de son règlement prévoyant un refus des requêtes lorsqu'elles ne sont pas suffisamment étayées, par exemple pour défaut de production de documents ou défaut d'exposé des violations de la convention européennes des droits de l'homme dont le requérant se prétend victime. Dans le cas de la Cour de cassation, le pourvoi serait attribué à une formation de la Cour qui déciderait ou non de l'autoriser selon des critères liés à son contenu positif. Dans le cas de la Cour européenne, la requête est écartée pour des motifs liés aux lacunes de sa présentation par son auteur et elle n'est pas attribuée à une formation contentieuse. 

Gérer le stock d'affaires


Cette approche positive s'explique largement par les motifs de la réforme. Certes, la volonté d'éponger du contentieux n'est pas absente, et le président de la Cour fait observer que "l’obligation qui est la sienne de traiter, chaque année, plus de 20000 pourvois en matière civile, ne lui permet plus d’assurer son office de cour supérieure avec la lisibilité et la réactivité nécessaires". Sur ces 20 000 pourvois, 75 % sont voués à l'échec. Certes ce taux est ramené à 66 % si l'on envisage les pourvois qui n'ont pas fait l'objet d'un désistement, d'une décision d'irrecevabilité ou de déchéance. Il n'empêche que les chiffres demeurent élevés et que le stock d'affaires non jugées s'élevait à 23 000 à la fin 2017. 


Nattier. La Justice châtiant l'injustice dit Madame Adélaïde sous les traits de la Jutice. 1737

Lien avec l'Open Data


La constatation d'un encombrement de la Cour ne suffit cependant pas à expliquer le projet de régulation des pourvois. Le président Louvel invoque la nécessité pour la Cour de "remplir efficacement son double rôle d'éclairage de la norme et d'harmonisation de la jurisprudence", surtout au moment où s'amorce un "vaste mouvement d’open data des décisions de justice". Certains commentateurs ont pensé qu'il s'agissait seulement de "mobiliser la mise en ligne sur internet des décisions de justice pour justifier le projet". 

En réalité, il existe bien un lien entre l'autorisation des pourvois et l'accès numérique à l'ensemble de la jurisprudence, y compris celle des juges du fond. Le vice-président du Conseil d'Etat Jean-Marc Sauvé, lors d'un colloque de février 2018, témoignait en ces termes de sa méfiance à l'égard d'une accessibilité qui "a tendance à araser toute différence entre les niveaux des décisions de justice, à remettre en cause toute hiérarchie entre les différentes formations de jugement". Les juridictions suprêmes veulent donc conserver leur fonction consistant à assurer la cohérence de la jurisprudence, à garantir la verticalité en protégeant la hiérarchie des décisions et leur suprématie dans ce domaine. A propos de l'Open Data, Bertrand Louvel déclarait, lors de ce même colloque qu'il s'agissait d'une  "une évolution d’envergure que la Cour de cassation a le devoir de se mettre en situation de piloter ». De toute évidence, l'autorisation des pourvois s'analyse comme un élément de ce pilotage, dès lors que la Cour de cassation souhaite pouvoir se recentrer sur sa mission de contrôle de la jurisprudence. Le fait de pouvoir intervenir rapidement sur des décisions soigneusement choisies constitue un outil essentiel de contrôle et d'orientation de la jurisprudence des juges du fond.

Principe d'égalité et droit au recours


Contrairement à une idée reçue, l'autorisation des pourvois ne porte pas atteinte au principe d'égalité. Tous les requérants peuvent déposer un pourvoi en cassation. La différence de traitement est justifiée par des différences de situation, les uns ayant des moyens sérieux à faire valoir, les autres pas. Le pourvoi est donc traité de manière différente, parce que leurs auteurs sont dans des situations différentes. 

Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe encourage la régulation des pourvois depuis une recommandation du 7 février 1995 qui affirme que « les recours devant le troisième tribunal devraient être réservés aux affaires pour lesquelles un troisième examen juridictionnel se justifie, comme celles, par exemple, qui contribuent au développement du droit ou à l’uniformisation de l’interprétation de la loi". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a elle-même reconnu, dans un arrêt Valchev et autres c. Bulgarie du 21 janvier 2014,  que le droit interne d'un Etat peut soumettre le pourvoi en cassation à une procédure de régulation, dès lors que cette procédure a un but légitime. Or la Cour de cassation bulgare invoquait précisément une volonté « de se concentrer sur sa tâche principale consistant à rendre des arrêts précisant la loi et d’uniformiser son application ». Les motifs de la réforme avancés par le premier président sont absolument identiques, lorsqu'il invoque "l'éclairage de la norme et l'harmonisation de la jurisprudence". En l'état actuel de la jurisprudence, le filtrage des pourvois en cassation n'emporte donc pas d'atteinte au droit au recours et à l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme.

Considérée isolément, l'initiative de la Cour de cassation ne pose donc pas de sérieux problème juridique. Il n'en demeure pas moins que l'on peut se demander pourquoi un pourvoi en matière civile se verrait opposer un système de filtrage alors qu'un autre intervenu en matière pénale ne serait pas soumis à une telle procédure. Le recours en cassation serait ainsi soumis à des procédures différentes selon les cas, sans que la justification de cette différence de traitement soit clairement exprimée. 

Et le Conseil d'Etat ?


Surtout, la question posée est celle... du Conseil d'Etat. La Haute Juridiction administrative rencontre les mêmes difficultés liées à l'encombrement de son rôle et à la multiplication de recours en cassation voués à l'échec, particulièrement dans certains contentieux de masse comme le droit des étrangers. La procédure préalable d'admission des pourvois qu'elle a mise en place ne lui permet d'écarter que les requêtes non argumentées ou en contradiction directe avec une jurisprudence établie. Or, le Conseil d'Etat veut aussi assurer le pilotage de l'Open Data en protégeant le contrôle qu'il exerce sur l'ensemble de la jurisprudence. Les mêmes motifs qui justifient une régulation des recours devant la Cour de cassation ne devraient-ils pas conduire aux mêmes conclusions devant le Conseil d'Etat ? Les deux procédures ne devraient elles pas reposer sur des critères d'admissibilité identiques ou, à tout le moins, comparables ? Cette absence totale de réflexion commune illustre bien l'un des gros défauts du système français, la dualité de juridictions suprêmes empêchant l'émergence d'un véritable pouvoir judiciaire.






jeudi 26 avril 2018

"Immigration maîtrisée, droit d'asile effectif et intégration réussie"...

Le projet de loi « Immigration maîtrisée, droit d'asile effectif et intégration réussie"  a été voté par l'Assemblée nationale le 22 avril 2018. Adopté selon la procédure accélérée prévue à l'article 45 de la Constitution, il ne donne lieu qu'à un seul vote dans chaque assemblée parlementaire. Il doit donc être prochainement soumis au Sénat où le débat promet d'être vif. Observons d'emblée que l'objet du texte n'est pas du tout d'encadrer l'ensemble du phénomène migratoire. Il traite essentiellement de la question du droit d'asile et des conditions d'octroi de la qualité de réfugié, qualité réservée aux personnes qui parviennent à montrer qu'elles ont été persécutées ou qu'elles étaient en danger dans leur pays, et que les institutions de celui-ci n'étaient pas en mesure de garantir leur protection. Encore n'épuise-t-il pas le sujet, car certaines questions, dont celle des mineurs isolés, sont loin d'être résolues.

Le projet a suscité un débat parlementaire particulièrement vif, au point d'avoir, pour la première fois, introduit des éléments de division dans le groupe parlementaire LREM. Pour les uns, le projet de loi est liberticide car il a pour objet de faire rapidement quitter le territoire aux étrangers qui n'ont pas obtenu le droit d'asile. Pour les autres, il est trop laxiste car il vise à améliorer l'accueil de ceux qui sont autorisés à demeurer.  En réalité, le texte illustre parfaitement l'esprit actuel, car il voudrait répondre "en même temps" à ces deux préoccupations. Le pari est toutefois loin d'être gagné.

La maîtrise du temps


Le fil rouge du texte réside dans une volonté de raccourcir les délais de traitement des demandes d'asile.

Le demandeur d'asile disposera désormais de 90 jours pour déposer son dossier, au lieu des 120 auparavant admis. Le non-respect de cette condition entraîne l'examen de sa demande en procédure accélérée, ce qui signifie que l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) statuera dans les 15 jours après sa saisine. A priori, ce délai de trois mois est suffisant après l'entrée sur le territoire pour formuler une demande d'asile et c'est d'ailleurs celui adopté en Allemagne. Encore faut-il que l'étranger puisse rapidement obtenir un rendez-vous en préfecture, sinon cette disposition risque de demeurer lettre morte.

L'objectif affiché par l'Exécutif est de réduire de moitié le délai d'instruction des demandes sans pour autant porter atteinte aux droits de la défense. La durée moyenne entre le dépôt du dossier et la réponse de l'OFPRA ne devrait donc plus dépasser six mois, objectif mis en avant par les promoteurs du projet sans qu'il s'accompagne de dispositions très claires sur les moyens de le remplir. Quoi qu'il en soit, après une décision lui refusant la qualité de réfugié, l'intéressé aura désormais 15 jours, au lieu d'un mois auparavant, pour former recours devant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA).

L'éloignement


Le second élément saillant du projet de loi réside dans la volonté de distinguer clairement entre les étrangers en situation régulière, c'est-à-dire ceux qui ont obtenu l'asile, et ceux qui sont déboutés du droit d'asile. Admis à rester sur le territoire pendant la durée d'instruction de leur demande, quand bien même ils y ont pénétré irrégulièrement, ils redeviennent des étrangers en situation irrégulière une fois que le refus leur a été notifié. A partir de ce moment, ils n'ont plus vocation à y rester et peuvent faire l'objet d'une mesure d'éloignement, principe rappelé par la directive "retour" de 2008. C'est le cas, au premier chef, des "dublinés", c'est à dire des personnes qui ont été administrativement pris en charge dans un autre Etat européen avant de se rendre en France. Ceux-là doivent en effet y être renvoyés pour que leur demande d'asile y soit traitée.

En l'état actuel du droit, l'étranger qui se voit refuser le droit d'asile fait l'objet d'une mesure d'obligation de quitter le territoire français (OQTF), obligation assez peu respectée, d'autant que l'étranger débouté du droit d'asile pouvait encore déposer d'autres demandes de séjour. Le projet de loi s'efforce donc d'empêcher les procédures dilatoires, c'est à dire n'ayant pas d'autres objet que de demeurer sur le territoire. C'est ainsi que le demandeur d'asile pourra faire une demande de titre de séjour sur un autre fondement durant l'instruction de sa demande. Une fois débouté, il n'aura plus cette possibilité, sauf circonstances nouvelles modifiant sa situation.

Le Lotus bleu. Hergé. 1935


La privation de liberté


Le projet de loi prévoit d'accroître la durée de rétention administrative de 45 à 90 jours. A dire vrai, cette disposition se révèle très largement inutile, dans la mesure où il était très rare qu'un éloignement ne puisse être concrètement organisé dans les 45 jours prévus par le délai initial. De toute évidence, il s'agit d'envoyer un signal aux étrangers désireux de se rendre en France pour essayer d'y obtenir la qualité de réfugié, signal montrant une volonté de mettre effectivement en oeuvre l'éloignement.

A cette rétention plus longue s'ajoute une vérification d'identité elle aussi allongée, passant de 16 h à 24 h. Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de vérifier l'identité d'étrangers parfois "peu coopératifs", selon la formule employée dans le rapport du Conseil d'Etat. Il est vrai que, dans ce cas, il ne s'agit pas de préparer un éloignement mais de s'assurer de l'identité de la personne et de voir si, le cas échéant, elle n'est pas en situation de bénéficier du droit au séjour. Il n'empêche que l'alignement temporel de cette vérification sur la durée de la garde à vue risque d'être mal perçu.


Le "délit de solidarité"



Pour compenser cette rigueur, le projet de loi offre quelques compensations. La première vise directement à donner satisfaction aux associations de protection des étrangers, particulièrement irritées à l'égard de ce qui est improprement appelé "délit de solidarité". Il s'agit en réalité de l'infraction visée par l'article L 622-1 ceseda qui punit d'une peine de cinq d'emprisonnement et 30 000 € d'amende "toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d'un étranger en France". Dans la pratique, les juges distinguent clairement les réseaux de passeurs qui donnent lieu à des poursuites réelles, et les militants qui ne sont condamnés que symboliquement. Ainsi l'agriculteur Cédric Herrou, dont l'aide aux étrangers a été largement médiatisée, a-t-il finalement été condamné en 2017 à quatre mois de prison avec sursis pour avoir aidé environ deux cents migrants à traverser la vallée de la Roya. Le projet de loi, à l'issue du débat parlementaire, admet un assouplissement de cette infraction. Il supprime en effet la mention de l'aide à la "circulation" sur le territoire, ne laissant subsister que l'infraction d'aide à l'entrée et au séjour, ce qui permet de poursuivre à la fois les passeurs et les marchands de sommeil. Ne seront donc plus poursuivis les personnes qui, poussées par un seul sentiment de générosité, ont aidé des étrangers en difficulté après le passage de la frontière.


L'accueil 



Le projet de loi contient aussi un certain nombre de dispositions destinées à améliorer l'accueil, par exemple en offrant immédiatement un titre pluriannuel aux réfugiés, en améliorant la réunification familiale des réfugiés mineurs ou encore en permettant aux demandeurs d'asile d'accéder au marché du travail six mois après le dépôt de leur demande, au lieu des neuf mois actuellement en vigueur. De même, devrait être facilité l'accès à la qualité de réfugiés des personnes victimes de violences conjugales ou des femmes excisées. Sur ce dernier point, la jurisprudence reconnaissait déjà que l'asile pouvait être accordé sur ce fondement.  Quoi qu'il en soit, les dispositions relatives à l'accueil sont maigres, et on comprend bien que ce n'est pas l'essentiel du projet.

Tel qu'il vient d'être voté par l'Assemblée, le projet ne mérite sans doute ni un enthousiasme débordant ni un excès de critiques. Tout au plus peut-on observer qu'il s'inscrit parfaitement dans le programme du candidat Emmanuel Macron qui annonçait en 2017 vouloir "reconduire sans délai les déboutés du droit d'asile dans leur pays, afin qu'ils ne deviennent pas des immigrés clandestins". Reste que le droit des étrangers n'en sort pas simplifié. Depuis 1980, seize lois l'ont modifié, la dernière datant du 7 mars 2016. Sur ce point, le Conseil d'Etat, dans son avis sur le texte, a raison d'observer qu'il n'était peut être pas urgent de légiférer une nouvelle fois, alors que l'on n'a même pas eu le temps de dresser un bilan statistique satisfaisant des textes les plus récents. Alors que le système actuellement en vigueur prévoit pas moins de neuf procédures d'éloignement des étrangers, sans doute aurait-il été préférable de réfléchir un peu plus longtemps à une réforme d'envergure, permettant notamment de simplifier des procédures dont la sédimentation ne fait qu'accroître la complexité d'un droit qui, au contraire, devrait être marqué par sa simplicité et sa lisibilité.




Sur le droit d'asile : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier