Une terminologie fluctuante
Le Conseil d'Etat commence par observer une imprécision terminologique. Le titre de la proposition de loi vise "les fausses informations" mais son contenu se réfère tantôt aux "fausses informations", tantôt aux "fausses nouvelles". C'est ainsi que l'article 1er énonce que, durant la période électorale, le juge des référés pourra être saisi "lorsque des faits constituant de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusés artificiellement et de manière massive par le biais d'un service de communication au public en ligne (...)". De son côté l'article 4 permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de refuser une convention demandée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service numérique est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation des ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles".
La fausse nouvelle est déjà connue du droit positif. L'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 la réprime lorsque "faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique ou aura été susceptible de la troubler". Mais ces dispositions ne s'appliquent qu'au droit de la presse et précisément ce ne sont pas les journalistes qui, en général, sont à l'origine de ce que l'on appelle souvent les Fake News, car leur déontologie leur impose de vérifier leurs informations. Ces Fake News sont plutôt initiées par des militants, voire par des officines plus moins opaques qui les répandent sur le net comme une trainée de poudre, avant qu'elles aient pu être vérifiées. De son côté, l'article 97 du code électoral punit ceux qui "à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages (...)". Mais ces dispositions sont d'ordre uniquement pénal, et elles en sont guère utilisées que par personnes mises en cause par les médias et qui portent plainte pour affirmer leur innocence devant les médias. C'est ainsi que la plainte de Nicolas Sarkozy contre Médiapart après les révélations sur le financement de sa campagne s'est terminée par un non-lieu et que celle de François Fillon contre le Canard enchaîné a été classée sans suite.
La fausse information permet donc de sortir du champ pénal, puisque l'objet de la proposition de loi est de créer un recours spécifique devant le juge des référés civil, afin qu'il ordonne toute mesure de nature à faire cesser la diffusion. Dans son champ d'application, elle est également plus large, puisqu'elle supprime la condition de divulgation préalable de l'information contestée, critère pratiquement impossible à utiliser dans le cas d'une information virale diffusée de manière simultanée sur les réseaux sociaux et dans les médias. Aux yeux du Conseil d'Etat, la notion de fausse information est, en l'espèce, plus opératoire que celle de fausse nouvelle. Il suggère, "par souci de cohérence et d'intelligibilité du texte, (...) d'harmoniser les différentes dispositions" de ne retenir qu'elle.
Le champ d'application dans le temps
Il convient de rappeler que la proposition de loi a pour unique objet de sanctionner les fausses informations diffusées pendant la période électorale, c'est à dire pendant celle qui s'étend entre le décret de convocation des électeurs et la fin des opérations de vote. Le problème est qu'aucun texte ne fixe de délai impératif entre le décret et l'élection, à l'exception de la loi du 7 juillet 1977 qui, dans le cas particulier des élections au parlement européen, prévoit que le décret intervient "cinq semaines au moins" avant le scrutin. Avouons que ce n'est guère plus précis. Le Conseil d'Etat suggère donc de fixer un délai impératif de trois mois avant l'élection, délai durant lequel la diffusion de fausses informations pourra susciter la saisine du juge des référés.
Nungesser et Coli ont réussi. La Presse. 10 mai 1927 |
Le nouveau référé
Précisément, le Conseil d'Etat manque beaucoup d'enthousiasme vis-à-vis de ce nouveau recours. Il s'agit de permettre la saisine du juge des référés, afin qu'il prescrive aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès toutes mesures nécessaires pour "faire cesser la diffusion artificielle et massive, par le biais d’un service de communication au public en ligne, de faits constituant des fausses informations". A une époque marquée par l'extrême rapidité de la diffusion de l'information, la réponse du juge, même dans un délai de 48 heures, "risque d'intervenir trop tard", et le Conseil d'Etat s'interroge sur "l'efficacité incertaine" du dispositif. Il note cependant que cette nouvelle voie de référé permettra aux candidats victimes de fausses informations de se prévaloir d'une décision de justice devant l'opinion, acceptant ainsi la création d'une procédure juridictionnelle uniquement destinée à jouer un rôle de communication politique. On peut se demander si le Conseil d'Etat ne s'écarte pas quelque peu de son rôle de conseiller juridique...
Les services "sous l'influence d'un Etat étranger"
Une observation identique peut être faite si l'on étudie les observations du Conseil d'Etat sur l'article 4 de la proposition de loi. Son objet est de modifier la loi du 30 septembre 1986 qui organise l'édition de services de communication audiovisuelle distribués par les réseaux n'utilisant pas les fréquences assignées par le CSA. Dans ce cas, la loi prévoit une convention avec le CSA précisant les obligations spécifiques du service. Les auteurs de l'actuelle proposition suggèrent d'autoriser le CSA à refuser une convention sollicitée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation de ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles". La substitution de notion de fausse information à celle de fausse nouvelle, suggérée par le Conseil d'Etat, ne suffit pas à lever toutes les incertitudes sur cette disposition.
Le Conseil d'Etat dans tous ses états
Il commence par relever des incertitudes terminologiques. Si le contrôle par un Etat étranger est une notion claire, qui renvoie aux droits de vote détenues dans le conseil d'administration du service en question, la simple influence exercée sur ce dernier constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Pour autant, le Conseil d'Etat n'envisage pas sa suppression. Il précise seulement qu'il appartiendra au juge de l'excès de pouvoir, c'est-à-dire à lui-même de trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. L'incertitude du texte n'est donc pas mise en cause par le Conseil d'Etat dans sa fonction administrative, puisque le Conseil d'Etat, cette fois dans sa formation contentieuse et dans sa grande sagesse, y remédiera.
En revanche, le Conseil d'Etat propose la suppression pure et simple de la référence à la "déstabilisation de ses institutions", dont il fait observer qu'elle n'a pas de contenu juridique et qu'elle renvoie finalement aux "intérêts fondamentaux de la Nation". Cette redondance est donc inutile, d'autant que ces derniers sont définis à l'article 410-1 du code pénal et que le conseil constitutionnel leur a accordé une valeur constitutionnelle dans une décision QPC du 21 octobre 2016.
Pour autant, le Conseil d'Etat ne met pas en question la procédure en tant que telle, rappelant toutefois qu'elle doit être contradictoire et que la décision doit être motivée. Rien ne le choque dans une disposition qui conduit à conférer au CSA, et non pas à un juge, une compétence qui risque de le conduire à des décisions susceptibles de porter atteinte au principe de libre circulation de l'information, "sans considération de frontières", garanti par plusieurs conventions internationales, décisions d'ailleurs de nature à provoquer quelques remous dans la politique extérieure de la France. Il suggère seulement que le CSA reprenne les critères définis par le Conseil d'Etat lorsqu'il est appelé à juger d'un refus de conventionnement ou d'une résiliation unilatérale de convention, critères reposant sur les sanctions infligées à la société requérante dans d'autres pays ou aux propos tenus sur la chaîne en cause (CE, 6 janvier 2006 Société Lebanese Communication Group). Cette fois, le Conseil d'Etat statuant au contentieux doit servir de guide à l'autorité indépendante, heureusement et par un heureux hasard, présidée par un membre du Conseil d'Etat.
Il n'est évidemment dit nulle part que cette disposition a surtout pour fonction de permettre de sanctionner un site comme Sputnik ou une agence comme Russia Today, également accusés par le Président de la République d'avoir répandu de fausses informations à son égard durant la campagne de 2017. Derrière la proposition, on voit ainsi apparaître une sorte d'abaissement de l'élection, comme si les électeurs n'avaient pas assez de maturité pour juger, par eux-mêmes, de ces tentatives de manipulation. Si l'on se souvient précisément des présidentielles de 2017, il est parfaitement vrai que le candidat Emmanuel Macron a été l'objet de nombreuses fausses informations, de sa prétendue homosexualité aux allégations sur son compte bancaire aux Bahamas... C'est vrai, mais il a finalement été largement élu. Au-delà des imperfections techniques du texte, le groupe parlementaire LREM, à l'origine de la proposition de loi, devrait peut-être méditer l'adage selon lequel « Il ne serait décent et à honneur à un roi de France de venger les querelles, indignations et inimitiés d’un duc d’Orléans. »
Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.