« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 4 février 2018

L'expulsion vers l'Algérie : un traitement inhumain ou dégradant

Dans une décision M. A. c. France du 1er février 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne l'expulsion, le 20 février 2015, par les autorités françaises d'un ressortissant algérien vers son pays d'origine. Cette mesure, motivée par les liens entretenus par l'intéressé avec un mouvement terroriste, avait été en effet appliquée sept heures après qu'elle lui ait été notifiée. Cette expulsion constitue le dernier épisode d'une longue histoire susceptible, au moins en partie, d'expliquer cette précipitation. 

Trois minutes trop tard


Dès 2004, M. A. est arrêté dans le cadre de l'enquête sur le réseau terroriste appelé "filière tchétchène". En 2006, il est condamné à sept ans d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes terroristes, peine assortie d'une interdiction définitive du territoire français. En 2010, les autorités font une première tentative d'éloignement, mais il refuse de se soumettre à la procédure d'entretien avec les autorités consulaires algériennes, ce qui lui vaut une seconde condamnation à deux mois de prison ferme. 

A l'issue de cette peine, il redevient expulsable et il saisit alors la CEDH d'une demande de mesure conservatoire. Celle-ci demande aux autorités françaises de surseoir à l'éloignement tant qu'elle n'aura pas statué.  M. A. est donc assigné à résidence, jusqu'au 1er juillet 2014. A cette date, la CEDH rend une décision d'irrecevabilité pour non épuisement des voies de recours internes, ce qui a pour effet de mettre fin à la mesure provisoire. 

M. A.  redevient expulsable, et,  cette fois, il dépose une demande d'asile en décembre 2014, qui lui donne le droit de rester sur le territoire, le temps de son instruction. Examinée selon la procédure prioritaire, elle est rejetée par l'OFPRA le 17 février 2015. La décision est notifiée à l'intéressé le matin du 20 février et il est conduit à Roissy. Son avocate fait immédiatement une demande de mesure conservatoire à la CEDH qui, comme en 2010, demande aux autorités françaises de surseoir à l'éloignement en attendant sa décision. Hélas, la demande de suspension parvient à 16 h 11 à la police aux frontières, alors que les portes de l'avion sont déjà fermées, quelques minutes avant le décollage pour Alger,

Une journée particulière


La Cour sanctionne le caractère expéditif cette procédure d'éloignement. On pourrait en discuter, car l'interdiction définitive du territoire avait tout de même été prononcé neuf ans auparavant, et la première tentative d'éloignement réalisée à l'issue de la peine prison purgée par l'intéressée, remontait à cinq ans. Ce débat est cependant sans objet car la CEDH refuse de se placer sur ce terrain et n'envisage que la journée du 20 février 2015.

L'article 34 de la Convention interdit aux Etats d'entraver l'exercice du droit au recours devant la CEDH, et la France est condamnée non pas parce que l'expulsion était trop rapide mais parce que cette rapidité a empêché l'exécution de la mesure conservatoire demandée par M. A. Elle ne met pas en cause le fait qu'il était impossible d'empêcher le décollage de l'avion, à un moment où ses portes étaient déjà fermées. En revanche, elle estime que la notification de la décision d'expulsion seulement sept heures avant sa mise en oeuvre était volontaire. En clair, la Cour affirme que les autorités françaises "ont créé les conditions dans lesquelles le requérant ne pouvait que très difficilement saisir la Cour d'une seconde demande de mesures provisoires".

De ces éléments, on doit déduire qu les personnes en cours d'éloignement auront désormais intérêt à saisir systématiquement la CEDH d'une demande de mesure conservatoire, dans le but d'obtenir le maintien sur le territoire durant son instruction.
Wahid Gordji expulsé en Iran. Plantu. 1987


Les traitements inhumains et dégradants


Sur le fond, la Cour estime que l'expulsion de M. A. porte une atteinte excessive à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. Il est susceptible d'être soumis à de tels traitements dans son pays natal, où il était recherché pour avoir rejoint les mouvements islamistes en 1992 et participé à un vol d'armement appartenant aux forces armées. La police algérienne attendait d'ailleurs M. A. à l'arrivée de l'avion pour le conduire tout droit en prison. Au moment où la décision de la Cour intervient, il est toujours incarcéré.

La CEDH, dans une jurisprudence constante, et notamment dans son arrêt J. K. et autres c. Suède de 2016, rappelle qu'une expulsion viole l'article 3 de la convention européenne, lorsqu'il existe des motifs "sérieux et avérés de croire que l'étranger, si on l'expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d'être soumis à un traitement inhumain ou dégradant". La charge de la preuve appartient au requérant qui doit démontrer devant la Cour la réalité de ce risque (CEDH, 28 février 2008, Saadi c. Italie).

Dans le cas de M. A., la CEDH commence par affirmer que la période qu'elle doit prendre en compte est celle qui commence en 2015, avec le retour de l'intéressé en Algérie et son incarcération. Le fait qu'il ait résidé en France durant quatorze ans avant de demander l'asile ne doit pas laisser penser qu'il ne risque aucun mauvais traitement en rentrant dans son pays. En tout état de cause, la CEDH ne se réfère pas aux menaces qui pèsent précisément sur le requérant, mais à la "situation en Algérie". Ses éléments de référence sont les rapports du Comité des Nations Unies contre la torture et d'Amnesty International cités dans son arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009. Ces analyses de 2006 et 2007 faisaient en effet état de la situation déplorable des droits de l'homme en Algérie, notamment de l'existence de centres de détention gérés par les services de renseignement, dans lesquels des tortures étaient régulièrement pratiquées. Dans son rapport 2015-2016, Amnesty affirme que ces pratiques demeurent en vigueur et il ne fait aucun doute qu'elles entrent dans le champ de l'article 3 qui interdit les traitements inhumains ou dégradants.

De tous ces éléments, et du fait que l'Algérie n'a produit aucune pièce de nature à réfuter l'existence de ces pratiques, la Cour déduit que l'expulsion de M. A. vers ce pays emporte un risque excessif de traitements inhumain et dégradant. Nul ne conteste que la situation des droits de l'homme en Algérie, et plus précisément dans les prisons, est préoccupante. On doit cependant rappeler que ce pays n'est pas membre du Conseil de l'Europe, qu'il n'avait donc pas à produire devant la CEDH des éléments de nature à défendre son système judiciaire et carcéral. Ce n'est pas l'Algérie qui est condamnée, mais la France, pour avoir expulsé M. A. vers l'Algérie.

La situation de l'intéressé


Pas une fois la situation individuelle de M. A depuis 2015 n'est mentionnée dans l'arrêt. A-t-il fait l'objet de tortures ? Se voit-il interdire toute communication avec son avocat ? Bref, est-il victime de traitements inhumains ou dégradants ? L'arrêt n'apporte aucune réponse et la décision repose sur un syllogisme simple. L'Algérie pratique les traitements inhumains ou dégradants. L'intéressé est emprisonné en Algérie. Il risque donc de subir de tels traitements. Dans son opinion dissidente, la juge irlandaise O'Leary fait observer que la charge de la preuve ne repose plus sur le requérant. Celui-ci n'a pas besoin de démontrer l'existence de mauvais traitements à son égard et les rapports d'Amnesty suffisent à apporter cette preuve. Aux yeux de la juge O'Leary, "l'arrêt semble créer - par inadvertance ou non - un obstacle à des expulsions vers l'Algérie pour des raisons générales sans exiger un examen individuel des circonstances".

Cette démarche quelque peu dogmatique pourrait peut-être se justifier si elle s'appliquait avec la même intensité à d'autres Etats non membres du Conseil de l'Europe. Force est de constater que les Etats-Unis ne sont pas traités avec la même rigueur que l'Algérie.

Et les Etats-Unis ?

 

L'arrêt du 4 septembre 2014 Trabelsi c. Belgique présente des analogies avec l'affaire M. A. de 2018. Le requérant, condamné en Belgique pour avoir planifié un attentat au camion piégé contre une base aérienne a purgé dix ans de prison. Il est ensuite réclamé par les Etats-Unis pour d'autres faits liés au terrorisme. En l'espèce, la Belgique est condamnée, comme la France, sur le fondement de l'article 34 dès lors que les autorités belges ont extradé l'intéressé en passant outre une mesure provisoire de la CEDH.

Mais l'article 3 pouvait aussi constituer le second fondement de la condamnation, comme dans la présente affaire. Depuis les arrêts Harkins et Edwards c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012 et Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni du 10 avril 2012, la violation de l'article 3 peut en effet être envisagée dans le cas de requérants risquant la condamnation à peine perpétuelle. En l'espèce pourtant, la CEDH examine en détail la situation de Trabelsi. N'a-t-il pas une "chance d'élargissement" dès lors que la Belgique a demandé que l'intéressé puisse demander, à un moment ou à un autre, une réduction de peine ou une grâce ? Certes, la Cour reconnait que "des doutes peuvent être émis sur la réalité de cette chance en pratique". Mais c'est suffisant, et l'extradition vers un pays qui pratique la prison à perpétuité de manière effective est jugée conforme à l'article 3. De même, l'extradition d'une personne vers un Etat américain qui pratique la peine de mort, traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3, est possible, dès lors que l'Etat s'engage à ne pas la requérir ou à ne pas l'appliquer à la personne extradée.

Lorsque l'extradition a lieu vers l'Algérie, la situation de la personne n'est pas évoquée. Lorsqu'elle a lieu vers les Etats-Unis, c'est la situation de la personne qui conditionne l'extradition et il suffit de faire état d'une possibilité parfaitement fictive de libération pour contourner les rigueurs de l'article 3.

Reste à se poser la question de l'impact de cette décision sur la lutte contre le terrorisme. La Cour est évidemment un peu mal à l'aise à l'idée de reconnaître qu'une personne condamnée pour terrorisme est victime d'un traitement inhumain et dégradant du fait de son expulsion. De manière finalement assez peu logique, elle reconnaît une double violation de la Convention européenne, mais n'accorde pas à l'intéressé de dommages et intérêts. Une telle mesure aurait pu être mal comprise et la Cour prend soin de réaffirmer "qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner". Personne n'en doutait, mais il était sans doute préférable de le rappeler.


Sur l'expulsion : Chapitre 5 section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

mardi 30 janvier 2018

Anonymat du donneur de gamètes

Le 28 décembre 2017, le Conseil d'Etat a rendu une décision confirmant le principe d'anonymat du don de gamètes. Le requérant, qui souhaitait connaître l'identité du donneur à l'origine de sa naissance, est donc débouté.

En soi, l'arrêt n'a rien de surprenant, dès lors que le principe d'anonymat du don des produits du corps humain a valeur législative. Il figure d'abord dans l'article 16-8 du code civil : " Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée". L'article 1211-5 du code de la santé publique revient sur la question : " Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée".

La seule exception à ce principe repose sur la nécessité thérapeutique, par exemple en cas de maladie génétique du donneur, nécessitant des mesures de prévention ou de traitement de l'enfant issu de ses gamètes. Dans ce cas, le corps médical prendra en charge cette mission, sans que l'identité du donneur soit divulguée. 

Dans l'affaire soumise au Conseil d'Etat, M. B. A. a été conçu par insémination artificielle avec donneur. En 2011, il demande à l'hôpital Cochin de lui communiquer l'identité du donneur à l'origine de sa conception. Après un avis défavorable de la Commission d'accès aux documents administratifs, l'hôpital s'est abstenu de répondre à la demande de M. B. A. et ce silence valait rejet de la demande. Le tribunal administratif de Paris admet la légalité de ce refus en janvier 2014, et le Conseil d'Etat confirme donc ce jugement.

L'intérêt de la décision ne réside pas dans le rejet de la requête, mais dans le fait que le Conseil d'Etat persiste à écarter la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

Le Conseil d'Etat

 

Certes sa jurisprudence était clairement opposée à toute levée de l'anonymat. Dans un avis du 13 juin 2013, le Conseil a déjà affirmé que le respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la convention européenne, ne saurait être invoqué par le seul enfant issu du don de gamètes, désireux de connaître ses origines. Le donneur peut aussi s'en prévaloir, qui a fait un don gratuit et altruiste de produits de son corps, et qui ne désire pas nécessairement nouer ultérieurement des contacts avec l'enfant ainsi conçu. Sa vie privée et familiale risquerait d'en être bouleversée, d'autant que bon nombre de donneurs sont à l'origine de naissances multiples. Le couple receveur qui constitue la famille légale de l'enfant peut également demander le respect de sa vie privée et familiale. Dans son avis de 2013, le Conseil précise d'ailleurs qu'il lui appartient de décider s'il convient ou non de révéler à leur enfant les conditions de sa naissance. Dans un arrêt du 12 novembre 2015, ce même Conseil d'Etat, cette fois en formation contentieuse, a logiquement estimé, conformément à son avis de 2013, que la loi française s'efforce de protéger la vie privée de chacun des acteurs d'une insémination avec donneur (IAD) et ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.



La CEDH


Au vu de ces précédents, la requête de M. B. A semble vouée à l'échec, mais il conservait sans doute l'espoir de faire prévaloir la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), beaucoup plus favorable au droit d'accès aux origines. Dans un arrêt Mikulic c. Croatie de 2002, elle affirme déjà que les procédures ayant trait à la paternité tombent sous l'empire de l'article 8, qui protège le "droit à l'identité et à l'épanouissement personnel". Dans le cas des enfants nés sous X., la CEDH considère cependant, dans l'affaire Odièvre de 2003, que les Etats peuvent prévoir un accouchement anonyme, à la condition que cet anonymat puisse ensuite être levé à la demande de l'enfant, avec le consentement de la mère. Tel est le cas du droit français, mais pas du droit italien qui ne prévoit aucune procédure permettant la levée ultérieure de l'anonymat. Il est donc sanctionné pour atteinte au droit à la vie privée dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012.

M. A. B. espérait que le Conseil d'Etat reprendrait cette jurisprudence à son compte, pour l'appliquer, non plus à l'accouchement sous X mais à la procréation avec donneur. Il appuyait son analyse sur l'arrêt du 31 mai 2016, Mme G.G., dans lequel le Conseil accepte d'écarter, à titre exceptionnel, l'application de la loi française interdisant l'insémination post-mortem. La requérante, de nationalité espagnole, souhaite une insémination avec les gamètes de son époux décédé, lui-même de nationalité italienne. Au moment où celui-ci, gravement malade, avait décidé de conserver ses gamètes dans le but de réaliser un projet parental que sa maladie était susceptible d'empêcher, le couple résidait en France. Le dépôt avait donc eu lieu dans un Centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humain (CECOS) français. Si ce dépôt avait eu lieu Espagne, la veuve aurait bénéficié sans difficulté d'une insémination post mortem, licite dans ce pays. En France en revanche, elle s'est vue opposer un refus, car notre système juridique l'interdit. Cette situation tout à fait particulière a conduit le Conseil d'Etat à effectuer un contrôle reposant précisément les circonstances concrètes de l'affaire. A titre exceptionnel, il a accepté d'écarter la loi française car elle portait une atteinte excessive au droit à la vie privée de la requérante, d'ailleurs désormais réinstallée dans son pays d'origine.

La règle de l'anonymat

L'affaire était un cas d'espèce et le Conseil d'Etat avait largement insisté sur ce point. A ses yeux, le droit français interdisant l'insémination post mortem était parfaitement conforme à la Convention européenne, mais ses conséquences portaient une atteinte disproportionnée à la vie privée de la requérante. Dans le cas de M. A. B., le juge administratif refuse de se livrer au même type de contrôle. Rien ne justifie en effet que le requérant bénéficie d'un traitement particulier.  Il n'est pas originaire d'un pays qui reconnaît le droit d'accéder à ses origines, et ne peut faire état d'aucune situation spécifique justifiant qu'il soit dérogé à l'ordre public français.

Une nouvelle fois, le Conseil d'Etat affirme donc que le droit d'accès aux origines n'existe pas. Comme en matière d'accouchement sous X, l'anonymat demeure la règle, et le juge affirme ainsi que la personne née d'une insémination avec donneur ne saurait faire l'objet d'un traitement privilégié. Elle est certes titulaire du droit au respect de sa vie privée, mais celle-ci s'arrête à l'endroit précis où commence celle des autres. La vie privée du donneur, celle du couple receveur doivent aussi être protégées. En décidant de ne pas faire prévaloir le droit d'accès aux origines, le Conseil d'Etat, confronté à un conflit de normes, fait un choix éthique et se prononce en même temps sur la question de la finalité de la norme juridique. Pour lui, il ne fait pas de doute qu'elle n'a pas pour mission de résoudre les traumatismes de l'enfance mais de définir l'ordre public.



Sur l'anonymat du don : Chapitre 7 section 2 § 3 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

vendredi 26 janvier 2018

Inès : irrecevabilité de la requête devant la CEDH

On pouvait s'y attendre. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans une décision Afiri et Biddarri c. France du 23 janvier 2018, a déclaré irrecevable le recours de parents d'Inès, jeune fille de quatorze ans dans un état végétatif depuis plusieurs mois. On se souvient que le référé qu'ils avaient déposé en vue d'obtenir la suspension de la décision d'arrêt des traitements prise par les médecins avait été rejeté par le Conseil d'Etat le 5 janvier 2018, à peine trois semaines avant la décision de la CEDH.

Ils se sont immédiatement tournés vers la CEDH sur le fondement de l'article 39 de son règlement. Cette disposition autorise en effet la Cour à prendre toute mesure provisoire qu'elle estime devoir être adoptée "dans l'intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure". Elle agit comme un référé dès lors qu'il s'agit de geler une situation juridique en attendant de statuer au fond.


Aux yeux des requérant, le refus de suspendre la décision d'arrêt des soins viole à la fois l'article 2 de la Convention européenne qui garantit le droit à la vie, l'article 8 qui protège la vie privée, et l'article 13 qui consacre le droit à un recours effectif devant un juge national. En l'espèce, la CEDH se s'appuie sur le Protocole n° 14 qui permet à un juge unique, ou à un comité de trois juges comme c'est le cas en l'espèce, de déclarer une requête irrecevable lorsqu'elle est "incompatible avec les dispositions de la Convention (...), manifestement mal fondée ou abusive".

L'affaire Afiri et Biddari c. France ne pose en effet aucun problème juridique nouveau par rapport à la décision Lambert c. France rendue le 5 juin 2015. qui avait déjà refusé toute mesure provisoire dans une situation très proche. A l'époque, la Grande Chambre était saisie à la requête des parents de Vincent Lambert, tétraplégique en état de conscience minimum depuis plus de cinq ans au moment de la décision. Elle avait alors admis la recevabilité de la demande, estimant qu'une décision d'arrêt de soins "qui maintiennent artificiellement la vie" entrent dans le champ d'application de l'article 2. Les questions de fond soulevées par l'affaire doivent dont être étudiées sous l'angle de cette disposition.

Le droit à la vie


Dans son arrêt McCann c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, la Cour européenne rappelle que le droit à la vie n'a rien d'absolu. Il se borne à imposer certaines obligations aux Etats. 

Certaines sont purement négatives et interdisent à l'Etat de donner la mort intentionnellement. Dans sa décision Lambert, la Grande Chambre affirme que ces obligations négatives ne sont pas en cause dans le cas d'une décision d'arrêt des traitements. La loi française interdit en effet de provoquer la mort intentionnellement et se limite à permettre l'abstention thérapeutique, c'est-à-dire le fait de ne pas entreprendre de soins qui ont pour effet un maintien artificiel de la vie.  

Le droit à la vie doit donc être apprécié au regard des obligations positives qui imposent à l'Etat de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes. En l'espèce, et comme dans l'affaire Lambert, la CEDH estime que la question de l'interruption des soins médicaux ne fait pas l'objet d'un réel consensus au sein des Etats du Conseil de l'Europe, "même si une majorité d'Etats semblent l'autoriser". 

Sur ce point, les parents d'Inès sont dans une situation juridique encore moins favorable que ceux de Vincent Lambert. A l'époque, la décision le concernant avait été prise sous l'empire de la première loi Léonetti du 22 avril 2005 qui ne précisait pas très clairement si l'alimentation d'un patient, sans espoir de progrès thérapeutique, constituait ou non un traitement susceptible d'être interrompu. Cette interrogation a été levée par la seconde loi Léonetti-Claeys du 2 février 2016 qui précise qu'une telle décision peut être prise, à la condition que des soins palliatifs soient mis en oeuvre pour éviter toute souffrance au patient, notamment par une sédation profonde. Le cadre législatif de 2018 est donc plus élaboré que celui en vigueur en 2015 et il n'est pas surprenant que la CEDH l'estime suffisant pour assurer le respect des obligations positives imposées par l'article 2.

Le paradis blanc. Michel Berger. 1990

Les exigences définies par la Cour


S'il n'existe pas de consensus entre Etats sur la question de l'interruption des soins, il existe néanmoins un certain nombre de principes communs mis en oeuvre par ceux qui l'autorisent. La CEDH dresse la liste de trois exigences permettant d'affirmer la conformité d'un dispositif d'arrêt de traitements à l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

La première d'entre elles, c'est une évidence, réside dans l'existence d'un cadre législatif. Tel est évidemment le cas en France, depuis la loi Léonetti. 

La seconde exigence est la prise en compte des souhaits exprimés par le patient et par ses proches ainsi que l'avis d'autres membres du corps médicale, extérieurs au service dans lequel le patient est hospitalisé. En l'espèce, la CEDH fait observer que la procédure a été menée conformément à la loi. Un consultant extérieur, professeur de pédiatrie "très impliqué dans les problèmes d'éthique et de handicap, sans aucun lien de hiérarchie avec le médecin de la patiente" y a participé. Si la volonté de la patiente n'a pu être clairement identifiée, ses parents ont été consultés à six reprises. Et la Cour observe que leur opposition constante à l'arrêt des traitements n'a pas été sans effet puisque la décision n'a pas été mise en oeuvre. Le juge des référés du Conseil d'Etat n'a d'ailleurs pas ordonné aux médecins d'interrompre les soins. Au moment où la CEDH intervient, le dialogue entre l'équipe médicale et les parents d'Inès n'est pas interrompu.

Enfin, la dernière exigence imposée par l'article 2 de la Convention est l'existence d'un recours juridictionnel permettant de contester la décision d'interruption des traitements. Contrairement à ce qu'affirment les requérants, le droit français prévoit un recours effectif conforme à l'article 13 de la Convention. Cette nécessité a d'ailleurs été rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa décision QPC du 2 juin 2017. En l'espèce, les parents d'Inès ont pu saisir successivement le tribunal administratif puis le Conseil d'Etat en référé. Dans ce cas, le juge des référés se livre à un contrôle de légalité absolument identique à celui auquel il serait procédé dans un recours pour excès de pouvoir. En l'espèce, des experts ont été mandatés, une audience a été organisée et la décision a été prise par une formation collégiale. De ces éléments, la Cour déduit que le droit au recours a été respecté. Par voie de conséquence, toutes les conditions posées pour que l'interruption des traitement soit conforme à l'article 2 sont remplies. 

L'irrecevabilité et le fond


La décision d'irrecevabilité rendue par la CEDH révèle ainsi un raisonnement juridique parfaitement construit et une motivation très claire. Alors pourquoi ne pas statuer au fond et refuser tout simplement l'octroi d'une mesure provisoire ? 

D'abord pour maintenir la position rigoureuse adoptée par la Cour en matière de recevabilité. Un recours qui ne développe aucun moyen nouveau par rapport à la jurisprudence existante est désormais impitoyablement écarté et le nombre de requêtes irrecevables a ainsi augmenté de 92 % en 2017. En l'espèce, il faut reconnaitre que les parents d'Inès avaient bien peu de chances que leur recours soit jugé recevable. En effet, le 27 juin 2017, une décision Gard c. Royaume-Uni avait déjà déclaré irrecevable une demande de mesures conservatoire formulée par les parents d'un enfant atteint d'une maladie génétique rare et mortelle. La Cour avait alors estimé que le droit britannique était conforme à l'article 2 de la Convention européenne, y compris en refusant l'accès de l'enfant à un traitement expérimental mis en oeuvre aux Etats-Unis. 

Ensuite, l'irrecevabilité apparaît comme le moyen d'exercer un contrôle minimum sur la loi en vigueur dans les Etats sans pour autant laisser se développer des contentieux qui, en allongeant les procédures, allongent aussi les souffrances des patients concernés. Enfin, ce contrôle minimum permet à la Cour d'assurer le respect de la Convention européenne des droits de l'homme  sans pour autant s'ingérer dans un domaine qui relève d'un choix éthique propre à chaque société.


Sur le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

mardi 23 janvier 2018

Le délit d'exhibition sexuelle s'affiche à la Cour de cassation

L'arrêt rendu le 10 janvier 2018 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation précise la définition du délit d'exhibition sexuelle. L'article 222-22 du code pénal le réprime en effet, sans réellement le définir : "L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende". C'est donc au juge qu'il appartient de préciser les contours de cette infraction. 

Dans la présente affaire, Mme Z. Y. s'est présentée au musée Grévin, dans la salle rassemblant les statues de cire de plusieurs chefs d'Etat. Se dévêtant alors "le haut du corps, sa poitrine étant nue, laissant apparaître l'inscription "Kill Putin", elle a fait tomber la statue du président russe, dans laquelle elle a planté un pieu métallique en déclarant "Fuck Dictator". Tous les lecteurs auront compris que nous étions en présence d'une manifestation initiée par les Femen. Mme Z. Y. s'est d'ailleurs prévalue de son appartenance à ce mouvement, pour affirmer que son geste avait une finalité de protestation politique.

Cette revendication n'a pas eu d'effet sur les juges du fond. En octobre 2014, elle a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris, pour dégradation volontaire du bien d'autrui et exhibition sexuelle. La Cour d'appel de Paris, le 12 janvier 2017, a confirmé l'amende de 600 € infligée à Mme Z. Y. pour le dommage causé à  la statue de V. Poutine. En revanche, elle a relaxé l'intéressée du chef d'exhibition sexuelle. Pour la Cour, le délit d'exhibition sexuelle ne saurait être constitué "en dehors de tout élément intentionnel de nature sexuelle". Il n'y a donc pas lieu de condamner Mme Z. Y. pour "l'utilisation de sa poitrine dénudée (...) à des fins de manifestation d'une expression en dehors de toute connotation sexuelle". La Cour de cassation, dans sa décision du 10 janvier 2018, rappelle que les motifs de l'exhibition ne constituent pas un élément constitutif de l'infraction. Peu importe que l'intéressée ait des comptes à régler avec Vladimir Poutine, elle a exhibé sa poitrine en public et c'est suffisant pour la condamner.

Eléments constitutifs de l'infraction


Au titre des éléments matériels de l'infraction figure d'abord l'existence d'un acte d'exhibition sexuelle. Cette notion a succédé, dans le code pénal de 1992, à celle d'outrage public à la pudeur, utilisée depuis le code pénal de 1810. Le législateur a sans doute considéré, à juste titre, que la notion de pudeur était bien difficile à définir. La jurisprudence adopte donc aujourd'hui une définition objective, par l'exhibition des parties sexuelles, sans qu'il soit nécessaire d'apprécier son caractère outrageant. Dans une décision du 22 décembre 1965, la Chambre criminelle considérait déjà que le fait de jouer au ping-pong en monokini constituait une "exhibition provocante de nature à offenser la pudeur publique et à blesser le sentiment moral de ceux qui ont pu en être les témoins". Aujourd'hui, la pudeur a disparu, mais l'exhibition de la poitrine nue demeure une exhibition sexuelle au sens du code pénal. Les seules hypothèses dans lesquelles elle peut être licite sont celles du nu artistique ou l'exhibition dans un lieu acceptant la nudité. Or Mme Z. Y. ne pratiquait pas le nu artistique et le musée Grévin n'est pas un espace voué au naturisme.

Précisément, le second élément matériel réside dans le fait que cette nudité doit être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards d'autrui. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il importe seulement que la nudité soit visible. La Cour de cassation considère ainsi que le délit est constitué si l'exhibition a lieu dans le bureau d'un avocat en présence d'une collaboratrice, dès lors que le personnel du cabinet est susceptible d'entrer dans la pièce (Cass. Crim. 31 mars 1999). Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un ait observé cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour témoigner. Tel est le cas dans l'affaire Z. Y., puisque la décision de la Cour d'appel nous apprend la Femen a au moins été vue par un gardien du musée Grévin. Celui-ci a affirmé "qu’elle était venue vers lui en fermant sa veste et qu’il avait bien compris qu’elle voulait faire passer un message politique".

Cette finalité politique ne saurait cependant pas caractériser l'élément moral de l'infraction. Celui-ci est constitué dès que l'intéressée impose volontairement sa nudité à la vue d'autrui. Qu'elle le fasse dans un but de provocation sexuelle ou de militantisme politique est sans importance. Sur ce point, l'attitude de Mme Z. Y. est particulièrement claire. Les Femen ont précisément pour habitude d'imposer leur nudité au regard des autres, en pensant, à tort ou à raison, que cette pratique fait avancer certaines revendications. Elles assument donc parfaitement leur geste.

Le gendarme de Saint Tropez.  Jean Girault. 1964

La cohérence de la jurisprudence


La Cour de cassation, dans sa décision du 10 janvier 2018, reprend ainsi une jurisprudence traditionnelle. Sans doute a-t-elle souhaité la rappeler à un moment où les actions des Femen avaient suscité des jurisprudences plus ou moins contradictoires des juges du fond. C'est ainsi que le tribunal correctionnel de Lille a relaxé, le 23 mars 2016, trois Femen qui s'étaient jetées, seins nus, sur la voiture de Dominique Strauss-Kahn lors de son arrivée au Palais de justice pour le procès du Carlton. Il s'agissait alors de dénoncer la prostitution et les violences faites aux femmes. A l'inverse, la Cour d'appel de Paris, dans une décision du 15 février 2017, a confirmé la condamnation d'une autre Femen qui, les seins nus, avait "mimé un simulacre d'avortement de l'enfant Jésus avec des morceaux de foie de veau devant l'autel de l'église de la Madeleine". La Cour de cassation met ainsi un peu d'ordre dans une jurisprudence peu cohérente, en imposant une interprétation finalement très simple du délit d'exhibition sexuelle.

Réprimer l'exhibitionnisme


Aurait-il été possible de statuer autrement ? Sans doute pas, car il ne faut pas oublier que ce délit figure au nombre des violences sexuelles réprimées par le code pénal. Et il faut bien reconnaître que l'exhibitionnisme est plus répandu chez les hommes que chez les femmes. Imagine-t-on un instant qu'un exhibitionniste arrêté alors qu'il stationne devant une école, vêtu d'un grand imperméable, puisse échapper à la condamnation en invoquant une action militante ? L'égalité devant la loi exige que les éléments de l'infraction soient les mêmes pour tous ses auteurs, hommes ou femmes. Confrontées à cette dure réalité, il ne fait aucun doute que les Femen accepteront désormais leur condamnation avec stoïcisme, ou choisiront des formes plus habillées de contestation.



jeudi 18 janvier 2018

Comment faire sauter le Verrou de Bercy

La question du Verrou de Bercy n'est pas un sujet technique réservé aux seuls fiscalistes. C'est une question qui concerne directement les libertés publiques, car ce Verrou porte directement atteinte aux principes de séparation des pouvoirs, d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques. 

Ces critiques extrêmement graves sont actuellement mises sur la place publique par la mission parlementaire créée conjointement à l'Assemblée nationale par les commissions des lois et des finances sur la poursuite des infractions fiscales. Présidée par Eric Diard (Bouches-du-Rhône LR), et ayant pour rapporteure Emilie Cariou (Meuse LREM), elle procède depuis le 16 janvier 2017 à différentes auditions qui montrent clairement la nécessité de mettre fin à ce qu'il faut bien analyser comme une absurdité juridique. L'intervention d'Eliane Houlette, Procureure du Parquet national financier s'est révélée particulièrement éclairante, en plaçant directement le débat au niveau le plus élevé, celui des principes.

Qu'est-ce que le Verrou de Bercy ?


Le Verrou de Bercy trouve son origine dans l'article 288 du Livre des procédures fiscales (LPF) ainsi rédigé :"Sous peine d'irrecevabilité, les plaintes tendant à l'application de sanctions pénales en matière d'impôts directs, de TVA et autres taxes sur le chiffre d'affaires, de droits d'enregistrement, de taxe de publicité foncière et de droits de timbre sont déposées par l'administration sur avis conforme de la commission des infractions fiscales".  Cette disposition se traduit par une initiative exclusive de l'administration, seule compétente pour déposer une plainte en matière de fraude fiscale. Cette plainte du ministre est précédée d'un avis conforme de la commission des infractions fiscales (CIF), commission consultative de nature purement administrative. Le Verrou de Bercy est donc l'expression employée pour désigner l'irrecevabilité d'une procédure qui serait diligentée à l'initiative du parquet. 

Incohérence


Le résultat est une procédure "incohérente", terme employé lors de son audition par Jean-Claude Marin, procureur général à la Cour de cassation. Incohérente parce que certaines infractions peuvent être directement poursuivies par les parquets, alors que d'autres ne peuvent pas l'être. C'est ainsi que le blanchiment de fraude fiscale est considérée comme une infraction autonome depuis un arrêt rendu par la Cour de cassation 20 février 2008. Il n'est donc pas soumis à l'article L 228 LPF et le parquet peut engager directement des poursuites. Le blanchiment est donc parfois poursuivi, sans que l'infraction d'origine, c'est-à-dire la fraude fiscale elle-même, ne le soit. Si l'on ajoute que le recel de fraude fiscale, est, quant à lui, soumis à l'article L 228 LPF, on aboutit à une sorte de saucissonnage de la fraude qui entrave considérablement les poursuites. Les juges ne voient ainsi qu'une partie de l'ensemble de la fraude, celle que l'administration veut bien leur faire connaître.

Ces absurdités procédurales ne sont pas les plus graves. Le Verrou de Bercy porte en effet atteinte au principe d'égalité devant la loi et au principe de séparation des pouvoirs. Il convient sur ce point de s'intéresser à la décision QPC du 22 juillet 2016, par laquelle le Conseil constitutionnel refuse de déclarer inconstitutionnel ce Verrou. Sa lecture est une curiosité, car le Conseil valide cette procédure au prix de véritables contorsions juridiques qui l'ont conduit à porter atteinte aux principes constitutionnels qu'il a mission de défendre.

Egalité devant la loi et sophisme

 

La première contorsion réside dans une limitation du champ de la QPC. Refusant qu'elle porte sur l'ensemble de l'article L 228 LPF, il la réduit à ses quatre premiers mots : "Sous peine d'irrecevabilité". On peut certes considérer que le Verrou de Bercy tient dans ces quatre mots, qui ont été interprétés par la Cour de cassation comme imposant l'irrecevabilité de toute poursuite engagée par le parquet sans qu'il ait été préalablement saisi par le ministre.

Mais par cette lecture minimaliste de l'article L 228 LPF, le Conseil s'interdit toute appréciation de l'ensemble de procédure, dans ses phases à la fois administratives et judiciaires. A ses yeux, la phase administrative, c'est à dire le passage devant la CIF et la décision du ministre, n'existe pas. Ce faisant, le Conseil apporte un soutien indirect à la Cour de cassation qui avait déjà, à quatre reprises, considéré comme dépourvues de caractère sérieux des QPC portant sur la composition de la CIF, sur la procédure suivie devant elle, en particulier l'absence de contradictoire, sur l'absence de motivation de ses avis.

Mais ce choix ne vise pas seulement à ménager la Cour de cassation. Il a aussi pour finalité de réduire le contrôle à la phase judiciaire, qui intervient lorsque l'administration refuse de transiger à l'issue d'une procédure devant la CIF marquée par une totale opacité. Dans ce cas, et seulement dans ce cas, le parquet est  effectivement saisi d'une plainte. Examinant uniquement cette procédure judiciaire, le Conseil peut alors affirmer que l'égalité devant la loi est parfaitement respectée, puisque cette égalité ne concerne que les contribuables déférés au juge. La solution, astucieuse, consiste donc à saucissonner la procédure pour la déclarer constitutionnelle...De toute évidence, l'analyse du Conseil relève du sophisme.

Le verrou. Jean-Honoré Fragonard. 1777

Le principe de liberté de l'action publique


Le Verrou de Bercy porte aussi, et c'est encore plus grave, une atteinte directe à la séparation des pouvoirs. Ne subordonne-t-il pas l'action du parquet à une décision purement administrative ? L'autorité judiciaire n'est plus indépendante, mais doit se soumettre à un acte de puissance publique. 

Dans sa décision du 22 juillet 2016, le Conseil constitutionnel accepte de considérer que le Verrou de Bercy emporte une atteinte à la séparation des pouvoirs, garantie par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. De ces dispositions découle le principe d'indépendance de l'autorité judiciaire qui figure à l'article 64 de la Constitution, selon lequel "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Et de ce second principe le Conseil en déduit un troisième, celui qui affirme que "le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, l'action publique devant les juridictions pénales". Si nous avons bien suivi le raisonnement, le principe de liberté de l'action publique a valeur constitutionnelle car il trouve son fondement dans celui de séparation des pouvoirs. 

Sans doute, mais le Conseil constitutionnel entend rester au niveau déclaratoire, sans remettre en cause le Verrou de Bercy. Il exerce donc son contrôle de proportionnalité, qui lui permet généralement de faire pencher la balance dans le sens qui lui convient. En l'espèce, il considère qu'il y a bien atteinte à la séparation des pouvoirs, mais que cette atteinte n'est "pas disproportionnée". 

La séparation des pouvoirs est-elle "proportionnée ou disproportionnée" ? 


Déployant le même raisonnement qu'en matière d'égalité devant la loi, le Conseil observe ainsi que le procureur de la République reste en mesure de décider de l'opportunité des poursuites... une fois qu'il a été saisi par Bercy. Surtout, le Conseil affirme que "l'absence de mise en mouvement de l'action publique ne constitue pas un trouble substantiel à l'ordre public". Mais de quel "ordre public" s'agit-il ?  Le Conseil précise que "les infractions concernées répriment des actes qui portent atteinte aux intérêts financiers de l'Etat et causent un préjudice principalement au Trésor public". L'ordre public se réduit donc à l'intérêt financier de l'Etat, qui l'autorise à transiger avec le fraudeur durant la phase administrative. Mais l'argent de l'Etat n'est-il pas d'abord celui des contribuables ? La justice est-elle rendue par l'Administration fiscale ou par l'autorité judiciaire, au nom du peuple français ? On peut alors s'interroger, comme l'a fait Eliane Houlette : "Y a-t-il un intérêt financier qui est au-dessus des principes républicains ?".

Le fait même que le Conseil constitutionnel exerce son contrôle de proportionnalité à propos de la séparation des pouvoirs a quelque chose d'inquiétant. Là encore, Eliane Houlette a trouvé la phrase juste en affirmant que l'on ne peut dire du principe de séparation des pouvoirs, dont découle la liberté de l'action publique, "qu'il est proportionné ou disproportionné. Il est ou il n'est pas". 
 
Il appartient donc au Parlement de changer les choses. Il avait déjà tenté de supprimer le Verrou de Bercy par un amendement sénatorial adopté en juillet 2017 sur la loi restaurant la confiance dans la vie politique, mais il avait été rétabli de justesse à l'Assemblée nationale, contre la promesse de création de la présente mission d'information. En tout état de cause, la constitutionnalité du Verrou de Bercy prononcée par le Conseil n'interdit pas une évolution législative, car sa suppression ne serait pas pour autant inconstitutionnelle. En effet, la réforme demandée consiste simplement à faire rentrer les poursuites pour fraude fiscale dans le droit commun, en assurant aux justiciables le respect des garanties offertes par la procédure pénale. Concrètement, rien de plus simple : il suffit de voter la suppression des quatre premiers mots de l'article L 228 LPF.

Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chapitre 4, section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

dimanche 14 janvier 2018

Open Data des décisions de justice : le rapport Cadiet enfin publié

On l'attendait fin octobre 2017, et le rapport Cadiet sur "l'Open Data des décisions de justice" a finalement été remis à la ministre de la justice le 9 janvier 2018. Sous la présidence du Professeur Cadiet (Ecole de droit de l'Université Panthéon-Sorbonne), une commission composée de représentants des juridictions suprêmes, des cours d'appel, des procureurs, de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) et du Conseil national des Barreaux (CNB), a travaillé sur la mise en oeuvre des articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

Ces deux dispositions prévoient de modifier le code de la justice administrative et le code de l'organisation judiciaire, dans le but d'inscrire la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques. Il s'agit donc d'envisager concrètement l'Open Data des décisions de justice. Les attentes sont sur ce point un peu déçues. Le rapport Cadiet ne propose rien de réellement concret, rien qui permette d'assurer, dans un court délai, la mise en oeuvre du principe de transparence posé par la loi. Au contraire, il dresse une liste immense de difficultés avant de conclure que l'opération sera longue.

Pour autant, le rapport n'est pas dépourvu d'intérêt. En mettant en lumière les difficultés de l'entreprise, il fait apparaître, en creux, les résistances auxquelles elle se heurte. Les vingt recommandations formulées sont en effet autant de précautions visant à encadrer cette transparence et à assurer le contrôle des juridictions sur les décisions. 

Etat des lieux


Le rapport insiste sur le fait que la loi Lemaire s'inscrit dans une évolution vers une plus grande diffusion des décisions de justice. Les juridictions elles-mêmes ont développé une "culture historique" dans ce domaine et l'on cite l'arrêté du 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796) qui prescrit de ne plus laisser les jugements sous la forme de feuilles séparées mais de les réunir dans un Bulletin officiel annuel. Du côté de la juridiction administrative, ce sont les avocats aux conseils qui ont pris l'initiative, au XIXe siècle, de publier les arrêts du Conseil d'Etat sous la forme d'un recueil qui allait devenir le célèbre Lebon. Aujourd'hui la diffusion est effectuée sur internet. Deux décrets, l'un en 1984 et l'autre en 1996, ont créé un service public des bases de données juridiques. Un troisième texte de 2002 a ensuite prévu la diffusion du droit par internet avec une mise à disposition gratuite des décisions de justice sur le site public Legifrance.

Tout serait parfait si ces bases de données étaient complètes. Le rapport donne sur ce point d'intéressantes précisions. Pour l'année 2016, Legifrance a ainsi publié 10313 arrêts de la Cour de cassation et une sélection de 3047 décisions de Cour d'appel. Or une mise à disposition totale de la jurisprudence conduirait à permettre l'accès à environ 3 800 000 décisions pour l'ordre judiciaire, tous niveaux d'instance confondus. Durant la même année 2016, ont été publiés 2649 décisions du Conseil d'Etat et 17 112 arrêts des cours administratives d'appel, alors qu'une transparence totale conduirait à un corpus d'environ 177 000 décisions, tous niveaux confondus, y compris les tribunaux administratifs.

On est donc bien loin d'un Open Data, et les progrès incontestables de l'accessibilité des décisions sur internet cachent une pratique que l'on pourrait qualifier de "tri sélectif". Cela n'a rien de nouveau, et le Conseil d'Etat, par exemple, a toujours eu tendance à publier au Lebon les décisions dont il était fier, et à maintenir dans la confidentialité celles dont il n'avait pas de raison de se vanter.

A partir de cet état des lieux, le rapport Cadiet s'efforce de répondre à une question simple : comment mettre en oeuvre l'Open Data en garantissant le contrôle des juridictions suprêmes sur l'ensemble du processus de diffusion ? On observe à ce propos que la commission Cadiet était largement composée de membres de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat. Les usagers, quant à eux, n'étaient représentés que symboliquement, un seul universitaire même s'il s'agissait du Président de la commission, et un seul avocat.

Enjeux juridiques


Il n'est pas contestable que l'Open Data des décisions de justice pose un certain nombre de problèmes juridiques liés aux libertés publiques. Le rapport Cadiet ne s'intéresse guère à la justice prédictive, alors même que certaines expériences ont déjà été mises en oeuvre dans des juridictions. Sa recommandation n° 20 se borne, modestement, à appeler à une régulation de ces outils nouveaux, par la transparence des algorithmes et le contrôle de la puissance publique. Le rapport Cadiet consacre l'essentiel de son analyse aux conséquences juridiques de la diffusion des décisions de justice.

Certaines concernent les requérants et les justiciables car les décisions de justice peuvent porter sur la vie privée des personnes, leurs convictions, voire leur santé ou leur profil génétique. En matière pénale, la diffusion d'un jugement peut quelquefois conduire à une sorte de pilori juridique, surtout dans le cas des jugements de première instance frappés d'appel. Il est vrai que cette situation n'a rien de nouveau, et que la présomption d'innocence était déjà malmenée avant la diffusion des décisions sur internet. Quoi qu'il en soit, nul ne conteste que les décisions de justice comportent des données confidentielles, accessibles directement ou par croisement et recoupement d'informations.

D'autres problèmes juridiques concernent les intervenants dans le procès pénal. La diffusion exhaustive des décisions de justice sur internet rend désormais possible la création de "profils" de magistrats. Est-on plus sévère à Lyon qu'à Bordeaux ? Le Président Kouign-Amann de Rennes accorde-t-il des dommages et intérêts plus élevés pour un dommage comparable que son confrère Duchemoël à Lille ? Des profils comparables pourraient être réalisés à propos des avocats et l'on connaîtrait bientôt celui qui obtient des pensions alimentaires plus élevées dans un divorce ou cet autre qui perd systématiquement toutes ses causes.

Portrait du Président Kouign-Amann. Ecole française du XIXè siècle


La pseudonymisation


A toutes ces questions, le rapport Cadiet répond par un seul mot : la "pseudonymisation", principe déduit de la loi Lemaire qui prévoit que l'Open Data des décisions de justice doit être effectué "dans le respect de la vie privée des personnes". Cette pseudonymisation ne pose pas de problème dans le cas d'une partie à un procès, d'un requérant ou d'un justiciable. On peut néanmoins s'interroger sur son efficacité, car les moteurs de recherche permettent généralement de retrouver très facilement les protagonistes d'une affaire médiatisée.

La pseudonymisation des magistrats se heurte à des écueils juridiques plus importants. La publicité des décisions de justice est un élément du procès équitable. En matière administrative comme judiciaire, la loi précise ainsi clairement que les jugements "mentionnent le nom des juges qui les ont rendus". Rappelons que la justice est rendue "au nom du peuple français" et que celui-ci doit pouvoir, conformément à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen "demander des comptes à tout agent public de son administration". Une justice démocratique suppose donc un contrôle démocratique.

A toutes ces questions, le rapport Cadiet apporte une réponse unique : il faut prendre le temps de réfléchir avant de "définir le socle des règles essentielles de pseudonymisation". Elles seront précisées par un décret en Conseil d'Etat, complété par des recommandations de la CNIL. Nul doute que le Conseil d'Etat, en formation consultative, sera vivement intéressé par les questions d'accès aux décisions rendues par ses formations contentieuses.

Le contrôle des juridictions suprêmes


L'apport essentiel du rapport Cadiet réside dans sa recommandation n° 1 : "Confier aux juridictions suprêmes le pilotage des dispositifs de collecte automatisée des décisions de leur ordre de juridiction respectif (...) et la gestion des bases de données ainsi constituées". Il s'agit de maintenir le monopole des juridictions suprêmes sur la diffusion de leurs décisions.

Le rapport s'interroge donc sur l'articulation entre l'accès des tiers aux décisions de justice qui permet à chacun de s'adresser au greffe pour obtenir copie d'un jugement, et la mise en oeuvre de l'Open Data. En effet, il existe un risque de contournement de la pseudonymisation, dès lors que des tiers pourraient être tentés de demander au greffe une décision dans le but précisément d'identifier les parties.

La solution proposée par le rapport Cadiet est sans nuance. Elle s'inspire de l'article L 311-2 du code des relations entre le public et l'administration selon lequel cette dernière "n'est pas tenue de donner suite aux demandes abusives", notamment lorsqu'elles ont un caractère répétitif ou systématique. Le greffe pourrait donc tout simplement refuser la communication d'une décision de justice. Même si un recours en envisagé au président de la juridiction concernée, la procédure semble tout de même étrange. En quoi le greffe est-il compétent pour refuser l'accès à une décision, alors que la publicité des décisions de justice a un fondement législatif ? Lorsque l'on connaît le manque de personnel de ces services, on imagine volontiers que la tentation du refus sera grande, ne serait-ce que pour ne pas perdre un temps précieux à gérer de telles demandes.

Ce contrôle de l'Open Data pas les juridictions suprêmes constitue le fil rouge du rapport Cadiet. Le service public est donc privilégié,  garantie d'égalité devant la loi.

L'économie de l'Open Data


Il n'en demeure pas moins vrai que le rapport écarte la question de l'économie de l'Open Data.  Aucun professionnel du secteur de la Legal Tech n'était d'ailleurs associé aux travaux de la Commission Cadiet. Or, la frontière entre le service public et le secteur marchand est loin d'être imperméable.

Du côté du service public, on sait que la Cour de cassation vend l'accès à JuriCA, base de données qu'elle gère et qui comporte notamment les décisions des cours d'appel. Ses clients sont les éditeurs juridiques qui permettent ensuite un accès à travers leur plateforme, moyennant un abonnement fort onéreux. De leur côté, les entreprises du secteur bénéficient du droit de réutilisation des données. Depuis le décret du 20 juin 2014,  les licences Legifrance sont en effet gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA". Il est donc impossible de leur interdire cette réutilisation, surtout si elles parviennent à anonymiser.

Si l'on résume la situation, le service public doit mettre en oeuvre l'Open Data, mais il n'a pas beaucoup de compétences techniques et pas beaucoup d'argent. En revanche, le secteur de la Legal Tech ne dispose que d'un droit de réutilisation, mais il a des compétences techniques et de l'argent. Ne serait-il pas judicieux se parler, voire d'envisager des associations, dans le respect des principes de l'Open Data