Un lien avec la fonction juridictionnelle
La procédure de l'arrêt pilote s'applique aux affaires répétitives qui trouvent leur origine dans un dysfonctionnement chronique du droit interne d'un Etat. Saisie d'un grand nombre de requêtes, la CEDH traite alors en priorité une ou plusieurs d'entre elles et indique au gouvernement concerné les mesures qu'il doit prendre pour remédier à une situation qui viole la Convention européenne. Les autres affaires pendantes sont alors gelées jusqu'à ce que les mesures adéquates soient prises. Si les autorités n'exécutent pas l'arrêt-pilote, la Cour peut toujours "dégeler" les affaires pendantes et prononcer de nouvelles condamnations. Le seul problème est que l'arrêt-pilote ne s'applique qu'aux contentieux de masse, pas à la condamnation d'un opposant politique.
Arme ultime du contrôle de l'exécution des arrêts de la Cour, le recours en manquement s'analyse aussi comme un constat d'échec du contrôle juridictionnel de cette exécution. Il se traduit en effet par un déplacement du champ juridictionnel au champ politique.
Tartares de Bakou. Alexandre Michon. 1888 |
Une arme politique
Il en est de même du Comité des ministres du Conseil de l'Europe, qui est libre d'engager une procédure en manquement, ou de ne pas l'engager. L'affaire Mammadov est la première décision suscitant la mise en oeuvre de l'article 46 § 4 et la CEDH est donc saisie pour constater le manquement. Si elle estime que l'Azerbaïdjan a effectivement manqué à son engagement de se conformer à l'arrêt de la Cour, l'affaire reviendra au Comité des ministres pour qu'il "examine les mesures à prendre". Ces dernières peuvent aller de la simple pression diplomatique à la suspension, voire à l'exclusion du Conseil de l'Europe. Il y a bien peu de chances cependant que l'on arrive à de telles extrémités, car les premières victimes seraient les citoyens azerbaïdjanais eux-mêmes, privés de la protection de la Cour européenne à un moment où ils ne peuvent compter sur celle de leur système juridique.
D'autres Etats, et pas des moindres au sein du Conseil de l'Europe, ont été condamnés à plusieurs reprises pour les mêmes violations de la Convention, sans qu'aucune mesure sérieuse ait été prise par le Comité des ministres pour assurer l'effectivité des arrêts.
C'est ainsi, et ce n'est qu'un exemple, que le Royaume-Uni a été condamné pour sa législation qui interdit l'exercice du droit de vote aux personnes détenues, sans même que cette interdiction soit prononcée par un juge. Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre 2005, cette jurisprudence a été réaffirmée dans un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014.
Dans une décision du même jour que celle qui a visé l'Azerbaïdjan, le Comité des ministres fait preuve d'une remarquable indulgence à l'égard du refus d'exécuter un arrêt pendant plus de douze ans. C'est ainsi qu'il "note avec satisfaction" l'évolution du droit britannique qui accorde désormais le droit de vote aux détenus... en libération conditionnelle. Il estime même qu'elle "répond aux arrêts de la Cour européenne". Fin d'alerte donc, et les détenus britanniques demeureront privés du droit de vote, sauf s'ils ne sont plus en prison. Il est vrai que le Royaume-Uni, ce n'est pas l'Azerbaïdjan. Ses relations avec la CEDH ont toujours été difficiles et certains Eurosceptiques n'hésitent pas à agiter la menace d'un nouveau "Brexit des droits de l'homme" qui conférerait aux juges internes britanniques une primauté dans l'interprétation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ramenant la CEDH à un simple rôle consultatif au regard du droit britannique.
Certes, le Comité des ministres a pu considérer que droit de vote des détenus ne présentait pas le même caractère d'urgence que la situation de M. Mammadov, prisonnier politique depuis plus de trois ans. Il n'en demeure pas moins qu'un arrêt vieux de douze ans demeurera finalement inappliqué. Doit-on s'en étonner ? Sans doute pas. Dès lors que l'exécution des arrêts de la Cour fait l'objet d'un contrôle politique, il n'est pas surprenant que le poids politique des Etats ait une influence sur la procédure. Nous touchons là les limites que sont celles de toute juridiction internationale.