« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 21 décembre 2017

CEDH : Première procédure en manquement

Le 5 décembre 2017, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a décidé d'engager une procédure en manquement contre l'Azerbaïdjan. C'est la première fois qu'une telle procédure est mise en oeuvre, depuis qu'elle a été inscrite dans la Convention européenne des droits de l'homme par le Protocole n° 14 de 2010. L'article 46 § 4 du traité énonce désormais : "Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette Partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question du respect par cette Partie de son obligation au regard du paragraphe 1".

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est désormais saisie du cas de l'Azerbaïdjan qui persiste dans son refus d'appliquer l'arrêt Ilgar Mammadov du 22 mai 2014. Rappelons que M. Mammadov dirigeait le principal parti d'opposition à Ilham Aliyev, le Mouvement de l'alternative républicaine (REAL). Arrêté en février 2013 après avoir annoncé son intention d'être candidat aux élections présidentielles d'octobre 2013, il a condamné à sept ans de prison pour "troubles à grande échelle". Dans son arrêt du 22 mai 2014, la CEDH estime qu'une telle condamnation viole différents articles de la Convention européenne. D'une part, il n'est pas établi que M. Mammadov ait commis des actes justifiant une sanction pénale et son incarcération a en réalité un motif politique. D'autre part, les principes fondamentaux des droits de la défense ont à peu près tous été bafoués durant la procédure. 

L'arrêt, pourtant très sévère, de la CEDH n'a eu aucune conséquence en Azerbaïdjan. Les autorités sont restées sourdes à la dizaine de résolutions qui ont suivi, émanant tant de la Cour que du Comité des ministres, appelant à appliquer l'arrêt et à libérer M. Mammadov. La procédure en manquement apparaît ainsi comme l'arme ultime, lorsque tout autre moyen de pression pour faire exécuter un arrêt a échoué.

Un lien avec la fonction juridictionnelle


Certes, la procédure en manquement n'est pas sans lien avec la fonction juridictionnelle exercée par la CEDH.  Il s'agit en effet d'obtenir l'exécution d'un arrêt, nécessairement liée au droit de recours individuel. Dans la célèbre décision Airey du 9 octobre 1979, la Cour déclare ainsi que "la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs". L'exécution des arrêts constitue donc la garantie essentielle de l'effectivité du droit européen. C'est si vrai que la CEDH s'efforce de contrôler elle-même l'exécution des décisions qu'elle rend.

La procédure de l'arrêt pilote s'applique aux affaires répétitives qui trouvent leur origine dans un dysfonctionnement chronique du droit interne d'un Etat. Saisie d'un grand nombre de requêtes, la CEDH traite alors en priorité une ou plusieurs d'entre elles et indique au gouvernement concerné les mesures qu'il doit prendre pour remédier à une situation qui viole la Convention européenne. Les autres affaires pendantes sont alors gelées jusqu'à ce que les mesures adéquates soient prises. Si les autorités n'exécutent pas l'arrêt-pilote, la Cour peut toujours "dégeler" les affaires pendantes et prononcer de nouvelles condamnations. Le seul problème est que l'arrêt-pilote ne s'applique qu'aux contentieux de masse, pas à la condamnation d'un opposant politique. 

La Cour s'est aussi reconnue compétente pour juger de nouvelles violations de la Convention provoquées par un nouveau recours devant les juges internes, en vue de faire exécuter un premier arrêt. Cette fois, le problème réside plutôt dans la lenteur de la procédure, surtout si l'on considère que le requérant est victime d'une détention arbitraire et que le plus urgent est de contraindre l'Azerbaïdjan à le libérer.

Arme ultime du contrôle de l'exécution des arrêts de la Cour, le recours en manquement s'analyse aussi comme un constat d'échec du contrôle juridictionnel de cette exécution. Il se traduit en effet par un déplacement du champ juridictionnel au champ politique.


Tartares de Bakou. Alexandre Michon. 1888

Une arme politique

 

Le comité des ministres, composé des ministres des affaires étrangères des Etats membres, est un organe intergouvernemental. Lui seul dispose de l'initiative du recours en manquement, qu'il peut mettre en oeuvre à la majorité des 2/3 de ses membres, après mise en demeure de l'Etat mis en cause. Cette procédure est très proche de celle prévue par l'article 94 de la Charte des Nations Unies, qui donne compétence au Conseil de sécurité en cas d'inexécution par un Etat d'un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ). Ce dernier peut alors "faire des recommandations ou décider des mesures à prendre pour faire exécuter l'arrêt". Cette procédure ne s'exerce cependant que si le Conseil de sécurité "le juge nécessaire", ce qui n'a jamais été le cas jusqu'à aujourd'hui. La formule renvoie à l'idée d'un pouvoir discrétionnaire de nature politique.

Il en est de même du Comité des ministres du Conseil de l'Europe, qui est libre d'engager une procédure en manquement, ou de ne pas l'engager. L'affaire Mammadov est la première décision suscitant la mise en oeuvre de l'article 46 § 4 et la CEDH est donc saisie pour constater le manquement. Si elle estime que l'Azerbaïdjan a effectivement manqué à son engagement de se conformer à l'arrêt de la Cour, l'affaire reviendra au Comité des ministres pour qu'il "examine les mesures à prendre". Ces dernières peuvent aller de la simple pression diplomatique à la suspension, voire à l'exclusion du Conseil de l'Europe. Il y a bien peu de chances cependant que l'on arrive à de telles extrémités, car les premières victimes seraient les citoyens azerbaïdjanais eux-mêmes, privés de la protection de la Cour européenne à un moment où ils ne peuvent compter sur celle de leur système juridique.

L'Azerbaïdjan offre ainsi au Comité des ministres l'occasion de montrer à l'ensemble des Etats membres du Conseil de l'Europe que la procédure de manquement n'est pas simplement une disposition inscrite dans un traité dans un but de dissuasion, pour ne pas en faire usage. L'exemple est bien choisi, car les autorités azerbaïdjanaises ne trouveront certainement pas beaucoup d'Etats prêts à les défendre, et l'éventuelle constatation du manquement par la CEDH n'entrainera aucune crise internationale. L'étude de la jurisprudence de la Cour montre cependant que l'arrêt Mammadov n'est pas le premier à être demeuré inappliqué. Il est vrai que les décisions de la CEDH, comme celles de la plupart des juridictions, sont déclaratoires, et que tout le problème est de les rendre exécutoires.

D'autres Etats, et pas des moindres au sein du Conseil de l'Europe, ont été condamnés à plusieurs reprises pour les mêmes violations de la Convention, sans qu'aucune mesure sérieuse ait été prise par le Comité des ministres pour assurer l'effectivité des arrêts.

C'est ainsi, et ce n'est qu'un exemple, que le Royaume-Uni a été condamné pour sa législation qui interdit l'exercice du droit de vote aux personnes détenues, sans même que cette interdiction soit prononcée par un juge.  Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre   2005,  cette jurisprudence a été réaffirmée dans un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014.

Dans une décision du même jour que celle qui a visé l'Azerbaïdjan, le Comité des ministres fait preuve d'une remarquable indulgence à l'égard du refus d'exécuter un arrêt pendant plus de douze ans. C'est ainsi qu'il "note avec satisfaction" l'évolution du droit britannique qui accorde désormais le droit de vote aux détenus... en libération conditionnelle. Il estime même qu'elle "répond aux arrêts de la Cour européenne". Fin d'alerte donc, et les détenus britanniques demeureront privés du droit de vote, sauf s'ils ne sont plus en prison. Il est vrai que le Royaume-Uni, ce n'est pas l'Azerbaïdjan. Ses relations avec la CEDH ont toujours été difficiles et certains Eurosceptiques n'hésitent pas à agiter la menace d'un nouveau "Brexit des droits de l'homme" qui conférerait aux juges internes britanniques une primauté dans l'interprétation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ramenant la CEDH à un simple rôle consultatif au regard du droit britannique.

Certes, le Comité des ministres a pu considérer que droit de vote des détenus ne présentait pas le même caractère d'urgence que la situation de M. Mammadov, prisonnier politique depuis plus de trois ans. Il n'en demeure pas moins qu'un arrêt vieux de douze ans demeurera finalement inappliqué. Doit-on s'en étonner ? Sans doute pas.  Dès lors que l'exécution des arrêts de la Cour fait l'objet d'un contrôle politique, il n'est pas surprenant que le poids politique des Etats ait une influence sur la procédure. Nous touchons là les limites que sont celles de toute juridiction internationale.


Sur la Cour européenne : Chapitre 1, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 17 décembre 2017

Consultation habituelle de sites terroristes : saison 2

La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 15 décembre 2017 est tout à fait remarquable. C'est en effet la seconde abrogation du délit de consultation habituelle de sites terroristes figurant à l'article 421-2-5-2 du code pénal. Une première rédaction avait déjà été censurée par QPC le 10 février 2017, il y a dix mois. Quelques jours après cette première décision, la loi du 28 février 2017 réintroduisait l'infraction dans l'ordre juridique. La seconde rédaction, sans doute réalisée dans la précipitation, donne aujourd'hui lieu à une seconde censure.

Une telle situation n'est pas fréquente. Doit-on y voir l'entêtement du Conseil constitutionnel qui, décidément, ne veut pas entendre parler du délit de consultation habituelle des sites terroristes ?  S'agit-il au contraire d'un acharnement du parlement qui persiste à voter des dispositions déjà jugées inconstitutionnelles ?

Une histoire chaotique


Jamais mise en oeuvre, cette infraction a pourtant une histoire déjà longue et chaotique. A l'issue de l'assaut donné à l'appartement de Mohamed Merah, en mars 2012, le Président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, annonçait la création d'un nouveau délit "de consultation habituelle de sites faisant l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine ou à la violence". Dans un avis du 5 avril 2012 rendu à propos du projet de loi de prévention et lutte contre le terrorisme, le Conseil d'Etat avait considéré que de "telles dispositions portaient à la liberté de communication (...) une atteinte qui ne pouvait être regardée comme nécessaire, proportionnée et adaptée à l'objectif de lutte contre le terrorisme".  Elles avaient alors été retirées du texte qui allait devenir la loi du 21 décembre 2012

Une seconde tentative d'introduction de ce délit dans l'ordre juridique a échoué en décembre 2015, avec une proposition de loi "tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste", proposition qui n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.

Une troisième tentative rencontre davantage de succès avec un amendement sénatorial à la loi du 3 juin 2016, finalement adopté et maintenu en commission mixte paritaire, alors même que Jean-Jacques Urvoas, le Garde des Sceaux de l'époque, s'y était opposé. Quant au rapporteur du texte à l'Assemblée, il affirmait "émettre des réserves sur sa constitutionnalité" (...) "La jurisprudence tranchera sans doute rapidement sur ce point". La loi n'a cependant pas été immédiatement déférée au Conseil constitutionnel, et le nouveau délit n'a été abrogé que par la QPC de février 2017.

Dans cette première décision, le Conseil s'appuyait sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. qui consacre la liberté d'expression, et par extension, celle de communication, généralement définie comme garantissant le droit de diffuser et de recevoir des idées. Appliquant la jurisprudence issue de sa décision du 10 juin 2009 rendue à propos de la loi Hadopi, le Conseil exerce un contrôle de proportionnalité. En février 2017, il estime ainsi que le délit de consultation habituelle des sites terroristes, dans sa rédaction issue de la loi du 3 juin 2016, ne répond pas aux conditions de nécessité, d'adaptation et de proportionnalité à l'objectif poursuivi de lutte contre le terrorisme. Concrètement, c'est surtout l'absence de nécessité du nouveau délit qui est sanctionnée, le Conseil estimant que de nombreuses dispositions du code pénal permettent déjà de sanctionner la préparation d'un acte terroriste et que les services de police comme de renseignement disposent de tous les moyens utiles à la recherche des faits, y compris en matière de consultation de sites sur internet.

L'oreille cassée. Hergé.

La seconde rédaction 


La seconde rédaction est aussi malencontreuse que la première. Certes, le législateur de février 2017 s'efforce d'être un peu plus précis. C'est ainsi qu'il écarte toute référence à la bonne foi des personnes qui ont un motif légitime pour consulter un tel site, qu'il s'agisse des journalistes, des chercheurs ou des services de police et de justice. La notion était en effet totalement incertaine, car il était pratiquement impossible de démontrer la mauvaise foi de personnes agissant dans l'exercice normal de leur profession.

Voulant sans doute rassurer le Conseil constitutionnel, le législateur a aussi ajouté que le délit de consultation habituelle de sites terroristes ne serait constitué que si cette consultation "s'accompagne d'une manifestation de l'adhésion à l'idéologie exprimée sur ce service". Hélas, cette rédaction fait plus de mal que de bien... La définition même de cette "manifestation de l'adhésion à l'idéologie exprimée" reste obscure. Si l'individu est seul devant son ordinateur, comment caractériser cette "manifestation" ? S'il n'est plus seul, et communique avec d'autres personnes, son comportement relève alors de l'apologie du terrorisme, infraction qui figure déjà dans le code pénal. 


La mise en oeuvre de l'infraction n'est pas plus simple que sa définition. L'adhésion à l'idéologie est un élément constitutif de l'infraction, mais pas la volonté de commettre un acte terroriste. La consultation de sites internet ne suffit donc pas à établir l'existence d'une volonté de commettre des actes terroristes, quand bien même l'internaute manifesterait son adhésion à l'idéologie. En l'absence d'intention terroriste, caractérisée par des éléments factuels, le Conseil en déduit qu'une peine de deux ans d'emprisonnement est bien lourde, lorsqu'il s'agit de réprimer "le seul fait de consulter à plusieurs reprises un service de communication au public en ligne ".  Dès lors, l'infraction est disproportionnée à l'objectif de lutte contre le terrorisme, tout simplement parce qu'il n'y a pas de projet terroriste constitué. Et le Conseil d'ajouter, comme dans sa première décision, que le droit offre à la justice ainsi qu'aux services de police et de renseignement toute une série de moyens pour leur permettre de prouver cette intention terroriste.

Entêtement du Conseil constitutionnel ou acharnement du Parlement ? Le Conseil se borne à reprendre sa jurisprudence antérieure, par laquelle il avait montré clairement sa volonté d'enterrer purement et simplement ce nouveau délit. Comme d'habitude, on constate d'ailleurs une remarquable coïncidence entre la position exprimée par le Conseil d'Etat dans son avis préalable à la loi du 3 juin 2016 et la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le Parlement, quant à lui, à rétabli le délit de consultation habituelles de sites terroristes dans la loi de février 2017 par un amendement du sénateur Philippe Bas (LR, Manche), finalement accepté en commission mixte paritaire. Lors des débats, le vice-président de la commission des lois, Dominique Raimbourg (PS, Loire Atlantique) avait pourtant mis en garde ses collègues, en affirmant que "le Conseil constitutionnel avait, dans sa (première) décision, fermé toutes les portes". Son avertissement n'a pas été entendu, tant il est vrai qu'une majorité des parlementaires de l'époque étaient prêts à voter une disposition mal écrite mais qu'ils espéraient payantes sur le plan électoral. Nul n'a saisi le Conseil constitutionnel avant promulgation de la loi, et le contrôle de constitutionnalité ne pouvait donc intervenir que par une QPC, après les élections. La bonne nouvelle, car il y en a une, est qu'en l'absence d'élection imminente, il est peu probable que le Parlement tente une troisième rédaction du délit de consultation habituelle de sites terroristes.

Sur la nécessité de la peine et le terrorisme : Chapitre 4, section 1 § 1 A du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.



vendredi 15 décembre 2017

La vidéosurveillance dans les amphis

La vie privée a parfois besoin d'être protégée au coeur même de l'activité professionnelle, en particulier lorsque la vidéosurveillance est utilisée sur le lieu de travail. Dans son arrêt Antovic et Mirkovic c. Montenegro du 28 novembre 2017, la Cour européenne des droits de l'homme sanctionne ainsi la pratique de l'Université du Montenegro qui avait placé des caméras au coeur des amphithéâtres. 

Deux professeurs de mathématiques, Nevenka Antovic et Jovan Mirkovic ont estimé qu'une telle surveillance, mise en place en mars 2011, portait atteinte à leur vie privée même si elle s'exerçait durant leur vie professionnelle. Sur le fond, ils ont finalement obtenu le retrait des caméras litigieuses, à la suite d'une injonction de l'Agence monténégrine de protection des données personnelles intervenue dès janvier 2012. Aux yeux de l'autorité indépendante, l'installation n'était pas conforme à la loi sur les données personnelles, dès lors qu'elle ne se justifiait pas par des motifs liés à la sécurité des personnes et des biens. L'affaire était pourtant loin d'être close, car les requérants ont vainement demandé aux tribunaux monténégrins réparation du préjudice subi. Après avoir épuisé les voies de recours internes, ils s'adressent à la CEDH en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.




On connaît la chanson. Alain Resnais. 1997. 
Agnès Jaoui, Sabine Azéma, Lambert Wilson, Jean-Paul Roussillon



Espace professionnel et vie privée


Le gouvernement invoquait l'irrecevabilité de la requête, au motif que la vidéosurveillance d'un amphithéâtre ne soulève aucune question relative à la vie privée. L'Université est une institution publique exerçant une mission d'intérêt général. Si le bureau du professeur peut, dans une certaine mesure, constituer un espace d'autonomie personnelle, il n'en est pas de même de l'amphithéâtre, considéré comme un espace public.

Dpuis son arrêt Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, la CEDH affirme régulièrement que la vie privée ne se réduit pas au cercle familial le plus intime, l'espace dans lequel l'individu vit à l'abri du monde extérieur. Dans la récente affaire Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017, elle va jusqu'à évoquer "le droit de mener une vie sociale privée" à l'appui d'une décision qui sanctionne le licenciement d'un salarié intervenu à la suite d'une surveillance de ses courriels par son employeur, surveillance effectuée à l'insu du salarié concerné. Pour la Cour, les liens sociaux peuvent donc relever de la vie privée, même au sein de l'activité professionnelle. Dans ce même arrêt Barbulescu, elle identifie ainsi un "droit de construire son identité sociale", droit protégé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'amphithéâtre dans lequel le professeur dispense son enseignement est-il un espace dans lequel il construit aussi son identité sociale ? A cette question, la CEDH répond positivement, rappelant qu'un cours implique pour le professeur une interaction avec les étudiants, des relations mutuelles, des échanges dans lesquels sa personnalité se déploie,  son identité sociale se construit. L'utilisation de la vidéosurveillance dans un tel cadre constitue donc une ingérence dans sa vie privée. Cette dernière ne disparaît pas à la porte de l'amphi. Elle continue d'exister à l'intérieur, même si l'intensité de sa protection est nécessairement plus réduite que lorsqu'elle se déploie dans l'intimité du domicile.

La vidéosurveillance, comme d'autres ingérences dans la vie privée, peut cependant être licite si elle est prévue par la loi, si elle a but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique" (CEDH, 18 octobre 2016, Vukota-Bojic c. Suisse).


L'absence de fondement législatif


A partir du moment où la CEDH accepte d'apprécier la vidéosurveillance d'un amphithéâtre au regard des conditions posées par l'article 8 alinéa 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, sa décision au fond ne fait plus aucun doute. En effet, les tribunaux monténégrins ont toujours écarté la loi interne sur les données personnelles. A leurs yeux, le texte était inapplicable en l'espèce, puisque l'enseignement ne relevait pas de la vie privée.

Or, la loi monténégrine est très claire. Son article 35 énonce qu'une institution publique, comme une Université, peut utiliser la vidéosurveillance sur ses voies d'accès et dans les parties communes qui desservent les différents bâtiments. A l'intérieur de ceux-ci, des caméras peuvent être installées, seulement si la sécurité des personnes et des biens y est particulièrement menacée ou s'il est nécessaire de protéger des informations particulièrement confidentielles. Encore faut-il qu'il n'existe aucun autre moyen de réaliser ces objectifs. 

Dans le cas présent, la Cour note qu'aucune alternative à la vidéosurveillance n'a été étudiée. Au contraire, l'Agence de protection de données a considéré que la sécurité des personnes et des biens n'était pas spécialement menacée dans les amphithéâtres de l'Université de mathématiques. Il n'est d'ailleurs pas exclu que les caméras aient eu pour objet la surveillance des professeurs, voire du contenu de leurs cours. Dans ces conditions, il apparaît clairement que la vidéosurveillance n'est pas conforme à la loi monténégrine. Aux yeux de la CEDH, elle est donc dépourvue de fondement législatif. Cette constatation permet, à elle seule, de constater la violation de l'article 8, sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans un quelconque contrôle de proportionnalité.

L'absence de principes contraignants


La CEDH définit ainsi, au fil de sa jurisprudence, les espaces de vie privée qui doivent demeurer à l'abri de la vidéosurveillance. Ils sont définis a posteriori, au cas par cas, lorsque la Cour est saisie. C'est ainsi que la surveillance d'une voie publique est possible, mais l'atteinte à la vie privée est constituée si les images d'une tentative de suicide captées sur cette même voie publique sont transmises aux médias (CEDH, 28 juin 2003, Peck c. Royaume-Uni). Des caméras peuvent être déployées sur un campus, mais pas dans les amphithéâtres. Pour le moment, la jurisprudence est à la fois rare et impressionniste. Elle juge des situations de fait sans poser de principes réellement contraignants. 

Il ne fait aucun doute que l'arrêt Antovic et Mirkovic c. Montenegro n'aura absolument aucun impact en France. En dehors de toute approche juridique, la pauvreté des Universités constitue un frein extrêmement efficace à l'installation de caméras. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt illustre parfaitement un contraste inquiétant. D'un côté, des Etats et des collectivités territoriales qui invoquent la menace terroriste pour développer considérablement la vidéosurveillance, sans réaction de la part d'une opinion publique persuadée que les caméras sont indispensables à sa sécurité. De l'autre côté, l'incapacité du droit européen à développer des standards communs dans ce domaine. Le risque est qu'à terme, le droit au respect de la vie privée perde de sa substance lorsqu'il est confronté aux préoccupations de sécurité. N'entend-on pas déjà, ici et là, que celui qui n'a rien à cacher doit accepter la surveillance comme un mal nécessaire ? Les autres, ceux qui aspirent simplement au respect de leur vie privée ont donc, nécessairement, quelque chose à cacher...

Sur la vidéoprotection : Chapitre 8, section 4 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.



lundi 11 décembre 2017

Magistrats du parquet : l'indépendance dans la dépendance

La décision rendue sur QPC le 8 décembre 2017 par le Conseil constitutionnel sur l'indépendance des magistrats du parquet était très attendue. A l'occasion d'un recours contre le décret du 25 avril 2017 effectuant certaines modifications de détail dans l'organisation du ministère de la justice, l'Union syndicale des magistrats (USM) a en effet posé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution de l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature. Ses dispositions énoncent que "Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de la justice. A l'audience, leur parole est libre". 

Aux yeux du syndicat requérant, auquel se sont joints devant le Conseil constitutionnel le Syndicat de la magistrature et FO-magistrats, cette disposition porte atteinte à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui consacre la séparation des pouvoirs et à l'article 64 de la Constitution qui garantit l'indépendance de l'autorité judiciaire. Le 27 septembre 2017, le Conseil d'Etat avait jugé la question suffisamment sérieuse pour être renvoyée au Conseil constitutionnel.

Ce dernier ne voit pourtant aucune contradiction entre ces textes. Il juge que la soumission hiérarchique des magistrats du parquet au ministre de la justice n'est pas incompatible avec le principe d'indépendance des magistrats. L'indépendance s'exerce dont dans la dépendance... Sans doute influencé par Hegel et devenu maître dans la conciliation des contraires, le Conseil constitutionnel doit cependant motiver sa décision, et la difficulté de l'entreprise apparaît clairement à la lecture de la décision. Elle est d'une remarquable concision, au point que le raisonnement juridique semble elliptique.

L'article 16 de la Déclaration de 1789


L'article 16 de la Déclaration de 1789, selon lequel "toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution" est certes rappelé parmi les "normes de référence", mais l'analyse tourne court et il n'y est plus fait référence dans la suite de la décision. Le Conseil aurait, au moins, pu rappeler que le constituant de 1958 a choisi d'intituler le titre VIII  "De l'Autorité judiciaire", précisément pour ne pas parler de pouvoir judiciaire et laisser en l'état la question de la subordination du parquet. 

Il n'empêche que la séparation des pouvoirs, telle qu'elle est consacrée dans l'article 16, constitue le fondement des principes d'impartialité et d'indépendance des juridictions, dont le Conseil affirme régulièrement, dans une formulation toujours identique, qu'ils "sont indissociables de l'exercice des fonctions juridictionnelles" (par exemple, décision du 28 décembre 2006). La question essentielle est alors la suivante : Comment admettre que le principe d'indépendance des juridictions soit respecté, alors que certains magistrats sont précisément dans un statut de dépendance ? Le Conseil écarte la question, ce qui lui évite d'avoir à y répondre.

L'Exécutif et la politique pénale


Il préfère s'appuyer sur d'autres dispositions. Il va ainsi opérer une conciliation entre les articles 20 et 64 de la Constitution. Aux termes de l'article 20, "le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation". Le Conseil précise immédiatement que cette compétence gouvernementale s'applique "notamment en ce qui concerne les domaines d'action du ministère public". C'est la première fois que le Conseil affirme ainsi l'existence d'une politique pénale s'exprimant par le pouvoir hiérarchique. Il rappelle donc, comme un fait indiscutable, que "les dispositions contestées placent les magistrats du parquet sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de justice". 

Le Conseil affirme ensuite que cette autorité s'exerce avec une légèreté de bon aloi. Certes le Garde des Sceaux exerce un pouvoir de nomination et de sanction  à l'égard des magistrats du parquet. Mais l'un et l'autre sont précédés d'un avis de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Bien entendu, le Conseil constitutionnel ne s'étend pas sur le fait que si le ministre de la justice est obligé de saisir le CSM, il n'est pas tenu de suivre son avis, situation qui maintient intact le pouvoir discrétionnaire de l'Exécutif sur ces pouvoirs de nomination et de sanction.

Le Conseil constitutionnel ajoute que le Garde des sceaux peut, en application du deuxième alinéa de l'article 30 du code de procédure pénale, adresser aux magistrats du ministère public des instructions générales de politique pénale. Leur objet est d'assurer l'égalité devant la loi, en s'assurant que les justiciables sont traités de la même manière sur l'ensemble du territoire. Dans ce cas, la logique de l'article 20 de la Constitution veut que les procureurs soient placés dans une situation de dépendance à l'égard de l'Exécutif.  Le Conseil constitutionnel pourrait limiter son raisonnement à cette constatation.  Affirmant clairement que le pouvoir judiciaire n'existe pas, il en tirerait la conséquence logique que les procureurs sont des fonctionnaires comme les autres, soumis au pouvoir hiérarchique du ministre.

Le contorsionniste ou la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Allégorie
 

Indépendance et impartialité


Mais le Conseil ne s'arrête pas là. Après avoir affirmé la dépendance des magistrats du parquet, il rappelle qu'avec l'article 64, "la Constitution consacre l'indépendance des magistrats du parquet".  Mais celle-ci "n'est pas assurée par les mêmes garanties que celles applicables aux magistrats du siège" et "doit être conciliée avec les prérogatives du Gouvernement" .

Le Conseil énumère ensuite les garanties d'indépendance dont, à ses yeux, bénéficient les membres du parquet. Aux termes de ce même article 30 du code de procédure pénale, ils ne reçoivent aucune instruction du ministre de la justice dans les affaires individuelles. En application de l'article 33, ils développent librement leurs observations orales, et, cette fois sur le fondement de l'article 40-1, ils peuvent décider de l'opportunité des poursuites. L'article 31 fait référence au "principe d'impartialité" auquel ils sont tenus dans l'exercice de l'action publique.

Sans doute, mais il existe une différence entre l'impartialité et l'indépendance. L'impartialité impose certaines procédures destinées à prévenir et sanctionner un parti-pris dans l'opération de juger. L'indépendance est une garantie statutaire qui protège les juges de l'ingérence d'un autre pouvoir, exécutif ou législatif. Le Conseil constitutionnel assimile tout simplement l'impartialité à l'indépendance et... le tour est joué. Il juge que la conciliation entre les compétences gouvernementales et l'indépendance des magistrats du parquet est satisfaisante. Les magistrats du parquet se voient ainsi qualifiés d'indépendants, dans un statut de dépendance.

Absence de dialogue des juges


Dans le cas présent, le dialogue des juges, si souvent loué dans notre système juridique, est singulièrement absent.

On sait que la Cour européenne refuse de considérer les membres du parquet comme des "magistrats habilités à exercer des fonctions judiciaires" au sens de l'article 5 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. En novembre 2010, le désormais célèbre arrêt Moulin sanctionnait ainsi une détention de mise en détention prise par un procureur adjoint. Pour la Cour, les membres du parquet étaient trop dépendants de l'Exécutif pour être considérés comme des "magistrats". Certes, quelques bricolages juridiques ont été mis en oeuvre pour empêcher les sanctions intempestives des juges de Strasbourg. On a élargi les compétences du juge de la liberté et de la détention en réduisant un peu celles des procureurs.. mais cela n'empêche pas que les membres du parquet ne sont toujours pas des magistrats pour la CEDH. Ce n'est pas la décision du Conseil constitutionnel qui va résoudre le problème et empêcher de nouvelles condamnations du système français.

L'acrobatie dialectique à laquelle se livre le Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 décembre 2017 était peut-être nécessaire en l'état actuel du droit. Il ne lui appartient pas, en effet, de réécrire une Constitution qui écarte l'idée même de pouvoir judiciaire. La décision montre cependant que la question d'une révision constitutionnelle mettant en oeuvre un véritable régime de séparation des pouvoirs doit désormais être posée. Elle va se heurter à bien des réticences, provenant en particulier des membres du Conseil d'Etat, surprenants magistrats qui ne sont pas rattachés au pouvoir judiciaire. Mais ces résistances ne doivent pas empêcher d'ouvrir le débat.


Sur l'indépendance du parquet : Chapitre 4, section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




vendredi 8 décembre 2017

Les santons de Wauquiez dans l'étable du Lebon

Le 6 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon a jugé illégale la crèche installée dans l'hôtel de région Auvergne-Rhône-Alpes à l'occasion des fêtes de Noël 2016. Après avoir soigneusement lu décision du juge, Laurent Wauquiez, Président de la région, décide en 2017 d'opérer de manière différente. Il organise, dans ce même hôtel de région, une exposition de santons, de toutes tailles et de toutes natures. Les artisans santonniers sont invités à venir exposer leurs oeuvres et à montrer au public leur savoir-faire. Et ce n'est tout de même pas la faute de Laurent Wauquiez si, pour illustrer ce métier d'art,  pour mettre les santons en situation, le décor le plus évident est celui d'une crèche de Noël, ou plutôt de cinq crèches que peuvent admirer les visiteurs. 

Aussitôt, un certain nombre d'élus lyonnais, notamment ceux issus du parti radical de gauche, ont diffusé un communiqué accusant Laurent Wauquiez de "jouer avec le travail des petits santons pour contourner la loi". L'analyse juridique montre que ce n'est pas aussi simple.

Certes, la loi de Séparation du 9 décembre 1905 interdit "à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ni en quelque emplacement public que ce soit". Mais il appartient au juge administratif d'interpréter la loi et de dire si une crèche de Noël peut être qualifiée d'emblème religieux. Laurent Wauquiez ne contourne pas la loi. Il se borne, qu'on soit ou non d'accord avec lui, à exploiter astucieusement l’ambiguïté de la jurisprudence du Conseil d'Etat.

Les arrêts du 9 novembre 2016


Dans son jugement du 6 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon applique en effet docilement la jurisprudence du Conseil d'Etat, concrétisée dans deux arrêts du 9 novembre 2016, tous deux portant sur l'installation d'une crèche, dans l'hôtel de ville de Melun et dans l'hôtel du département de Vendée. Dans aucune des ces deux affaires, le Conseil d'Etat ne prend une position claire. Il ne dit pas qu'une crèche est, ou n'est pas, un emblème religieux. Conformément à se pratique habituelle en matière de laïcité, il adopte une position à la fois ambigüe et peu lisible.

La jurisprudence repose en effet sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Noël des petits santons. Tino Rossi

La recherche des motivations


Le tribunal administratif de Lyon s'est situé sur ce terrain pour déclarer illégale la crèche de 2016. Installée dans un bâtiment public, elle n'avait donné lieu à aucune décision formelle ni du maire, ni du conseil municipal. Le tribunal administratif avait donc déduit l'existence d'un acte administratif de la constatation de ses effets juridiques, c'est-à-dire de l'existence même de la crèche. Le problème est que ce défaut de décision formelle s'accompagnait, à l'évidence, d'un défaut de motivation. Laurent Wauquiez n'avait justifié sa décision qu'au moment où elle était soumise au juge, en invoquant un "savoir-faire régional" et en qualifiant, bien maladroitement, la crèche de Noël de "symbole de nos racines chrétiennes". On était bien loin des justifications licites énoncées dans les deux arrêts du 9 décembre 2016. D'autres crèches avaient d'ailleurs été déclarées illégales, à Hénin-Beaumont et à Béziers en particulier, leur installation étant antérieure à ces décisions.

La nouvelle motivation, celle invoquée pour justifier les crèches de 2017, est nettement plus astucieuse, car Laurent Wauquiez prend en compte cette jurisprudence. Il affiche une manifestation culturelle et artistique, prend soin de préciser qu'il existe, dans sa région, une quarantaine de santonniers et qu'il s'agit d'un métier d'art. Rien de plus normal, à ses yeux, que d'organiser une exposition sur cette belle profession, même si ces artisans d'art consacrent l'essentiel de leur talent à confectionner tous les personnages de la crèche, même si l'exposition a lieu, fort opportunément durant la période de Noël. 

Cette nouvelle motivation n'aura évidemment aucun impact sur le contentieux portant sur la crèche de l'année précédente. Il est très probable cependant que la crèche de Noël 2017 va donner lieu à un nouveau recours et il sera intéressant de découvrir comment la juridiction administrative va se tirer de ce mauvais pas. Concrètement, il sera difficile de refuser tout caractère culturel et artistique à une manifestation qui fait intervenir activement des artisans d'art. Considérés sous cet angle, les santons de Laurent Wauquiez constituent l'avant-garde de motivations diverses qui ne manqueront pas de se développer dans les années à venir. Certains élus installeront la crèche au pied d'une grande roue pour la rendre festive. D'autres la verront culturelle dans la bibliothèque municipale avec le petit Jésus plongé dans une bande dessinée, la vierge lisant Simone de Beauvoir, et les rois mages les bras chargés des Oeuvres complètes de Jean d'Ormesson dans La Pléiade... D'autres enfin, tapisseront la crèche de Street Art ou diffuseront l'intégrale de Johnny, ce qui ne manquera pas de la rendre artistique.

Nul doute que les élus sauront faire preuve d'imagination et que la jurisprudence sera divertissante. Mais le Conseil d'Etat, finalement invité à trancher ces délicates questions, ne pourra s'en prendre qu'à lui-même. Sa jurisprudence, aussi obscure que peu courageuse, est un nid à contentieux. Il va devoir en assumer les conséquences et ouvrir une rubrique Crèches de Noël dans le recueil Lebon.


Sur les crèches de Noël et le principe de laïcité : Chapitre 10, section 1 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mardi 5 décembre 2017

Contrôle d'identité : la QPC après l'état d'urgence

Le 1er décembre 2017, le Conseil constitutionnel a rendu une décision Ligue des droits de l'homme, qui déclare inconstitutionnelles les dispositions législatives autorisant le contrôle d'identité, la fouille des bagages et des véhicules sur le fondement de l'état d'urgence. 

Il s'agit certes d'une décision d'inconstitutionnalité, mais sa principale caractéristique est d'être dépourvue de toute conséquence juridique D'une part, la décision intervient un mois après la sortie de l'état d'urgence, et aucune mesure de contrôle d'identité ou de fouille des bagages et des véhicules ne peut plus intervenir sur ce fondement. D'autre part, le Conseil repousse l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle au 30 juin 2018, ce qui signifie que les éventuelles poursuites pénales engagées à la suite de telles opérations ne sont pas dépourvues de base légale. En clair, la décision du Conseil fait plaisir à tout le monde. La Ligue des droits de l'homme requérante peut diffuser un communiqué triomphant, car il s'agit d'une victoire incontestable. Les autorités publiques, quant à elles, ne sont sans doute pas affectées par une annulation qui n'a pas d'impact juridique immédiat.

La disposition contestée est l'article 8-1 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de la loi du 21 juillet 2016 : "Le préfet peut autoriser, par décision motivée, les officiers de police judiciaire et, sous leur responsabilité, les agents de police judiciaire et certains agents de police judiciaire adjoints à procéder à des contrôles d'identité, à l'inspection visuelle et à la fouille des bagages ainsi qu'à la visite des véhicules circulant, arrêtés ou stationnant sur la voie publique ou dans des lieux accessibles au public." Cette disposition a été très largement utilisée par l'Exécutif. De juillet à décembre 2016, le rapport Raimbourg-Poisson dénombre ainsi 1650 arrêtés décidant de tels contrôles. 

Recours tardif, décision tardive


Il peut sembler surprenant qu'une disposition aussi largement employée n'ait fait l'objet d'un recours qu'au moment précis où ce dernier ne présentait plus d'intérêt concret. D'autres dispositions de cette même loi du 21 juillet 2016 avaient pourtant déjà été déclarées inconstitutionnelle, en particulier celles organisant la saisie de données informatiques lors des visites domiciliaires sanctionnée par une décision QPC du 2 décembre 2016. D'une manière générale, et même en dehors de tout état d'urgence, les décisions de recourir à un contrôle d'identité ont une durée de vie limitée. Le préfet autorise les forces de police à procéder à des contrôles durant quelques heures et dans un espace précisément délimité. L'article 8 al. 2 de la loi de 1955 précise que la durée de tels contrôles ne saurait excéder 24 heures, durée d'ailleurs exactement identique à celle qui est imposée aux contrôles intervenant en matière judiciaire.

Le problème est que le recours contre les contrôles d'identité ne peut ainsi intervenir qu'a posteriori. Il est matériellement impossible de contester immédiatement l'acte qui en décide. N'étant pas publié, mais seulement notifié aux autorités chargées de procéder aux contrôles d'identité, il n'est pas opposable aux tiers et demeure insusceptible de recours. Ce n'est pas illogique, d'abord parce qu'il suffirait aux délinquants de lire le journal officiel pour connaître l'emplacement et l'heure des contrôles de police, ensuite parce que, au moment où il intervient, l'acte qui décide un contrôle ne fait encore grief à personne.

Quoi qu'il en soit, le contrôle juridictionnel ne peut intervenir que lorsqu'une personne fait l'objet de poursuites après un contrôle d'identité. Elle peut alors obtenir la nullité de la procédure, si le contrôle était irrégulier, par exemple discriminatoire. Dans le cas de l'article 8 al. 1 de la loi de 1955, force est de constater qu'il n'y a pas de traces de tels recours. C'est donc la Ligue des droits de l'homme qui s'est chargée de défendre les intérêts des personnes potentiellement visées par un contrôle d'identité sur le fondement de l'état d'urgence. Elle estime que le texte contesté viole la liberté de circulation, le droit au respect de la vie privée, l'égalité devant la loi et le droit à un recours juridictionnel effectif. 

De tous ces moyens, le Conseil en a retenu deux, les atteintes à la liberté de circulation et à la vie privée, également garanties par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dès lors qu'ils justifient une déclaration d'inconstitutionnalité, les autres sont écartés, "sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs".

Le principe d'égalité ne pouvait certes fonder une déclaration d'inconstitutionnalité. Depuis sa décision du 5 août 1993, le Conseil estime en effet que le contrôle d'identité décidé dans une zone clairement définie ne saurait porter atteinte au principe d'égalité, dès lors qu'il existe des risques particuliers d'infraction ou d'atteintes à l'ordre public.

Poète vos papiers. Léo Ferré. 1970

Le rapprochement avec le droit commun


Cette jurisprudence inspire pourtant le Conseil constitutionnel dans sa décision du 1er décembre 2017, même s'il s'agit, rappelons-le, de contrôles d'identité administratifs et non plus judiciaires. Il effectue en effet un test de proportionnalité, évaluant la conciliation opérée par la loi entre d'une part l'objectif constitutionnel de sauvegarde de l'ordre public, et d'autre part la liberté de circulation et le droit au respect de la vie privée. Aux yeux du Conseil, le contrôle d'identité sous état d'urgence n'est pas, en soi, inconstitutionnel. Mais il le devient si "la pratique de ces opérations est généralisée et discrétionnaire". Or la loi de 2016 l'autorise, de manière indifférenciée, en tout lieu et dans toutes les zones où s'applique l'état d'urgence, c'est à dire concrètement sur tout le territoire national. Aucune circonstance particulière de nature à établir le risque d'atteinte à l'ordre public dans les lieux ainsi visés n'est exigée. C'est précisément ce que sanctionne le Conseil.

Sur ce point, le Conseil constitutionnel rejoint clairement la décision rendue par la Cour de cassation le 13 septembre 2017, qui sanctionne une mesure de rétention administrative touchant un étranger en situation irrégulière, mesure intervenue à la suite d'un contrôle effectué sur le fondement de l'état d'urgence. Pour la Cour, la simple motivation du contrôle par une référence stéréotypée à Vigipirate et à l'état d'urgence ne suffit pas à justifier le contrôle.

Un substitut au détournement de procédure


La décision du Conseil replace ainsi les contrôles d'identité fondés sur l'état d'urgence dans le droit commun des contrôles de police administrative. Depuis le 1er novembre 2017, ils ont, en tout état de cause, disparu, et le droit commun s'appliquait donc déjà avant l'intervention du Conseil. On observe d'ailleurs que la loi du 31 octobre 2017, pourtant accusée de "pérenniser l'état d'urgence", n'a pas cru bon de reprendre les dispositions relatives au contrôle d'identité. En se bornant à élargir la zone des contrôles frontaliers, elle répond aux conditions posées par le Conseil.
Si elle n'a aucun intérêt pratique, la décision témoigne cependant d'une certaine forme d'avertissement. En effet, dans les pièces utilisées par le Conseil pour effectuer son contrôle, on trouve des extraits du rapport Raimbourg-Poisson particulièrement accablant pour l'administration. Celle-ci a fait usage de cette procédure  en dehors de toute circonstance d'urgence et d'exception. Elle a utilisé le contrôle d'identité d'état d'urgence à la place du contrôle de police administrative ordinaire, tout simplement pour éviter d'avoir à motiver sa décision, pour échapper à l'obligation de faire état de circonstances particulières constituant une menace pour l'ordre public. Considérée sous cet angle, la décision du Conseil constitutionnel ressemble à une sanction pour détournement de procédure.