Il est évidemment hors de question d'entrer dans un débat qui consisterait à rechercher si les propos de Jacques Sapir relèvent de la "
politique partisane", ou pas. Il est directeur d'études à l'EHESS et spécialiste d'économie politique. Comment peut-on ne pas parler de politique quand on parle d'économie et quand on s'intéresse à la société dans laquelle on vit ? Les choix économiques comme les choix de société ont toujours été au coeur de la
disputatio académique. Les opinions des uns ne sont pas les opinions des autres, et c'est une bonne chose si l'on refuse l'idée d'un monde universitaire prisonnier d'une pensée unique. La question de la fermeture du blog de Jacques Sapir n'a rien à voir avec l'approbation ou la désapprobation à l'égard des thèses qu'il développe. Pour reprendre une formule célèbre attribuée à Voltaire : "
Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire".
L'Université, gardienne de la liberté académique
Le blog de Jacques Sapir est hébergé par une plateforme
Hypothèses rattachée à
OpenEdition. Ce portail est développé par le
Centre pour une édition électronique ouverte (
Cléo), lui-même placé sous la quadruple tutelle du CNRS, de l'Université d'Aix Marseille, de l'Université d'Avignon et de l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Nous sommes donc au coeur de l'Université.
Aux termes de l
'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "
les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent
d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans
l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de
recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux
traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les
principes de tolérance et d'objectivité". Les chercheurs, et donc les directeurs de recherche au CNRS, sont donc traités de la même manière que les enseignants chercheurs, professeurs et maîtres de conférence. La liberté est donc entière, non seulement dans l'enseignement mais aussi dans l'activité de recherche et dans les médias qui permettent de la faire connaître.
De fait, comme l'a montré Olivier Beaud dans sa belle
conférence de 2009 à l'Académie des sciences morales et politiques, les instances dirigeantes de l'Université ont pour mission d'être les gardiennes de la liberté académique, pas ses censeurs. Un service chargé de gérer une plateforme de blogs, au nom des Universités membres, a le même devoir.
Jacques Sapir chassé de son blog par de hautes autorités académiques (allégorie)
Hergé. Le Sceptre d'Ottokar. 1939
De la liberté à la censure
C'est d'autant plus vrai que la liberté d'expression, et pas seulement celle des universitaires et chercheurs, s'analyse comme un régime répressif. Autrement dit, chacun peut s'exprimer librement, sauf à rendre compte d'éventuelles infractions devant le juge pénal,
a posteriori. C'est exactement la formule employée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui énonce que "
la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi". Tout citoyen, sauf Jacques Sapir. On ne lui reproche en effet aucune infraction. On lui interdit simplement de publier par une mesure
a priori. Au régime répressif se substitue celui de la censure.
Si l'on regarde pourtant les
"conditions générales d'utilisation des plateformes électroniques" d'
OpenEdition, on s'aperçoit que la liberté d'expression est mentionnée à l'article 10. Ses dispositions ne visent aucunement l'interdiction d'avoir des opinions politiques. Elles se bornent à dresser la liste des infractions de presse, sur le fondement desquelles un blogueur peut être poursuivi. En adhérant aux
conditions générales d'utilisation, Jacques Sapir s'est ainsi engagé à ne pas tenir de propos racistes, antisémites ou discriminatoires, à ne pas porter porter atteinte à la vie privée d'autrui, à ne pas proférer d'injures ou de diffamations etc. Il ne s'est pas engagé à taire ses opinions sur les relations entre la France et la Russie ou sur l'interprétation qu'il fait du principe de laïcité. Pourquoi d'ailleurs serait-il le seul Français contraint de se taire sur ces sujets ?
De la procédure baillon au baillon sans procédure
Même à propos de ces infractions, les chercheurs font l'objet d'une protection particulière. C'est ainsi qu'une
circulaire du 9 mai 2017 accorde une protection fonctionnelle aux enseignants chercheurs qui font l'objet d'une procédure en diffamation ou en dénigrement. Il s'agit de lutter contre les "procédures-baillon" que Lucie Lemonde et Gabrielle Ferland-Gagnon définissent comme des "
poursuites stratégiques intentées par des entreprises ou des institutions contre des groupes de pression ou des individus qui dénoncent publiquement leurs activités, et ce, dans le but de les intimider et de les faire taire". Mais nous nous éloignons quelque peu du sujet car Jacques Sapir n'est pas victime d'une procédure-baillon mais d'un baillon sans procédure.
Nulle trace en effet du respect du contradictoire dans les propos tenus par Marin Dacos pour justifier la décision. Tout au plus fait-il état d'avertissements préalables. Mais comment auraient-il pu être pris au sérieux si l'on songe que Jacques Sapir n'était pas le seul blogueur de la plateforme
Hypothèses à s'intéresser au monde qui l'entoure ?
Michel Wievorka, qui y est également hébergé
, s'interrogeait tout récemment sur l'influence de l'effondrement du parti communiste sur les négociations de la loi travail. Est-ce politique, ou pas ? En tout cas, son article a certainement suscité la réflexion de nombreux lecteurs et on ne peut que se réjouir de la qualité de son travail.
"Ligne éditoriale" et liberté académique
Cette observation nous ramène au fondement juridique de la mesure qui frappe Jacques Sapir. Le seul possible réside dans l'article 6-3 des
conditions générales d'utilisation. Il
énonce que
"lorsqu'un changement conséquent de la ligne éditoriale de la publication intervient", l'éditeur (c'est à dire l'auteur en l'espèce) informe le
Cléo afin qu'il
"s'assure de la cohérence de la nouvelle ligne éditoriale avec les objectifs du Cléo". Nous avons bien lu, chaque blog doit ainsi avoir une "
ligne éditoriale" susceptible d'être contrôlée. Etrange conception de la liberté académique... En tout état de cause, cette disposition ne concerne pas réellement Jacques Sapir dont le blog n'a pas connu de changement substantiel dans la période récente. Il n'avait donc aucune information à donner aux censeurs de
Cléo.
A dire vrai, si quelque chose a changé, ce n'est pas dans
RussEurope, mais dans
OpenEdition. Marin Dacos assume la responsabilité de la fermeture par un billet publié sur le blog de Jacques Sapir, qu'il signe en sa qualité de "
Directeur du Centre pour l'édition électronique ouverte". Mais il oublie de dire qu'il a été nommé récemment
Conseiller scientifique pour la science ouverte auprès du Directeur général de la recherche et de l'innovation au ministère de l'enseignement supérieur. Le fait que la décision de fermeture de
RussEurope intervienne le jour même de la publication d'un billet de Jacques Sapir critiquant la conception du principe de laïcité développée par le Président Macron est sans doute une pure coïncidence. Est-on bien certain cependant que la demande de fermeture vient de "
l'équipe d'OpenEdition ? Serait-il possible qu'elle soit le fait de quelques membres zélés d'un quelconque cabinet ?
Dans ces conditions, on ne peut que conseiller à Jacques Sapir de changer d'hébergeur, afin de pouvoir s'exprimer réellement librement. Le choix d'une plateforme de droit américain présente l'immense avantage de placer l'auteur sous la protection du Premier Amendement, et relativement à l'abri des censeurs hexagonaux. Mais c'est évidemment un choix difficile pour un auteur qui se déclare en faveur de la "
démondialisation". En tout cas, on lui souhaite d'être rapidement de retour dans la blogosphère car sa voix doit y être présente, comme celle des autres.
Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques :
version e-book,
version papier.