« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 1 août 2017

Le Conseil d'Etat et l'urgence humanitaire

Deux ordonnances de référé intervenues à trois jours d'intervalle viennent rappeler la position du Conseil d'Etat sur la mise en oeuvre du droit humanitaire, et notamment le droit de ne pas subir de traitement inhumain ou dégradant, principe garanti par l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Dans la première ordonnance du 28 juillet 2017 Section française de l'Observatoire international des prisons (OIP), le Conseil d'Etat, saisi des conditions de détention à la prison de Fresnes accepte quelques mesures ponctuelles mais refuse d'enjoindre à l'administration de prendre des mesures structurelles, réalisation de travaux et renforcement des moyens financiers de l'administration pénitentiaire, pour améliorer la situation des personnes détenues. Dans la seconde ordonnance du 31 juillet 2017, il confirme la mesure d'urgence prise par le tribunal administratif de Lille enjoignant au préfet et à la commune de Calais de prendre diverses mesures destinées à améliorer la situation des migrants, mais refuse la création d'un centre d'accueil permanent. 

Les deux décisions reposent sur l'article 3 de la Convention européenne qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. Le Conseil d'Etat reconnaît qu'il s'agit, à chaque fois, de personnes risquant d'être soumises à un  tel traitement. Mais il rappelle que le référé-liberté a, dans son essence même, une fonction de sauvegarde et ne peut servir de fondement à des réformes structurelles.

Les prisonniers de Fresnes


L'article 3 de la Convention est largement utilisée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour sanctionner  des traitements inhumains ou dégradants infligées aux personnes incarcérées. C'est ainsi que l'arrêt Plathey c. France du 10 novembre 2011 sanctionne sur ce fondement le fait de placer en détenu dans un quartier disciplinaire devenu insalubre après un incendie. La CEDH a fait évoluer sa jurisprudence au-delà des mauvais traitements individuels infligés à certains détenus. 

C'est ainsi qu'une norme juridique prévoyant un enfermement particulièrement rigoureux peut être sanctionnée. Selon un arrêt Bodein c. France du 13 novembre 2014, l'existence d'une peine incompressible de trente ans ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant si le condamné conserve la possibilité de demander un aménagement de peine à l'issue de cette période. Si une telle possibilité ne lui est pas offerte, cette même peine incompressible devient un traitement inhumain ou dégradant, principe posé dans l'arrêt Öcalan c. Turquie du 18 mars 2014.

Surtout, la CEDH sanctionne désormais l'ensemble des conditions d'incarcération dans un pays, conditions qui peuvent s'analyser comme un traitement inhumain et dégradant dans certains cas extrêmes. Dans l'arrêt Kalachnikov c. Russie du 4 juin 2003, la CEDH vise ainsi globalement le surpeuplement carcéral affecte existant dans ce pays. Tout récemment, dans un arrêt Rezmives et autres c. Roumanie du 27 avril 2017, c'est l'ensemble des conditions de détention qui est condamné, qu'il s'agisse du surpeuplement, du manque d'hygiène, de la vétusté des installations etc. L'article 3 devient ainsi l'instrument d'un contrôle général du système carcéral d'un pays.

De toute évidence, l'OIP pensait pouvoir s'appuyer sur cette jurisprudence et obtenir une condamnation globale du système pénitentiaire français. L'ONG n'est pas satisfaite de l'ordonnance de référé rendue par le tribunal administratif de Melun  le 28 avril 2017. Alors qu'elle demandait pas moins de trente injonctions, allant du lavage régulier des draps des détenus de Fresnes à l'allocation de moyens supplémentaires pour l'ensemble de l'administration pénitentiaire, elle n'obtient satisfaction que sur quelques points liés à l'entretien de la prison de Fresnes. Le Conseil d'Etat refuse à son tour d'entrer dans la logique d'une condamnation globale du système pénitentiaire. 

Cette décision n'est pas une surprise. Le Conseil d'Etat s'appuie en effet sur une logique procédurale. Le référé-liberté, issu de l'article L 521-2 du code la justice administrative peut être utilisé pour faire cesser un traitement inhumain et dégradant, mais les mesures prises doivent répondre à deux conditions. D'une part, elles doivent reposer sur l'urgence, et le juge intervient pour faire cesser une atteinte grave et immédiate à une liberté fondamentale. D'autre part, le référé liberté implique que les mesures imposées par le juge soient provisoires et rapidement mises en oeuvre. Il s'agit de mesures de sauvegarde et non pas de réformes structurelles. Le Conseil d'Etat intervient sur le fondement du droit humanitaire pour faire cesser un traitement inhumain et dégradant. Son rôle n'est pas de dicter des choix politiques à l'Exécutif.

Le Mur. Valerio Adami. Né en 1935


Les migrants de Calais


L'ordonnance du référé du 31 juillet 2017 sur les migrants de Calais repose sur une analyse à peu près identique. Les requérants, un certain nombre de migrants et onze associations intervenant dans ce domaine, ont obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Lille, le 26 juin 2017, un certain nombre d'injonctions. Les autorités préfectorales et locales doivent ainsi organiser l'assistance aux mineurs isolés, prévoir une distribution d'eau et des services minimums en matière d'hygiène et organiser des départs vers des centres d'accueil mieux équipés. Ces différentes injonctions sont confirmées par le juge des référés du Conseil d'Etat saisi en appel par le ministre de l'intérieur et la commune de Calais. Il précise qu'il s'agit de mettre fin à un traitement inhumain et dégradant, dès lors que les migrants "se trouvent dans un état de dénuement et d’épuisement" et "souffrent de pathologies (...) liées à une mauvaise hygiène ou encore de plaies infectées ainsi que de graves souffrances psychiques". 

Le Conseil d'Etat affirme en revanche que le juge des référés de Lille a pu refuser la demande portant sur la création d'un "centre d’accueil des migrants ou de centres de distribution alimentaire sur le territoire de la commune de Calais". Les ONG demandaient en effet la création d'une structure permanente ou, à tout le moins, la création d'un lieu de fixation ressemblant étrangement à la Jungle. Or cette dernière a été démantelée par un choix politique intervenu en février 2017, et il n'appartient pas au juge de décider une telle mesure.

Chacune de ces deux décisions contribue donc à donner une définition de l'urgence humanitaire. Mesure de sauvegarde, mesure provisoire, l'ordonnance de référé ne peut être détournée de son objet pour ordonner des réformes structurelles. Le simple fait que l'on puisse l'utiliser à de telles fins montre une certaine altération dans la perception du rôle du juge. Ce dernier ne doit pas se substituer à des choix qui relèvent du pouvoir législatif ou de l'Exécutif. Il appartient en effet au Parlement de voter le budget des prisons, et c'est à l'Exécutif de mettre en oeuvre la politique migratoire. En tout état de cause, ce n'est pas à un juge non élu et non représentatif de faire de tels choix. A cet égard, on ne peut que se réjouir que le Conseil d'Etat ne soit pas tombé dans cet excès. 



Sur le référé-liberté : Chapitre 3 section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet 
 

samedi 29 juillet 2017

Accord UE / Canada sur le PNR : la CJUE résiste

Le 26 juillet juillet 2017, la Cour de justice de l'Union européenne a déclaré que l'accord entre l'Union européenne et le Canada portant sur l'échange des données relatives aux passagers aériens n'était pas compatible avec le traité de fonctionnement de l'Union européenne et la Charte des droits fondamentaux. 

L'Accord PNR UE/Canada


Ce qu'il est convenu l'"Accord PNR" (Passenger Name Record) a pour objet un transfert systématique et continu des données de l'ensemble des passagers aériens à une "autorité compétente canadienne", sans plus de précision.  L'annexe qui recense les données ainsi transmises ne compte pas moins de 19 rubriques, regroupant non seulement des informations sur le voyage stricto sensu mais aussi sur les programmes de fidélisation dont bénéficie le voyageur et, d'une manière générale, "toutes les coordonnées disponibles" (rubrique 7). Est également prévue la transmission des données OSI (Other Supplementary Information), terme pudique désignant les informations détenues par les services de renseignement, sans qu'aucune indication soit donnée sur la nature et l'étendue des données concernées. Dans tous les cas, les données PNR devraient être stockées durant cinq ans. 

L'avis de la CJUE


Observons d'emblée que la CJUE rend avis et non pas une décision de justice. Cette procédure est prévue par l'article 218 al. 11 du TFUE. Il permet au Parlement européen, saisi par le Conseil en vue d'une approbation de l'Accord, de demander à la CJUE de donner un avis sur sa compatibilité avec les traités. Cet avis s'analyse comme un avis conforme, car l'article 218 énonce que, s'il est négatif, "l'accord envisagé ne peut entrer en vigueur, sauf modification de celui-ci ou révision des traités".

Sur le fond, et c'est peut-être l'élément le plus remarquable de cet avis, la Cour se fonde sur la Charte des droits fondamentaux, désormais intégrée au TFUE. Ce n'est pas fréquent, car la Charte fait un peu figure de "parent pauvre" du corpus européen des libertés, tant le droit de la convention européenne des droits de l'homme exerce désormais une sorte d'hégémonie liée au fait qu'il est à la fois plus précis et plus étendu. En l'espèce, la CJUE se fonde donc sur l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux qui énonce que "toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications". 

La CJUE effectue un contrôle proche de celui exercé par la CEDH. Elle commence par affirmer que "le transfert des données (…) et les règles de l’accord sur leur conservation et leur utilisation (…) comportent une ingérence dans le droit fondamental au respect de la vie privée". Elle recherche ensuite si cette ingérence est justifiée au regard des objectifs poursuivis. Sur ce point, elle note que l'objectif de sécurité et de lutte contre le terrorisme peut légitimement entraîner des ingérences "mêmes graves" dans les droits fondamentaux consacrés par la Charte. Sur ce point, la CJUE reprend, en formation non contentieuse, sa jurisprudence Digital Rights Irlande du 8 avril 2014. En revanche, elle considère que l'ingérence dans la vie privée entraînée par l'Accord PNR est excessive, dans la mesure où il ne prévoit pas avec suffisamment de précision le type de données stockées. 

Sur le fond, la décision n'est pas surprenante, et la lecture de la décision de la CJUE présente surtout l'intérêt de mettre en pleine lumière un Accord qui renonçait aux principes mêmes gouvernant le droit européen de la protection des données. 

Jacques Dutronc. L'hôtesse de l'air. 1970

Une solution de secours


Il est vrai que l'Accord UE/ Canada peut aussi être présenté comme une sorte de solution de secours, après l'échec du Safe Harbor. En effet, dans une décision du 6 octobre 2015, la CJUE avait déjà remis radicalement en cause un premier accord autorisant les transferts massifs de données personnelles, dont les données PNR, de l'Union européenne vers les Etats-Unis. A l'époque, à la suite d'un accord dit Safe Harbor passé en l'an 2000 entre le Département du commerce des Etats-Unis et la Commission, celle-ci avait pris une décision, le 26 juillet 2000, déclarant que le niveau de protection des données des Etats-Unis est d'un niveau équivalent à celui qui existe au sein de l'Union européenne. Aux yeux de la Commission, cette équivalence dans la protection justifiait donc des échanges massifs de données personnelles. Or c'est précisément cette équivalence que la Cour avait remis en question, estimant que le niveau de protection des données aux Etats-Unis était bien inférieur au niveau d'exigence européen. Cette décision d'octobre 2015 avait réduit à néant l'Accord UE/Etats Unis. En effet, la CJUE avait usé de son pouvoir d'invalidation, qui lui permet d'écarter l'application de la décision non seulement dans le droit de l'Etat qui est à l'origine du contentieux mais aussi dans l'ensemble des systèmes juridiques de l'Union européenne.

Certes, les négociations entre l'UE et le Canada avaient commencé bien avant l'invalidation de l'Accord avec les Etats-Unis, mais il ne fait aucun doute qu'elles ont été très rapidement relancées après la décision d'octobre 2015. En effet, le Canada joue le rôle d'un écran, dès lors que les données circulant entre l'UE et le Canada sont ensuite susceptibles d'être transférées dans un Etats tiers... les Etats-Unis évidemment. 

La ficelle était un peu grosse et la manoeuvre n'a pas échappé à la CJUE qui a donc réitéré un refus déjà exprimé il y a deux ans. Au-delà de la question du PNR, c'est en effet celle de la survie du standard européen qui était posée, les responsables européens semblant avoir abdiqué toute ambition et accepté se rallier à une conception anglo-saxonne beaucoup moins protectrice. A cet égard, la CJUE joue un peu le rôle de gardien des libertés et réaffirme la volonté européenne de conserver un haut niveau de protection de la vie privée.

Sur le profilage et le Big Data : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet

mardi 25 juillet 2017

L'accès aux données de connexion par l'AMF

 Le 21 juillet 2017, le Conseil constitutionnel a rendu sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) une décision déclarant inconstitutionnelle la disposition législative qui autorise les enquêteurs de l'Autorité des marchés financiers (AMF) à se faire communiquer les données de connexion liées aux opérations sur lesquelles ils font des investigations. Cette disposition figure dans la seconde phrase de l'article L 621-10 du code des marchés financiers, issu de la loi du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires. Elle s'inscrit dans un dispositif visant à organiser le contrôle des opérations des opérations effectuées sur les instruments financiers. 

Le droit au respect de la vie privée


Le Conseil constitutionnel abroge donc la seconde phrase de l'article L 621-10 et fonde sa décision sur la violation du droit au respect de la vie privée.  Depuis sa décision du 23 juillet 1999, jamais remise en cause, le Conseil constitutionnel le rattache à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression". Certes, la notion même de vie privée n'était pas encore clairement identifiée à la fin du XVIIIe siècle, mais la référence aux "droits naturels et imprescriptibles" a permis au Conseil d'en faire un droit de la personnalité. A ce titre, il n'a cependant rien d'absolu et doit être concilié avec les nécessités de l'ordre public et les droits des tiers.

Le Conseil affirme que "la communication des données de connexion est de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée de la personne intéressée". On ne doit pas en déduire qu'il condamne le principe même de cette communication. Sa jurisprudence montre, au contraire, qu'il l'admet assez largement. C'est ainsi qu'il considère comme conforme à la Constitution la réquisition administrative des données de connexion auprès des opérateurs de communications électroniques, soit sur le fondement de la loi du 18 décembre 2013 dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (décision QPC du 24 juillet 2015), soit sur celui de la loi renseignement (décision du 23 juillet 2015). 

Le Conseil constitutionnel ne donne pas un blanc-seing aux autorités dans ce domaine. Dans toutes les décisions relatives à l'accès aux données de connexions, il exerce un contrôle de proportionnalité, s'assurant que l'atteinte à la vie privée est justifiée par rapport à l'objectif poursuivi. Selon une formule désormais classique, il vérifie donc que  "le législateur a prévu des garanties suffisantes afin qu'il ne résulte pas de cette procédure une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée".  

Evaluation des garanties


La première de ces garanties réside dans le contenu des données ainsi transmises à l'administration. Les données de connexion ne concernent en effet que les informations susceptibles de permettre l'identification d'une ou plusieurs personnes et la localisation des équipements utilisés. En aucun cas, il ne s'agit d'accéder au contenu des correspondances ou des informations consultées.  C'est le cas en l'espèce, et il est précisé que les agents de l'AMF ne peuvent avoir accès qu'aux données listées dans l'article 34-1 § 6 du code des postes et télécommunications, c'est-à-dire précisément celles permettant l'identification sans communication du contenu. 

Le second type de garanties est d'ordre procédural. Sur ce plan, le Conseil se montre particulièrement exigeant. Dans sa décision sur la loi renseignement, il énumère ainsi les garanties censées protéger la vie privée de la personne lors de la demande d'utilisation des techniques de renseignement : autorisation du Premier ministre, contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), possibilité de saisine du Conseil d'Etat etc. Dans sa décision du 21 octobre 2016, le Conseil déclare ainsi que les garanties prévues pour l'accès aux données transmises par voie hertzienne sont insuffisantes. ll repousse cependant l'abrogation effective des dispositions contestées, précisant que la loi doit être modifiée pour aligner son régime juridique sur celui de l'autorisation des techniques de renseignement.

A la bourse, ce qu'on appelle une corbeille, pas de fleurs en tout cas. Honoré Daumier. 1808-1879

Le précédent du 5 août 2015


Dans ces conditions, la décision du 21 juillet 2017 était largement prévisible. Elle l'était d'autant plus que la procédure permettant à l'Autorité de la concurrence d'accéder aux données de connexion avait déjà été annulée par le Conseil, dans sa décision du 5 août 2015 sous la loi Macron. A l'époque, le Conseil avait estimé que "si le législateur a réservé à des agents habilités et soumis au respect du secret professionnel le pouvoir d'obtenir ces données et ne leur a pas conféré un pouvoir d'exécution forcée, il n'a assorti la procédure (...) d'aucune autre garantie (...)". Dès lors, on ne voit pas pour quelle raison l'Autorité des marchés financiers serait traitée de manière différente et le Conseil reprend exactement la même formule pour prononcer la même censure. 

Sur ce point, la QPC du 21 juillet 2017 illustre parfaitement la totale absence de réactivité et d'anticipation des autorités dotées du pouvoir de décision. Alors que l'on voit se multiplier les commissions chargées d'évaluer l'application des lois, on laisse subsister dans l'ordre juridique des dispositions législatives dont l'inconstitutionnalité ne fait aucun doute. Dans le cas présent, il ne s'est rien passé durant deux ans, jusqu'au jour où deux requérants poursuivis par l'AMF ont eu l'idée de poser une QPC pratiquement gagnée d'avance. Le gouvernement est alors venu se lamenter à l'audience, annonçant qu'une abrogation immédiate menacerait quarante dossiers en cours, portant sur quatre-vingt millions d'euros de plus-values liées aux manquements poursuivis. Mais pourquoi n'avait-il pas suscité une modification de la loi avant de se retrouver confronté à une QPC ? Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel s'est montré clément et a repoussé l'abrogation au 31 décembre 2018, le temps indispensable pour modifier la loi et peut-être s'assurer que d'autres textes ne risquent pas, à leur tour, la même déclaration d'inconstitutionnalité. Il n'est pas certain en effet que le Conseil constitutionnel ferait preuve une troisième fois de la même magnanimité.
 



samedi 22 juillet 2017

VIncent Lambert : la loi face à l'intimidation

"Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu’on peut faire faire le surledemain par quelqu’un d’autre". Le médecin responsable du service en charge de Vincent Lambert aurait-il lu Pierre Dac lorsqu'il a décidé, en juillet 2015, de suspendre sine die la procédure de consultation préalable à l'arrêt des traitements de ce jeune homme tétraplégique, "en état de conscience minimum" depuis de nombreuses années ? Dans un arrêt du 19 juillet 2017, le Conseil d'Etat annule cette décision de suspension et impose ainsi au médecin de se prononcer formellement sur l'engagement d'une nouvelle procédure d'interruption des traitements.

La loi Léonetti du 22 avril 2005  énonce que "les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Lorsque le patient est hors d'état d'exprimer sa volonté sur l'éventuel arrêt des soins, la décision peut être prise sur le fondement de "directives anticipées" qu'il a pris la précaution de rédiger ou sur l'avis d'une "personne de confiance"qu'il a désignée, deux possibilités offertes par la loi Léonetti. Lorsque, comme c'est le cas de Vincent Lambert, aucune de ces procédures n'a été mise en oeuvre, la loi prévoit que la décision est prise par l'équipe médicale qui se prononce après avis de la famille du patient (art L. 111-4 csp).

En l'espèce, la consultation avait eu lieu, auprès de onze proches de Vincent Lambert, suivie d'une décision d'arrêt des traitements prise par le médecin responsable du service au CHU de Reims. On se souvient que, dans un arrêt du 24 juin 2014, le Conseil d'Etat avait admis la légalité de la décision prise par l'équipe médicale de l'époque de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation artificielles de Vincent Lambert. Le 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l'homme avait affirmé que la mise en oeuvre d'une telle décision n'emportait pas de violation de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Nouvelle équipe, nouvelle décision


Hélas, la famille de Vincent Lambert demeure divisée, et sa mère en particulier refuse toute idée d'interruption des traitements. Après cet échec contentieux, d'autres techniques ont été explorées, avec un certain succès. Eric Kariger, médecin chef du service de l'hôpital de Reims où était hospitalisé Vincent Lambert a fini par quitter ses fonctions, admettant publiquement qu'il avait fait l'objet de pressions et de menaces s'il mettait en oeuvre la décision du Conseil d'Etat. 

La première question posée au Conseil d'Etat est donc de savoir si la seconde équipe médicale est liée par la décision prise par la première. Comme la Cour administrative d'appel de Nancy, le Conseil d'Etat se fonde sur l'article R. 4127-5 du code de la santé publique qui énonce que "le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit". Les décisions prises dans l'exercice de son art médical ne peuvent lui être dictées par qui que ce soit et il doit se prononcer personnellement. Cela signifie concrètement qu'une nouvelle procédure doit être engagée.

C'est ce qu'a fait le médecin qui a succédé au professeur Kariger le 7 juillet 2015, nouvelle procédure presque aussitôt interrompue le 23 juillet suivant. A l'appui de cette décision d'interruption, le CHU invoque des conditions de sécurité et de sérénité non remplies, c'est-à-dire probablement de nouvelles menaces formulées à l'encontre de l'équipe soignante. Cette fois, il faut reconnaître qu'elle a rapidement cédé.

William Bouguereau. Une âme au ciel. 1878

Illégalité des motifs


La question des motifs de cette interruption est essentielle non seulement pour la résolution de l'affaire Lambert mais aussi et surtout au regard de l'effectivité de la loi Léonetti. Celle-ci prévoit en effet que l'équipe médicale compétente pour décider de l'interruption du traitement,  peut se fonder sur deux séries d'éléments. Des éléments médicaux tout d'abord comme l'état du patient,  son évolution depuis l'accident ou le début de sa maladie, son éventuelle souffrance et le pronostic clinique. Des éléments non médicaux ensuite, reposant essentiellement sur la volonté du patient ou, si elle n'est pas exprimée, sur l'avis de sa famille. 

C'est ainsi que dans une ordonnance du 8 mars 2017, le juge des référés du Conseil d'Etat a ordonné de continuer les soins dispensés à une enfant de dix mois atteinte de lésions cérébrales définitives à la suite d'une infection virale. Les données médicales ne permettaient pas d'être certain que l'état de l'enfant ne pouvait connaître aucune évolution. Quant aux données non médicales, elles tenaient tout entières dans un refus pur et simple des parents d'envisager l'arrêt des traitements. Le juge des référés a alors sagement décidé de laisser du temps au temps. 

Dans le cas de Vincent Lambert, les causes invoquées pour suspendre la procédure d'interruption résident dans l'absence de sécurité et de sérénité de son déroulement. Pour le Conseil d'Etat, cette cause n'est pas prévue par la loi, et elle ne peut donc être utilement invoquée devant le juge. Le médecin nouvellement en charge de Vincent Lambert ne pouvait suspendre la procédure pour ces motifs et il doit engager une nouvelle consultation. 

Cet arrêt, qui ne porte que sur la procédure d'interruption des traitements, pourrait sembler relativement secondaire dans une affaire marquée déjà par une bonne dizaine de décisions de justice. Il risque pourtant de rendre plus difficile la situation de la mère de Vincent Lambert et de ceux qui s'opposent énergiquement à l'interruption des traitements. En effet, la seconde loi Léonetti du 2 février 2016 précise les conditions de mise en oeuvre du droit de mourir dans la dignité. Elle affirme en particulier que la notion d'interruption des traitements englobe celle de la nutrition et de l'hydratation. Cet ajout est, à l'évidence, le produit de l'affaire Lambert et le législateur affirme ainsi clairement que son cas entre dans le champ d'application du droit de mourir dans la dignité. Par ailleurs, plus le temps passe, et plus l'argument reposant sur l'amélioration de l'état de Vincent Lambert perd sa crédibilité.

Surtout, la décision du 19 juillet 2017 envoie un message clair : une procédure prévue par le législateur ne peut pas être indéfiniment tenue en échec par des pressions et des mesures d'intimidation. Une ou plusieurs personnes, aussi déterminées soient-elles, ne peuvent faire obstacle à l'application de la loi et doivent faire valoir leur point de vue en utilisant les procédures légales. Il est parfois bon de rappeler des évidences.


Sur le droit de mourir dans la dignité  : Chapitre 7 section 2 § 2 du manuel de libertés publiques sur internet

jeudi 20 juillet 2017

Le Chef d'Etat Major des Armées : devoir de parler ou devoir de réserve

Le général Pierre de Villiers a présenté sa démission de Chef d'état major des armées (CEMA) le 19 juillet 2017, exactement une semaine après son audition par la commission de la défense de l'Assemblée nationale, le 12 juillet, audition durant laquelle il n'aurait pas mâché ses mots. Selon la presse, car on ne dispose d'aucun verbatim ni d'aucune vidéo, il aurait dénoncé, dans un style quelque peu rugueux, les coupes budgétaires annoncées dans le budget de la défense : « Je ne me laisserai pas baiser comme cela » (...) Le grand écart entre les objectifs assignés à nos forces et les moyens alloués n'est plus tenable". Dès le lendemain, 13 juillet, le Président Emmanuel Macron a pris la parole durant la traditionnelle garden party qui précède le défilé des troupes. Il a affirmé qu'il n’était «pas digne d’étaler certains débats sur la place publique». Il a ensuite rappelé aux militaires leur «sens du devoir et de la réserve», pour finir sur un ton de commandement : "Je suis votre chef. Les engagements que je prends devant nos concitoyens et devant les armées, je sais les tenir. Et je n’ai à cet égard besoin de nulle pression et de nul commentaire".

Le Président de la République est le chef des armées, prérogative que nul ne lui conteste, surtout pas les militaires, et qui figure formellement dans l'article 15 de la Constitution. A ce titre, il "préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale". Comme chef des armées, il a donc le droit, s'il le souhaite, de "recadrer" le CEMAA. Certes, il existe une règle traditionnellement respectée dans les forces armées qui veut qu'une telle explication de texte n'ait jamais lieu devant les subordonnés de l'intéressé. En tout état de cause, le Président a le droit de l'écarter puisqu'elle est dépourvue de fondement juridique et résulte seulement d'une tradition de management fondée sur le principe hiérarchique. Il appartiendra ensuite au Président, et à lui seul, de juger de l'opportunité de cette dramatisation, face à un général sans doute très conscient des conséquences de ses propos.

La question n'est pas de savoir si le Président est compétent pour tancer un grand subordonné mais s'il avait raison sur le fond. Autrement dit, le général de Villiers avait-il commis un manquement à l'obligation de réserve ?

Le devoir de parler



L'article 5bis de  l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires énonce qu'"une commission spéciale ou permanente peut convoquer toute personne dont elle estime l’audition nécessaire, réserve faite, d’une part, des sujets de caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat, d’autre part, du respect du principe de la séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs".  En l'occurrence, pour préserver la confidentialité des échanges,  l'audition du général de Villiers a été réalisée à huis-clos. Cette confidentialité est censée à la fois protéger le secret de la défense nationale et garantir la complète liberté des échanges. Bien que n'ayant donné lieu à aucun compte-rendu, il est évident que l'audition du général a suscité des fuites, mais il était probablement le premier à s'y attendre.

Quoi qu'il en soit, la personne convoquée devant une assemblée parlementaire ne peut s'y soustraire. Un refus est passible d'un emprisonnement de deux ans et d'une amende de 7500 €.


"Je suis votre Chef". Abraracourcix. René Goscinny et Albert Uderzo.

L'obligation de réserve


Le problème est que le CEMA, comme n'importe quel fonctionnaire, est soumis à l'obligation de réserve. Alors que celle-ci est d'origine jurisprudentielle pour le reste de la fonction publique, elle a un fondement législatif dans le cas des militaires. L'article L 4121-2 du code de la défense énonce certes que "les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres". Toutefois, elles ne peuvent être exprimées " qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". Cette règle s'applique à tous les moyens d'expression, et le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 12 janvier 2011, admet que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly a violé l'obligation de réserve en publiant  différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En l'espèce, la Haute Juridiction estime disproportionnée par rapport aux faits qui l'ont motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre. Par ailleurs, la jurisprudence considère que la réserve s'impose avec une intensité plus importante aux agents publics investis de fonctions particulièrement importantes. Dans un arrêt du 24 septembre 2010, le Conseil d'Etat confirme ainsi la légalité d'une sanction infligée à un préfet qui avait publiquement critiqué le ministre de l'intérieur.

Certes, mais dans les deux cas, les sanctions portaient sur des manquements à l'obligation de réserve commis soit par des publications, soit par des propos tenus à des journalistes. Elles ne concernaient pas un échange intervenu dans une commission parlementaire, à huis-clos. Dans l'état actuel du droit, aucune loi n'affirme que l'obligation de réserve doit être écartée au profit du parlement. Il appartient donc au malheureux militaire auditionné de gérer ce double-binding. Soit il est parfaitement sincère et il risque à tout instant de violer le devoir de réserve. Soit il respecte parfaitement la réserve et inflige aux parlementaires l'un de ces Power-Point de langue de bois que les militaires savent très bien fabriquer, précisément quand ils ne veulent rien dire. Dans un cas, le militaire risque la sanction, dans l'autre le Parlement n'est pas informé de manière satisfaisante.

En l'absence de texte, on peut se référer au précédent bien connu du général Soubelet. Devant une commission parlementaire, il avait déclaré : "Pour le seul mois de novembre 2013 dans les Bouches-du-Rhône, 65 % des cambrioleurs interpellés sont à nouveau dans la nature". Et il ajoute : «Vous pouvez mettre des effectifs supplémentaires sur le terrain mais, dans ces conditions, cela ne servira à rien». Il s'exprimait alors, en décembre 2013, devant la commission d'enquête parlementaire sur la lutte contre l'insécurité. Devant une commission d'enquête, l'intéressé est auditionné sous serment et le mensonge est susceptible de poursuites pour faux témoignage, dans les conditions du code pénal. Il avait donc choisi de respecter son serment et de dire ce qu'il pensait être la vérité. Mais cette affaire n'a pas eu pour effet de clarifier l'étendue de l'obligation de réserve et la question de son opposabilité au parlement. En effet, dans son cas, il était inutile d'engager une procédure disciplinaire. Le général a simplement été muté à la direction de la gendarmerie d'outre-mer, avant qu'il soit mis fin à ses fonctions dans l'armée d'active.

Et le parlement ?


Reste la question du parlement. Le 5 juillet 2017, un médecin qui avait témoigné devant une commission d'enquête sénatoriale a été sévèrement condamné pour parjure par le tribunal correctionnel. Interrogé sur le coût de la pollution de l'air, il avait caché ses liens avec le groupe pétrolier Total. Or, si les personnes auditionnées peuvent être poursuivies en cas en parjure, peut-être devraient-elles être protégées lorsqu'elles expriment leur opinion avec sincérité ? Si l'on considère le cas du général de Villiers, on comprend que le Chef de l'Exécutif, certes chef des armées, entend imposer une stricte obligation de réserve à ceux qui sont auditionnés par la représentation nationale. Au célèbre "Je ne veux voir qu'une seule tête" succédera donc un "Je ne veux entendre qu'un seul discours". Si le Parlement l'accepte, il aura, somme toute, l'information qu'il mérite.

dimanche 16 juillet 2017

Nice : condamner les photos, sans interdire

Il y a un an, l'attentat de Nice faisait 86 morts et 450 blessés sur la Promenade des Anglais. Nul ne l'a oublié et encore moins Paris-Match qui a publié des photos extraites des images de télésurveillance captant le moment précis où les victimes sont écrasées par le camion conduit par Mohamed Lahouaiej Bouhlel. Fallait-il publier ces photos ? Le juge des référés, saisi par le parquet de Paris, refuse d'ordonner le retrait du journal mais interdit toute nouvelle édition ainsi que la diffusion des images contestées sur son site internet. 

A première vue, sa décision donne l'impression de vouloir donner satisfaction à tout le monde, ou à personne. Paris-Match n'est pas réellement sanctionné puisque le journal, déjà présent en kiosque n'en sera pas retiré. En revanche, il perd les éventuels bénéfices d'une nouvelle édition sur papier ou sur internet. De toute évidence, le juge des référés n'a pas voulu que le journal puisse tirer profit d'un éventuel "effet Streisand", les curieux se précipitant dans les kiosques ou sur le site du journal à l'annonce du contentieux. Quant au procureur, il obtient la reconnaissance que les clichés publiés "portent atteinte à la dignité humaine" mais ne peut obtenir le retrait du journal. 

Comme dans toutes les décisions de ce type, le juge recherche un équilibre, en l'espèce entre la liberté d'expression de la presse et le principe de dignité de la personne. Observons à ce propos que les victime de Nice, ou les associations qui les représentent, ne sont pas partie à l'instance. Le parquet a agi de sa seule initiative. 

Le choix du principe de dignité

 

Cette observation a des conséquences en l'espèce car la protection de l'image d'une personne décédée peut reposer sur deux fondements juridiques. L'article 226-6 du code pénal autorise d'abord les ayants-droit ou les héritiers d'une personne décédée à porter plainte pour l'atteinte portée à leur vie privée.  Cette voie de droit est évidemment fermée puisque le parquet agit seul. Il ne peut donc se fonder que sur la seconde voie de droit, en l'occurrence l'article 16 du code civil qui énonce que "la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)". 

La jurisprudence a imposé une interprétation constructive de ces dispositions. Dans une décision du 20 décembre 2000 rendue à propos de la publication de photos du préfet Erignac assassiné, la Cour de cassation déclare en effet que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". La Cour européenne des droits de l'homme adopte une jurisprudence très proche. Dans un arrêt du 25 février 2016 Société de Conception de Presse et d'Edition c. France, elle estime que les juges français n'ont pas porté atteinte à la liberté de l'information en ordonnant l'occultation, par le magazine Choc, d'une photographie d'Ilan Halimi, prise durant sa séquestration, en janvier 2006. Dans cette affaire, les juges avaient ordonné l'occultation de la photo, sans ordonner de modification de l'article qu'elle illustrait et qui portait sur l'ouverture du procès du Gang des barbares, c'est-à-dire des auteurs de l'assassinat d'Ilan Halimi. Dans le cas du préfet Erignac, l'image était celle d'une personne décédée de mort violente. Dans celui d'Ilan Halimi, la photo était celle d'une personne torturée mais encore vivante, peu de temps avant son assassinat. Les circonstances sont évidemment assez proches de celles qui sont en cause dans les images vidéo de Nice. Les deux clichés montraient des personnes qui vont être tuées par le camion dans les secondes qui suivent, images dans lesquelles "les victimes rescapées peuvent s'identifier et, pour celles qui sont décédées, être identifiées par leurs proches". 

Le débat d'intérêt général


Au principe de dignité, les avocats de Paris-Match opposent la contribution que les photos apportent au débat d'intérêt général. Cette notion est issue d'une construction prétorienne de la Cour européenne des droits de l'homme. A ses yeux, la liberté de la presse doit prévaloir sur la vie privée ou éventuellement sur un autre secret protégé, si l'article ou l'image participe au débat d'intérêt général.

Dans son arrêt von Hannover II du 7 février 2012, la Cour affirme ainsi que la photographie du prince Reinier de Monaco, affaibli par la maladie, relève de ce débat d'intérêt général. Cette notion permet de faire prévaloir la liberté de l'information alors même que le cliché a été pris dans un lieu privé, à l'insu de l'intéressé, et que la famille y voit une atteinte à sa vie privée. De même, et la famille Grimaldi n'a décidément pas de chance, la Cour juge, dans son arrêt Couderc de novembre 2015, que la publication en 2005, dans le Daily Mail et dans Paris-Match, des révélations d'une femme mentionnant que le père de son fils est le prince Albert est justifiée par un débat d'ordre général. Pour la Cour, l'absence de descendance connue du prince, à l'époque de l'article,  est un sujet de débat que l'existence d'un enfant est de nature à nourrir.

De cette jurisprudence, on pouvait déduire une conception absolutiste de la liberté de l'information, finalement assez proche de celle développée par les juges américains dans leur interprétation du Premier Amendement. Les tabloïds semblaient alors bénéficier d'une sorte d'impunité, tout et n'importe quoi pouvant désormais relever du débat d'intérêt général. De fait, on aurait très facilement pu considérer que les photos diffusées par Paris-Match pouvaient bénéficier du label du débat d'intérêt général. Ne permettent-elles pas, en effet, de poser la question de l'efficacité de la vidéoprotection en matière de prévention du terrorisme ?

Nice very nice. Claude Nougaro. 1982. INA

L'exception de sensationnalisme


Si ce n'est que la jurisprudence la plus récente admet une exception de sensationnalisme, et c'est précisément cette exception qu'utilise le juge des référés. Dans un arrêt de Grande Chambre Bédat c. Suisse rendu le 29 mars 2016, la Cour européenne des droits de l'homme est saisie de la condamnation d'un journaliste pour violation du secret de l'instruction. Il avait mis à la disposition du public des éléments du dossier pénal d'un conducteur qui avait causé un très grave accident à Lausanne. Or cet accident, très médiatisé localement, pouvait être considéré comme relevant du débat d'intérêt général, dès lors qu'il est naturel que la presse régionale rende compte du procès en cours.

La CEDH considère pourtant qu'en l'espèce "le caractère fiable et précis" des informations mises à la disposition du public n'est pas évident, dès lors que le ton employé ne laisse "aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article". Le contenu de l'article et ses titres racoleurs sont surtout de nature à satisfaire la curiosité malsaine du lecteur. Dans ce cas le sensationnalisme du ton l’emporte sur le contenu de l’article, et la CEDH fait alors prévaloir les secrets protégés par la loi sur le droit à l’information. Le sensationnalisme devient alors une règle d’interprétation que la Cour utilise de manière systématique. 

Le juge des référés français se livre à la même appréciation. Examinant en détail l'article de Paris-Match, il observe que "ces deux photographies témoignent d'une recherche évidente de sensationnel (...). Elles sont accompagnées de commentaires racoleurs (...). Elles s'avèrent indécentes et portent atteinte à la dignité humaine". Le raisonnement repose sur l'idée que le droit à l'information peut s'exercer, l'histoire de l'attentat de Nice peut être montrée au public et donner lieu à une narration, sans qu'il soit nécessaire d'insérer dans l'article des images racoleuses. 

In fine, le juge des référés choisit de condamner la publication des clichés sans l'interdire. Il est vrai qu'il reconnaît lui-même son impuissance : "Le retrait des kiosque du numéro litigieux ne saurait constituer une mesure efficiente, dès lors qu'il est déjà en vente". Mais cette impuissance est une excellente chose, car elle montre que la liberté d'expression s'exerce sur le fondement d'un régime libéral qui exige que l'on soit libre d'imprimer ce que l'on veut, sauf à rendre compte a posteriori d'éventuelles infractions. 

Sur le fond, la question de l'appréciation du juge reste posée. Est-il réellement possible de définir, sans subjectivité, ce qui est racoleur de ce qui ne l'est pas ? La liberté d'expression peut-elle être limitée parce que le contenu diffusé est de mauvais goût ? La décision nous invite ainsi à réfléchir sur le rôle du ministère public. Il n'est sans doute pas le mieux en mesure de s'élever contre l'atteinte à la dignité que comporte un article de presse. Son rôle est en effet de requérir l'application de la loi et de protéger les intérêts de la société. Il n'est pas de représenter les intérêts des victimes d'un attentat. Or ce sont elles qui sont les premières concernées et qui devraient sans doute réagir en engageant la responsabilité de la publication. Ce n'est pas la diffusion de l'image qui doit être réprimée, mais le préjudice qu'elle cause qui doit être indemnisé. Et de lourds dommages intérêts incitent souvent davantage à réfléchir sur l'atteinte à la dignité causée par une photo qu'une menace d'interdiction qui, finalement, fait de la publicité au journal.

Sur la dignité de la personne  : Chapitre 7 introduction du manuel de libertés publiques sur internet