« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 15 mai 2017

Le RSA est-il soluble dans l'alcool ?

Le Figaro et d'autres médias annoncent que Arnaud Dumontier, maire (Les Républicains) de Pont Sainte-Maxence, "suspend le RSA d'un ivrogne pour nettoyer les rues de sa ville". Observons immédiatement que l'élu n'est pas compétent pour suspendre le revenu de solidarité active (RSA). Cette ressource est gérée par le conseil départemental qui peut la déléguer en totalité ou en partie aux caisses d'allocations familiales ou de mutualité sociale agricole. En l'espèce, l'élu local s'est, en fait, borné à signaler un cas particulier au président du conseil départemental et celui-ci a suspendu le versement de l'allocation à hauteur de 80 % pour une durée de trois mois.

Une telle décision suscite débat. Pour ses détracteurs, la suspension du RSA constitue une atteinte à un droit et le titulaire d'une prestation peut dépenser son argent comme il l'entend, y comprend dans l'achat d'alcool, sans que les autorités aient à voir avec ses choix. Les partisans de cette suspension, et d'abord l'élu, font valoir d'autres arguments, en particulier l'ordre public qui serait troublé par les débordements de quelques joyeux ivrognes, suscitant l'irritation de la population locale et des commerçants de Pont-Sainte-Maxence. Derrière l'anecdote se cachent souvent des problèmes juridiques de fond, et c'est le cas en l'espèce.

Le RSA est-il un droit ? 


La première question posée est la suivante : le RSA est-il un droit ? On peut répondre positivement à cette question dès lors qu'il n'est pas attribué sur le fondement d'un pouvoir purement discrétionnaire, comme le serait, par exemple, une aide attribuée par une commune à une famille particulièrement méritante et provisoirement dans les difficultés. Le RSA n'est pas la charité.

Le RSA a remplacé à la fois le revenu minimum d'insertion (RMI) et l'allocation de parent isolé (API) le 1er juin 2009. Il est attribué si l'intéressé répond à un certain nombre de conditions fixées de manière extrêmement précises :
  • être âgé de plus de 25 ans ou assumer la charge d'un ou une plusieurs enfants, ou encore avoir exercé une activité professionnelle pendant au moins au moins deux durant les trois dernières années précédant la demande de RSA ; 
  • résider de manière stable et régulière sur le territoire français (sans condition de nationalité) ; 
  • disposer de ressources inférieures à un revenu garanti fixé par les textes ; A partir de ce montant forfaitaire, le RSA est calculé individuellement pour chaque demandeur
A partir de ce montant forfaitaire, le RSA est calculé individuellement pour chaque demandeur, en fonction de la taille de la famille et de ses ressources. Le RSA est donc un revenu minimum pour ceux qui ne travaillent pas et un complément de revenu pour ceux qui travaillent. Il a pour objet de favoriser le retour à l'activité du bénéficiaire et, le cas échéant, de son conjoint.

Considéré sous cet angle, le RSA est un droit. Le Conseil constitutionnel consacre d'ailleurs un droit à des moyens convenables d'existence, en particulier dans sa décision du 29 décembre 2009. Il trouve son fondement dans le Préambule de la Constitution de 1946, d'abord dans l'alinéa 10 selon lequel "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement", ensuite dans l'alinéa 11 qui affirme que "tout individu qui (...) se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence". Cette formulation généreuse ne doit cependant pas faire illusion. Le Conseil estime en effet qu'il appartient au législateur d'organiser l'exercice de ce droit comme il l'entend, selon des modalités que le Conseil laisse à sa libre appréciation.

Gounod. Qu'ils sont doux... Le médecin malgré lui. Lucien Fugère. 1929

Un droit et des devoirs


Le droit au RSA s'exerce donc dans le cadre des lois qui le réglementent.  Et il faut bien reconnaître que la reconnaissance d'un droit social s'accompagne aussi d'un devoir imposé à son titulaire. En juin 1792, le projet de décret sur l'organisation générale des secours publics était ainsi présenté à l'assemblée législative : "L'assistance du pauvre ne doit point être gratuite et (celui-ci) doit donner à la société son travail en échange des secours qu'il reçoit ». De nos jours, les alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946 qui reconnaissent le droit à l'assistance doivent s'articuler avec l'alinéa 5 qui énonce que "chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi". 

En matière de RSA, nul n'ignore que la plupart des bénéficiaires préféreraient nettement travailler plutôt que vivre avec l'aide de la collectivité publique. Si la crise économique ne permet pas de leur imposer un véritable devoir de travailler, l'organisation du RSA leur impose tout de même de chercher un emploi et de se plier à une obligation d'insertion. C'est ainsi qu'un "référent" les accompagne dans leur parcours de retour à la vie active, en leur proposant, soit un projet personnalisé d'accès à l'emploi (PPAE), soit un contrat d'insertion. En dehors de cette obligation d'ordre général, ils sont également tenus de solliciter toutes les aides auxquelles ils peuvent prétendre avant de faire leur demande de RSA. 

Il n'est dit nulle part, cependant, que le RSA est versé sous condition de sobriété. Sur le plan strictement juridique, il n'est donc pas possible de refuser la prestation à un demandeur, ou de la suspendre, parce qu'il est alcoolique ou de la lui retirer pour les mêmes motifs. Or une telle décision doit être motivée, élément essentiel dans l'hypothèse d'un recours contentieux.

Cette impossibilité de se fonder sur l'alcoolisme du bénéficiaire ne signifie pas cependant que les élus locaux soient sans moyens juridiques face à une telle situation. La décision de suspension de 80 % du RSA notifiée à l'intéressé n'a pas été publiée et n'a pas à l'être. Il serait pourtant bien utile de connaître sa motivation. Si le présidence du conseil départemental se fonde uniquement sur l'alcoolisme de l'intéressé, sa légalité est sans doute très contestable. En revanche, si l'on en croit le portrait de l'intéressé brossé par le maire de Pont-Sainte-Maxence, il est certainement possible de se fonder sur le non-respect de son obligation d'insertion. Apparemment sans domicile fixe et en permanence alcoolisé, rétif à toute proposition d'aide formulée par les services sociaux de la commune, il est très probable qu'il ne se préoccupe guère de sa réinsertion. Or, parmi les causes de suspension prévues par l'article L 262-27 du code de l'action sociale et des familles (CASF), figure en effet le non-respect, "sans motif légitime" de ses obligations par le titulaire du RSA. Nul doute que l'alcool n'est pas vraiment un motif légitime justifiant par une interruption dans la recherche d'un emploi ou dans la démarche d'insertion.

L'échec du RSA


A sa manière, l'affaire de Pont-Sainte-Maxence illustre l'échec du RSA. Mesure phare du quinquennat de Nicolas Sarkozy, issue d'une initiative de Martin Hirsch, l'allocation n'est pas parvenue à remplir ses objectifs. En 2013, un rapport du Centre d'étude de l'emploi estimait que 68 % des personnes qui pourraient y prétendre ne la demandaient pas. En 2012, la Cour des comptes a refusé de certifier les comptes de la branche famille de la Sécurité sociale, en raison de trop nombreuses erreurs de paiements. Contrairement à ce que pensent certains, l'écrasante majorité de ces erreurs ne provient pas de la fraude mais de la complexité, de l'erreur de bonne foi du demandeur ou de l'organisme payeur. Nul doute que l'ensemble de la procédure mérite d'être repensée afin d'améliorer son efficacité en améliorant son efficacité par un meilleure contrôle de sa répartition. Sans doute un chantier à engager par la nouvelle équipe gouvernementale.

Sur le droit au travail : Chap 13 section 2 du manuel de libertés publiques.

jeudi 11 mai 2017

L'"accès indirect" aux données relevant de la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique



L'arrêt rendu le 5 mai 2017 par le Conseil d'Etat M. B. va décevoir plus d'un lecteur. Il s'agit pourtant de la première décision ordonnant au ministre de la défense d'effacer des données "illégalement contenues" dans des fichiers du renseignement territorial et de la Direction pour la protection et la sécurité de la défense (DPSD) devenue Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) depuis le décret du 7 octobre 2016. Ceux qui auraient voulu connaître le contenu de la fiche de M. B., à commencer par M. B. lui-même, seront déçus car le Conseil d'Etat se borne à mentionner que les vérifications ont été faites et qu'elles ont révélé une irrégularité. C'est tout. 

La formation spécialisée du Conseil d'Etat


Cette décision est la première injonction prononcée par la "formation spécialisée" du Conseil d'Etat. Créée par la loi renseignement du 24 juillet 2015 (art. R 773-2 du code de la justice administrative), elle est compétente pour contrôler l'usage des techniques d'interception par les services de renseignement ainsi que l'exercice du "droit d'accès indirect" prévu par l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978 informatique et libertés

Le "droit d'accès indirect"


Entendons-nous bien : ce "droit d'accès indirect" n'a rien d'un droit d'accès. La notion ne figure pas dans la loi mais est le pur produit d'une certaine forme de novlangue administrative utilisée par les praticiens et les fonctionnaires pour donner de l'ampleur à une réforme modeste. Lorsqu'une personne craint de figurer dans un fichier intéressant la "sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique", elle peut saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui désigne l'un de ses membres, issu de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat ou de la Cour des comptes, pour procéder aux investigations utiles ainsi qu'aux modifications éventuellement nécessaires si le contenu de la fiche n'est pas conforme à la loi. Tel est le cas lorsque les informations qui y figurent apparaissent "inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées". Lorsque la Commission constate, en accord avec le gestionnaire du fichier, que les données stockées ne mettent pas en cause les finalités du traitement, elles peuvent être communiquées au requérant.



Dans le cas présent, M. B. a été écarté d'une procédure de recrutement à la suite d'une enquête administrative et il se plaint d'avoir perdu son emploi dans le secteur aéronautique. Il apparaît qu'il avait effectivement fait l'objet d'une procédure judiciaire en 2012, rapidement classée sans suite en 2013. Hélas, la trace de ces faits demeurait en 2015 dans le fichier du traitement des antécédents judiciaires consultable par les entreprises sensibles, en particulier celles du secteur aéronautique. M. B. a donc saisi la CNIL pour qu'il soit procédé aux vérifications d'usage. Conformément à l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978, il a  reçu une lettre de la présidente de la Commission, en novembre 2015, lui indiquant "qu'il avait été procédé à l'ensemble des vérifications demandées et que la procédure était terminée". Peu satisfait de cette réponse, M. B. saisit alors la juridiction administrative d'un recours contre le refus, révélé par ce courrier, du ministre de la Défense de lui donner communication des mentions le concernant dans le fichier de la DPSD. Il demande également que les données illégales soient rectifiées ou effacées. Il n'obtient satisfaction que sur le second point, ce qui constitue déjà une avancée non négligeable dans la protection des personnes fichées. 

L'accès aux informations couvertes par le secret


L'un des avantages de cette nouvelle formation spécialisée du Conseil d'Etat réside dans le fait que le secret de la défense nationale ne lui est pas opposable. Cette habilitation est une innovation importante, en particulier si l'on considère qu'elle a toujours été refusée au juge judiciaire. Souvenons-nous d'une époque où la loi de programmation militaire avait prévu d'interdire à ces derniers certains lieux protégés, en tant que tels, par le secret défense. Toute perquisition devenait alors impossible, et le juge d'instruction risquait rien moins qu'être poursuivi pour compromission du secret de la défense nationale. Certes, le Conseil constitutionnel a annulé ces dispositions dans une décision du 10 novembre 2011, mais le fait même qu'elles aient été votées témoigne d'une réelle méfiance à l'encontre du juge judiciaire ainsi que d'un refus des services de se plier aux règles les plus élémentaires de la procédure pénale. De toute évidence, les membres du Conseil d'Etat semblent bénéficier d'une confiance plus grande. 

La formation spécialisée a donc pu obtenir communication de la fiche de M. B. Une audience à huis-clos lui a permis d'entendre successivement le requérant, les représentants de la CNIL, et ceux des ministères de la défense et de l'intérieur. Observons cependant que les conclusions du rapporteur public sont prononcées "hors la présence des parties" afin d'empêcher le requérant d'obtenir par l'audition des seules conclusions ce qu'il demande précisément au juge. Dans le cas contraire, la procédure épuiserait le fond, et la décision contentieuse deviendrait inutile. 

Calvin et Hobbes. Bill Watterson
In fine, la formation spécialisée constate que "des données concernant M. B. figuraient illégalement dans le fichier" et elle ordonne leur effacement. On s'en réjouit pour l'intéressé, mais il convient peut-être de tempérer un peu l'enthousiasme de ceux qui pensent que la formation spécialisée du Conseil d'Etat est une sorte de chevalier blanc volant au secours de la personne fichée. D'une part, force est de constater que la procédure a pris quatre années durant lesquelles M. B. s'est retrouvé au chômage et dans l'incapacité de retrouver un emploi dans son secteur d'activité. D'autre part, il n'a finalement rien obtenu d'autre que ce que prévoit l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978. Le "droit d'accès indirect" appartient à la CNIL, puis à la formation spécialisée du Conseil d'Etat, mais pas au requérant. L'injonction ne porte en effet que la suppression des données litigieuses, pas sur leur communication à l'intéressé. L'innovation est donc procédurale par l'intervention de la formation spécialisée mais rien n'est changé sur le fond. Ceci dit, le requérant ne devrait-il pas trouver du réconfort dans la seule intervention Conseil d'Etat, protecteur des libertés publiques ?


Sur la protection des données et les fichiers intéressant la sécurité publique : Chap 8, section 5 du manuel de libertés publiques.

lundi 8 mai 2017

Sexe neutre et état civil

"La loi française ne permet pas de faire figurer dans les actes de l'état civil l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin". La formulation employée par la première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, ne laisse aucun doute sur son refus de reconnaître l'existence du sexe neutre. 

A sa naissance, en 1951, D. a été déclaré à l'état civil comme étant de sexe masculin. A l'âge de soixante-trois ans, il a demandé au juge la rectification de son acte de naissance, pour que soit substituée la mention "sexe neutre" à celle de "sexe masculin". Sur le plan biologique, sa demande peut sembler légitime. Il explique en effet qu'il était impossible de déterminer son sexe à sa naissance, et qu'en raison d'absence de production d'hormones sexuelles, aucun caractère sexuel secondaire n'est ensuite apparu. Il n'est donc ni homme ni femme. 

Dans un premier temps, le tribunal de grande instance de Tours lui a donné satisfaction et ordonné cette substitution. Sur appel du procureur de la République, cette décision a été annulée par la Cour d'appel d'Orléans le 22 mars 2016, décision que la Cour de cassation confirme aujourd'hui. 

Transsexualisme et intersexualité


Avant d'envisager l'approche juridique de la question, il convient de préciser que la situation de D. pose un problème d'intersexualité. Celle-ci se définit comme "la présence, chez un même individu (...), de caractères sexuels intermédiaires entre le mâle et la femelle". A l'ancienne qualification d'hermaphrodite ont succédé d'autres formulations : intersexe, intergenre, ou personne atteinte d'un d'une VSD (Variation du développement sexuel). D. est victime d'une mutation génétique qui a modifié le processus habituel de différenciation sexuelle. Elle touche environ 10 000 personnes en France (environ 1, 7 % des naissances soit 200 enfants par an, selon un rapport du Conseil de l'Europe publié en 2015)

Sa situation n'a rien à voir avec la transsexualité qui se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. 

Les deux situations sont donc bien distinctes. D. est victime d'un caprice de la génétique et non pas d'un trouble psychologique affectant son identité. Le problème est que si le droit reconnaît la possibilité de rectifier l'état civil d'une personne transsexuelle, il n'offre pas le même choix à la victime d'une intersexualité.

Le moyen essentiel développé par D. réside dans le trouble à sa vie privée que représente une telle situation. La Cour de cassation ne nie pas que le refus de modifier l'état civil constitue une ingérence dans sa vie privée, mais elle estime qu'en l'espèce, aucune violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut être établie. Elle raisonne, à ce propos en deux temps.



Andrée Pollier. La cage de l'homme jaune. 1966

La compétence du Parlement


D'une part, l'ingérence dans la vie privée que constitue ce refus de modification de l'état civil doit répondre à un but légitime. La Cour de cassation rappelle qu'il n'existe, dans l'état civil, que deux mentions relatives au sexe : masculin et féminin. Certes, l'article 57 du code civil se borne à affirmer que "l'acte de naissance énoncera (...) le sexe de l'enfant", sans davantage de précision. Il n'empêche que cette binarité est, aux yeux de la Cour "nécessaire à l'organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur". En témoigne le fait qu'en cas d'incertitude sur le sexe de l'enfant à la naissance, la déclaration peut être repoussée jusqu'à deux ans, avec l'autorisation du Parquet, afin de laisser au corps médical le temps de se prononcer.

Derrière la référence à une nécessité de l'organisation sociale et juridique, on ne doit pas voir une appréciation subjective impliquant le rejet des personnes atteintes d'intersexualité. Le problème vient du système juridique lui-même qui consacre cette binarité dans bon nombre de normes juridiques. Parmi une multitudes de règles, on peut citer l'article 388 du code civil qui définit le mineur comme "l'individu de l'un ou l'autre sexe qui n'a point encore l'âge de dix-huit ans accomplis" ou encore l'article L 131-1 du code de l'éducation qui consacre "l'instruction obligatoire pour les enfants des deux sexes". Admettre le sexe neutre imposerait donc la modification d'un grand nombre de textes reposant sur la binarité des sexes. Or il s'agit de modifier la loi, et une telle modification ne saurait être la conséquence d'une décision prétorienne. Seul le Parlement est en effet compétent pour modifier une disposition législative. 

L'ingérence dans la vie privée


D'autre part, la Cour de cassation considère que l'ingérence dans la vie privée du requérant n'est pas disproportionnée par rapport au but poursuivi qui est le maintien de l'organisation juridique. Elle rappelle que la cour d'appel a déjà constaté que l'apparence physique du requérant est masculine et que son comportement social est celui d'un homme. Il est marié depuis 1993 et, avec son épouse, il a adopté un enfant. Il est donc difficile d'invoquer une atteinte à la vie privée, même s'il est vrai que la Cour d'appel n'a pas examiné le trouble psychologique engendré par l'intersexualité du requérant. 

Quoi qu'il en soit, la Cour de cassation évite de se prononcer sur cette lacune de la Cour d'appel, tout simplement parce qu'elle n'en a pas besoin. Il lui suffit de constater que le système français interdit la mention du sexe neutre à l'état civil. 

Le raisonnement de la Cour de cassation ne saurait être juridiquement contesté. Il serait pourtant souhaitable de trouver une solution satisfaisante pour les personnes en situation d'intersexualité. Le fait qu'elles soient peu nombreuses ne doit pas conduire à les laisser à l'écart de toute évolution juridique. Si l'on se tourne vers le droit comparé, on s'aperçoit que seule l'Australie admet que la mention "non specific" soit portée sur l'état civil d'une personne en référence à son sexe. Au sein du Conseil de l'Europe, aucun pays du Conseil de l'Europe ne reconnaît formellement l'existence d'un sexe neutre. Le Portugal et la Finlande n'imposent cependant pas de délai limite à la déclaration du sexe à l'état civil, permettant ainsi de maintenir cette mention dans l’ambiguïté. De son côté, l'Allemagne admet formellement que le champ réservé au sexe dans le registre de naissance ne soit pas renseigné en cas de "désordre du développement sexuel". Cette solution permet de ne pas choisir entre un marqueur de genre masculin ou féminin et, en même temps, de ne pas remettre en cause l'ensemble du système juridique. Une réflexion en ce sens mériterait sans doute d'être engagée. 



Sur le transsexualisme : Chap 8, section 1 du manuel de libertés publiques.




jeudi 4 mai 2017

François Fillon : la chasse au Canard est ouverte

Le Canard Enchaîné du mercredi 3 mai 2017 annonce que François Fillon a porté plainte contre lui. Le candidat des Républicains, battu au premier tour des élections présidentielles, considère que les révélations du Palmipède portant sur les emplois fictifs de son épouse et de ses enfants relèvent de l'article 97 du code électoral ainsi rédigé : "Ceux qui, à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages (...) seront punis d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 15 000 €". Une enquête préliminaire a donc été ouverte à la suite de cette plainte.

Le refus de l'action en diffamation


Le choix d'un tel fondement juridique peut surprendre. Pourquoi François Fillon ne s'appuie-t-il pas tout simplement sur l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 qui réprime la diffamation, définie comme "allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne" ? La réponse ne réside pas dans le délai de prescription qui est de trois mois pour les délits de presse alors qu'il est de six ans pour les autres. Les premières révélations du Canard remontent au 25 janvier 2017 et une plainte déposée le 13 avril pour diffamation ne pourrait se voir opposer la prescription. Les raisons profondes de ce choix se trouvent ailleurs, sans doute dans les moyens de défense que la loi de 1881 offre aux personnes poursuivies pour diffamation.
 
Le premier moyen de défense se trouve dans l'exception de vérité, c'est-à-dire la possibilité pour la personne attaquée de démontrer la réalité des faits allégués. Or le Canard ne manque pas d'éléments à l'appui de ses révélations. Sans qu'il soit besoin de les évoquer en détails, on observe qu'ils ont été considérés comme suffisamment sérieux par le Parquet national financier pour justifier d'abord une enquête, ensuite la saisine d'un juge d'instruction. Par ailleurs, François Fillon a lui-même reconnu certains faits et a même présenté ses excuses aux Français. Comme si cela ne suffisait pas, le Conseil constitutionnel a abrogé, dans une décision Theresa C. et autres du 20 mai 2011 la disposition législative qui interdit d'établir la vérité en invoquant des faits remontant à plus de dix ans. François Fillon n'a décidément pas de chance, car certaines révélations du Canard portent sur des faits remontant à plus de dix ans.

Le second moyen de défense susceptible d'être invoqué par le Canard est sa bonne foi. La jurisprudence exige que l'auteur des propos jugés diffamatoires ait poursuivi un but légitime, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits rapportés et qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité dans le récit. Le Canard a évidemment un but légitime qui est l'information du public. Il était convaincu de l'exactitude des faits rapportés qu'il a vérifiés auprès de différentes sources. Enfin, selon une jurisprudence classique, les conditions de modération et d'objectivité sont remplies si le Canard a effectué une enquête sérieuse et documentée. En l'espèce, le simple fait qu'une information judiciaire soit aujourd'hui ouverte suffit à démontrer le sérieux de l'enquête.

L'article 97 : une jurisprudence rare


Si l'on comprend pourquoi François Fillon a préféré éviter l'action en diffamation, il reste à se demander si ses chances sont plus grandes sur le fondement de l'article 97 du code électoral. Observons d'emblée que la jurisprudence est rare. On y trouve le cas du préfet de police de Marseille qui a, à la suite d'une explosion, a, sans preuves décisives et dans l'intention de détourner des suffrages lors des élections municipales, attribué à des politiciens de droite un projet d'attentat contre une synagogue. A commis la même infraction le candidat aux élections cantonales qui a fait distribuer un tract dans lequel il affirmait qu'une société avait décidé de créer  dans une commune du département 310 emplois grâce à des installations touristiques, alors même que la société en question avait officiellement informé qu'elle renonçait à tout investissement nouveau en raison de contraintes financières (TGI Nancy, 3 juillet 1996, n° 3266/96). D'une manière générale, la jurisprudence porte uniquement sur des élections locales, et jamais sur l'action de la presse.

Dans sa décision du 7 décembre 2012, le Conseil constitutionnel, quant à lui, se prononce comme juge de l'élection. Il est saisi d'un recours de Nadine Morano qui demande l'annulation des législatives de juin 2012, dans la 5è circonscription de Meurthe-et-Moselle, où elle a été battue. Elle se plaint notamment d'un canular de Gérald Dahan qui, durant la campagne, s'était fait passer au téléphone pour Louis Aliot et lui avait proposé une alliance avec le FN, alliance qu'elle n'avait pas formellement refusée. Le Conseil constitutionnel affirme, comme on peut s'en douter, qu'il n'est pas compétent pour dire si le canular entre dans le champ d'application de l'article 97 du code électoral, décision qui ne saurait appartenir qu'au juge judiciaire.

En revanche, le Conseil affirme que Nadine Morano a "été en mesure de répondre à la polémique électorale née de la diffusion des propos enregistrés à son insu". La remarque invite les juges du fond à considérer que le délit n'est pas constitué si le débat public a pu se développer entre les révélations divulguées et l'élection. Dans ce cas le détournement des suffrages est plus difficile à démontrer, dès lors que la manoeuvre a été mise sur la place publique.  François Fillon a, quant à lui, eu plus de trois mois pour contester les révélations du Canard, pour se plaindre de la persécution que lui faisait subir la presse et même dénoncer l'existence d'un étrange Cabinet Noir.  On doit en déduire que le Conseil estime que l'infraction de l'article 97 s'applique lorsque les électeurs n'ont pas pu bénéficier d'un débat contradictoire qui, s'il ne s'est pas encore développé devant les juges, a au moins eu lieu dans les médias.

To Duck or not To Duck. Tex Avery. 1943

La notion de fausse nouvelle 


La notion de fausses nouvelles figurant dans l'article 97 du code électoral n'a pas suscité d'interprétations jurisprudentielles. On est donc contraint de raisonner par analogie, à partir du délit figurant à l'article 27 de la loi de 1881. Il punit "la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique". Selon la jurisprudence relative à ces dispositions, la fausse nouvelle se définit par trois éléments.

Le premier est que l'information divulguée doit être une "nouvelle", ce qui signifie que les faits relatés doivent avoir un lien avec un évènement ou un fait d'actualité et qu'ils ne portent pas sur des informations du passé déjà divulguées. En l'espèce, les activités de Pénélope comme assistante parlementaire et salariée de la Revue des deux mondes constituent bien des "nouvelles" dès lors qu'elles étaient demeurées confidentielles et que ces informations éclairent la candidature de son mari aux fonctions de Président de la République.

Le second élément réside dans la fausseté de l'information et François Fillon risque de se retrouver confronté à un problème très délicat pour lui, celui de la vérité. D'une manière générale, la fausse nouvelle est "mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité du fait et dans ses circonstances", formule employée par la Cour d'appel de Paris dans une décision du 7 janvier 1988. La fausse nouvelle concerne donc les faits et eux seuls, comme le rappelle la décision rendue le 13 avril 1999 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Des commentaires, même particulièrement venimeux, sur des faits avérés ne peuvent être, en soi, être considérés comme des fausses nouvelles. Dans l'affaire Fillon, le Canard n'a pas rapporté de fausse nouvelle, d'autant que, là encore, il convient de rappeler que l'intéressé lui-même a reconnu la matérialité de l'emploi de son épouse.

Reste le troisième et dernier élément, qui réside, comme en matière de diffamation, dans la bonne foi de la publication. Il est probable que François Fillon espère démontrer cette absence de bonne foi en invoquant le fait que Le Canard n'a pas seulement fait état de l'emploi de Pénélope mais aussi et surtout de son caractère fictif. Le volatile est-il pour autant de mauvaise foi ? Il le serait s'il était démontré qu'il a sciemment publié des informations qu'il savait erronées. Avouons que la probabilité est bien faible, d'autant que les juges d'instruction sont précisément en train d'enquêter sur ce caractère fictif. En l'espèce, il appartiendra à François Fillon de prouver la mauvaise foi du Canard et dans ce but, il s'efforcera d'accéder à ses sources. Mais la loi du 4 janvier 2010 protège le secret des sources des journalistes, protection à laquelle les pouvoirs publics ne peuvent porter atteinte que pour des motifs liés à un "impératif prépondérant d'intérêt public". Quoi qu'en pense François Fillon, il est peu probable que les droits de la partie civile dans une affaire correctionnelle soient considérés comme un tel impératif.

La plainte de François Fillon a bien peu de chances de prospérer et l'on peut penser qu'il s'agit d'une simple posture de communication. La presse nous dit pourtant, rapportant des propos de Robert Bourgi, qu'il songerait à s'appuyer sur cette procédure pour obtenir l'invalidation de l'élection présidentielle. Cette fois, nous sommes dans la plus haute fantaisie... Rappelons en effet que le Conseil constitutionnel est le seul juge de l'élection présidentielle et qu'un recours est ouvert aux candidats malheureux pendant les 48 heures suivant le scrutin. Les avocats de François Fillon feraient certainement preuve de sagesse en lui conseillant de jeter l'éponge. C'est d'autant plus vrai qu'avec ses fins de mois difficiles, il risque d'avoir rapidement des difficultés pour payer leurs honoraires.



Sur la liberté de presse et la diffamation :  Chap 9, section 2 § A du manuel de libertés publiques.



mardi 2 mai 2017

Les conditions de détention en Roumanie, et en France.


La décision Rezmives et autres c. Roumanie rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 27 avril 2017 devrait susciter l'inquiétude des autorités françaises, et plus particulièrement celles qui ont en charge l'entretien des établissements pénitentiaires. La Cour considère en effet que les conditions de détention dans les prisons roumaines constituent une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. Si une telle condamnation n'est pas rare, la Cour lui confère cette fois une portée qui dépasse largement le cas d'espèce.

Dans son arrêt Norbert Sikorski c. Pologne du 22 octobre 2009, la CEDH affirmait que l'article 3 fait peser sur les autorités "une obligation positive de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine". L'exécution de sa peine ne doit donc pas faire subir à l'intéressé une "épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention". L'appréciation de la violation de l'article 3 est évidemment délicate, et la Cour envisage la situation de la personne détenue dans sa globalité, la durée de sa peine, son état de santé et, bien entendu ses conditions de détention. 

Le surpeuplement carcéral


L'élément essentiel pris en considération réside cependant dans le surpeuplement carcéral, si important aux yeux de la Cour qu'il peut constituer, à lui seul, un traitement inhumain et dégradant au sens de la Convention (CEDH, 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie). D'une manière générale, la Cour estime que l'atteinte à l'article 3 est constituée si chaque détenu ne dispose pas d'au moins trois mètres-carrés dans une cellule collective. En l'espèce, la Cour observe que les requérants, incarcérés dans différentes prisons roumaines, ont eu "dans la majeure partie de leur détention" un espace personnel inférieur à trois mètres-carrés. Sans conclure directement à une violation de l'article 3, elle affirme l'existence d'une présomption d'une telle violation.
Armand Désiré Gautier. 1825-1894. Henri Rochefort à la prison de Mazas


Les exigences de base


Les autres éléments pris en compte pour apprécier ces conditions de détention lui permettent ensuite de confirmer cette présomption, qu'il s'agisse des exigences sanitaires de base, de l'accès à la lumière et à l'air naturel, de l'aération, voire de la qualité de la nourriture. La Cour dresse un tableau apocalyptique des conditions de détention dans les prisons roumaines, car tous les critères dégagés par la jurisprudence sont à peu près réunis. Entre le défaut d'éclairage, la vétusté des installations sanitaires, l'absence d'eau chaude, sans oublier la présence de rats et de punaises, tous ces éléments "engendrent chez les requérants des souffrances supplémentaires" à celle que représente déjà l'incarcération. De cette situation, la Cour déduit l'existence de traitements inhumains et dégradants visant les requérants. 

La situation en France


Certes, la France n'est pas la Roumanie, mais il n'en demeure pas moins que les conditions d'incarcération dans les établissements pénitentiaires de notre pays ont déjà été sanctionnées par la CEDH sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme.  Un arrêt du 25 avril 2013 Enzo Conali a ainsi sanctionné la vétusté des conditions de détention de la maison d'arrêt Charles III de Nancy, établissement qui avait finalement fermé ses portes en 2009. Dans la décision Yengo c. France du 21 mai 2015, c'est la prison de Nouméa qui est mise en cause, à la fois pour ses conditions de détention et pour l'absence de recours pour les faire cesser. 

Les décisions condamnant la France pour la situation de ses prisons sont moins nombreuses que celles concernant la Roumanie. La situation des prisons françaises laisse cependant penser que de nouvelles condamnations pourraient intervenir. Le rapport 2016 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) dresse un tableau sans complaisance. Pour ce qui est du surpeuplement, on apprend que la densité carcérale est en France de 118 %, mais de 141 % dans les maisons d'arrêt, voire de 200 % en Ile-de-France et Outre-mer. Quant à la vétusté des établissements, elle apparaît clairement si on lit la recommandation que le Contrôleur a consacrée à la seule prison de Fresnes le 18 novembre 2016. Y sont évoquées des "conditions d'hébergement indignes", dans "des locaux inadaptés" marqués par une "hygiène désastreuse". L'établissement est "infesté de rats" de leptospirose, maladie transmise par ces rongeurs. Enfin, il y règne un climat de violence que le Contrôleur dénonce comme témoignant d'un "pilotage insuffisant qui vient aggraver des difficultés structurelles très lourdes".

Un arrêt-pilote


"Difficultés structurelles", c'est précisément la formule employée par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt Rezmives et autres c. Roumanie. Elle ne condamne pas, en effet, le traitement particulier infligé aux requérants, mais l'organisation même du service public pénitentiaire roumain. Pour mieux mettre en évidence le caractère exemplaire de sa décision, elle a recours à la procédure de l'arrêt-pilote. Celle-ci s'applique aux "affaires répétitives" qui trouvent leur origine dans un dysfonctionnement chronique du droit interne d'un Etat. En l'espèce, la Cour observe qu'entre 2007 et 2012, elle a rendu 93 arrêts condamnant la Roumanie pour les conditions de détention infligées aux personnes détenues. Déjà, dans son arrêt Iacov Stanciu du 24 juillet 2012, elle avait qualifié ce problème de "structurel", sans que la Roumanie ait pris des mesures suffisantes pour améliorer la situation. De la même manière, elle avait utilisé cette procédure pour condamner l'Italie dans une décision Torregiani de janvier 2013, non seulement en raison des conditions de détention mais de l'absence de recours pour les contester dans le droit italien. L'arrêt pilote s'analyse comme une véritable pression sur les autorités, sans qu'il s'agisse pour autant d'un arrêt de règlement les privant de toute possibilité de choix des dispositions à prendre. En effet, la Cour se borne à mentionner la direction dans laquelle les efforts doivent se concentrer, et les affaires en cours sont provisoirement gelées jusqu'à ce que les mesures adéquates soient prises. Dans le cas contraire, la Cour peut toujours "dégeler" les affaires pendantes et prononcer de nouvelles condamnations.

Là encore, la France est indirectement menacée. Le surpeuplement carcéral en particulier peut s'analyser comme un problème structurel, lié au retard pris dans la construction de nouveaux établissements pénitentiaires. L'arrêt Rezmives évoque un taux d'occupation qui varie en Roumanie entre 149 et 154 %, chiffres à peine supérieur au taux français dans les maisons d'arrêt, et inférieur aux 200 % des établissements d'Ile de France. La menace d'une condamnation par arrêt pilote est donc bien présente, d'autant que la présente décision va certainement inciter les détenus, et leurs avocats, à engager systématiquement des recours.


Sur l'application de l'article 3 de la Convention aux personnes privées de liberté : Chap 7, section 1 § B du manuel de libertés publiques.

samedi 29 avril 2017

Assignation à résidence de longue durée : le Conseil d'Etat fait de la résistance

Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans deux décisions du 25 avril 2017, refuse de suspendre deux décisions d'assignation à résidence prises sur le fondement de l'état d'urgence à l'encontre de personnes ayant des liens avec l'islam radical. Ces décisions n'auraient rien de surprenant si elles ne concernaient pas des assignations de longue durée, les intéressés ayant été soumis à une telle mesure dès la mise en oeuvre de l'état d'urgence depuis environ dix-sept mois. 

Le dialogue des juges

 

La loi du 19 décembre 2016 interdit en principe qu'une personne puisse être assignée à résidence sur le fondement de l'état d'urgence pour une durée supérieure à un an. Le ministre peut toutefois déroger à cette règle et renouveler l'assignation au-delà d'un an, par périodes de trois mois. Dans le texte initial de la loi, il était prévu qu'une telle prolongation soit subordonnée à l'autorisation du Conseil d'Etat. Mais, dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel abroge cette disposition, au motif que le Conseil d'Etat ne pouvait, sans porter atteinte au principe d'impartialité, autoriser une décision qu'il pourrait ensuite être amené à contrôler. Le Conseil d'Etat n'intervient donc plus en amont de l'assignation mais demeure évidemment compétent pour en contrôler la légalité. En l'espèce, les deux assignations contestées ont donc été prorogées par le ministre de l'intérieur et le juge administratif doit se prononcer sur les demandes de suspension formulées par référé. Ce faisant, il se prononce aussi sur les conditions de la prorogation telles que le Conseil constitutionnel les a définies dans cette même décision du 16 mars 2017.

La décision QPC du 16 mars 2017

 

Selon la loi de 1955 telle que modifiée par celle du 19 décembre 2016, l'assignation à résidence peut être prononcée, et renouvelée "s'il existe des raisons sérieuses de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".  Dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel ajoute que, lorsqu'il s'agit d'une assignation supérieure à un an, l'administration doit, en outre, produire "des éléments nouveaux ou complémentaires" et prendre en considération l'ensemble de la situation personnelle de l'intéressé, et notamment les obligations auxquelles il est soumis. 

Considérons donc la manière dont le juge des référés du Conseil d'Etat met en application ces critères définis par le Conseil constitutionnel. Ce dialogue des juges se révèle, au moins dans une certaine mesure, comme un dialogue de sourds, car le Conseil d'Etat donne une interprétation très personnelle des conditions imposées par le Conseil constitutionnel. 


 
Le juge des référés du Conseil d'Etat 
s'assurant de l'effectivité d'une assignation à résidence
Papy fait de la résistance. Jean-Marie Poiré. 1983

La menace d'une particulière gravité


Le Conseil d'Etat s'assure, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que "le  comportement de la personne en cause doit constituer une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public". Dans la première décision, il est avéré que M. E. est proche de l'islam radical depuis 2009, qu'il est actuellement mis en examen pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. Condamné à trois mois de prison ferme pour avoir violé les obligations liées à son assignation à résidence, il continue des fréquenter des personnes liées à l'islam radical. Le profil du second requérant, M. A. B., n'est guère différent. Dès 2006, il fréquente une madrasa formant les futurs combattants du Djihad. Il est proche d'un imam salafiste et a hébergé des personnes impliquées dans des filières d'acheminement vers les zones de combat. Plus récemment, il est devenu président de l'association Sanâbil, qui développait des liens avec des réseaux réseaux terroristes. Lui aussi a violé à deux reprises les obligations liées à son assignation et a été condamné pour ces motifs. Lui non plus n'a pas renoncé à ses liens avec l'islam radical. Dans les deux cas, le juge administratif des référés estime donc que les requérants ont un comportement qui constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public. 

La situation de l'intéressé


Le juge des référés n'envisage pas seulement la menace que les intéressés représentent pour l'ordre public mais aussi la nécessité des contraintes qui leur sont imposées par l'assignation à résidence. Sur ce plan, le Conseil d'Etat a d'autant moins de difficulté à se plier aux exigences posées par le Conseil constitutionnel que son contrôle sur l'assignation à résidence a toujours comporté cet examen. Dès une ordonnance du 6 janvier 2015, il considérait déjà que l'obligation imposée à la requérante de se présenter trois fois par jour dans un commissariat situé à dix kilomètres de son domicile faisait peser des contraintes "excessivement lourdes" sur sa vie privée, et notamment sur sa vie familiale. Elle n'était en effet plus en mesure d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école. 

Le Conseil d'Etat exerce de nouveau ce contrôle dans le cas des deux requérants. Ils doivent également se présenter au commissariat trois fois par jour et le Conseil estime qu'il ne s'agit pas là "de contraintes excessives par rapport à l'intérêt qu'elles représentent". C'est d'autant plus vrai pour M. A.B., qui est, en tout état de cause, déjà soumis à cette obligation par son contrôle judiciaire. Le juge note que des aménagements ont été accordés, à l'un pour lui permettre d'accompagner sa compagne à des examens médicaux liés à sa grossesse, à l'autre pour qu'il puisse suivre des formations. Il en déduit donc que l'administration a bien pris en considération l'ensemble de la situation de l'intéressé.

Les éléments nouveaux


Le troisième et dernier élément est celui dont le Conseil d'Etat donne une interprétation très minimaliste. Le Conseil constitutionnel affirme en effet qu'une assignation à résidence ne peut être renouvelée au-delà d'une année que si l'administration produit "des éléments nouveaux ou complémentaires". 

Dans l'affaire M. D., les "éléments nouveaux" sont en fait des mesures administratives le concernant :  une interdiction de sortie du territoire intervenue en septembre 2016, le gel de ses avoirs financiers et la dissolution de l'association qu'il présidait, un mois plus tard. La situation de M. A. B. est comparable, si ce n'est qu'il n'a fait l'objet que d'une seule mesure : le gel de ses avoirs financiers. Le Conseil d'Etat ajoute, sans davantage de précision, que cette décision "est fondée sur des éléments en partie nouveaux ou complémentaires par rapport à ceux qui avaient justifié son assignation à résidence".

Le juge des référés donne ainsi une interprétation extrêmement souple de cette notion d'"éléments nouveaux" introduite par le Conseil constitutionnel. Souplesse dans le temps d'abord, car l'ordonnance précise que ces éléments doivent s'être produits ou avoir été révélés au cours des douze mois précédents. Ils sont donc nouveaux, mais pas tant que cela si l'on considère que les requérants sont assignés à résidence depuis dix-sept mois. Souplesse surtout dans la nature de ces éléments. Il suffit qu'un acte administratif soit pris concernant la personne assignée à résidence pour qu'il soit analysé comme un élément nouveau. Autrement dit, l'élément nouveau ne résulte pas du comportement de l'intéressé mais de l'initiative du ministre de l'intérieur qui peut le créer dans le but de justifier la prorogation de l'assignation. Il s'agit là d'un choix délibéré du Conseil d'Etat. Il aurait pu, en effet, statuer de manière différente et considérer que les agissements des deux intéressés, par exemple le non respect de leur contrôle judiciaire, s'analysaient comme des éléments nouveaux. Cela n'aurait choqué personne, mais le Conseil d'Etat a préféré montrer clairement qu'il entendait préserver le pouvoir discrétionnaire de l'administration.

Doit-on voir dans ces deux décisions une atteinte aux droits des deux intéressés ? Sans doute pas, car ils n'avait guère de chance d'obtenir satisfaction. Soit le juge considérait que l'élément nouveau était constitué par leur comportement personnel, soit il considérait qu'il provenait d'un acte administratif. Dans tous les cas, la décision était négative et le dossier des intéressés n'incite guère à le regretter. On doit donc en déduire que le Conseil d'Etat a profité de deux décisions sans enjeu réel pour montrer au Conseil constitutionnel qu'il n'entendait pas se soumettre à toutes ses interprétations. La riposte s'imposait si l'on considère que le Conseil constitutionnel avait osé déclaré inconstitutionnelles les dispositions qui déclaraient le Conseil d'Etat compétent à la fois pour autoriser la prorogation de l'assignation et pour la contrôler. Le dialogue des juges est parfois un dialogue musclé.