Le devoir de réserve
Le devoir de réserve est d'origine jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais admet, en revanche, qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore.
Pour les autres fonctionnaires, la jurisprudence a évolué en fonction de deux éléments contextuels. D'une part, le juge prend en considération l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux. La publication de critiques dans les médias est souvent sanctionnée plus durement que la distribution de tracts sur la voie publique, à la fois parce que le manquement est plus facile à prouver et parce que l'audience est beaucoup plus large. D'autre part, le juge apprécie aussi la violation de l'obligation de réserve à l'aune de la place de son auteur dans la hiérarchie administrative. Ceux qui sont dans une position particulièrement élevée, et c'est le cas d'un ambassadeur ou d'un haut magistrat, y sont soumis de manière plus rigoureuse.
Dans un arrêt du 24 septembre 2010 G. L., le Conseil d'Etat a ainsi admis la légalité d'une sanction de mise à la retraite d'office visant un préfet qui avait tenu, à plusieurs reprises reprises, des propos virulents à l'encontre du ministre de l'intérieur. En revanche, les agents subalternes et ceux qui disposent d'un mandat syndical bénéficient d'une plus grande liberté de parole, principe affirmé dès l'arrêt Boddaert du 18 mai 1956. Quant aux enseignants-chercheurs de l'enseignement supérieur, ils sont les seuls à bénéficier d'une entière liberté d'expression, depuis que l'indépendance des professeurs a été érigée en principe fondamental reconnu par les lois de la République avec la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 janvier 1984. Ceux qui n'ont pas hésité à signer tribunes et articles pour dénoncer le "coup d'Etat institutionnel" commis par le Parquet financier et dont François Fillon serait l'innocente victime, ou encore s'interroger sur la fortune d'Emmanuel Macron n'ont d'ailleurs pas menacé de démissionner si finalement le Président élu n'était pas celui qu'ils soutenaient avec tant de persévérance.
L'obligation de neutralité
L'obligation de neutralité n'est que la conséquence du devoir de réserve. Il s'agit en effet, selon l'heureuse formule employée par Georges Morange en 1953 de ne pas transformer les services publics "en clubs où les fonctionnaires discuteraient entre eux et avec les usagers des grandes questions politiques et sociales du jour". Les opinions, qu'elles soient politiques, religieuses ou philosophiques, doivent demeurer dans le for intérieur et le pouvoir hiérarchique est donc fondé à exiger un comportement standardisé dans l'expression. La retenue de l'expression est donc la règle, et un agent public ne saurait utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, qu'il s'agisse de propagande politique ou de dénigrement politique.
Cette obligation de neutralité figure désormais dans le statut de la fonction publique, avec un nouvel article 25 issu de la loi du 20 avril 2016. Il est désormais précisé clairement que "dans l'exercice de ses fonctions", le fonctionnaire "tenu à l'obligation de neutralité". Que l'on ne s'y trompe pas, cette formulation ne signifie pas que le fonctionnaire, et surtout le haut fonctionnaire, peut s'exprimer librement dans les médias dès lors qu'il le fait en dehors de ses fonctions, soit qu'il donne des interview pendant son temps libre, soit que son propos porte sur autre chose que sa mission. C'est alors l'obligation de réserve qui prend le relais, car elle est imposée en toutes circonstances, dès lors qu'il s'agit de prises de positions publiques.
Il est clair qu'un haut fonctionnaire comme un haut magistrat ne peuvent s'exprimer avec la même liberté qu'un citoyen lambda ou qu'un homme ou une femme politique placé au coeur d'une campagne électorale. C'est la contrainte de la fonction et la logique juridique imposerait aux intéressés de démissionner avant de s'exprimer au lieu de s'exprimer pour menacer de démissionner. Quoi qu'il en soit, on peut se demander s'ils ont fait le bon choix. Ne serait-il pas préférable que Marine Le Pen, si elle était élue, trouve devant elle des magistrats décidés à faire prévaloir l'Etat de droit et des diplomates exclusivement préoccupés de l'intérêt de la France ? Cela éviterait au moins que les postes ainsi abandonnés soient pourvus par des sympathisants de la nouvelle équipe au pouvoir. Il est vrai qu'une telle attitude n'implique aucune publicité d'aucune sorte.