« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 avril 2017

Le Conseil constitutionnel face au "loup solitaire"

A la suite de l'affaire Mérah, en mars 2012, la crainte du "loup solitaire" s'est développée. Il est généralement défini comme la personne qui a une activité terroriste, sans être intégrée dans une structure ni dans une quelconque chaîne de commandement. Elle se forme rapidement sur internet puis passe à l'acte, seule. A dire vrai, les spécialistes du terrorisme s'interrogent sur l'existence même des "loups solitaires", sachant que les enquêtes visant la plupart des terroristes présentés comme tels ont finalement mis en lumière des liens avec des groupes structurés, même si ces liens étaient créés et entretenus par internet.

Quoi qu'il en soit, le législateur s'est emparé de cette nouvelle menace et la loi du 13 novembre 2014 a créé un délit d'"entreprise individuelle de terrorisme", réprimé d'une peine de dix ans d'emprisonnement et 150 000 € d'amende. La loi de 2014 n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel avant sa promulgation, et c'est donc pas le biais d'une question prioritaire de constitutionnalité qu'il se prononce aujourd'hui, dans une décision Amadou S. du 7 avril 2017. Or, l'infraction nouvelle ne suscite pas son enthousiasme. S'il admet globalement sa constitutionnalité, il s'efforce d'encadrer son utilisation par une censure partielle et une réserve d'interprétation.

La définition de l'entreprise individuelle terroriste


Concrètement, le Conseil est saisi de plusieurs dispositions du code pénal. La première est l'article 421-2-6, directement issu de la loi de 2014. Il définit le délit d'entreprise individuelle terroriste et le moins que l'on puisse dire est que cette définition n'est pas d'une grande limpidité. Elle repose en effet sur deux critères qui doivent être réunis pour que le délit soit constitué.

Selon le premier critère, la personne poursuivie doit se préparer à commettre une infraction grave comme une atteinte volontaire à la vie, un enlèvement, des destructions par substances explosives ou incendiaires etc. Cette préparation doit s'inscrire dans une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Ce premier critère est relativement facile à interpréter, car la notion de "préparation d'un acte terroriste" est déjà connue, Elle figure en effet dans le délit d'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste, qui est réprimé par l'article 421-2-1 du code pénal. 

Les deux infractions ont pour point comment de viser à empêcher une entreprise terroriste avant que n'intervienne l'irréparable. L'article 421-2-1 du code pénal exige cependant que la réalité de la menace soit démontrée par l'existence d'un ou plusieurs faits matériels montrant que le passage à l'acte ne relève pas du fantasme mais d'un plan concerté dont la mise en oeuvre est en cours. L'appréciation est toujours délicate, car les juges antiterroristes doivent attendre d'avoir suffisamment de preuves matérielles, mais pas attendre trop longtemps cependant pour être en mesure d'empêcher l'attentat. Dans le cas de l'entreprise individuelle terroriste, l'exigence d'éléments matériels de nature à montrer la réalité de la menace est également exigée, et c'est le second critère formulé par l'article 421-2-6 du code pénal. 

Ce second critère impose en effet la réunion de deux faits matériels figurant dans une liste établie par l'article 421-2-6 lui-même. La personne doit ainsi "détenir, rechercher, se procurer ou fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui". Elle doit aussi s'être renseignée sur des cibles potentielles, s'être entraînée au maniement d'armes, avoir consulté des sites internet provoquant ou incitant au terrorisme, ou encore avoir séjourné à l'étranger sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes.

Loup solitaire. Tex Avery


Une censure partielle


Parmi cette énumération de comportements prohibés, le Conseil constitutionnel a censuré un seul mot : le verbe "rechercher". Au titre des faits matériels pouvant constituer un acte préparatoire, la loi de 2014 mentionnait le fait de « rechercher ... des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui » et cette formulation apparaît trop imprécise au Conseil. Il considère que le législateur aurait dû préciser quels actes pouvaient caractériser une telle recherche dans le cadre d'une entreprise individuelle terroriste. S'agit-il d'une simple consultation d'un site, ou l'intéressé doit-il avoir engagé une transaction en vue de se procurer de tels objets ou substances ? Le législateur n'a pas répondu à ces questions et il devient alors possible de réprimer des actes ne matérialisant pas, en eux-mêmes, la volonté de préparer une infraction. 

Ce simple verbe est donc déclaré inconstitutionnel pour violation du principe de nécessité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le reste de l'article litigieux est déclaré conforme à la Constitution.

L'intention de l'auteur de l'infraction


Ce caractère volontaire de la préparation de l'infraction est au coeur de la décision du Conseil constitutionnel. Il veut, de toute évidence, empêcher ce que l'on pourrait qualifier de procès d'intention. Dans un paragraphe de principe, il énonce en effet que "le législateur ne saurait, sans méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines, réprimer la seule intention délictueuse ou criminelle". Ce faisant, il ne fait que rappeler un principe général du droit pénal. 

Cette formulation ne signifie pas que l'intention délictueuse ne puisse pas être réprimée, mais elle doit nécessairement être accompagnée d'actes préparatoires à la commission de l'infraction. Autrement dit, l'intention terroriste ne peut être déduite des actes préparatoires. Elle doit être établie en tant que telle et corroborée par ces actes préparatoires.
Le Conseil constitutionnel donne ainsi une sorte de guide d'utilisation d'une infraction que le juge pénal considérait déjà avec méfiance. Selon Le Monde, le délit d'entreprise individuelle de terrorisme se caractérise essentiellement par son absence d'utilisation. Aucune condamnation n'est intervenue sur ce fondement en 2015, et une seule en 2016. Pour le moment, quatre affaires sont en cours. Quant au requérant Amadou S., il a déjà bénéficié d'un non-lieu au moment où la QPC est jugée. De fait, les conséquences concrètes de la décision du Conseil constitutionnel du 7 avril 2017 sont à peu près nulles, ce qui explique sans doute que le Conseil décide son application immédiate. Mais les décisions dépourvues d'enjeu concret sont aussi celles qui permettent de rappeler au législateur les principes fondamentaux.


Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.
 

vendredi 7 avril 2017

La crèche de Pâques ou les quatre critères de l'Apocalypse

La période de Pâques est sans doute la plus propice à une réflexion sereine sur les crèches de Noël. C'est certainement ce qu'a pensé la Cour administrative d'appel (CAA) de Marseille en rendant une décision le 3 avril 2017 déclarant illégale la crèche installée, durant la période de Noël 2016, dans les locaux de la mairie de Béziers.

L'installation était très controversée, en particulier parce que la décision d'installer la crèche émanait du maire de Béziers Robert Ménard, personnalité toujours encline à mettre dans ses propos comme dans ses actes une certaine dose de provocation. Mais l'intérêt de la décision de la CAA est ailleurs. Il réside tout entier dans le fait qu'elle applique une jurisprudence récente, remontant à deux arrêts rendus par le Conseil d'Etat le 9 novembre 2016, concernant  des crèches des Nöel installées, l'une dans l'enceinte de l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans celle de l'hôtel du département. en Vendée.

Libéralisme des conditions de recevabilité


Observons que la CAA de Marseille se montre très compréhensive sur la recevabilité du recours. En l'espèce l'installation de la crèche ne relevait d'aucun acte administratif formalisé dont on pourrait retrouver la trace dans le registre des délibérations du Conseil municipal ou dans le recueil des actes municipaux. Une telle situation, très fréquente, ne constitue pas un obstacle à la recevabilité du recours, dès lors que l'existence de l'acte administratif est révélée par un fait matériel. Autrement dit, pour le juge administratif, l'installation de la crèche suffit à prouver que le maire a pris une telle décision et le délai de recours  Cette jurisprudence n'a rien de nouveau et le Conseil d'Etat l'a rappelée en 1986 dans une affaire qui le concernait directement. Il a alors considéré que l'installation des Colonnes de Buren dans la cour du Palais-Royal n'avait pu être réalisée qu'après autorisation du ministre de la culture, acte lui-même susceptible de recours.

De la même manière, la CAA de Marseille estime que la seule qualité d'usager des services publics est suffisante pour fonder l'intérêt à agir du requérant M. G. Là encore, il s'agit de la mise en oeuvre de la jurisprudence très libérale issue de l'arrêt du 21 décembre 1906 Syndicat des copropriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli.

L'intérêt à agir de la Ligue des droits de l'homme qui s'est jointe au recours est finalement reconnu à l'issue d'une évolution jurisprudentielle. En principe en effet, le fait qu'une décision administrative ait un champ d'application territorial (en l'espèce la seule commune de Béziers) rend irrecevable le recours d'une association ayant un ressort national comme la Ligue des droits de l'homme. Mais la jurisprudence a nuancé cette jurisprudence, précisément à propos d'un recours de la Ligue des droits de l'homme contre un arrêté du maire de La Madeleine interdisant la fouille des poubelles. Après bien des hésitations, le recours de l'association a été déclaré recevable par le Conseil d'Etat le 4 novembre 2015. Il a alors considéré que le recours d'une association nationale contre un acte purement local peut être recevable si ce dernier a des implications qui excèdent les seules circonstances locales, "notamment dans le domaine des libertés publiques". Tel est évidemment le cas en matière de laïcité, puisque la solution donnée au problème de la crèche de Béziers pourra éventuellement s'appliquer à d'autres communes.

Analysant la décision sur le fond, la CAA de Marseille applique la récente jurisprudence du Conseil d'Etat et traite une question de principe liée à la définition même de la laïcité comme une affaire locale ou une querelle de clocher.

 J.S. Bach. Oratorio de Pâques BWV 249. Kommt, eilet une laufet
Collegium Vocale. Direction : Philippe Herreweghe



Une querelle de clocher

 

La question de droit réside exclusivement dans l'interprétation de l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Une crèche est-elle un "emblème religieux" au sens de ce texte ?

Le tribunal administratif de Montpellier, lorsqu'il s'était prononcé sur la crèche biterroise, avait opté pour un critère assez simple et déjà largement utilisé en matière de la laïcité, celui du prosélytisme : un emblème religieux est un objet ou illustration qui "symbolise la revendication d'opinions religieuses". Dans le cas d'une crèche de Noël, le tribunal avait certes estimé qu'une telle installation avait "une signification religieuse parmi la pluralité qu'elle est susceptible de revêtir", mais il avait estimé que les habitants de la ville étaient libres de la considérer comme un symbole de foi ou comme une simple animation du centre ville. Pour ces motifs, il avait refusé d'y voir un symbole religieux, dans la mesure où la crèche n'emportait aucune revendication religieuse particulière.

Hélas, le Conseil d'Etat a repris à son compte la formule bien connue : Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Les deux décisions du 9 novembre 2016 affirment que, pour être considérée comme n'étant pas un emblème religieux, la crèche doit présenter un" caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse". Il donne ensuite quatre critères permettant aux élus et aux juges du fond d'apprécier la conformité de l'installation au principe de laïcité. Bonne élève, la CAA de Marseille les applique tant bien que mal.

Les quatre critères de l'Apocalypse


Le premier critère est le "contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme", formule qui ne s'accompagne d'aucune définition, contrairement à ce qu'avait fait le tribunal administratif de Montpellier. Le second réside dans les "conditions particulières de cette installation". La formule est encore plus énigmatique. A quelles "conditions particulières" fait-on référence ? La décision de la CAA Marseille ne permet en aucun cas de répondre à ces questions. Elle se borne en effet à reprendre fidèlement la formulation de ces deux critères employée par le Conseil d'Etat, sans davantage d'explication.

Le troisième critère est celui de "l'existence ou de l’absence d’usages locaux", ce qui semble signifier qu'une crèche sera légale si et seulement si elle relève d'une tradition solidement établie. Nul ne conteste qu'il n'existe aucune tradition de ce type à Béziers, la crèche étant au contraire une innovation introduite par Robert Ménard. Doit-on pour autant en déduire qu'un élu ne peut pas introduire une pratique nouvelle dans ce domaine, si les deux premiers sont respectés, c'est à dire si l'installation est dépourvue de tout élément de prosélytisme et si aucune mystérieuse "condition particulière" ne semble s'y opposer ? La réponse à cette question devra, elle aussi, attendre, car le CAA Marseille se concentre sur le quatrième et dernier critère.

Le quatrième et dernier critère est celui du lieu de l'installation, et c'est incontestablement le plus obscur. Le Conseil d'Etat opère en effet une distinction si subtile entre le bâtiment public et l'emplacement public... qu'il éprouve le besoin d'en donner le mode d'emploi. 

Le bâtiment public est défini comme celui qui est le siège d'une d’une collectivité publique ou d’un service public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche porte en principe atteinte au principe de neutralité. Mais cette présomption d'illégalité peut être renversée si "des circonstances particulières" permettent de reconnaître à cette crèche "un caractère culturel, artistique ou festif". Il ne suffira donc pas d'affirmer que la crèche présente l'une de ces caractéristiques, il sera nécessaire de le démontrer en faisant état de circonstances particulières. Lorsque la crèche est sur un "emplacement public", notion pas plus définie que les précédentes, la présomption est inversée. Dans ce cas, elle est supposée conforme à la loi de 1905, à la condition qu'elle ne recèle aucun élément de prosélytisme.

La crèche de Béziers était placée dans le hall de l'hôtel de ville, bâtiment public par excellence. La CAA de Marseille se borne donc à faire remarquer que l'installation n'est accompagnée "d'aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les "circonstances particulières" exigées par la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont donc pas réunies et la crèche de Béziers est illégale.

Dont acte. On attend avec impatience la jurisprudence ultérieure qui promet d'être pittoresque. Nul doute en effet que les élus vont déployer des trésors d'imagination pour inscrire leur crèche "dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les crèches vont ainsi attirer les expositions diverses, la vente de barbe à papa, les concerts d'artistes locaux, ou les avaleurs de feu.

Comme souvent en matière de laïcité, la jurisprudence administrative refuse de poser un principe général, préférant des décisions au cas par cas qui lui permettent de ménager tout le monde. Pas question de considérer que la crèche installée dans un espace public constitue, en soi, une atteinte au principe de neutralité. Certains auraient immédiatement affirmé que le juge administratif traitait plus  mal les catholiques que les musulmans. L'interdiction du port du burkini n'est-elle pas, elle aussi, gérée au cas par cas, en fonction de l'atteinte éventuellement portée à l'ordre public ? Pas question, à l'inverse, d'appliquer la jurisprudence Lautsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme, qui considère que le crucifix suspendu dans les salles de classe des écoles publiques italienne n'est qu'un "symbole passif" qui n'emporte aucune revendication religieuse et donc aucune atteinte au principe de laïcité. Dans ce cas, ce sont les musulmans qui auraient pu se plaindre que les catholiques étaient mieux traités qu'eux.. Devant une situation aussi cruelle, la juridiction administrative préfère cultiver l’ambiguïté, au détriment du principe de laïcité qui ne peut exister que si les règles sont clairement définies et compréhensibles par tous.



Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.


lundi 3 avril 2017

Nicolas Sarkozy et le "Cabinet Noir"

Nicolas Sarkozy fréquente davantage les magistrats de l'ordre judiciaire que le Conseil d'Etat, ce qui ne l'empêche pas de saisir la Haute Juridiction lorsqu'il veut obtenir communication de différents rapports le concernant émanant du procureur de la République de Marseille. Les uns étaient adressés au procureur général près la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, les autres au Garde des Sceaux. Dans un arrêt du 31 mars 2017, le Conseil d'Etat oppose un rejet à cette demande. A ses yeux, ces documents sont liés à la fonction juridictionnelle et ne sont donc pas communicables sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 mettant en oeuvre la liberté d'accès aux documents administratifs.

Air Cocaïne


Ce contentieux administratif n'est pas sans lien avec une affaire judiciaire, en l'occurrence l'affaire Air-Cocaïne, dans laquelle l'ancien Président avait été soupçonné d'abus de biens sociaux. Il s'était en effet vu offrir des voyages gratuits pour le Qatar et les Etats-Unis par une compagnie aérienne, elle-même impliquée dans un trafic de drogue avec la Républicaine dominicaine. Après avoir bénéficié d'un non-lieu en septembre 2016, Nicolas Sarkozy désire désormais obtenir les rapports du procureur de la République de Marseille, en particulier ceux adressés au ministre de la justice de l'époque, Christiane Taubira. Il voudrait, à l'évidence, montrer que les plus hautes autorités de l'Etat suivaient avec attention les enquêtes diligentées à son encontre. En bref, Nicolas Sarkozy veut, à l'instar de François Fillon, démontrer l'existence d'un "Cabinet noir".

Le tribunal administratif


Le tribunal administratif, dans un jugement du 26 janvier 2017 avait opéré une distinction en fonction des pièces demandées. Il avait refusé la communication des rapports du procureur de Marseille adressés au procureur générale près la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, estimant qu'ils étaient liés à l'exercice de la fonction juridictionnelle. En revanche, sans donner immédiatement satisfaction à Nicolas Sarkozy, il avait demandé, avant-dire droit, la production des rapports du Procureur général au ministre, afin d'apprécier lui-même leur rattachement ou non à la fonction juridictionnelle.  Le Conseil d'Etat, quant à lui, récuse cette distinction et écarte l'ensemble de la demande.

Le jugement du tribunal administratif reposait sur une jurisprudence remontant à un arrêt Hüberschwiller rendu par le Conseil d'Etat le 16 juin 1989. En matière d'accès aux documents, le juge est en effet contraint de se faire communiquer la pièce demandée pour apprécier son caractère communicable. Ce faisant, il porte nécessairement atteinte au principe du contradictoire, dès lors que tout document versé au dossier devrait être communiqué au requérant. En revanche, s'il ne se fait pas communiquer le document, le juge se prononce sur le caractère communicable ou non d'une pièce sans qu'il ait pu, lui même, en avoir connaissance. Certes, l'arrêt Hüberschwiller permet au juge d'écarter le principe du contradictoire mais il faut bien reconnaître qu'il ne le fait pas de gaîté de coeur. Il préfère, et c'est ce qu'il fait dans l'affaire Sarkozy, statuer sur la nature juridique de l'acte  in abstracto et déterminer s'il s'agit d'un document administratif ou juridictionnel.

Or, il ne fait aucun doute que les pièces liées à l'exercice de la fonction juridictionnelle ne peuvent être considérées comme des documents administratifs. Cette exception figurait déjà dans le texte original de la loi du 17 juillet 1978, qui excluait de toute communication les documents donc la consultation porterait atteinte "au déroulement des procédures engagées devant les juridictions (... Art. 8). Aujourd'hui, ces dispositions figurent dans l'article 311-5 du code des relations entre le public et l'administration.




















Le Président François Hollande inaugurant le "Cabinet Noir" 
(ou le Président François Hollande inaugurant le musée Soulages à Rodez, 30 mai 2014)

La nature juridique des rapports demandés



Cette exclusion repose donc sur une analyse de la nature des rapports donc Nicolas Sarkozy demande communication. L'article 35 du code de procédure pénale affirme ainsi que le "procureur général anime et coordonne l'action des procureurs de la République, tant en matière de prévention que de répression des infractions à la loi pénale". Il est donc parfaitement normal qu'il communique avec les procureurs sur les affaires en cours. De la même manière, il "précise et, le cas échéant, adapte les instructions générales du ministre de la justice au contexte propre au ressort. Il procède à l'évaluation de leur application par les procureurs de la République." Là encore, le procureur général est parfaitement fondé à communiquer avec le ministre de la Justice, d'autant qu'il lui adresse à la fois des rapports annuels sur la politique pénale ainsi que des "rapports particuliers" qu'il établit, soit de sa propre initiative, soit à la demande du ministre lui-même.

Les liens entre le parquet et le ministre de la Justice sont donc prévus par la loi. L'article 30 du code de procédure pénale permet toujours au ministre de la Justice d'adresser "aux magistrats du ministère public des instructions générales d'action publique". Il peut même "dénoncer au procureur général les infractions dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente". S'il existe un cabinet noir, il est donc prévu par la loi.

Cabinet noir ou application de la loi


Certes, cette relation avec l'Exécutif a conduit la Cour européenne des droits de l'homme à refuser de considérer les membres du parquet comme des "magistrats" au sens de l'article 5 § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En novembre 2010, le désormais célèbre arrêt Moulin c. France sanctionnait ainsi une détention de mise en détention prise par un procureur adjoint... Sans doute, mais la réforme du statut des membres du parquet, réforme qui couperait tout lien avec l'Exécutif, n'a pu être menée à bien. D'abord, parce que Nicolas Sarkozy, durant la fin de son quinquennat, n'a pas voulu engager une révision constitutionnelle réformant le Conseil supérieur de la magistrature. Ensuite parce que François Hollande, durant son quinquennat, n'a pas pu engager cette même révision, en raison d'une opposition de la droite, et notamment de François Fillon, qui empêchait de trouver la majorité des 3/5è des membres du Congrès indispensable à la réussite du projet.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat se borne à appliquer la loi. Dès lors que les documents demandés ne sont pas de nature administrative mais juridictionnelle, ils ne sont pas communicables. Le tribunal administratif a donc commis une erreur de droit en se faisant communiquer avant-dire-droit une pièce dont il n'avait pas à apprécier le contenu. 

Le Conseil d'Etat rappelle donc à Nicolas Sarkozy, et peut-être à certains de ses amis politiques, que les relations entre le Parquet et le ministre de la Justice ne trouvent pas leur origine dans le fantasme d'un "Cabinet noir" mais plus simplement dans la loi. Il est d'ailleurs parfaitement normal que le ministre de la Justice soit informé des affaires en cours, comme il est normal, le cas échéant, qu'il en informe le Président de la République. Ce dernier n'est-il pas le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire" selon l'article 64 de la Constitution ? Il est vrai que cet arrêt de la juridiction administrative suprême ne convaincra certainement pas les tenants du "Cabinet noir". Ils n'y verront sans doute que la preuve éclatante... que le Conseil d'Etat fait lui même partie du "Cabinet noir"...

vendredi 31 mars 2017

Etat d'urgence : Le juge judiciaire et le contrôle des perquisitions (épisode 2)

Par deux arrêts rendus le 28 mars 2017, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme une nouvelle fois sa volonté de ne pas laisser au Conseil d'Etat le monopole du contrôle des décisions prises sur le fondement de l'état d'urgence. Dans les deux décisions, la Cour sanctionne les juges du fond qui avaient méconnu l'étendue du contrôle de légalité qu'ils sont désormais autorisés à effectuer sur les actes administratifs ordonnant des perquisitions.

Dans l'affaire Adda X., le préfet a décidé une perquisition dans une épicerie d'Echirolles, car il avait "des raisons sérieuses de penser" que les lieux étaient fréquentés par une personne soupçonnée d'y détenir illégalement des armes et d'entretenir des liens avec des individus radicalisés. Dans l'affaire Semi X., c'est le domicile de l'intéressé qui a été perquisitionné. Dans les deux cas, des poursuites ont été engagées à la suite de ces visites, contre Adda X. pour détention de stupéfiants (dix grammes de cannabis), et contre Semi X. pour détention d'armes de catégorie de C et de stupéfiants. Ces procédures sont donc de droit commun, aucun fait lié à une activité terroriste n'ayant été établi.

Aux termes de l'article 111-5 du code pénal, le juge pénal est compétent pour interpréter un acte administratif, lorsque, de cet examen, "dépend la solution du procès pénal" qui lui est soumis. En l'espèce, les perquisitions ont eu lieu sur le fondement l'article 11-I de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. Elles sont décidées par un acte administratif du préfet, acte qui s'analyse comme une mesure de police administrative. On sait cependant qu'une perquisition administrative devient judiciaire au moment précis où sont découverts des éléments révélant l'existence d'une infraction. On revient alors dans le droit commun de la procédure pénale, et c'est en contestant cette procédure que les requérants invoquent l'illégalité de la décision de perquisition prise par l'autorité préfectorale. 

L'arrêt de décembre 2016


Depuis l'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2016, il est acquis que les juges du fond peuvent apprécier la légalité de la décision de perquisition prise par le préfet. La Cour de cassation adopte alors une interprétation large des dispositions de l'article 111-5 du code pénal. En effet, dans le cas des perquisitions menées sous état d'urgence, "la solution du procès pénal" ne dépend pas de ce contrôle de l'acte administratif, car celui-ci ne fait pas disparaître les infractions découvertes lors de ces perquisitions. La Cour de cassation décide donc d'élargir une jurisprudence qui se limitait, jusqu'à la décision de décembre 2016, à autoriser le juge pénal à apprécier la légalité d'un acte administratif, quand une personne était accusée d'avoir enfreint ses dispositions. Désormais, le contrôle de la légalité de l'acte peut intervenir non seulement quand il conditionne "la solution du procès pénal"mais aussi lorsque  "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure".


Entre deux joints. Robert Charlebois. 1973

Motivation et demande de motifs


Ce second cas de contrôle de légalité est précisément celui qui est mis en oeuvre dans les deux décisions du 28 mars 2017. Dans les deux affaires, la Cour d'appel compétente a sanctionné l'arrêté préfectoral décidant la perquisition au motif qu'il était insuffisamment motivé. Dans l'affaire Adda X., la Cour affirmait ainsi qu'aucun élément factuel ne venait appuyer l'affirmation selon laquelle l'épicerie était fréquentée par un ou plusieurs individus dont le comportement constituerait une menace pour l'ordre public. Dans l'affaire Semi X, l'arrêté préfectoral ne faisait pas apparaître les éléments de nature à justifier l'urgence de la perquisition. Pour les juges d'appel, les arrêtés étaient tous deux "insuffisamment précis pour justifier la contrainte exercée". 

La Cour de cassation sanctionne pourtant ce raisonnement, estimant qu'aucune des deux cours d'appel n'a exercé son contrôle dans sa pleine intensité. Après avoir constaté l'insuffisance des motifs invoqués, elles auraient du demander au préfet les justifications manquantes. Cette lacune conduit ainsi à la cassation des décisions qui seront une nouvelle fois jugées en appel, les juges devant alors demander à l'autorité administrative les motifs de sa décision pour en apprécier ensuite la légalité.

Par ces deux décisions, la Cour de cassation donne aux juges du fond le mode d'emploi de la jurisprudence initiée en décembre 2016. Il leur appartient en effet d'engager le dialogue avec les autorités administratives exactement comme le fait le Conseil d'Etat lorsqu'il apprécie, par exemple, la légalité des assignations à résidence prononcées sur le fondement de l'état d'urgence. Il n'hésite pas, en effet, même en référé, à rouvrir l'instruction et à organiser une audience durant laquelle il va contraindre l'administration à justifier sa décision. 

Dans une ordonnance de référé du 22 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat a ainsi considéré comme trop imprécise une note blanche établie par les services de renseignement et utilisée par le préfet pour justifier une assignation. Il y était mentionné que l'intéressé avait été photographié "à plusieurs reprises" devant l'immeuble de Charlie Hebdo dans les jours qui ont précédé l'attentat. Le juge administratif a donc demandé que lui soient communiqués les clichés pris par les services de renseignement. Il a ensuite constaté que ces éléments étaient parfaitement compatibles avec la défense de l'intéressé qui faisait valoir que sa mère habitait à proximité et il a, en conséquence, suspendu l'arrêté d'assignation à résidence. 

De toute évidence, la Cour de cassation invite les juges du fond à faire preuve du même niveau d'exigence vis-à-vis des autorités administratives chargées de mettre en oeuvre l'état d'urgence. Agissant ainsi, la Cour rappelle implicitement que le juge judiciaire est gardien des libertés individuelles et qu'il est également fondé à intervenir dans un contentieux qui ne saurait relever de la compétence exclusive de la juridiction administrative.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.




lundi 27 mars 2017

La Cour européenne et l'exportation des prestations sociales

Il est parfois bien utile de se pencher sur les décisions d'irrecevabilité rendues par la Cour européenne des droits de l'homme. Rappelons en effet que l'irrecevabilité ne repose pas toujours sur un vice de forme ou de procédure, par exemple lorsque le requérant n'a pas épuisé les voies de recours qui lui sont offertes par le droit interne. L'article 35 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme prévoit d'autres cas d'irrecevabilité, en particulier le cas de requête "manifestement mal fondée ou abusive". De toute évidence, la Cour doit alors procéder à un examen de l'affaire au fond, même s'il s'agit d'un examen moins approfondi que lorsque la requête est déclarée recevable.

La décision Gouri c. France  28 février 2013 illustre parfaitement cette situation, car la Cour a dû se prononcer sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme du refus des autorités françaises de verser une prestation sociale à une personne au motif qu'elle ne résidait pas en France. 

En l'espèce, Messaouda Gouri est une ressortissante algérienne résidant à Barika (Algérie). Elle s'est vue octroyer en 1999 une pension de veuve invalide avec effet rétroactif au 1er avril 1993. Cette pension, liée à l'activité salariée exercée par son mari en France, est sa seule ressource. Elle déclare être mère de sept enfants et n'avoir jamais eu d'activité professionnelle. En juillet 2006, elle demande une allocation supplémentaire d'invalidité (ASI) avec le même effet rétroactif au 1er avril 1993. Cette fois, la CPAM du Loiret lui oppose un refus, au motif qu'elle ne remplit pas la condition de résidence en France exigée par l'article L 815-24 du code de la sécurité sociale. Ses différents recours demeurent sans succès, et son pourvoi devant la Cour de cassation est rejeté le 28 avril 2011

Elle se tourne donc vers la Cour européenne, en invoquant à la fois l'article 14 de la Convention européenne qui pose un principe général de non-discrimination et l'article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit de toute personne aux respect de ses biens.

Femme d'Alger. Roy Lichtenstein. 1963


Absence de droit d'obtenir une prestation


La Cour européenne s'interroge d'abord sur l'applicabilité de cette dernière disposition qui, on doit le reconnaître, ne saute pas aux yeux. En effet, le droit au respect des biens n'a pas pour effet de créer un droit d'acquérir des biens, principe reconnu dans l'arrêt Kopecky c. Slovaquie du 28 septembre 2004. Au demeurant, il appartient à chaque Etat de définir son régime de protection sociale et les prestations qu'il entend accorder dans ce domaine. 

Dans son arrêt Stec. et autres c. Royaume-Uni du 6 juillet 2005, la Cour nuance ensuite cette analyse. Elle affirme en effet que l'octroi d'une prestation engendre toujours un intérêt patrimonial. S'il est vrai que l'article 1 du Protocole n° 1 ne garantit pas un droit à pension, la réduction du montant d'une prestation déjà versée ou sa suppression peuvent s'analyser comme une atteinte à un bien que les autorités doivent donc justifier. 

Mais Messaouda Gouri se trouve dans une situation différente. Pour le droit français, elle ne satisfait tout simplement pas aux conditions posées pour l'octroi de l'allocation supplémentaire d'invalidité dont elle sollicite le versement. Dans une décision Bélané Nagy c. Hongrie du 13 décembre 2016, la Cour refuse ainsi de considérer comme une atteinte aux droits de l'article 1er du Protocole n° 1 le fait de refuser une prestation à une personne qui ne remplit pas les conditions pour l'obtenir. Tel est évidemment le cas de Messaouda Gouri qui réside en Algérie alors que la loi impose une condition de résidence sur le territoire français.

Le principe de non-discrimination


La Cour doit tout de même se demander si cette condition de résidence n'est pas de nature discriminatoire. Il ne s'agit plus alors d'examiner la situation particulière de la requérante mais la prestation elle-même, afin de déterminer si elle conforme à l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Sur ce point, la jurisprudence de la Cour est identique à celle mise en oeuvre par les juges français : une situation n'est discriminatoire que si la différence de traitement concerne des personnes placées dans des situations analogues, ou au moins comparables. Il appartient alors à l'Etat de montrer qu'une personne résidant à l'étranger n'est pas dans une situation identique à celle d'une personne résidant en France, au regard des conditions d'octroi de l'allocation. En l'espèce, la preuve n'est guère difficile à apporter car l'ASI a précisément pour objet de garantir un minimum de ressources à des personnes qui résident sur le territoire national. Son montant est d'ailleurs évalué, et même réévalué annuellement, en fonction du coût de la vie en France... mais pas en Algérie. La requérante n'est donc pas dans une situation analogue à celle des bénéficiaires de l'allocation résidant en France. Elle ne peut d'ailleurs pas davantage invoquer une discrimination reposant sur sa nationalité, dès lors que l'allocation est versée aux Algériens résidant en France et n'est pas versée aux Français résidant à l'étranger.

On comprend que la Cour ait finalement opté pour une décision d'irrecevabilité, car sa jurisprudence antérieure permettait clairement d'apporter une solution au litige. L'affaire Messaouda Gouri présente pourtant un intérêt non négligeable puisqu'elle contribue à la définition d'un cadre précis au principe de non-discrimination posé par l'article 14 de la Convention européenne. Non seulement la Cour "ne condamne pas la France" comme l'affirmait certain commentateur dépité, mais elle affirme qu'un Etat peut parfaitement considérer qu'une prestation sociale n'est pas "exportable", à la condition de justifier ce refus. Derrière cette jurisprudence, apparait aussi peut-être une volonté de ne pas contribuer, même indirectement, à d'éventuelles fraudes. En effet, personne n'ignore, et surtout pas la Cour européenne, que le contrôle des prestations versées à l'étranger se révèle parfois bien délicat.


Sur le principe d'impartialité : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet

jeudi 23 mars 2017

L'assignation à résidence ou le Conseil d'Etat à tous les étages

La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC)  le16 mars 2017, Soflyan I. a été saluée par tous ceux qui s'opposent à l'état d'urgence. Le Conseil déclare en effet que les dispositions organisant la prorogation de l'assignation à résidence pendant au-delà de douze mois sur le fondement l'état d'urgence ne sont pas conformes à la Constitution. 

L'article 2 de la loi du 19 décembre 2016 prorogeant l'état d'urgence pose une règle simple : "à compter de la déclaration de l'état d'urgence et pour toute sa durée, une même personne ne peut être assignée à résidence pour une durée totale équivalant à plus de douze mois". Il est cependant possible d'y déroger dans l'hypothèse où il existe "des raisons sérieuses de penser que le comportement de la personne continue à constituer une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Dans ce cas, la prorogation ne peut dépasser trois mois et doit être autorisée par le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi par le ministre de l'intérieur. Comme c'est le cas depuis le début de l'état d'urgence, la levée de l'assignation à résidence peut, quant à elle, intervenir à tout moment sur la seule initiative de l'administration. On observe que cette disposition a été intégrée dans le droit commun de l'état d'urgence et figure désormais dans les deux derniers alinéas de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955.

En l'espèce, Soflyan I. ne pouvait invoquer l'inconstitutionnalité de la procédure d'assignation à résidence, déjà déclarée conforme à la Constitution par la décision Cédric D. du 22 décembre 2015. Il a donc choisi de contester la prorogation de la mesure dont il est l'objet, c'est-à-dire concrètement sa durée. Il a reçu le soutien de la Ligue des droits de l'homme qui a présenté des observations en intervention.

L'article 66 


Le second moyen soulevé, à dire vrai très ressassé depuis le début de l'état d'urgence, réside dans l'atteinte à l'article 66 de la Constitution qui énonce que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". A la lecture de ces dispositions, on pourrait comprendre que le droit français repose sur un principe selon lequel toute atteinte à une liberté constitutionnellement garantie relève de la compétence du juge judiciaire. C'est pourtant loin d'être le cas. En matière d'assignation à résidence, comme dans d'autres domaines, le Conseil affirme qu'il s'agit d'une mesure de police administrative. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elle est l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative.

Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel distingue clairement la liberté d'aller et venir de la liberté individuelle, celle-ci se définissant comme le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Aux yeux du Conseil, la liberté individuelle est donc intrinsèquement attachée au principe de sûreté. Il en tire les conséquences dans sa décision du 9 juin 2011, dans laquelle il estime que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir.

Il est vrai que, dans la même décision Cédric D. du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel formule une réserve d'interprétation. Elle ne concerne cependant pas la durée globale de l'assignation à résidence, mais seulement la durée de l'astreinte obligeant l'intéressé à demeurer dans son lieu d'habitation : pour le Conseil, une astreinte supérieure à douze heures pourrait être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle. Dans ce cas, l'article 66 pourrait s'appliquer et la compétence du juge judiciaire  être imposée. Mais, on l'a compris, la réserve d'interprétation porte sur une durée de douze heures d'astreinte et non pas sur une durée de douze mois d'assignation. Et précisément, dès lors que le Conseil n'a pas formulé ce second type de réserve en décembre 2015, on ne voit pas pourquoi il prononcerait une sanction sur ce fondement en mars 2017.

Ce n'est, en tout cas, pas l'arrêt D. rendu par le Conseil d'Etat le 11 décembre 2015 qui était susceptible de le faire changer d'avis. Certes, le juge administratif y déclare qu'une mesure d'assignation à résidence pourrait, "compte tenu de sa durée (...) prendre le caractère d'une mesure privative de liberté".. Sans doute, mais la haute juridiction administrative se prononce sur la conformité d'une assignation à l'article 5 de la Convention européenne.. Une telle décision ne peut donc avoir aucun impact sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui n'est pas plus liée par la Convention européenne des droits de l'homme que par les arrêts du Conseil d'Etat.

Le grief fondé sur la non conformité à l'Article 66 de la Constitution est donc écarté une nouvelle fois. Mais le Conseil constitutionnel est, en quelque sorte, venu au secours de la défense en lui suggérant le seul moyen utile pour obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité. Ce moyen, soulevé d'office, a donc été communiqué à l'avocat du requérant, ainsi qu'à celui de la Ligue des droits de l'homme qui ont pu ensuite développer leurs observations. 


 Le Conseil d'Etat : 
"Je suis oiseau, voyez mes ailes
Je suis souris : vivent les rats !"
La chauve-souris et les deux belettes. Jean de La Fontaine


Le principe d'impartialité


Le moyen en question était pourtant visible, et même très visible. Selon le texte soumis au Conseil constitutionnel, Le ministre de l'intérieur était invité à solliciter du juge des référés du Conseil d'Etat la prorogation de l'état d'urgence, décision de prorogation qui pouvait ensuite être contestée devant ce même Conseil d'Etat. Il est vrai que le Conseil d'Etat est partout, mais à ce point...cela s'analyse comme une atteinte au principe d'impartialité.

Rappelons que le principe d'impartialité a valeur constitutionnelle et que le Conseil constitutionnel le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (décision du 28 décembre 2006). Dans une formule désormais traditionnelle, il affirme que "le principe d'impartialité est indissociable de l'exercice des fonctions juridictionnelles". Dans sa décision QPC du 8 juillet 2011, il déclare ainsi inconstitutionnelle l'organisation du tribunal pour enfants, dès lors que le juge des enfants était compétent pour procéder à la fois à l'instruction et au jugement des infractions commises par des mineurs. Dans la ligne de cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel affirme donc "que les dispositions contestées attribuent au Conseil d'État statuant au contentieux la compétence d'autoriser, par une décision définitive et se prononçant sur le fond, une mesure d'assignation à résidence sur la légalité de laquelle il pourrait ultérieurement avoir à se prononcer comme juge en dernier ressort". La disposition portant sur la compétence du juge des référés en matière d'autorisation de prorogation de l'assignation à résidence est donc déclarée contraire à la Constitution.

La décision révèle "en creux" une  accoutumance générale à l'omniprésence du Conseil d'Etat. Les avocats n'y avaient pas songé, tant ils sont habitués à voir la Haute Juridiction administrative intervenir dans tous les domaines et à toutes les étapes de la procédure. Reste tout de même à s'interroger sur l'avenir de cette jurisprudence. Si elle était appliquée de manière rigoureuse, elle pourrait remettre en cause toute l'organisation de la juridiction administrative. On ne doit pas oublier, en effet, que le Conseil d'Etat exerce des fonctions administratives et des fonctions contentieuses. Il est donc conduit à examiner des décrets, dans sa formation de conseil, avant d'en apprécier la légalité, dans sa formation contentieuse. Un tel partage est-il conforme au principe d'impartialité, tel que le définit le Conseil constitutionnel ? La question est désormais posée.

Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4 section 1 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet