« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 11 mars 2017

Marwa et le droit de mourir dans la dignité

La question de la fin de vie a été largement évoquée, dans les années récentes, à travers le cas de Vincent Lambert, jeune homme en état de conscience minimum dont la famille se déchire. Les uns souhaitent arrêter les traitements et le laisser s'éteindre dans la dignité, les autres demandent qu'il soit maintenu en vie, espérant une improbable amélioration de son état. Aujourd'hui, un autre cas est porté devant le juge des référés du Conseil d'Etat qui s'est prononcé par une ordonnance du 8 mars 2017 Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille.

Marwa, est une enfant qui à l'âge de dix mois, en septembre 2016, a été atteinte par un grave virus ayant causé des lésions neurologiques définitives. Elle est désormais entièrement paralysée, ne peut respirer sans être ventilée et doit être alimentée par perfusion. Devant une telle situation, l'équipe médicale de l'hôpital de La Timone à Marseille a décidé l'arrêt des traitements en novembre 2016. Mais les parents de l'enfant refusent cette décision. Ils obtiennent sa suspension du juge des référés du tribunal administratif de Marseille, d'abord par une ordonnance avant-dire-droit du 4 novembre 2016 qui demande une expertise médicale, puis par une seconde ordonnance du 8 février 2017 qui estime que les conditions exigées par la loi Léonetti pour interrompre les traitements ne sont pas réunies, du moins pour le moment. C'est ce que confirme le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi en appel par l'Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille. Cette décision enjoint donc à l'équipe médicale de continuer les soins dispensés à l'enfant. 

Cette ordonnance ne doit pas être considérée comme une décision de principe qui donnerait une interprétation définitive des dispositions de la loi Léonetti et qui devrait, dans un avenir plus ou moins lointain, susciter une autre décision ordonnant le maintien du traitement de Vincent Lambert. Au contraire, le juge des référés insiste sur le fait que toute décision dans ce domaine est une décision particulière, précision déjà donnée dans l'arrêt du 24 juin 2014 Rachel L. portant sur le cas de Vincent Lambert.  

L'urgence et le fond


La particularité de ce contentieux réside d'abord dans l'étendue des pouvoirs du juge des référés. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…) ». Ces dispositions indiquent donc que le juge des référés ne peut faire cesser une atteinte à une liberté fondamentale que lorsque cette atteinte est "manifestement illégale". En l'espèce, la liberté en cause est le droit de toute personne à la vie, consacré par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme

L'ordonnance du 8 mars 2017 commence par assouplir assez sensiblement ce caractère "manifestement illégal". En l'espèce, le juge des référés s'autorise à contrôler si la continuation du traitement de l'enfant peut, ou non, s'analyser comme une "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti. Aux termes de l'art. L 1110-5 al. 2 du code de la santé publique (csp), une telle obstination est caractérisée lorsque "les actes de prévention, d'investigation ou de soins (...) apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". A titre exceptionnel, le juge s'autorise donc à pénétrer dans un contrôle de légalité classique qui n'est plus limité au contrôle de la disproportion manifeste habituellement exercé en matière d'urgence. Cet élargissement est, à l'évidence, lié au caractère irrémédiable de la décision du juge. Le refus de suspendre la décision aurait en effet eu pour conséquence immédiate d'entrainer l'interruption des soins, et donc le décès de l'enfant. Sur le plan purement contentieux, il aurait pu sembler choquant que ce décès intervienne à la suite d'une décision du juge des référés, rendant inutile le contrôle de légalité exercé par les juges du fond.

Dans le cas présent, le juge des référés s'interroge donc sur la légalité de la décision d'interrompre le traitement au regard des conditions posées par la loi Léonetti. Il s'appuie essentiellement sur deux éléments pour justifier son illégalité, deux éléments qui constituent autant de différences avec l'affaire Lambert. 


ça n'arrive qu'aux autres. Nadine Trintignant 1971
Musique de Michel Polnareff

Obstination déraisonnable ou non 


Le juge contrôle d'abord si les conditions posées par l'article L 1110-5 csp sont réunies, justifiant l'interruption du traitement. Les soins traduisent-ils un "obstination déraisonnable", n'ont-ils pas d'autre objet que "le seul maintien artificiel de la vie" ? Dans le cas de lésions cérébrales graves, comme c'est le cas en l'espèce, les médecins peuvent se fonder sur une diversité d'éléments dont le poids respectif ne peut être prédéterminé et dépend des "circonstances particulières à chaque patient", le conduisant "à appréhender chaque situation dans sa singularité". Or, au moment où le  juge est saisi, l'état de conscience, ou d'inconscience, de l'enfant ne semble pas réellement stabilisé. Si les médecins de l'équipe soignante insistent sur le caractère irréversible des lésions, l'expertise demandée par le tribunal administratif de Marseille est plus nuancée. Il n'est pas exclu, à ses yeux, que l'enfant ait un certain niveau de conscience que sa paralysie lui interdit d'exprimer. Devant une telle situation, le juge des référés du Conseil d'Etat estime qu'il n'est pas encore possible d'envisager l'évolution future de l'état de l'enfant, et que l'arrêt des traitements ne peut donc pas encore être envisagé. 

Le juge se montre donc particulièrement prudent et impose à l'équipe médicale de montrer, dans la durée, le caractère irréversible des lésions cérébrales de l'enfant. De cette analyse, on doit d'abord déduire que le juge n'interdit pas à l'équipe médicale d'entreprendre une nouvelle démarche dans les mois, ou peut être les années, qui viennent. Et si l'état de l'enfant ne s'est pas amélioré, le juge n'exclut pas de statuer différemment. Sur ce point, le cas de Marwa est très différent de celui de Vincent Lambert, plongé dans un état végétatif depuis maintenant une dizaine d'années, sans qu'une amélioration sensible ait été observée. Seule la mère de Vincent Lambert pense que l'état de son fils pourrait s'améliorer, et cette opinion est vigoureusement contestée par les expertises.

La volonté de la famille


Dans l'affaire Marwa, le juge des référés ne se fonde pas seulement sur l'état de l'enfant mais aussi sur la volonté de ses parents. Ces derniers refusent tous deux l'interruption du traitement et ce sont eux qui jouent un rôle essentiel dans la procédure. En l'absence de directives anticipées rédigées par le patient lui-même, ce qui est à l'évidence impensable pour une enfant de dix mois, la loi Léonetti prévoit que l'interruption des traitement peut être effective à l'issue d'une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" (art L. 111-4 csp). En l'espèce, l'avis de la famille est négatif, et le juge estime qu'une décision aussi grave ne peut être prise dans de telles conditions.

Cette prise de position du juge trouve certaine son origine dans le sentiment de compassion qu'il éprouve à l'égard des parents de l'enfant et sans doute aussi dans la volonté d'éviter des contentieux particulièrement longs. Sur un plan strictement juridique, la loi Léonetti précise pourtant que les membres de la famille doivent être "consultés". Leur avis n'est que consultatif et l'équipe médicale peut prendre la décision d'arrêter un traitement, même dans l'hypothèse où cet avis est négatif. Le problème est que cette rigueur juridique est bien délicate à mettre en oeuvre lorsqu'une famille n'est pas en mesure d'accepter l'inacceptable. A leur manière, les juges décident donc de laisser du temps au temps. Le temps pour les médecins de démontrer le caractère irréversible des lésions, le temps pour les parents de le comprendre et de l'accepter.

Là encore, la situation est bien différente dans l'affaire Vincent Lambert. Dans son cas, la famille est loin d'être unanime et elle est même extrêmement divisée. Si la mère du jeune homme refuse tout interruption des traitements, son épouse et son frère souhaitent au contraire le laisser s'éteindre dans la dignité. Il faut bien reconnaître que, dans cette affaire, le temps a plutôt permis de cristalliser les conflits plutôt que de les résoudre.

L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 8 mars 2017 montre finalement que la loi Léonetti définit un cadre juridique, librement interprété par le juge. Il est vrai qu'il y est incité par le Code de la santé publique qui rappelle que chaque cas est un cas particulier, qui doit être apprécié dans sa globalité. Le résultat, et c'est le seul point commun entre le cas de Vincent Lambert celui de Marwa, est que l'intervention de la famille devient prépondérante, ce qui n'était sans doute pas dans l'esprit initial de la loi. Le concept même de jurisprudence est-il encore pertinent dans un contentieux où il n'existe que des cas d'espèce très différents et donc le seul point commun est leur caractère tragique ?


Sur le droit de mourir dans la dignité  : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet


mercredi 8 mars 2017

Trêve de plaisanterie

Depuis le débat du PenelopeGate, certains juristes pratiquent d'incroyables torsions sur l'analyse juridique pour la mettre au service de leur militantisme. Ils affirment ainsi, de manière péremptoire, que les poursuites diligentées contre François Fillon devraient être repoussées à une date postérieure aux élections présidentielles. Il existerait donc une sorte de "trêve judiciaire" qui durerait pendant toute la campagne électorale, et durant laquelle il serait impossible de poursuivre un candidat. 

L'un des soutiens de cette thèse est Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui vient de publier dans Le Monde un article délicieusement intitulé "La machine à éliminer Fillon rappelle les procès staliniens". L'excès même du propos peut faire sourire, d'autant qu'une lecture attentive montre que l'auteur fait allègrement d'une pierre deux coups. Non seulement il s'efforce d'expliquer que François Fillon devrait être à l'abri des poursuites, mais il cherche également à salir le juge judiciaire. L'idée générale est, en effet, que le Conseil d'Etat, "protecteur-des-libertés", met en oeuvre la trêve électorale, pendant que le vilain juge judiciaire la viole allègrement et bafoue les libertés. La finalité de l'article est donc double, soutenir François Fillon et vanter l'ineffable perfection de la Haute Juridiction administrative.

La trêve électorale devant le juge administratif


Le problème est que cette trêve électorale n'existe pas vraiment devant le juge administratif.

Frédéric Rolin, dans son article sur "La retenue du juge administratif en période électorale", montre que quelques affaires anciennes ont effectivement pu être traitées avec une sage lenteur. Le seul cas cité remonte à presque trente années. Le Conseil d'Etat avait alors été confronté, avant le referendum qui a suivi les accords de Nouméa, à un recours du Front Calédonien contre l'arrêté fixant la liste des partis politiques autorisés à participer à la campagne référendaire, liste dans laquelle il ne figurait pas.  A l'époque le Conseil d'Etat avait effectivement refusé de statuer avant la consultation. Ensuite, dans un arrêt du 10 mai 1989, il avait rendu une décision de non-lieu, l'affaire ne présentant plus aucun intérêt dès lors que le referendum avait eu lieu le 6 novembre 1988. Frédéric Rolin reprend la formule courtoise de René Chapus qui évoque à ce propos "un non-lieu d'expédient". Disons-le franchement, il s'agit de laisser pourrir un contentieux pour ne plus avoir à le traiter. C'est sans doute ce que souhaite J. E. Schoettl à propos de l'affaire Fillon. On doit néanmoins se réjouir que le juge judiciaire se refuse à de telles pratiques qui s'analysent comme un déni de justice.

Au demeurant, cette possibilité est aujourd'hui exclue, même devant le juge administratif pourtant si prêt à temporiser et à rendre la justice quand elle ne présente plus aucun intérêt. Depuis la loi du 30 juin 2000, les procédures d'urgence ont été considérablement développées devant la juridiction administrative. Aujourd'hui, le Front Calédonien pourrait tout simplement déposer un référé et contraindre ainsi le juge à statuer rapidement...

Observons tout de même que le contentieux de la campagne électorale, le seul qui soit de la compétence du juge administratif, n'a vraiment rien à voir avec celui auquel est confronté le juge pénal. Le premier apprécie l'élection, la régularité de la campagne, l'égalité entre les candidats et le respect du pluralisme. Le second juge l'individu et les infractions qu'il est susceptible d'avoir commis. Il est alors particulièrement important que les électeurs puissent être informés avant le scrutin de faits susceptibles d'éclairer son vote.


La Trêve de Dieu

La trêve électorale devant le juge judiciaire


Du côté du juge judiciaire, les choses sont encore plus simples. La prétendue trêve judiciaire n'existe pas et on ne lui trouve aucun fondement juridique. Dans le cadre de cette torsion de l'analyse juridique déjà évoquée, certains ont mentionné l'article L 110 du code électoral, selon lequel "aucune poursuite contre un candidat, en vertu des article L 106 et L 108, ne pourra être exercée (...) avant la proclamation du scrutin". Ils en ont déduit qu'il existait bien une "règle écrite" imposant la trêve judiciaire. On peut tout de même regretter que d'aussi fins juristes ne soient pas allés lire les articles L 106 et L 108 du code électoral. Ils auraient eu la surprise de découvrir que cette trêve ne s'applique pas au cas de François Fillon. L'article L 106 sanctionne les dons ou libéralités offerts à des électeurs pour tenter d'influencer leur vote. L'article L 108 réprime les mêmes faits au sein d'un conseil municipal. Dans les deux cas, il s'agit de punir un candidat qui distribue de l'argent à des électeurs. Dans le cas des faits reprochés à François Fillon, la situation est inversée, puisqu'il s'agit d'enrichir le candidat lui-même, ou sa famille. In fine, on constate l'absence totale de fondement juridique susceptible de justifier une telle trêve.

Aux yeux de J. E. Schoettl, la retenue judiciaire n'emporterait aucune atteinte à l'égalité devant la loi, dès lors qu'il reste possible de poursuivre François Fillon après l'élection s'il est battu, et à la fin de son mandat s'il est élu. Belle conception du principe d'égalité qui repousse les poursuites pénales selon le bon vouloir de celui qui en est l'objet ! Un chef d'entreprise qui a créé un emploi fictif risque aussi d'être poursuivi pour abus de biens sociaux, de voir sa crédibilité mise en cause auprès du personnel de son entreprise, de ses actionnaires ou de ses banquiers. Pourquoi ne pourrait-il pas, lui aussi, invoquer une trêve judiciaire ? Dans l'affaire Fillon elle-même, la trêve serait-elle étendue au bénéfice de Pénélope Fillon et de ses enfants ? L'auteur ne nous livre sur ce point aucune analyse juridique.

De la même manière considère-t-il que le parquet national financier a fait du zèle en demandant l'ouverture d'une instruction quelques jours avant la publication de la loi du 27 février 2017 portant réforme de la prescription. Il convient pourtant de rappeler que le rôle du procureur est précisément de poursuivre, de défendre l'intérêt de la loi, et non pas celui de l'accusé. Il est parfaitement dans son rôle en s'efforçant, en toute légalité, de couvrir l'ensemble d'une affaire, en décidant l'ouverture de l'instruction avant la publication d'une loi dont l'une des dispositions a été votée par les parlementaires pour étendre la prescription des infractions liées à la corruption. L'auteur regrette que cette loi ne soit pas applicable au cas de François Fillon, mais c'est tout de même une piètre défense que celle qui consiste à vouloir effacer les faits illicites par une prescription de complaisance...

D'une manière générale, toute l'analyse repose sur une bien curieuse conception de la séparation des pouvoirs. On comprend que, dans l'esprit de l'auteur, le juge judiciaire ne doit pas intervenir dans les petits arrangements entre amis qui caractérisent la gestion du parlement. Mais la séparation des pouvoirs vise seulement à interdire aux juges toute intervention dans le coeur de l'activité parlementaire que sont le vote de la loi et le contrôle du gouvernement. Elle ne s'applique en aucun cas aux infractions pénales détachables de la fonction législative. Au contraire, la séparation des pouvoirs devrait être invoquée pour permettre au juge judiciaire d'exercer sa mission dans la sérénité, sans être poursuivi par des propos haineux qui l'accusent de "procès staliniens", alors même qu'aucun procès n'est encore prévu. Cette mission du juge judiciaire est précisément au coeur de l'Etat de droit... une notion que J. E. Schoetll ne peut tout de même avoir totalement oubliée.






samedi 4 mars 2017

CEDH : Le retour de la vie privée des personnes publiques

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne du 21 février 2017, est une nouvelle fois saisie d'un conflit de normes entre la liberté d'expression dans la presse et le droit au respect de la vie privée des personnes. Après avoir, pendant plusieurs années, pratiqué une jurisprudence très favorable à la liberté d'expression au nom du "débat d'intérêt général", la Cour semble désormais en définir les bornes. Elle précise ainsi dans quels cas le droit à la vie privée est susceptible de prévaloir sur la liberté de presse. 

En 2005, Paulina Rubio est une chanteuse célèbre en Espagne. Son ancien manager, interviewé dans le cadre de trois émissions de télévision, fait des confidences pour le moins explosives sur sa vie privée, invoquant successivement les humiliations qu'elle fait subir à son compagnon, sa bisexualité et sa consommation de drogues. La justice espagnole n'a pas vu dans ces interviews la moindre atteinte à la vie privée de l'intéressée, estimant que les propos tenus ne portaient pas vraiment atteinte à sa réputation, sa notoriété suscitant depuis longtemps des commentaires sur sa vie privée. Après avoir épuisé les voies de recours internes, et n'avoir connu que des échecs successifs, la chanteuse saisit la CEDH en invoquant la violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.

Une ingérence dans la vie privée


En l'espèce, personne ne conteste que la diffusion des propos tenus par l'ancien manager de la chanteuse s'analyse comme une ingérence dans sa vie privée. Mais le problème posé est celui de savoir si cette ingérence peut être justifiée par le fait que les informations ainsi divulguées contribuent à un "débat d'intérêt général". Tel n'est pas le cas, et la CEDH sanctionne les juges espagnols qui n'ont pas recherché si le public avait un intérêt légitime à les connaître. Agissant ainsi, ils admettaient en effet implicitement que la célébrité d'une personne la prive de toute protection de sa vie privée. 

 La célébrité. Jeanne Moreau. 1970

Le label "débat d'intérêt général"


La position des juges espagnols, bien que très restrictive sur le droit au respect de la vie privée, trouvait un écho dans la jurisprudence de la CEDH. Observons d'emblée que la notion de "débat d'intérêt général"est une création purement prétorienne qui ne figure pas dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Déjà, dans un arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, la Cour estimait que la publication par Le Canard Enchaîné du montant des impôts payés par le Président de Peugeot constituait « question d’actualité intéressant le public », d’autant qu’elle intervenait pendant un conflit social. Plus récemment, dans sa décision Morice c. France du 23 avril 2015, elle considère que « les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire » concernent, de manière globale, un sujet d’intérêt général

La jurisprudence devient moins aisément compréhensible lorsqu'il s'agit de justifier la publication d'informations portant sur la vie privée des personnes. De la presse judiciaire, la jurisprudence s'est peu à peu déplacée vers la presse "people", écartant parfois toute protection de la vie privée, au nom du "débat d'intérêt général". La famille princière monégasque a largement fait les frais de cette évolution. La CEDH a d'abord considéré que la santé du prince Rainier de Monaco relevait d'une contribution au débat d’intérêt général, comme plus tard l'enfant caché du Prince Albert, dans un premier arrêt du 12 juin 2014. On avait alors le sentiment que la Cour considérait que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour une raison ou pour une autre, se retrouvait au coeur de l'actualité, se trouvait revêtu du label "débat d'intérêt général". De manière plus ou moins avouée, la jurisprudence européenne adoptait une conception très absolutiste de la liberté d'expression, assez proche de celle développée aux Etats-Unis à propos du Premier Amendement. Par voie de conséquence, le droit à la vie privée devenait un droit de seconde zone, qui ne s'appliquait que dans la mesure où la presse voulait bien le respecter.

Une jurisprudence plus nuancée


Heureusement, la jurisprudence a évolué, et l'enfant caché du Prince Albert a suscité un second arrêt, de Grande Chambre cette fois, intervenu en novembre 2015.  La Cour a alors sanctionné les juges français qui avaient directement rattaché ces révélations au "débat d'intérêt général", en mentionnant seulement le caractère héréditaire du régime monégasque et l'intérêt que pouvait présenter les questions dynastiques et successorales sur le Rocher. En revanche, les juges n'avaient pas examiné le reste de la publication, et notamment les révélations sur les liens qu'entretenait le Prince avec son enfant et c'est ce que sanctionne la Cour. 

Dans le cas présent, la CEDH observe que, contrairement au Prince Albert, la chanteuse espagnole n'est investie d'aucune fonction officielle, ce qui a pour conséquence que le champ de sa vie privée devrait, en principe, être plus large (CEDH, 8 juillet 1986, Lingens c. Autriche, § 42). Or, les juges espagnols, comme les juges français avant eux, ne se sont pas penchés sur le détail des divulgations, se bornant à justifier la publication par la notoriété de la requérante. Surtout, et la Cour se montre très sévère, sur ce point, les juges ont accueilli le moyen selon lequel les relations houleuses de la star avec son compagnon ainsi que son homosexualité étaient déjà dans la sphère publique, dans la mesure où elles faisaient l'objet de "rumeurs persistantes". La Cour déclare "avoir des difficultés à suivre ce raisonnement" et affirme clairement que le fait que la requérante ait été l'objet de l'attention de la presse ne devrait pas avoir pour conséquence de refuser toute protection de sa vie privée. Cette précision est essentielle car un tel raisonnement conduisait à considérer que la vie privée devait céder devant les harcèlements de la presse.

L'arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne s'inscrit ainsi dans un mouvement de réappropriation de la notion de vie privée par les juges européens. La CEDH exige ainsi des juridictions internes qu'elles examinent l'ensemble de la publication contestée pour s'assurer que chaque confidence n'emporte pas une atteinte au droit au respect de la vie privée. Elle affirme ainsi que le "débat d'intérêt général" ne doit pas être une notion fourre-tout dans la seule fonction serait d'écarter la responsabilité de la presse en ce domaine. La jurisprudence devra encore s'affiner mais l'essentiel est fait pour que la protection de la vie privée ne disparaisse au profit d'une conception qui considère l'information comme un bien de consommation.


Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet




mardi 28 février 2017

Justice prédictive : Le retour du Grand Augure

L'accès aux décisions de justice en Open Data commence à devenir une réalité. Le droit positif n'autorise plus seulement la mise en ligne de l'ensemble des décisions de justice mais aussi leur réutilisation. Depuis le décret du 20 juin 2014,  les licences Legifrance sont en principe gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA".  La DILA joue le jeu, et avec elle, bon nombre d'institutions qui mettent en ligne et autorisent le téléchargement de données publiques. Le Premier président de la Cour de cassation lui-même, lors de la dernière audience solennelle annonce ainsi "la mise en ligne nécessaire, commandée par les progrès de notre temps, de l'ensemble des décisions de l'ordre judiciaire". 

Open Data et réutilisation des décisions de justice


Observons tout de même que cette mise à disposition ne se fera pas en quelques semaines. Lors de ses voeux à la presse, le ministre de la Justice annonçait un calendrier de 12 à 24 mois pour les décisions civiles des cours d'appel, de 24 à 36 mois pour les décisions pénales des cours d'appel, et une période de 3 à 8 ans sera nécessaire pour mettre en ligne l'ensemble des décisions de première instance. Le chantiers qui s'ouvre promet donc d'être long.

Qui ne se réjouirait de ce grand mouvement de transparence ? Certainement pas ceux qui sont devenus allergiques à la poussière en fréquentant les sous-sols de la bibliothèque Cujas, ni les avocats qui gagnent ainsi un temps précieux dans le traitement de leurs dossiers. Mais la seule communication des décisions de justice est aujourd'hui un problème dépassé, et la question actuelle est celle de la justice prédictive. Un certain nombre de Start Up déclarent ainsi avoir mis au point des algorithmes permettant de déterminer les dommages et intérêts moyens accordés pour tel type de préjudice, d'apprécier si le tribunal de Rennes et plus sévère que celui de Nancy dans la sanction des infractions routières, voire si, au sein d'un même tribunal, le juge Machin est plus indulgent que le juge Truc... 

Déjà, les avocats lillois participent à un "barreau pilote de justice prédictive". Ils testent un logiciel qui calcule les probabilités de résolution d'un litige, le montant des indemnités, et identifie les éléments de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision.  Pour le moment, l'application n'a pas été testée en matière pénale, pour des motifs éthiques affirme l'entreprise qui met en oeuvre le logiciel, et non pas en raison d'une impossibilité technique. Quoi qu'il en soit, une telle évolution permet d'envisager, à terme, une justice rendue par des robots... 

Science fiction ? Pour le moment, oui, car si les algorithmes permettent d'envisager une telle pratique robotisée de la justice, le système se heurte à des obstacles juridiques qui sont loin d'être résolus. 

Voutch. Les joies du monde moderne. 2011


Anonymisation des décisions


L'anonymisation des décisions de justice est désormais un principe général acté par le droit positif. Depuis une recommandation du 29 novembre 2001, la CNIL estime "qu'il est préférable que les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites internet s'abstiennent (...) d'y faire figurer le nom et l'adresse des parties au procès ou des témoins". Cette prohibition a ensuite été étendue aux gestionnaires des sites en accès restreint, au nom du droit à l'oubli numérique. L'arrêté du 9 octobre 2002 relatif à Legifrance reprend ensuite ce principe.

Anonymat des juges


Si l'anonymisation des noms des parties est désormais acquise, celle des juges pose un problème juridique évident. Si un algorithme permet de distinguer les juges sévères des juges indulgents dans un même tribunal, il est également possible, ou il sera rapidement possible, d'affiner l'analyse, c'est-à-dire de distinguer ceux qui sont plus sévères pour la petite délinquance, ceux qui sont plus favorables aux droits des étrangers, ou plus indulgents pour les fraudeurs fiscaux etc. Dans tous les cas, le risque est que les justiciables s'efforcent de choisir leur juge par tous les moyens possibles, transformant l'institution judiciaire en une sorte de supermarché. 

Devant cette situation, certains syndicats comme l'USM demandent l'anonymisation du nom des juges en même temps que celle du nom des parties. La solution est simple, mais elle se heurte au principe selon lequel les juges sont responsables de décisions qui sont rendues publiquement. Comme le suggère Dominique Lotin, Première Présidente de la Cour d'appel de Versailles, la solution ne réside pas dans l'anonymat des juges mais dans le retour à une collégialité systématique. La solution n'est plus imputable à un seul juge et l'algorithme doit s'intéresser aux décisions rendues par une combinaison de juges, ce qui nettement plus difficile l'identification des juges sévères ou laxistes. Encore faut-il, pour parvenir à cette solution, que la Justice retrouve quelques moyens humains. 

Examen particulier du dossier


La justice prédictive se heurte aussi au principe de l'examen particulier du dossier. C'est vrai en droit administratif qui impose cette règle à toutes les décisions prises en considération de la personne. On peut la formuler de la manière suivante : tout administrateur, avant d'exercer son pouvoir discrétionnaire, doit étudier les circonstances propres et l'affaire et ne peut donc rejeter une demande en s'appuyant sur un seul motif d'ordre général. Le juge annule donc toute décision non précédée d'un examen particulier du dossier, souvent sans préciser s'il annule pour vice de procédure ou pour erreur de droit (voir l'arrêt du 11 mai 2005, Préfet de l'Isère c. Hioul). 

Individualisation de la peine


L'individualisation de la peine constitue la facette pénale de la règle de l'examen particulier du dossier. On sait que le procès pénal a pour finalité de juger un individu et non pas seulement des faits. La peine s'apprécie donc à partir d'un ensemble d'éléments tenant à la fois à la gravité de l'infraction et à la personnalité de son auteur, délicate alchimie qui relève de "l'âme et conscience" du juge ou du jury, les robots ne disposant ni de l'une ni de l'autre. 

Dans sa décision du 22 juillet 2005, le Conseil constitutionnel affirme que "le principe d'individualisation des peines (...) découle de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789", précisant, dans une décision QPC du 11 juin 2010 qu'il "figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit". La loi Taubira du 15 août 2015 énonce désormais clairement que "toute peine prononcée par une juridiction doit être individualisée". 

Non automaticité de la peine


De la même manière, et dans la même décision du 11 juin 2010, le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelles les peines automatiques. A propos d'un article du code électorale prévoyant que les personnes condamnées pour des faits de corruption se verraient en même temps condamnées à une peine d'inéligibilité, le Conseil commence par qualifier cette inéligibilité de sanction pénale, avant de sanctionner son automaticité, toujours sur le fondement de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. 

La mise en oeuvre de la justice prédictive en matière pénale ne se heurte donc pas seulement à des problèmes éthiques comme l'affirment les responsables d'une Start Up qui teste ses algorithmes actuellement au Barreau de Lille. Elle se heurte à de considérables obstacles constitutionnels, et on peut penser qu'ils ne sont pas prêts d'être levés.

Pour le moment, ce que l'on appelle Justice prédictive s'apparente plutôt à une justice assistée par ordinateur, ce qui est bien différent. La notion même de justice prédictive est, en effet, particulièrement trompeuse. Elle laisse entrevoir une évolution, un changement... alors même que la justice prédictive, par définition, ne s'appuie que sur le passé. La décision actuelle est tout simplement déduite des précédentes, elles-mêmes déduites des précédentes. Or, la promotion des libertés publiques passe souvent par le revirement jurisprudentiel, le sentiment qu'ont les juges que la société est prête à accepter une évolution, un progrès qui va se réaliser au fil de la jurisprudence, bref une justice humaine. 

Sur l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : Chapitre 4 section 1 A du manuel de libertés publiques sur internet.

dimanche 26 février 2017

Prescription : le Parlement invente la machine à laver

Il serait utile qu'un étudiant courageux, et peu intéressé par une carrière politique, consacre une thèse aux "derniers textes", derniers décrets avant la démission d'un Premier ministre, dernières lois votées avant la fin de la législature. On ne doute pas que l'étude serait intéressante. 

Parfois, il s'agit de faire adopter des règles contestables au regard des libertés publiques et l'on se souvient qu'avant de quitter Matignon, Manuel Valls avait ainsi adopté le décret du 5 décembre 2016 portant création de l'Inspection pour la justice, institution nouvelle qui a suscité l'irritation des plus hautes autorités de la Cour de cassation. Le plus souvent, l'objet est, de manière plus pragmatique, d'assurer l'avenir personnel de l'auteur du texte ou de ses amis politiques. Souvenons nous de Nicolas Sarkozy a signé le décret du 3 avril 2012 définissant des "conditions particulières d'accès à la profession d'avocat". Il permet aux parlementaires risquant d'être battus aux prochaines élections législatives, ainsi qu'à leurs collaborateurs, de devenir avocat. 

Aujourd'hui, c'est le Parlement qui, le 16 février 2017, adopte une loi qui, si l'on en fait une lecture rapide, n'a rien de très choquant. Pour l'essentiel, elle allonge les délais de prescription de l’action publique, de dix à vingt ans en matière criminelle et de trois à six ans pour les délits de droit commun. C'est le rôle du Parlement de définir ces délais, et il faut observer que le texte est le fruit d'une proposition de loi émanant de Georges Fenech (LR Rhône) et d'Alain Tourret (RRDP). Le principe était donc d'adopter une loi consensuelle destinées à "moderniser la prescription pénale". 

Un fâcheux amendement sénatorial


Si ce n'est qu'après son passage au Sénat, le texte est revenu à l'Assemblée "enrichi" d'un amendement particulièrement étrange déposé par François-Noël Buffet, (LR, Rhône), vice président de la commission des lois et rapporteur du texte au Sénat. Cet amendement a été rédigé, et finalement adopté, en ces termes : " (...) Le délai de prescription de l'action publique de l'infraction occulte ou dissimulée court à compter du jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l'exercice de l'action publique, sans toutefois que le délai de prescription puisse excéder douze années révolues pour les délits et trente années révolues pour les crimes à compter du jour où l'infraction a été commise". Ces dispositions, contrairement à ce que l'on serait tenté de penser, n'ont pas été introduites après les révélations du Canard Enchaîné sur le PenelopeGate, mais à l'automne 2016. Il n'empêche qu'elles apparaissent fort opportunément, et que l'Assemblée nationale aurait pu les rejeter lors des travaux de la Commission mixte paritaire qui, eux, ont eu lieu après ces révélations. Elle n'en a rien fait, choisissant de faire passer le texte, en dépit de cette mauvaise action juridique.




Le point de départ du délai de prescription


De quoi s'agit-il concrètement ? L'objet de l'amendement est d'écarter la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la prescription en matière d'infraction occulte ou dissimulée. L'infraction occulte est celle qui, en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime ni de l'autorité judiciaire. L'infraction dissimulée est celle dont l'auteur accomplit délibérément des manoeuvres caractérisées destinées à en empêcher la découverte. La Cour de cassation a développé à leur propos une construction prétorienne permettant de faire courir le délai de prescription à partir de la découverte de l'infraction. L'amendement sénatorial pose au contraire comme principe que le délai de prescription a pour point de départ la commission de l'infraction. Le texte peut ainsi s'analyser comme un message adressé aux auteurs d'infractions occultes et dissimulées : cachez vous bien, le temps travaille pour vous. 

Dès 1935, la Cour de cassation s'est intéressée aux infractions dissimulées par des manoeuvres caractérisées. En matière d'abus de confiance, elle avait alors considéré que "la dissimulation des agissements marquant le moment de la violation du contrat servant de base à la poursuite retarde le point de départ de la prescription jusqu'au jour où le détournement est apparu et a pu être constaté". Cette jurisprudence a été étendue en 1967 aux abus de bien sociaux, le point de départ de la prescription étant reporté au jour où les agissements délictueux ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique. Enfin, la Cour de cassation a, au fil des décisions, généralisé cette règle à toutes les infractions occultes par nature ou clandestines.

Parmi les infractions concernées, figurent les délits financiers et ceux liés à la corruption. Pour ne prendre qu'un exemple,  la dissimulation d'un détournement de fonds publics pendant huit ans justifie le retard dans le point de départ du délai de prescription à la date de sa découverte. La Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme ainsi, dans un arrêt du 2 décembre 2009, que ce retard est particulièrement justifié, dans la mesure où l'auteur de l'infraction cherche à en effacer les traces et ainsi à échapper aux poursuites. Si l'on examine une situation concrète, on s'aperçoit que dans le cas d'un détournement de fonds publics, par exemple un emploi fictif d'une assistante parlementaire, découvert en janvier 2017, les juges ne pourraient remonter que douze ans après les faits, c'est-à-dire en 2005. Or, on se souvient que Penelope Fillon a été collaboratrice parlementaire de son époux de 1998 à 2002, puis du suppléant de ce dernier de 2002 à 2007. 

L'article 4 et le Parquet national financier


L'article 4 de la loi ajoute, dans un style d'une joyeuse obscurité que "la présente loi ne peut avoir pour effet de prescrire des infractions qui, au moment de son entrée en vigueur, avaient valablement donné lieu à la mise en mouvement ou à l’exercice de l’action publique à une date à laquelle, en vertu des dispositions législatives alors applicables et conformément à leur interprétation jurisprudentielle, la prescription n’était pas acquise". Cette disposition manque, à l'évidence, de clarté. La phase d'enquête par la Procureur national financier sera-t-elle considérée comme "la mise en mouvement ou l'exercice de l'action publique" ? Rien n'est moins certain, car aucun acte de procédure n'avait encore été pris. C'est sans doute la raison pour laquelle, le choix a été fait de privilégier la saisine de trois juges d'instruction, et non pas la citation directe devant le tribunal correctionnel. En continuant son enquête en vue d'une éventuelle citation directe, le Parquet national financier prenait le risque que la promulgation imminente de la loi interdise des poursuites sur la période antérieure à 2005. En ouvrant une instruction avant la promulgation de la loi, il permet aux juges de remonter aux origines de l'affaire. 

Comment justifier un tel texte ? Les parlementaires ne voient-ils pas qu'ils risquent fort de donner du grain à moudre à ceux qui évoquent la société de connivence ? Les initiateurs de la loi affirment, pour leur défense, qu'ils tenaient beaucoup à une réforme de la prescription qui, pour une large part, est utile. Ils expliquent qu'il fallait parvenir à un accord avec le Sénat avant le fin de la mandature, au prix de certaines concessions.. L'argument a du mal à convaincre. D'une part, on a observé une très grande discrétion aussi bien du ministre de la justice que de la majorité de l'Assemblée nationale après que l'amendement litigieux ait été introduit dans le texte. Personne n'a réellement protesté et l'amendement a suivi tranquillement son chemin parlementaire. D 'autre part, et cette fois, la critique porte sur le fond, doit-on tout accepter pour faire un passer une loi ? En l'espèce, les délais de prescriptions sont allongés pour les crimes et les délits de droit commun, et en pratique considérablement raccourcis pour la délinquance en col blanc. N'aurait-il pas été préférable de risquer l'échec plutôt que d'apparaître comme les fossoyeurs de l'égalité devant la loi ? Une question que les électeurs ne manqueront pas de se poser.




mardi 21 février 2017

Construction d'une mosquée et association cultuelle

La loi relative à la séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905 fait partie de ces textes que tout le monde invoque sans pourtant qu'elle soit réellement connue. C'est d'autant plus vrai que le principe de laïcité qu'elle consacre a connu quelques modifications au fil des ans, à la fois par les interprétations jurisprudentielles et par les interventions législatives. Le Conseil d'Etat se voit donc contraint de rappeler certains principes fondamentaux et c'est précisément ce qu'il fait dans son arrêt du 10 février 2017 portant sur la construction d'une mosquée. 

En l'espèce, il considère comme illégale la délibération du Conseil de Paris qui, en avril 2013, divisait en lots l'Institut des cultures d'Islam situé dans le XVIIIè arrondissement. En même temps, elle décidait de conclure un bail emphytéotique administratif avec une association représentant le culte, bail portant sur l'un de ces lots, dans le but d'y construire une mosquée. 

La création des lieux de culte


L'article 2 de la loi de 1905  énonce avec vigueur que "la République ne subventionne aucun culte".  Ce principe demeure le droit positif et le juge administratif exerce un contrôle étendu sur les opérations visant à contourner cette règle. Tel est le cas lorsqu'une commune invoque la réparation d'un lieu de culte alors qu'il s'agit d'en faire l'acquisition, vend un terrain à une association cultuelle à un prix très inférieur à la moyenne, ou encore fait voter par le Conseil municipal la construction d'une salle polyvalente... qui sera remise quelques mois plus tard à une association musulmane pour en faire une salle de prière. 

Ce principe d'interdiction de subventionner les cultes a cependant été battu en brèche par la jurisprudence d'abord, puis par le législateur. 

Le centre culturel cache le lieu de culte


Les juges ont d'abord admis la pratique du saucissonnage que la ville de Paris utilise dans l'affaire de la mosquée du XVIIIè arrondissement. Aucune disposition n'interdit en effet la construction simultanée d'un édifice cultuel et d'un bâtiment affecté à une autre activité, musée, bibliothèque, centre culturel etc., dès que l'équipement répond à un but d'intérêt général. Le lieu de culte devient alors une sorte d'annexe de l'opération principale. Ce financement indirect a été mis en oeuvre au profit du culte catholique lors du versement d'une subvention attribuée par l'Etat pour la création, à côté de la cathédrale d'Evry, d'un Musée d'art sacré. Ce dernier n'a jamais vu le jour, sa seule fonction consistant à servir d'écran à la subvention destinée à la cathédrale. De la même manière, la mosquée du XVIIIè arrondissement est l'annexe d'un Institut des culture d'Islam qui, lui, est une réalité.

Le Conseil d'Etat s'est rallié à cette pratique, non sans réticence. Dans sa décision du 12 février 1988 Association des résidents des quartiers Portugal-Italie, il considère qu'une demande de permis de construction formulée par la mairie de Paris pour la construction d'un centre culturel islamique portait sur un équipement public, dès lors qu'il s'intégrait dans un projet de rénovation de quartier. Il est vrai qu'en l'espèce, le Conseil d'Etat annula le permis de construire pour non-conformité au plan d'occupation des sols.

Exemple de centre culturel islamique.
OSS 117. Le Caire ne répond plus. Michel Hazanivicius 2006. Jean Dujardin

Le bail emphytéotique, instrument de contournement


Le législateur, quant à lui, a offert aux collectivités territoriales un instrument beaucoup plus commode pour écarter la loi de 1905. L'ordonnance du 21 avril 2006 procède à une nouvelle écriture de l'article L 1311-2 du code général des collectivités territoriales (cgct). Il autorise désormais une commune à conclure un bail emphytéotique d'une durée prévue entre 18 et 99 ans, bail par lequel elle loue, pour un loyer très modéré, voire symbolique, un bien immobilier, terrain ou immeuble, susceptible ensuite d'être affecté à une association cultuelle en vue de la création d'un édifice du culte ouvert au public. A l'expiration du bail, l'édifice revient dans la patrimoine de la commune qui n'a donc pas supporté les charges de conception et de construction du bien. Dans un arrêt d'assemblée du 19 juillet 2011, le Conseil d'Etat affirme clairement que cette disposition s'analyse comme une dérogation au principe de laïcité qui interdit de subventionner les cultes. Le juge administratif insiste cependant sur les conditions de légalité d'un tel bail, précisant que son titulaire doit être une association cultuelle qui ne doit exercer aucune activité lucrative.

La nécessité d'une association cultuelle


Dans la cas de la mosquée visée par l'arrêt de février 2017, le Conseil d'Etat n'est pas en mesure de contester le principe même du bail emphytéotique, qui est imposé par le législateur. En revanche, il sanctionne un bail accordé une association représentant le culte, formule dépourvue de contenu juridique qui montre qu'il ne s'agit pas d'une association cultuelle au sens de la loi de 1905.

Pourquoi est-ce si important que le contractant ait le statut d'association cultuelle ? La loi de 1905 prévoit que les biens des établissements du culte seront dévolus à ces groupements qui ont "exclusivement pour objet l'exercice d'un culte". Le Conseil d'Etat se montre rigoureux sur ce point. Dans un arrêt du 4 mai 2012, il refuse ainsi la qualification d'association cultuelle à un groupement dont l'unique rôle est d'organiser des colloques : une association même composée de fidèles n'est donc pas cultuelle si elle n'a pas pour mission de mettre en oeuvre un culte.

Cette jurisprudence ne saurait être accusée de formalisme excessif, car la qualification d'association cultuelle offre des garanties réelles. 

D'une part, son objet doit être strictement conforme à l'ordre public et le Conseil d'Etat adopte, sur ce point, une définition large de l'ordre public. Dans un arrêt du 28 avril 2004 Association culturelle du Vajra triomphant, il estime qu'il englobe la police générale c'est à dire la sécurité et la tranquillité publiques ainsi que la moralité publique, mais aussi la prévention des infractions. Il refuse donc le statut d'association cultuelle à un mouvement sectaire condamné à plusieurs reprises pour des violations graves du droit de l'urbanisme (affaire des statues du Mandarom). D'autre part, l'association cultuelle est soumise à un certain nombre de contrôles financiers, en particulier par les services fiscaux. 

Ces deux éléments ont certainement été pris en considération par le Conseil d'Etat et on peut s'étonner que la ville de Paris ait écarté bien facilement cette exigence d'association cultuelle. Cette organisation juridique est en effet la seule qui permette un contrôle sur l'organisation du culte, contrôle indispensable dans le cas d'une religion qui ne dispose pas d'un clergé au sens traditionnel du terme ni d'ailleurs d'une forme sérieuse d'encadrement. Alors que la menace causée par certains imams fondamentalistes est aujourd'hui incontestable, le contrôle semble indispensable. Il en est de même du contrôle financier, car contracter avec une quelconque association de la loi de 1901 ne permet pas réellement de connaître exactement les sources de financement du futur lieu de culte. Sera-t-il financé par l'assemblée des fidèles, comme on l'affirme souvent, ou recevront-ils l'aide d'Etats étrangers ? Là encore, la ville de Paris risquait de perdre le contrôle, si tant est qu'elle ait souhaité l'exercer. 

Nul ne conteste que la religion musulmane se trouve dans une situation particulière car elle n'était pas directement concernée par la loi de 1905. A cette époque, elle était encadrée par le droit colonial et faisait l'objet d'une tutelle administrative définie dans le statut de l'Algérie. Aujourd'hui, avec la décolonisation et l'arrivée sur le territoire française d'une large communauté musulmane, mais aussi avec le développement d'un Islam fondamentaliste, la création des lieux de culte musulman peut être considérée comme l'occasion de mettre en place un indispensable contrôle. Elle permet en effet de créer des espaces connus des pouvoirs publics et détachés des influences étrangères. Sur ce point, l'arrêt du 10 février 2017 sonne comme un avertissement pour les communes, invitées à prendre conscience de ces éléments et ne pas considérer que leur rôle se borne à satisfaire une demande.


Sur la construction des lieux de culte : Chapitre 10, section 2, C, du manuel de libertés publiques sur internet.