« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 13 février 2017

La fin du délit de consultation habituelle des sites terroristes

Par une décision David P. du 10 février 2017 rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel déclare non conforme à la Constitution le délit figurant dans l'article 421-2-5-2 du code pénal. Il sanctionnait de deux ans de prison et 30 000 € d'amende "le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme, soit faisant l'apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou des représentations montant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie". Une telle décision n'a rien de surprenant si l'on considère, comme l'affirmait maître Claire Waquet dans sa plaidoirie, que ce délit "n'était pas né sous les meilleurs auspices". 

Un texte qui n'est pas "né sous les meilleurs auspices"


En 2012, alors que l'assaut donné à l'appartement de Mohamed Merah venait à peine de s'achever, le Président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, annonçait déjà la création d'un nouveau délit pénal "de consultation habituelle de sites faisant l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine ou à la violence". L'idée reposait sur une transposition au domaine du terrorisme des dispositions de l'article 227-13 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 5 mars 2007. Il punit d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende toute personne qui "consulte habituellement" un service de communication au public en ligne mettant à disposition des images de mineurs présentant un caractère pornographique. Et déjà en 2012, ce délit avait suscité des réserves liées à l'incertitude dans le contenu de la norme. Finalement, dans un avis du 5 avril 2012 rendu à propos du projet de loi de prévention et lutte contre le terrorisme, le Conseil d'Etat avait considéré que de "telles dispositions portaient à la liberté de communication (...) une atteinte qui ne pouvait être regardée comme nécessaire, proportionnée et adaptée à l'objectif de lutte contre le terrorisme".  Elles avaient alors été retirées du texte qui allait devenir la loi du 21 décembre 2012

Une seconde tentative a échoué en décembre 2015, avec une proposition de loi "tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste", proposition qui n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Cet abandon est lié à l'intervention d'un troisième texte, cette fois un projet de loi émanant du gouvernement de Manuel Valls, projet qui allait devenir la loi du 3 juin 2016, dans laquelle figure le délit sanctionné dans la présente QPC. Observons toutefois que ce délit a été introduit par un amendement sénatorial, alors même que le gouvernement, et en particulier le Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, s'y étaient opposés. Finalement, le délit a passé le cap de la commission mixte paritaire, mais le rapporteur à l'Assemblée nationale affirmait alors qu'il continuait "d'émettre des réserves sur sa constitutionnalité" (...) "La jurisprudence tranchera sans doute rapidement sur ce point". Hélas, la loi n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel avant promulgation, et on a dû attendre une QPC pour que le délit de consultation habituelle des sites terroristes soit finalement déclaré inconstitutionnel. Le temps tout de même de condamner une vingtaine de personnes sur son fondement. 

Cette situation explique sans doute les particularités de l'audience tenue devant le Conseil constitutionnel. Alors que les avocats étaient parfaitement à l'aise, le représentant du gouvernement semblait plutôt gêné, contraint de défendre un texte auquel le gouvernement s'était opposé.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel s'appuie sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il reprend une jurisprudence classique qui définit la liberté de communication comme celle de diffuser et de recevoir des idées. Dans sa décision du 10 juin 2009 rendue à propos de la loi Hadopi, il subordonne la conformité à la Constitution des atteintes portées à la liberté à une triple condition de nécessité, d'adaptation et de proportionnalité à l'objectif poursuivi, objectif qui doit lui-même avoir valeur constitutionnelle.

 
Le Chat. Geluck. 2014

Le principe de nécessité


Le motif essentiel de l'annulation prononcée par le Conseil constitutionnel repose sur l'absence de nécessité de créer un délit spécifique. Il dresse ainsi la liste des dispositions du code pénal permettant de prévenir la commission d'actes de terrorisme. Elles sont fort nombreuses et, parmi elles, figure l'article 421-2-6 du code pénal qui réprime la préparation d'un acte de terrorisme, cette infraction étant caractérisée lorsque l'intéressé s'est rendu sur des sites internet évoquant directement la commission de tels actes ou en faisant l'apologie. Autant dire que la sanction de consultation des sites terroristes existe déjà et qu'il n'est pas absolument nécessaire de créer une nouvelle incrimination. 

De même, les enquêteurs et les magistrats compétents disposent de tous les moyens indispensables pour rechercher les faits à l'origine de ces infractions. Ils peuvent intercepter des courriels, recueillir les données de connexion, capter toutes les images ou vidéos dont ils ont besoin. Ces compétences sont également détenues par les services de renseignement, étroitement associés à la prévention du terrorisme. 

De tous ces éléments, le Conseil constitutionnel déduit, comme l'avait fait le Conseil d'Etat en 2012, que ce délit ne donne aux policiers et aux juges aucun moyen nouveau de nature à prévenir efficacement les actes de terrorisme. Il est redondant et donc pas nécessaire. 

Adaptation  et proportionnalité


Le délit de consultation habituelle de sites terroristes n'est pas seulement inutile. Il est aussi inadapté et disproportionné par rapport aux objectifs poursuivis. 

Peut-être par courtoisie à l'égard du parlement, le Conseil constitutionnel n'insiste pas sur le fait que le texte est très mal écrit et, sur certains points, peu cohérent. C'est ainsi qu'il ne vise que les "services de communication au public en ligne", excluant de fait les réseaux privés comme Facebook, WhatsApp ou Telegram, ce dernier étant connu pour être très utilisé dans la mouvance du terrorisme islamiste. La loi interdit ainsi de consulter des sites montrant une décapitation mais ne pouvait pas sanctionner l'échange de vidéos sur des réseaux sociaux. Précisément, et c'est le second élément à relever, le délit n'est constitué que si la provocation ou l'apologie du terrorisme s'accompagne "d'images consistant en des atteintes volontaires à la vie". Là encore, on peut sanctionner celui qui regarde un assassinat, mais pas celui qui regarde un acte de barbarie ou, d'une manière plus générale, un traitement inhumain et dégradant. Ces différences de traitements sont-elles justifiées ? 

Le Conseil constitutionnel s'intéresse surtout au caractère apparemment objectif du délit, en quelque sorte dépourvu d'élément moral. Peu importe que l'auteur de l'infraction ait ou non l'intention de commettre un acte de terrorisme, il suffit qu'il ait consulté de manière habituelle un site terroriste. On ignore d'ailleurs à partir de combien de consultations la pratique devient habituelle, le gouvernement se bornant à mentionner sans conviction que deux consultations ne suffisent pas à constituer une habitude. 

Certes, le texte prévoit une dérogation et, dans un second alinéa de l'article 421-2-5-2, le code pénal écarte les poursuites lorsque la consultation habituelle de sites terroristes est faite "de bonne foi, résulte de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice". Là encore, la disposition est mal rédigée, et l'on ignore si les trois hypothèses citées sont des éléments de cette bonne foi, si la liste est exhaustive ou non, tous éléments manifestement abandonnés à la clairvoyance des juges. Surtout, et sans que le terme soit réellement prononcé, on sent que le Conseil constitutionnel est réticent à l'égard d'une infraction qui repose sur une présomption de mauvaise foi.

Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que le Conseil constitutionnel affirme que l'atteinte à la liberté de communication est disproportionnée, conclusion d'autant plus attendue qu'il a déjà démontré l'inutilité de ce délit.  Cela ne signifie pas qu'une personne consultant un site djihadiste ne puisse plus être poursuivie, mais cette consultation ne sera qu'un élément destiné à prouver sa participation à un réseau, à une association de malfaiteurs en vue de la commission d'un acte terroriste. Le Conseil constitutionnel donne ainsi un avertissement au législateur. La lutte contre le terrorisme ne consiste pas à chercher ses clés sous le réverbère, c'est-à-dire à sanctionner les lecteurs de sites terroristes, parce que l'on ne parvient à atteindre leurs responsables, les sites étant inaccessibles, cachés dans des pays lointains ou changeant d'adresse en permanence.

Derrière cette analyse, on voit se dessiner le refus d'un texte qui va directement à l'encontre des principes gouvernant la liberté de circulation des idées sur internet. Depuis sa décision du 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel confère une certaine autonomie à la liberté d'expression sur internet. Il en est de même de la Cour européenne des droits de l'homme qui estime que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme protège la liberté d'expression sur internet, par exemple dans son arrêt Cengiz et autres c. Turquie du 1er décembre 2015. Le principe selon lequel internet est, avant tout, un espace de libre circulation des idées, ne peut donc que très difficilement être remis en cause. Et selon les règles du régime répressif qui organisent la liberté d'expression, les infractions ne peuvent viser que les responsables des sites et les auteurs des propos qui y sont tenus, des images qui y sont diffusées, pas les lecteurs qui sont des consommateurs passifs d'informations. 



Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet.

jeudi 9 février 2017

François Fillon : la revendication de l'immunité

Il y a quinze jours, François Fillon déclarait vouloir faire toute la lumière sur les accusations qui le visent et participer pleinement à l'enquête préliminaire diligentée à son encontre. Le lendemain de cette déclaration, on voyait un de ses avocats aller, dès potron-minet, déposer des documents au Parquet national financier (PNF), sans doute les preuves du travail de Pénélope comme collaboratrice parlementaire. Deux semaines plus tard, alors que le candidat Fillon s'effrite dans les sondages, le ton change et se fait plus tranchant. Ses avocats annoncent désormais vouloir dessaisir le PNF. Après la dénégation vertueuse, nous entrons donc dans une phase procédurière.

Passons rapidement sur cette demande de "dessaisissement" du procureur, formule étrange puisque, contrairement à un juge d'instruction, un procureur n'est pas juridiquement "saisi".  Quoi qu'il en soit, l'idée générale est que le PNF n'est pas compétent pour trois motifs juridiques. 

On écartera le premier reposant sur la violation du secret de l'instruction, argument quelque peu étrange si l'on considère qu'aucune instruction n'a encore été ouverte dans cette affaire. Quoi qu'il en soit, même s'il est vrai que le secret couvre aussi la phase d'enquête (article 11 du code de procédure pénale), il n'en demeure pas moins qu'une éventuelle violation du secret, dont on ignore l'origine, est sans influence sur la compétence du Parquet national financier.

Les autres arguments invoqués par les avocats de François Fillon méritent davantage d'attention. L'un repose sur l'idée que l'infraction de détournement de fonds publics ne serait pas applicable aux élus. L'infraction n'étant pas constituée, le PNF serait donc incompétent. L'autre consiste à affirmer que l'enquête engagée par le PNF entraine une atteinte à la séparation des pouvoirs. Le seul problème est que ces deux arguments juridiques, bien qu'affirmés d'un ton péremptoire, apparaissent bien fragiles.

Les avocats de François Fillon affirment que l'infraction de détournement de fonds publics ne serait pas applicable aux élus. Observons d'emblée que l'argument repose sur l'idée que nos élus peuvent allègrement gaspiller les fonds publics, sans aucun contrôle d'aucune sorte, argument qui risque de déplaire au contribuable moyen. Reconnaissons cependant que François Fillon a le droit de développer sa défense comme il l'entend et regardons les textes.

Bernardino di Betto, dit Pinturicchio. Retour d'Ulysse. circa 1500

Un parlementaire, personne dépositaire de l'autorité publique


L'analyse juridique sur ce point repose sur l'articulation entre deux dispositions du code pénal. L'article 432-15 du code pénal sanctionne "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l'un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission (...)".  Ce texte réprime le détournement de fonds publics et les avocats de François Fillon estiment qu'il n'est pas applicable aux parlementaires, puisqu'ils ne sont pas expressément mentionnés dans la liste des personnes susceptibles d'être poursuivies. Le raisonnement est simple, mais il est aussi très court. En effet, il faut encore se demander si un parlementaire n'est pas précisément une personne dépositaire de l'autorité publique à laquelle fait référence l'article 432-15 du code pénal.  

Si l'on examine l'article 433-3 du code pénal,  celui-ci punit "la menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes ou les biens proférée à l'encontre d'une personne investie d'un mandat électif public". Il s'agit cette fois de protéger une catégorie de personnes auxquelles le texte ajoute pêle-mêle les magistrats, les jurés, les avocats, les notaires, les gendarmes ou toute autre personne dépositaire de l'autorité publique". Toutes les personnes citées, y compris celles investies d'un mandat électif public sont donc dépositaires de l'autorité publique. On imagine mal que cette notion soit interprétée différemment lorsqu'il s'agit de protéger le parlementaire et lorsqu'il s'agit d'engager sa responsabilité.

Ce raisonnement est déjà appliqué par les juges. Un maire, titulaire d'un mandat électif, est ainsi considéré par la Cour de cassation, dans un arrêt du 29 juin 2016 comme une personne dépositaire de l'autorité publique et il peut être poursuivi pour détournement de fonds lorsqu'il a fait acquérir par le budget de sa commune des véhicules de luxe qu'il emploie à son usage personnel. Il en est de même pour le président d'un Conseil général et la Cour d'appel de Paris, dans une décision du 5 novembre 1999 admet que le titulaire d'un tel mandat soit poursuivi pour détournement de fonds publics. L'intéressé en effet, n'utilisait pas "ces fonds conformément à l’intérêt de la personne morale qu’il représentait (...) en versant à son épouse une rémunération sans contrepartie de « service fait". Toute ressemblance avec les faits reprochés à François Fillon serait évidemment le fruit de notre imagination. Quoi qu'il en soit, si un élu local est une personne dépositaire de l'autorité publique, on peut légitimement penser qu'il en est de même d'un parlementaire. 

La séparation des pouvoirs


Pour François Fillon, le seul fait d'enquêter sur le caractère fictif ou non de l'emploi de collaborateur parlementaire de son épouse constitue, en soi, une atteinte à la séparation des pouvoirs. Là encore, l'argument repose sur l'idée que les parlementaires ont tous les droits, et que la séparation des pouvoirs interdit toute forme de contrôle. 

Il n'en est rien pourtant, car le principe de séparation des pouvoirs n'autorise pas tout.  Ce n'est pas la loi qui l'affirme mais la Constitution elle-même, dans son article 26 al 1 : "Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions". Selon les termes employés par Pierre Avril et Jean Gicquel dans leur manuel de droit parlementaire, cette protection traditionnelle "vise à assurer la liberté d'expression et de décision" du parlementaire. Il existe donc bien une irresponsabilité juridique des parlementaires, mais elle ne concerne que les actes directement rattachés à l'exercice du mandat, et pas ceux qui en sont détachables. Elle concerne dont les propos ou les votes tenus en séance, en commission, ce qui constitue le coeur de la fabrication de la loi. 

Julien Aubert (LR Vaucluse) a été victime, bien malgré lui, de cette distinction. On se souvient qu'il avait été sanctionné d'un rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal pour s'être adressée à Sandrine Mazetier en l'appelant "Madame le Président" alors qu'elle lui demandait de s'adresser à elle comme Madame la Présidente". Ayant voulu contester la sanction, qui le privait tout de même d'une partie de son indemnité parlementaire, il s'est heurté à une décision d'incompétence du tribunal administratif de Paris. Dans sa décision de juin 2015, celui-ci s'appuie précisément sur le principe de séparation des pouvoirs, estimant que Julien Aubert s'exprimait dans l'hémicycle, au coeur même du débat parlementaire indissociable de la procédure législative. Ses propos relevaient donc de la police de la séance et la légalité de la sanction ne pouvait être appréciée par un juge.

Dans le cas de François Fillon, la situation est bien différente. Les poursuites portent uniquement sur le travail, réel ou fictif, effectué par sa collaboratrice et les poursuites pour détournement de fonds publics dépendent de cette qualification. Ces poursuites ne visent donc pas directement son activité de parlementaire, les nombreuses séances auxquelles il a assisté, et les innombrables amendements qu'il a déposés. 

La contre-offensive de François Fillon semble ainsi reposer sur une analyse juridique un peu sommaire et sans doute développée dans la précipitation. S'agit-il d'une simple posture destinée à montrer sa combativité et son refus d'un éventuel plan B ? S'agit-il d'une tentative un peu désespérée de gagner du temps ? Peut-être un peut de tout cela, et, au bout, l'immense espoir de l'inviolabilité attachée à la personne du Président de la République.

lundi 6 février 2017

Négation du génocide arménien : retour subreptice devant le Conseil constitutionnel

La loi égalité et citoyenneté du 27 janvier 2017 est l'un de ces textes qui, derrière un titre englobant, développe des mesures aussi ponctuelles que diverses. Le législateur traite donc tout à la fois du logement social, de la réserve et du service civiques, du congé formation, de l'accès au 3è concours dans les fonctions publiques pour les élus locaux, du racisme, de la discrimination et du négationnisme. C'est précisément ce dernier point, le traitement du négationnisme, qui suscite la censure du Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 janvier 2016, alors même que les auteurs des saisines parlementaires n'avaient pas développé ce cas d'inconstitutionnalité.

La disposition censurée par le Conseil est l'alinéa 2 de l'article 173 du texte qui réprime la négation de certains crimes, génocide, crime contre l'humanité, réduction en esclavage ou exploitation d’une personne réduite en esclavage, "lorsque cette négation constitue une incitation à la violence ou à la haine par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l'ascendance ou l'origine nationale, y compris lorsque ces crimes n'ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs". On comprend que le Conseil s'en soit saisi d'office, car il apparaît évident qu'aucun parlementaire n'oserait contester un texte qui semble reposer sur des valeurs incontestables. 

La négation du génocide arménien, toujours lui 


Ces dispositions s'analysent pourtant comme une tentative de réintroduire subrepticement dans le droit positif la sanction de la négation du génocide arménien de 1915. On sait que, par une décision du 28 février 2012, le Conseil avait déjà considéré comme non conforme à la Constitution un texte pénalisant la contestation d'un génocide seulement reconnu par la loi. C'était précisément le cas du génocide arménien qualifié comme tel par une loi du 29 janvier 2001

Le gouvernement est donc revenu à la charge, et l'on observe que la disposition annulée avait été introduite dans la loi par un amendement gouvernemental. Cette fois, un autre argumentaire juridique est employé, puisque le premier n'a pas réussi. L'amendement introduit en effet une distinction nouvelle, évoquant en réalité deux négationnismes différents. Le premier, que l'on connaît déjà, existe lorsque le crime nié a déjà été condamné par les juges. Le second, introduit par les dispositions censurées, est réprimé  "y compris lorsque le crime qui est nié n'a pas fait l'objet d'une condamnation judiciaire". Dans ce cas, il faut alors que les propos tenus soient constitutifs d'une incitation à la haine. On arrive donc à deux incriminations distinctes, l'une pour négationnisme que l'on n'ose qualifier d'ordinaire, l'autre pour négationnisme entraînant une incitation à la haine.

Tout cela manque de clarté, mais permet de sanctionner la négation du génocide arménien. S'il est vrai que la Shoah a été qualifiée de génocide par l'Accord de Londres du 8 août 1945, et par un certain nombre de décisions de justice rendues à la fois par le Tribunal de Nüremberg et par des juridictions françaises, il n'en est pas de même des massacres intervenus en Arménie en 1915. Ils n'ont été qualifiés de génocide par aucune convention internationale ni aucune décision rendue par une juridiction internationale ou française. Pour sanctionner leur négation, il est donc juridiquement nécessairement de lever la condition de qualification du crime par un traité ou une juridiction, et c'est précisément ce qui est fait.

Mais le Conseil constitutionnel ne s'y laisse pas prendre. Comme en 2012, il juge que la disposition ainsi ajoutée à la loi Egalité et Citoyenneté n'est  ni nécessaire ni proportionnée. Elle porte donc une atteinte excessive à la liberté d'expression. Pour parvenir à cette conclusion, le Conseil raisonne en trois temps. 

Ils sont tombés. Charles Aznavour. 1976

Le lien entre le négationnisme et la haine


Le Conseil commence par observer que si la négation, la minoration ou la banalisation de certains crimes "peuvent constituer une incitation à la haine ou à la violence à caractère raciste ou religieux", de tels propos ne sont, par eux-mêmes et "en toute hypothèse" constitutifs d'une telle incitation ni d'ailleurs d'une apologie. Dans ce cas, l'atteinte à la liberté d'expression est évidemment excessive.

Le Conseil n'est évidemment pas lié par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'a pas été indifférent à la décision Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015. La Cour a en effet sanctionné comme une ingérence excessive dans la liberté d'expression la condamnation par la justice suisse d'un conférencier turc qui avait mis en cause, non pas la réalité des exactions commises en 1915 mais leur qualification de génocide. La Cour avait alors estimé que la négation de cette qualification n'emportait aucune incitation à la haine.

Une disposition inutile


Le second motif développé par le Conseil réside, tout simplement, dans le caractère redondant du texte qui lui est soumis. Il observe en effet que l'article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881 punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait de provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. 

L'amendement introduit par le gouvernement dans la loi Egalité et Citoyenneté réprime en effet des propos présentant exactement les mêmes caractéristiques, sans qu'il soit nécessaire de rechercher la négation d'un crime contre l'humanité. C'est donc l'absence de nécessité du texte qui est ici sanctionnée.

L'existence d'un crime


Enfin, et c'est sans doute l'élément le plus important dans le raisonnement du Conseil constitutionnel, la disposition nouvelle obligeait le juge pénal chargé de réprimer les propos négationnistes à se prononcer sur l'existence du crime dont la négation est alléguée, alors même qu'il n'en est pas saisi au fond et qu'aucune juridiction ne s'est prononcée. On est là dans une situation ubuesque puisqu'elle revient à qualifier des comportements de crime à l'occasion de leur négation. Le juge dispose t il d'un dossier pénal pour opérer une telle qualification ? Dispose-t-il aussi de tous les éléments mis en lumière par les historiens ? Poser ces questions revient à y répondre.

Certains auteurs croient pouvoir affirmer que l’affirmation selon laquelle « Le génocide arménien est un mensonge international » constitue une négation du génocide arménien, indépendamment de la question de savoir s’il y a bien eu un génocide arménien. Le juge qui condamne ce propos pour négation d’un génocide ne se prononce nullement sur la réalité du génocide arménien". L'analyse a de quoi surprendre, car elle signifie que le terme "génocide" qui a pourtant un contenu juridique, pourrait être employé pour désigner n'importe quel acte, selon les convictions de celui qui est chargé de juger leur négation. Il y aurait donc deux définitions du génocide, une criminelle et une autre qui ne serait utilisée que comme fondement du délit de négationnisme. Les principes de clarté et de lisibilité seraient, à l'évidence, bien malmenés.

Le Conseil constitutionnel évite ainsi la multiplication des incriminations floues destinées à favoriser des objectifs immédiats, pour ne pas dire électoraux. Cette volonté de sanctionner coûte que coûte la négation du génocide arménien revient en effet tous les quatre ans. Souvenons-nous, la dernière fois, c'était en février 2012, quelques mois avant les élections présidentielles. Aujourd'hui, c'est une décision de fin janvier 2017 qui fait avorter une seconde tentative, encore quelques mois avant les élections présidentielles. A chaque fois, disons le franchement, il s'agit de donner satisfaction au lobby des Français d'origine arménienne qui se déclare prêt à soutenir le candidat capable de faire passer une loi sanctionnant la négation du génocide. En 2012, c'est une proposition de loi déposée par des élus de la région marseillaise, en 2017, c'est un amendement gouvernemental discret.. Et à chaque fois, le Conseil constitutionnel intervient pour rappeler que la loi n'est pas un instrument destiné à promouvoir des intérêts catégoriels mais qu'elle doit demeurer l'expression de la volonté générale.

Sur le négationnisme : Chapitre 9 section 3 B du manuel de libertés publiques sur internet.



samedi 4 février 2017

Les autorités indépendantes ont un statut

Les autorités indépendantes rentrent dans le rang. Elles s'institutionnalisent. Deux textes du 20 janvier 2017, une loi organique et une loi ordinaire, leur confèrent un statut et en dressent la liste exhaustive. Autant dire qu'il sera plus difficile de les utiliser pour tout et n'importe quoi, par exemple pour donner l'apparence de l'impartialité à une commission consultative ordinaire ou pour répondre à une préoccupation conjoncturelle de l'opinion publique. Derrière le recours à l'autorité indépendante apparaît toujours l'idée que des "sages" sont mieux placés que les administrations ordinaire pour susciter la confiance et, parfois, apporter l'oubli.

Les textes sont issus de propositions de loi d'origine sénatoriale, présentées en décembre 2015 par Marie-Hélène des Esgaulx (LR, Gironde), Jean-Léonce Dupont (UDI Calvados) et Jacques Mézard (RDSE Cantal). Elles font suite au rapport pour le moins alarmiste déposé par le sénateur Patrick Gélard en juin 2014. Il y dénonçait le développement anarchique des autorités indépendantes et réclamait un cadre juridique précis pour une notion au succès incontestable mais si imprécise qu'elle servait à qualifier des institutions extrêmement diverses. Dans le but de créer cet encadrement juridique, le rapport Gélard formulait un certain nombre de propositions assez largement reprises dans les présents textes.

L'inflation des autorités indépendantes


En 2014, le rapport Gélard ne recensait pas moins de 39 autorités indépendantes, constatant que le législateur en créait environ une par an. Certaines, comme la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) bénéficient d'un véritable statut d'indépendance et sont même dotées d'un pouvoir réglementaire et d'un pouvoir de sanction. D'autres, comme le Médiateur du livre ou le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) ressemblent étrangement aux commissions consultatives ordinaires qui les ont précédées. La seule chose qui change est donc l'étiquette "autorité administrative indépendante" qui leur est donnée. 

La loi du 20 janvier 2017 fait un grand ménage dans la liste des autorités indépendantes. Des 39 dénombrées dans le rapport Gélard, il n'en reste que 26. Autant dire que certaines n'ont pas réussi l'examen d'entrée dans la nouvelle catégorie définie par le législateur. Tel est le cas du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) et de la Commission nationale consultative sur les droits de l'homme (CCNDH) qui sont toutes deux dépourvues de pouvoir de décision. Il est vrai que la seconde s'était auto-proclamée autorité indépendante, affirmation qui ne reposait sur aucun fondement juridique. 

D'autres institutions ont été sauvées in extremis lors des débats sur les lois de janvier 2017, comme la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI). Les sénateurs estimaient qu'elle avait démontré son inefficacité, mais le gouvernement s'est opposé à sa disparition, comme il s'est opposé à celles de l'Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP) et de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL). Quant à la Commission consultative sur le secret de la défense nationale (CCSDN), on l'a rebaptisée en Commission du secret de la défense nationale, évolution purement cosmétique qui permet de gommer le fait qu'il s'agit d'une commission consultative ordinaire dépourvue de tout pouvoir décision. 

Sage. Pierre Alechinsky (né en 1927).


Un objet juridique identifié


Les autorités indépendantes reconnues font désormais l'objet d'un encadrement juridique. Un certain nombre de principes sont posés qui ne se différencient de ce qui existe déjà dans bon nombre d'institutions. Le mandat des membres doit être compris entre trois et six ans. Il n'est pas révocable et n'est renouvelable qu'une fois. Tout cela n'est pas très original et la plupart des lois organisant les autorités existantes prévoyaient déjà ce type de garanties institutionnelles.

La loi énonce aussi quelques principes qualifiés de déontologiques. Elle rappelle les termes de la loi du 11 octobre 2013 qui impose aux membres de ces autorités le dépôt d'une déclaration d'intérêts. Elle affirme aussi qu'ils xercent leurs fonctions avec "avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts".  Ces précisions étaient sans doute utiles mais elles ne font que rappeler des principes posés par la loi du 11 octobre 2013.  Certes, ils ne figuraient pas dans les lois créant une autorité indépendante. Mais peut-être le législateur n'estimait-il pas nécessaires de rappeler des devoirs que tous les membres d'une telle autorité devraient connaître et respecter ? Quoi qu'il en soit, s'il les rappelle désormais, la question de la sanction de leur non respect reste posée. La loi ne prévoit pas, en effet, de procédure spécifique de sanction.

Incompatibilités


Des incompatibilités sont également prévues, notamment avec l'exercice d'un mandat électif local ou avec la détention d'intérêts en lien avec le secteur dont l'autorité assure le contrôle, la surveillance ou la régulation. Là encore, ce type de précaution n'était pas inconnu des lois existantes. On observe néanmoins que si le législateur a pris soin de dresser la liste des fonctions incompatibles, il n'a pas mentionné celle de parlementaire. On pourrait s'étonner que la question de cette participation de membres du parlement à des autorités qui demeurent de nature administrative, participation qui semble un peu étrange au regard du principe de séparation des pouvoirs.

L'incompatibilité est en revanche clairement affirmée par la loi organique pour les magistrats de l'ordre judiciaire et les membres du Conseil économique social et environnemental. La seule exception, logique, réside dans l'hypothèse où ils seraient nommés à raison de cette fonction. 

Les membres du Conseil d'Etat, de la Cour des comptes et des juridictions administratives sont nettement mieux traités. La loi prévoit que lorsque le texte instituant l'autorité indépendante prévoit, au sein du collège délibérant, la présence d'un représentant de ces corps, il ne peut être désigné un autre membre en activité du même corps, "à l'exclusion du président de l'autorité concernée". Ils peuvent donc conserver les nombreuses présidences déjà considérées comme le pré carré du Conseil d'Etat.

Les lois du 20 janvier 2017 ont le mérite de réduire le nombre de ces autorités et de poser quelques principes d'organisation. Le travail de tri entre les institutions qui peuvent revendiquer un réel statut d'indépendance et les autres est cependant loin d'être achevé. On ne peut s'empêcher de penser que les lobbying a été très actif durant les débats. Certaines autorités avaient disparu dans la proposition de loi pour revenir ensuite, après des interventions plus ou moins souterraines. La liste finale témoigne de ces hésitations et sa cohérence ne saute pas toujours aux yeux.

Il reste évidemment à s'interroger sur l'autorité qui aura pour fonction de contrôler le respect par le législateur de ce statut juridique, même minimaliste. On peut penser que le Conseil constitutionnel n'hésitera pas à reprendre à son compte des principes qui ont déjà été érigés au rang constitutionnel par sa jurisprudence, comme le principe d'impartialité. Il pourrait ainsi être conduit à sanctionner une loi qui qualifie d'autorité indépendante un vague comité Théodule dépourvu de tout pouvoir de décision, et destiné seulement à donner à l'opinion le sentiment que l'on se préoccupe d'un problème en le confiant à des "sages". Dans l'état actuel des choses, le Conseil n'a été saisi que de la loi organique, qu'il a déclarée conforme à la Constitution dans sa décision du 19 janvier 2017. Mais il sera bientôt saisi de questions prioritaires de constitutionnalité portant sur des autorités déjà crées et l'on attend avec impatience le jour où il se prononcera sur la Commission du secret défense ou sur l'Autorité de régulation des jeux en ligne.

Sur les autorités administratives indépendantes : Chapitre 3 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 31 janvier 2017

PenelopeGate : grandeur et servitude du collaborateur parlementaire

Le PenelopeGate suscite des réactions diverses. Les opposants à François Fillon s'indignent, ses partisans hurlent au complot. D'autres enfin, peut-être les plus nombreux, s'amusent d'une affaire qui met en cause la vertu d'un candidat qui déclare Urbi et Orbi son attachement aux vraies valeurs, en un mot à la vertu.

L'équipe Fillon a passé plusieurs jours en état de sidération, avant de diffuser quelques éléments de langage destinés à aider ceux qui défendent le candidat dans les médias. L'exercice n'est pas aisé et il est surtout centré sur l'activité de Penelope Fillon comme collaboratrice parlementaire de son époux de 1998 à 2002, puis du suppléant de ce dernier, de 2002 à 2007, et enfin de nouveau de son époux pendant quelques mois en 2012. Son "travail" à la Revue des deux mondes est à peine évoqué, comme si ce dossier était secondaire. Or ce n'est évidemment pas le cas, car on peut penser que le caractère fictif d'un emploi est plus facile à apprécier lorsque la production du salarié est directement visible. Les enquêteurs vont donc compter le nombre de fiches de lecture rendues par l'intéressé à son "employeur" et prendre connaissance des éventuelles autres prestations effectuées. Quoi qu'il en soit, c'est l'activité de collaboratrice parlementaire qui suscite le plus grand nombre d'efforts de justification. 

Un "débat politique"

 

Le premier argument employé relève de la disqualification. C'est celui employé par François Fillon lui-même, lors du discours prononcé le 29 janvier à la Porte de la Villette devant ses partisans : "Si on veut m'attaquer, qu'on m'attaque droit dans les yeux, mais qu'on laisse ma femme en dehors de ce débat politique".  La phrase illustre certes une conception de la femme délicieusement désuète, petit oiseau fragile qui doit être protégé par un mari prêt à coxer ceux qui oseraient s'en prendre à un être tout en douceur. Mais le plus intéressant réside dans cette vision qui réduit l'affaire à un "débat politique". Il ne s'agit pas d'un débat mais d'une accusation grave, et cette accusation est d'ordre juridique. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'une enquête ait été ouverte par le parquet financier.

Sur le plan juridique, la question n'est pas celle de l'emploi de Penelope Fillon comme collaboratrice parlementaire. Comme il a été dit un peu partout, il n'est pas illicite d'employer sa famille. Le seul fondement juridique en la matière réside dans l'article 18 du règlement de l'Assemblée nationale qui énonce que les députés "peuvent employer sous contrat de droit privé des collaborateurs parlementaires qui les assistent dans l'exercice de leurs fonctions et dont ils sont les seuls employeurs. Ils bénéficient à cet effet d'un crédit affecté à la rémunération de leurs collaborateurs". Cette disposition a été introduite dans le règlement par la résolution du 28 novembre 2014. Dans l'état actuel des choses, le crédit mensuel alloué au député s'élève à 9561 €. Avec cette enveloppe, il peut employer entre un et cinq collaborateurs. Selon un rapport de 2013 établi par la questure de l'Assemblée, la moyenne des salaires se situe entre 2000 et 3000 € par mois, ce qui n'exclut pas de très grandes disparités.

On sait que Penelope Fillon a été assistante parlementaire de 1998 à 2007, c'est-à-dire avant que ces dispositions aient pénétré dans le règlement de l'Assemblée. Mais le système antérieur était à peu près identique, la seule différence étant que son fondement juridique était encore plus incertain. Un parlementaire pouvait donc employer sa femme et ses enfants, même s'ils n'étaient pas encore avocats. Reste que le problème n'est pas celui de l'emploi de Penelope Fillon, mais de son caractère fictif ou non. 

Pénélope. Georges Brassens

L'intervention des juges


Poser cette question conduit à constater que les juges sont intervenus pour combler les lacunes du droit, et, au moins dans une certaine mesure, rapprocher le statut du collaborateur parlementaire de celui d'un salarié de droit commun. Une telle évolution permet de leur offrir un semblant de protection juridique et de sanctionner un certain nombre de pratiques illégales.

Les collaborateurs ont un contrat de travail de droit privé, sauf évidemment lorsqu'il sont fonctionnaires. Dans ce dernier cas, ils sont placés en position de détachement. Le contrat-type, mis à disposition des députés par la questure, affirme ainsi que " le député-employeur, agissant pour son compte personnel, engage le salarié qui lui est juridiquement et directement subordonné et a toute sa confiance, pour l’assister à l’occasion de l’exercice de son mandat parlementaire ». La conséquence est que la rémunération du collaborateur constitue un salaire au sens juridique du terme, principe consacré par la Cour administrative d'appel de Lyon par un arrêt du 31 mars 1992 intervenu dans un contentieux fiscal. 

Sur le plan des droits accordés au collaborateur, on notera que les juges protègent leur liberté d'expression, quand bien même ils reconnaissent l'existence d'un lien particulier de loyauté du collaborateur à l'égard du parlementaire qui l'emploie. Dans une décision du 29 septembre 2010, la Chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi considéré comme dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement d'un collaborateur qui avait dénoncé l'emploi fictif accordé à la fille de son député.. 

L'emploi fictif


L'emploi fictif est généralement défini comme le fait de bénéficier d'un contrat de travail et d'en toucher la rétribution, sans pour autant effectuer les tâches matérielles qui la justifie. Le terme est réservé au cas où le salaire est financé par des fonds publics, et les poursuites reposent sur le détournement de fonds publics, délit passible de dix années d'emprisonnement et d'une amende de dix millions d'euros (art. 432-15 du code pénal). Lorsque le bénéficiaire est payé par une entreprise privée, les poursuites sont alors fondées sur l'abus de biens sociaux.

Confusion entre fonds publics et fonds privés


Les autres arguments développés par les soutiens de François Fillon relèvent largement d'une confusion regrettable, mais sans doute liée à la panique, entre les fonds publics et les fonds privés. M. Bussereau, ancien ministre et Président de l'assemblée des départements de France, a ainsi déclaré : "Si l'on interdit aux politiques d'employer leur conjoint, il faut le faire pour les épiciers et les bouchers". Etrange analyse qui met sur le même plan l'utilisation de l'argent public et celui gagné par une petite entreprise artisanale. Dans le premier cas, c'est l'argent du contribuable qui est gaspillé, dans le second c'est celui du boucher.

La même confusion existe avec l'argument selon lequel François Fillon ne pouvait pas détourner un argent qui, s'il n'était pas utilisé, lui reviendrait en tout état de cause. Dans l'état actuel du droit, c'est tout simplement faux. En cas de non-emploi de la totalité du crédit de 9561 € destiné à rémunérer les collaborateurs, la part restant disponible demeure dans le budget de l'Assemblée nationale. La seule exception susceptible d'intervenir est lorsque le député décide de la céder à son groupe parlementaire pour rémunérer les collaborateurs directement rattachés au groupe. Cette règle est-elle toujours respectée ? Peut-être pas, mais sa violation ne saurait être invoquée comme un droit. 

Absence d'encadrement juridique


A l'issue de l'analyse, le PenelopeGate témoigne surtout de la faiblesse de l'encadrement juridique de la fonction de collaborateur parlementaire. Certains vont devant les Prud'hommes pour contester une rémunération trop faible ou se plaignent de harcèlement. D'autres au contraire bénéficient d'un statut tout à fait privilégié. Aucun statut global n'a jamais été adopté, et le Conseil constitutionnel a censuré la plupart des dispositions de la résolution de 2014 envisageant l'ouverture d'un dialogue social en vue de la négociation d'un statut. Aux yeux du Conseil, statuant le 11 décembre 2014, de telles dispositions n'ont rien à faire dans le règlement de l'Assemblée nationale car elles ne sont relatives ni à l'organisation, ni au fonctionnement de l'Assemblée et encore moins à la procédure législative.  Cette décision semble avoir mis fin aux tentatives de réforme.
L'opacité qui domine ces questions est pourtant lentement remise en cause. La loi du 11 octobre 2013 impose ainsi une certaine transparence et les parlementaires sont désormais tenus de déclarer le nom de leurs collaborateurs, information qui figure dans leur déclaration de patrimoine (annexe 4 cf. Décret du 13 mai 2016). Cette transparence nouvelle demeure très modeste puisqu'elle ne s'étend pas au montant de la rémunération attribuée au collaborateur. Elle a pourtant eu des conséquences fâcheuses pour Penelope Fillon qui a perdu son "emploi" de collaborateur parlementaire et a dû accepter de devenir pigiste à la Revue des deux mondes...

vendredi 27 janvier 2017

Le contrôle au faciès : ne pas confondre la loi et sa mise en oeuvre

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 24 janvier 2017, met un terme, peut-être provisoire, au débat sur les contrôles d'identité au faciès. La notion n'a évidemment pas de contenu juridique, mais renvoie à l'idée de contrôles effectués de manière discriminatoire, en ciblant les personnes qui y sont soumises à partir de leurs caractéristiques physiques, ou plus exactement de la manière dont sont perçues ces caractéristiques physiques. Le débat n'a rien de nouveau, et la question agitait déjà la doctrine, et les juges, lors des débats précédant les lois du 10 août 1993 sur les contrôles d'identité et du 13 août de la même année sur la maîtrise de l'immigration.

Dans le cas présent, le Conseil est saisi par deux requérants qui ont fait l'objet d'un contrôle d'identité et qui posent une question prioritaire de constitutionnalité portant sur deux séries de dispositions législatives. D'un côté, les articles 78-2 et 78-2-2 du code pénal qui prévoient les contrôles d'identité, et plus particulièrement ceux mis en oeuvre sur réquisition du procureur. De l'autre côté, les articles L 611-1 et L 611-1-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (ceseda) qui affirment que les personnes de nationalité étrangère, "en dehors de tout contrôle d'identité, doivent être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels elles sont autorisées à circuler ou à séjourner en France à toute réquisition des officiers de police judiciaire".

Une procédure fragilisée


La QPC intervient à un moment jugé opportun par les associations de protection des droits des étrangers, largement représentées à l'audience, en particulier le GISTI et SOS sans papiers qui ont demandé à intervenir. L'idée est de porter l'estocade à une procédure qu'elles estiment fragilisée par plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation. Depuis une série d'arrêts du 9 novembre 2016, la 1ère Chambre civile accepte ainsi d'engager la responsabilité de l'Etat à la suite d'un contrôle d'identité discriminatoire. De son côté, la Chambre criminelle, dans une décision du 30 novembre 2016, a sanctionné un contrôle justifié par "l'apparence ethnique" d'une personne, le procès-verbal indiquant qu'il avait été procédé au contrôle "d'un individu de type nord-africain". La décision avait pour fondement l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui précisément interdit toute discrimination.

Dès lors, les requérants espéraient obtenir la condamnation de ces procédures qui commencent comme un contrôle d'identité de droit commun, celui de l'article 78- 2 du code pénal, et se terminent comme un contrôle du titre de séjour, celui de l'article L 611-1 ceseda. Ce passage de l'un à l'autre, prévu par des dispositions législatives, porte atteinte, selon eux, à la liberté individuelle et au principe d'égalité devant la loi.

Recevabilité de la QPC


La recevabilité de la QPC est aisément admise par le Conseil. Il observe en effet que les dispositions de l'article 78-2 du code pénal relatives aux contrôles d'identité sur réquisition du procureur n'ont pas été mentionnées dans la décision rendue le 5 août 2013. Quant à celles de l'article 78-2-2, elles ont certes été validées par la décision du 13 mars 2003, mais la loi du 14 mars 2011 a étendu leur champ d'application, élargissement qui peut s'analyser comme un changement de circonstances de droit justifiant un nouvel examen.

Il refuse toutefois de donner satisfaction aux requérants, et aux associations de protection des droits des étrangers qui étaient intervenues lors de l'audience.

L'étrangère. Paroles : Louis Aragon. Musique : Léo Ferré. 1959

Constitutionnalité du contrôle d'identité


L'atteinte à la liberté individuelle est rapidement écartée, dans la mesure où l'article 66 mentionne que "nul ne peut être arbitrairement détenu". Or le contrôle d'identité d'un étranger, comme d'ailleurs celui d'un ressortissant français, n'emportent aucune "détention". Lorsque l'intéressé ne peut prouver son identité ni produire son titre de séjour, il peut faire l'objet d'une rétention qui ne doit pas dépasser le temps nécessaire à l'établissement de son identité et de son droit de demeurer sur le territoire. En tout état de cause, la procédure de vérification ne saurait durer au-delà de quatre heures. Pour le Conseil constitutionnel, une telle mesure ne saurait s'analyser comme une réelle privation de liberté, au sens où l'entend l'article 66 de la Constitution.

La violation du principe d'égalité devant la loi ne trouve pas davantage à s'appliquer. Le Conseil refuse de considérer que ces contrôles sont, en soi, discriminatoires, comme l'y invitaient les requérants. Au contraire, il affirme qu'ils doivent "s'opérer en se fondant exclusivement sur des critères excluant toute discrimination". Le contrôle d'identité est pas, en soi, inconstitutionnel, mais sa mise en oeuvre peut, parfois, être illégale. Dans ce cas, il appartient au juge judiciaire de sanctionner la procédure.

Le Conseil ne prend donc pas en considération la dépénalisation du séjour irrégulier, sans incidence en effet sur la procédure dont il doit apprécier la constitutionnalité. Cette dépénalisation a certes été engagée par les arrêts El Dridi et Achughbabian rendus par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en 2011, puis par celui rendu en juin 2012 par la Cour de cassation. Mais la loi du 31 décembre 2012 s'est finalement bornée à remplacer l'ancienne garde à vue par une retenue de l'étranger en vue de la vérification de son droit au séjour. Le contrôle d'identité, quant à lui, demeure identique. 
 

Les réserves d'interprétation


S'il refuse de prononcer l'inconstitutionnalité de ces contrôles, le Conseil constitutionnel émet cependant des réserves d'interprétation destinées à leur fixer des limites de nature procédurale. D'une part, les réquisitions du procureur doivent justifier d'un lien géographique et temporel avec les infractions justifiant le contrôle. D'autre part, le procureur ne peut opérer des cumuls de réquisitions conduisant de fait à "une pratique de contrôles généralisés et discrétionnaires qui serait incompatible avec le respect de la liberté personnelle".

Ces réserves de nature procédurale montre que le Conseil constitutionnel distingue parfaitement la loi dont il apprécie la constitutionnalité et la manière de l'appliquer qui relève des seuls tribunaux judiciaires. Il salue ainsi au passage la jurisprudence de la Cour de cassation qui sanctionne les contrôles au faciès et répare les dommages causés. Sur ce point, la décision du Conseil constitutionnel dépasse largement son objet en montrant que les discriminations ne sont pas le fait de la loi mais de ceux qui l'appliquent.

Sur le contrôle d'identité : Chapitre 4, section 2 du manuel de libertés publiques.