« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 6 janvier 2017

Les "amis" sur Facebook ne sont pas des amis

Les "amis" sur Facebook ou sur tout autre réseau social ne sont pas des amis. A dire vrai, l'arrêt rendu par la 2è Chambre civile de la Cour de cassation ne fait que formuler ce que tout le monde savait déjà. Si on y croise parfois des amis, ce n'est certes pas le réseau social qui crée le lien d'amitié. Celui-ci suppose une connaissance intime, une proximité, qu'un réseau social ne peut parvenir à susciter. C'est du moins comme cela que la Cour de cassation définit l'amitié.

Un avocat a été poursuivi en matière disciplinaire par le Conseil de l'Ordre. A l'occasion de l'instance disciplinaire, il a déposé une requête en récusation mettant en cause l'impartialité de certains de ses confrères membres de la formation de jugement au motif qu'ils étaient "amis" sur un réseau social. Cette requête a été rejetée, rejet confirmé par la Cour d'appel de Paris, et la Cour de cassation est donc appelée à se prononcer sur cette étrange amitié.

Le conseil de discipline


Le conseil de discipline de l'Ordre des avocats a un fondement de nature législative. Il est en effet organisé par l'article 22-1 de la loi du 31 décembre 1971. Dans un arrêt du 15 juin 2016, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions, estimant qu'elle était dépourvue de "caractère sérieux". En effet, aucun principe n'interdit à la loi de confier à un ordre professionnel la mission de siéger  en formation disciplinaires, à la condition que la composition et la procédure "offrent des garanties sérieuses d'impartialité". Or, selon la Cour de cassation, "tel est le cas en l'espèce".

L'impartialité


L'impartialité à laquelle la décision du 15 juin 2016 fait référence n'est donc pas l'impartialité objective, celle qui trouve son origine dans l'organisation même de l'institution. Considéré sous cet angle, le conseil de discipline a toute l'apparence de l'impartialité. Rappelons que la Cour européenne des droits de l'homme affirme, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Ce qui est vrai pour les tribunaux l'est également pour les conseils de discipline.

C'est donc l'impartialité subjective qui est invoquée par le requérant, estimant que l'amitié affichée sur sur le réseau social révèle des liens personnels entre les différents membres du Conseil de discipline et peut laisser présager une entente sur la sanction infligée au requérant. Dans ce cas, l'impartialité est dite subjective parce qu'elle ne peut être appréciée qu'en pénétrant dans la psychologie des membres du conseil de discipline, en vérifiant si, oui ou non, ils sont amis.

Pauvre Rutebeuf. Joan Baez. 1965

Et l'amitié ?


En l'espèce la Cour de cassation est donc contrainte de se demander si l'"amitié" ainsi affirmée suffit à rendre compte de cette relation si particulière qui implique une proximité réelle, une affection, tous éléments qui peuvent effectivement laisser craindre un rapprochement lors d'une délibération. La Cour répond de manière très claire que " le terme d'"ami" employé pour désigner les personnes qui acceptent d'entre en contact par les réseaux sociaux ne renvoie pas à des relations d'amitié au sens traditionnel du terme". Pour la Cour, il ne s'agit là que de "contacts entre différentes personnes par l'intermédiaire de ces réseaux (...)". Ils ne révèlent pas une amitié réelle mais simplement une "communication spécifique entre des personnes qui partagent les mêmes centres d'intérêt, et en l'espèce la même profession".

La Cour de cassation démonte ainsi le vocabulaire volontiers employé par les professionnels du secteur, les GAFA, espace virtuel où l'on est "ami" par un simple clic. Dans un arrêt du 12 février 2016, la Cour d'appel de Paris avait déjà récusé la pseudo-gratuité de Facebook en estimant que le réseau social doit être soumis au droit de la consommation. Devaient donc être sanctionnées les clauses abusives qui contraignaient les abonnés français à faire juger leurs litiges devant un tribunal californien. En même temps, la Cour de cassation nous enseigne que l'amitié n'est pas un mot qui doit être galvaudé. Imagine-t-on un instant Montaigne et La Boétie "amis" sur Facebook, avec le premier "likant" le "Discours de la servitude volontaire" du second ?

Sur la protection des données et les réseaux sociaux   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 3 janvier 2017

Le don d'organe ou les difficultés de la présomption de consentement

Le 1er janvier 2017 est entré en vigueur le décret du 11 août 2016 relatif aux modalités d'expression du refus de prélèvement d'organe après décès. Il met en oeuvre l'article 192 de la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016. Sans modifier réellement les conditions du don d'organe, ces nouvelles dispositions visent à rendre la procédure plus efficace. La présomption de consentement au don formulée par le dispositif est cependant largement tempérée et les conséquences de la réforme risquent de se révéler fort modestes.

Le principe d'indisponibilité du corps humain


Le don d'organes est autorisé par notre système juridique depuis exactement quarante ans. C'est en effet la loi Caillavet du 22 octobre 1976 qui définit les conditions dans lesquelles il est possible de déroger au principe d'indisponibilité du corps humain. Observons que l'indisponibilité n'est pas un droit mais plutôt un principe de protection qui impose des devoirs. Le premier d'entre eux est de placer le corps humain "hors du commerce juridique". Cette notion signifie qu'il ne peut faire l'objet d'une convention ou de tout acte qui aboutirait à l'aliéner, ou simplement à consacrer sa patrimonialité. 

Son fondement juridique se trouve essentiellement dans l'article 16 al. 3 du code civil qui affirme que "le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial". Il est sous-jacent dans d'autres dispositions, dont celles de la loi bioéthique du 6 août 2004 qui précise que le corps humain, dans les différents stades de son développement, n'est pas brevetable. De manière plus précise, le principe d'indisponibilité constitue le fondement de l'interdiction de l'esclavage et de l'exploitation de la prostitution d'autre, ainsi que, dans l'état actuel du droit, de celle de la gestation pour autrui.

Les principes gouvernant les dons


Aussi rigoureux soit-il, le principe d'indisponibilité du corps humain n'est pas absolu. Les impératifs de la santé publique justifient le don d'organes et la loi Caillavet, jamais remise en cause sur ce point, l'autorise à la condition qu'il intervienne dans le cadre d'une "greffe ayant un but thérapeutique sur un être humain". Depuis la loi Caillavet, les progrès médicaux ont justifié un élargissement des produits du corps humains susceptibles d'être donnés, en particulier les cellules souches dont le don a été autorisé par la loi du 7 juillet 2011

Le principe de gratuité en revanche demeure absolu et affirmé par l'article 16 al. 6 du code civil. Il précise "qu'aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête au prélèvement d'éléments de son corps (...)". Un organe ou un produit du corps humain ne peut donc être vendu, et la loi empêche ainsi le développement d'un "marché". Le don d'organes, en droit français, est donc nécessairement altruiste et désintéressé. 

L'anonymat, troisième principe gouvernant le don d'organes est plus relatif. Certes, l'article 16 al. 8 du code civil énonce que "le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle du donneur". Mais cette règle simple connaît une dérogation "en cas de nécessité thérapeutique", par exemple en matière de greffe de moelle osseuse, lorsque le donneur est nécessairement un membre de la famille du receveur. 



Le consentement 


Reste la question du consentement du donneur, condition sine qua non à toute dérogation au principe d'indisponibilité du corps humain. Il ne pose pas de réel problème lorsque celui-ci est vivant, et donc apte à donner un "consentement éclairé" devant le tribunal de grande instance. La question devient plus délicate lorsque le don d'organe prend la forme d'un prélèvement sur une personne décédée.

En 1976, la loi Caillavet énonçait déjà que le prélèvement était possible sur le cadavre d'une personne "n'ayant pas fait connaître de son vivant son refus d'un tel prélèvement". A l'époque, ces dispositions n'ont pas été interprétées comme mettant en oeuvre une présomption. En l'absence de volonté clairement exprimée par écrit, les médecins consultaient la famille du défunt pour tenter de connaître les intentions du défunt. En 1994, le législateur a cette fois clairement affirmé la présomption de consentement, créant en même temps un registre national des refus de dons dans lequel chacun pouvait formuler son opposition à une telle pratique. L'existence de ce registre est cependant demeurée largement ignorée. En l'absence d'inscription, les médecins ont donc continué à consulter les proches, selon une procédure ressemblant étrangement à celle de 1976. Et ils ont donc continué à essuyer des refus relativement nombreux, situation catastrophique si l'on considère la croissance des besoins.

Depuis l'an 2000, selon des chiffres cités par Les Décodeurs, le nombre global de donneurs a doublé et même quintuplé pour les seuls donneurs vivants ( Environ 1800 donneurs décédés et 570 donneurs vivants). Même en augmentation, ces chiffres sont pourtant loin de couvrir les besoins. En 2015, 21 000 personnes étaient en attente de greffe et seulement 5 888 ont pu être greffées. Dans la même année, 553 patients sont malheureusement décédés alors qu'ils étaient en attente de greffe. On s'apercevait en même temps que l'intervention des familles conduisait à environ un tiers de refus de dons, alors que les sondages montraient que 79 % des Français se déclaraient favorables à un tel don.

Intervention de la famille

Le dispositif en vigueur depuis janvier 2017 vise à appliquer plus vigoureusement le principe de présomption. Désormais, chacun d'entre nous est présumé accepter le don, sauf s'il a pris la précaution de s'inscrire sur le registre des refus ou de confier à l'un de ses proches un document signé de sa main. 
Si l'on appliquait cette présomption à la lettre, les médecins pourraient pratiquer le don sans avoir à solliciter l'accord de la famille. Ce n'est pourtant pas le cas, et le décret prévoit l'intervention de cette dernière. Elle peut en effet faire valoir un refus de prélèvement manifesté par l'intéressé de son vivant. Contrairement à la pratique antérieure, cette intervention ne saurait intervenir oralement mais doit prendre la forme d'un texte écrit. Cette exigence de l'écrit vise, à l'évidence, à responsabilité la famille, à lui faire prendre la mesure des conséquences d'une éventuelle opposition, et à l'obliger à mener une réflexion réelle, détachée du premier choc du deuil et de la demande de don. 
Il n'empêche que le décret est muet sur les effets juridiques de cette intervention de la famille. S'il est vrai qu'il vise à mettre en oeuvre une présomption, on ne voit pas pourquoi on autoriserait l'intervention familiale pour ne pas en tenir compte. On doit donc en déduire qu'une famille particulièrement hostile au don, par exemple pour des motifs religieux, pourra toujours s'y opposer efficacement. La déontologie médicale n'incite d'ailleurs pas les médecins à s'opposer frontalement à une famille en deuil.

La réforme intervenue en janvier 2017 est finalement relativement modeste. On peut regretter que le décret affirme une présomption, tout en prévoyant des procédures la mettant en échec. Ces hésitations montrent que le droit avance sur ces questions à petits pas, en essayant de faire changer les mentalités plutôt qu'en imposant des dispositifs susceptibles de susciter des conflits. Mais, pour changer les mentalités, il n'est peut être pas nécessaire de se référer à des contraintes juridiques. Il suffirait peut-être que chacun, ne serait-ce qu'un instant, s'imagine non pas dans le rôle du donneur mais dans celui du receveur.



Sur le don d'organes   : Chapitre 7 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

samedi 31 décembre 2016

La grâce et le doux veuvage

François Hollande a accordé, le 17 décembre 2016, une grâce totale à Jacqueline Sauvage qui est sortie de prison immédiatement. La décision a immédiatement suscité des commentaires aussi nombreux qu'excessifs. 

Les uns se félicitent de cette mesure. Ils insistent sur le fait que Jacqueline Sauvage est une victime, victime d'un mari violent, victime d'une justice qui a refusé de considérer qu'elle l'avait tué en état de légitime défense et qui persistait à lui refuser sa libération conditionnelle, alors qu'elle avait obtenu du Président une première grâce partielle. Les autres s'indignent, au motif que le Président fait fi de la décision des juges et remet en liberté une femme qui a été condamnée à dix années d'emprisonnement pour avoir tiré à trois reprises dans le dos de son époux et qui, selon les juges appréciant sa demande de libération conditionnelle, n'exprime aucun regret. 

Comme toujours dans ce type de débat, l'affrontement monte aux extrêmes, et certains n'hésitent pas à remettre en question le droit de grâce. Présenté comme un privilège régalien issu de l'Ancien Régime au même titre que le toucher des écrouelles, il devrait donc disparaître du droit positif d'un Etat moderne.

Pour le moment, le droit de grâce existe dans notre système juridique. François Hollande n'a fait qu'appliquer l'article 17 de la Constitution qui confère au Président de la République le droit de "faire grâce à titre individuel". Cette rédaction est issue de la révision de 2008, qui met fin aux grâces collectives. Celles-ci, devenues de plus en plus nombreuses des années, étaient en effet très contestées. Dépourvues de finalité humanitaire, elles visaient surtout à désengorger les prisons, en touchant entre 3000 et 4000 détenus par an. 

Une mesure individuelle


La grâce est donc désormais individuelle, et force est de constater que les Présidents n'en abusent pas. François Hollande ne l'a utilisée que trois fois. Une fois en 2014 pour permettre au plus ancien détenu de notre pays, de demander sa libération conditionnelle. Après trente huit ans de prison, l'intéressé a donc pu recouvrer une liberté très limitée, puisqu'il a été contraint au port d'un bracelet électronique pendant deux ans. Deux fois ensuite en faveur de Jacqueline Sauvage, d'abord en janvier 2016 pour lui permettre de demander sa libération conditionnelle, puis le 27 décembre pour décider sa libération définitive.

Certes, la grâce peut parfois avoir des motifs politiques. Mais là encore, les Présidents de la Vème République, n'ont pas abusé de la situation. Jacques Chirac a ainsi prononcé la grâce de José Bové et de Maxime Gremetz, l'un condamné pour avoir détruit des plans de riz OGM en 1999, l'autre pour avoir en 1998 pénétré en voiture dans un chapiteau où se tenait la cérémonie d'inauguration d'une autoroute. Dans les deux cas, la grâce présidentielle avait permis aux intéressés, d'ailleurs adversaires politiques du Président Chirac, de reprendre leur carrière politique. Il est vrai que Nicolas Sarkozy  a gracié le préfet Jean-Charles Marchiani qui avait été condamné pour trafic d'influence alors qu'il était membre du cabinet de Charles Pasqua. Cette utilisation politique de la grâce est, heureusement, demeurée isolée.

Nicolas Colombel.1644-1717. L'Idéal et la Grâce.


Un pouvoir propre du Président


Quoi qu'il en soit, la grâce est une pouvoir propre du Président de la République. S'il reçoit un dossier de la Chancellerie, la décision est la sienne et ne constitue pas un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir. Dans un arrêt du 3 septembre 1997, le Conseil d'Etat estime donc que le refus de grâce n'est pas un acte susceptible de communication au sens de la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs.

Jeux de rôles 


Les motifs de la décision relèvent entièrement de l'appréciation discrétionnaire du Président. En l'espèce, on ne doute pas qu'il n'ait voulu faire acte d'humanité. Sans doute a-t-il pris en considération le fait que Jacqueline Sauvage avait déjà passé quatre années en prison. Condamnée à dix ans d'emprisonnement, elle avait donc déjà purgé une partie non négligeable de sa peine, presque celle qui lui aurait permis d'obtenir une libération conditionnelle, même sans la grâce présidentielle. 

Rappelons que les effets de la grâce sont limités. Il ne s'agit en effet que d'aménager la peine, la condamnation demeurant au casier judiciaire de l'intéressée. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle François Hollande avait d'abord opté pour une grâce partielle, laissant au pouvoir judiciaire le soin de prononcer la libération conditionnelle, ce qu'il a refusé de faire. 

Se fondant sur des motifs humanitaires sans se prononcer sur la culpabilité ni sur la peine, le Président est donc dans son rôle lorsqu'il décide finalement de prononcer une grâce totale. 

A dire vrai, les magistrats sont aussi dans leur rôle quand ils protestent. Ils ont le sentiment, sans doute justifié, que le Président les a laissés se prononcer sur la libération conditionnelle de l'intéressée, pour ensuite les désavouer, lorsque la décision ne lui a pas été favorable. Surtout, et c'est sans doute la cause essentielle de leur irritation, les avocates de Jacqueline Sauvage ont préféré renoncer au recours en cassation, à la fois contre la décision de la Cour d'assises statuant en appel et contre la décision de refus de liberté conditionnelle confirmée en appel. Elles pensaient, à juste titre, que la grâce présidentielle serait plus rapide, et plus efficace. L'usage veut pourtant, mais il ne s'agit que d'un usage sans réel fondement juridique, que la grâce soit accordée une fois que l'intéressé a épuisé les voies de recours. Les magistrats ont donc le sentiment que le dossier leur a été retiré, dans une sorte de pouvoir d'évocation qui rappelle étrangement l'Ancien Régime. 

Le rôle de l'opinion publique


Derrière ce débat juridique apparaît un autre débat, portant cette fois sur le rôle de l'opinion publique. Une chronique parue sur le blog La Plume d'Aliocha affirme ainsi que les médias sont élevés au rang de Cour Suprême. La formule est provocatrice, mais terriblement juste. Il ne fait aucun doute que les avocates de Jacqueline Sauvage ont préféré les pétitions et les demandes de grâce au débat juridique. Les associations féminises leur ont emboîté le pas avec allégresse et l'opinion publique a été prise à témoin, voire manipulée, tout au long de l'affaire.

Une soupape de sûreté


Sans doute, mais c'est aussi ce qui justifie peut-être l'usage de la grâce. Celle-ci peut être utilisée, en effet, en cas de dysfonctionnement du système judiciaire, en quelque sorte comme soupape de sûreté. 

Souvenons nous qu'Omar Raddad a fait l'objet d'une grâce partielle accordée par Jacques Chirac, le doute subsistant sur sa culpabilité dans le meurtre de Ghislaine Marchal. Souvenons nous aussi que le Président Emile Loubet a gracié le capitaine Dreyfus le 19 septembre 1899, la révision de sa condamnation n'intervenant qu'en 1906. L'erreur judiciaire existe, même si elle est rare, et la grâce est un moyen de permettra à l'intéressé d'être libéré avant le procès en révision, toujours extrêmement lent à intervenir.

Une victime de sa défense


Dans le cas de Jacqueline Sauvage, on peut aussi considérer qu'elle a été victime d'une erreur dans sa stratégie de défense. En privilégiant une défense de combat, ses avocates l'ont mise en danger en l'incitant à invoquer la légitime défense, voire la "légitime défense différée". 

Cette notion étrange est dépourvue de contenu juridique, tout simplement parce que la légitime défense implique une action immédiate et proportionnée. Envisager qu'elle puisse être différée relève de l'oxymore, mais pas de l'analyse juridique. La notion était sans doute séduisante pour les avocates et pour les juristes spécialisées dans les Gender Studies, mais elle n'avait aucune chance d'être retenue par une Cour d'assises. Aux yeux des jurés, une personne qui tire trois coups de feu dans le dos de son époux endormi n'agit pas en légitime défense. Sur ce plan, les soutiens de Jacqueline Sauvage ont été ses pires ennemis.

C'est d'autant plus vrai qu'elle aurait sans doute pu obtenir les circonstances atténuantes. Mais ses avocates n'ont pas plaidé en ce sens. En effet, les circonstances atténuantes permettent au juge d'apprécier la peine au regard du contexte dans lequel le crime a été commis. Il ne fait guère de doute que la peine de Jacqueline Sauvage aurait pu être réduite sur ce fondement, considérant l'importance et la durée des viols et violences dont elle et ses filles avaient souffert. Mais sa défense et ses soutiens ne voulaient pas d'une peine atténuée. Elles voulaient plaider l'acquittement et la légitime défense "différée". Elles voulaient que Jacqueline Sauvage soit considérée comme une victime et non pas comme l'auteur d'un crime. Considérée sous cet angle, Jacqueline Sauvage est effectivement une victime, mais une victime de sa défense. 

Derrière une mesure de grâce, on trouve donc toujours un contexte, une sorte de stratification d'erreurs diverses et variées. En l'espèce, ces erreurs ne sont pas celles du pouvoir judiciaire et, sur ce point, on peut comprendre son irritation. Mais ce n'est pas une raison pour que Jacqueline Sauvage ne bénéficie d'une mesure d'humanité. Elle passe donc les fêtes de fin d'année chez ses filles. Peut-être écoutera-t-elle ce poème de Jacques Prévert intitulé "J'attends", mis en musique par Vladimir Kosma et chanté par... Catherine Sauvage :


J'attends le doux veuvage j'attends le deuil heureux

Déjà mon amoureux lave le sang du meurtre dans les eaux de mes yeux



jeudi 29 décembre 2016

La Cour de Justice et la "conservation généralisée des données"

La décision rendue la 21 décembre 2016 par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) considère comme non-conforme au droit de l'Union la législation d'un Etat membre qui impose aux fournisseurs d'accès à internet et aux réseaux de télécommunications une obligation de "conservation généralisée et indifférenciée des données". 

En l'espèce, la CJUE est saisie sur renvoi préjudiciel. La question est posée par les juges suédois et britanniques, saisis par un opérateur suédois Tele2 Sverige AB et trois parlementaires britanniques, M. Watson, Brice et Lewis, auxquels se sont joints un certain nombre d'ONG. 

Elle porte sur l'interprétation de l'article 15 §1 de la directive du 12 juillet 2002 relative au traitement des données à caractère personnel et à la protection de la vie privée dans le secteur des communications. Il énonce que les Etats membres peuvent adopter des lois portant atteinte au principe de confidentialité des conversations personnelles lorsque cette limitation "constitue une mesure nécessaire, appropriée et proportionnée, au sein d'une société démocratique, pour sauvegarder la sécurité nationale - c'est-à-dire la sûreté de l'Etat - la défense et la sécurité publique, ou assurer la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d'infractions pénales ou d'utilisations non autorisées du système de communication électronique". Les lois suédoises et britanniques de lutte contre le terrorisme imposent aux opérateurs la conservation de données relatives aux communications ainsi que l'accès à ces données par les autorités publiques nationales. Elles ne sont pas les seules, et bon nombre d'Etats européens comme la France, sont intervenus à l'audience pour défendre leur système juridique.

La conséquence de Digital Rights Ireland


Quoi qu'il en soit, le présent litige est la conséquence d'un arrêt précédent de la CJUE. Dans l'affaire Digital Rights Ireland du 8 avril 2014, elle avait déjà déclaré non conforme au traité la directive de 2006 sur la rétention des données qui permettait de contraindre les opérateurs à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". 

A l'époque, la CJUE avait écarté cette directive au motif que l'ingérence dans la vie privée des personnes qu'elle induisait était excessive par rapport aux objectifs de sécurité poursuivis. Elle faisait notamment valoir que ses dispositions ne s'appliquaient pas seulement aux personnes mêlées à une affaire pénale, mais aussi et surtout à des citoyens sur lesquels ne pesait aucun soupçon. Sur la base de la décision Digital Rights Ireland, la Tele2 Sverige AB avait donc décidé de ne plus conserver les données personnelles de ses utilisateurs, en violation du droit interne suédois.

Valerio Adami. Private Life. 1970


Le champ d'application

 

La première question posée à la CJUE est celle du champ d'application de la directive de 2002. Elle semble en effet, du moins à la première lecture, comporter des dispositions contradictoires. Son article 1er § 3 énonce en effet que "la présente directive ne s'applique pas aux activités qui ne relèvent pas du traité (...) et, en tout état de cause, aux activités concernant la sécurité publique, la défense, la sûreté de l'Etat, ou activités de l'Etat dans des domaines relevant du droit pénal". C'est sur cette disposition que s'appuyait l'opinion française développée devant la Cour, estimant que tout le champ de la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité était exclu du champ d'application de la directive. 

Le problème est que l'article 15 § 1 dit exactement le contraire. Il a été introduit dans la directive de 2002 par une autre directive du 25 novembre 2009 qui prévoit, cette fois, que la confidentialité des communications électroniques s'applique "aux mesures prises par toute personne autre que les utilisateurs", qu'il s'agisse de personnes privées ou d'"entités étatiques". La Cour fait observer que l'application stricte de l'article 1er § 3 priverait d'effet utile l'article 15 § 1. Celui-ci doit donc être considéré comme constituant en quelque sorte une loi spéciale applicable à toute réglementation de droit interne. 

Interdiction de la "conservation généralisée et indifférenciée"


La Cour exerce ensuite son contrôle de proportionnalité. Elle rappelle que la directive énonce une interdiction de principe à toute personne autres que les utilisateurs de stocker sans leur consentement les données afférentes à leurs communications électroniques. Ce principe a d'ailleurs déjà été formulé dans un arrêt du 29 janvier 2008 Promusicae, et mentionné comme étant d'interprétation stricte dans une décision Probst du 22 novembre 2012. Dès lors que le principe est celui du secret des communications, toute dérogation doit nécessairement être limitée, restreinte à ce qui est strictement nécessaire. Tel n'est pas le cas d'un système juridique qui impose aux fournisseurs d'accès et de télécommunications "une conservation généralisée et indifférenciée" des données de connexion de leurs utilisateurs. 

La conservation "ciblée"


La Tele2 Sverige AB met-elle en question le droit français ? Différentes raisons permettent d'en douter, car la CEDH n'interdit pas une conservation "ciblée" des données personnelles.

On peut considérer que le droit français ne repose pas sur "une conservation généralisée et indifférenciée" des données personnelles circulant sur les réseaux. Il est vrai que les fournisseurs d'accès sont tenus de conserver les "données de connexion" de leurs clients pendant une année. Il s'agit de l'ensemble des identifiants (nom, mot de passe) ainsi que des informations techniques telles que la date et l'heure des connexion auxquelles s'ajoutent d'éventuelles références de paiement. Ces données sont limitativement énumérées dans l'article 1er du décret du 25 février 2011 et la liste ne mentionne pas le contenu des messages échangés. La conservation est peut-être généralisée car elle concerne tous les utilisateurs des réseaux, mais elle n'est pas indifférenciée car toutes les informations ne sont pas conservées. 

Quant à la loi renseignement du 24 juillet 2015, elle n'a pas pour finalité de conserver toutes les données accessibles mais seulement, dans un flux constant, de déceler celles qui sont pertinentes pour identifier des personnes représentant un danger pour la sécurité publique. Le droit distingue donc clairement la collecte de la conservation. S'il autorise éventuellement une collecte de masse organisée comme un filet dérivant, il ne permet pas une "une conservation généralisée et indifférenciée", d'ailleurs totalement inutile.

Dans sa décision Tele2 Sverige AB  la Cour de justice prend soin d'affirmer que la  conservation de données à des fins de police administrative n'est pas formellement prohibée, dès qu'il s'agit de "prévenir un risque grave pour la sécurité publique", qu'il s'agisse de lutter contre le terrorisme ou la grande criminalité. Dans ce cas cependant, cette conservation doit faire l'objet d'une procédure préalable faisant intervenir un juge ou une autorité indépendante. Or, la loi renseignement prend soin de mettre en place une procédure d'autorisation faisant intervenir la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), autorité indépendante et soumise au contrôle du Conseil d'Etat. Tout cela est sans doute largement cosmétique, mais l'ensemble répond, au moins formellement, aux conditions posées par la CJUE.

La décision du 21 décembre 2016 ne remet donc pas en cause le droit français, et il est probable que les autorités françaises ne changeront rien au système existant. Quoi qu'il en soit, le renseignement commence seulement à faire l'objet d'un encadrement juridique minimum et il serait dommage que les décisions de la CJUE conduisent les Etats à finalement préférer l'opacité.

Sur la protection des données personnelles   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.

lundi 26 décembre 2016

L'article 66 ou Le Vengeur masqué

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2016 a l'apparence d'une revendication. De toute évidence, le juge judiciaire n'entend pas laisser au juge administratif, et plus précisément au Conseil d'Etat, le monopole du contrôle de l'état d'urgence.

Le contrôle de la décision de perquisition


Hakim X., l'auteur du pourvoi, a fait l'objet d'une double perquisition administrative le 15 novembre 2015 à la fois à son domicile et à celui de ses parents, soit un peu plus de 24 heures après que l'état d'urgence ait été mis en application. Le préfet du Rhône considérait alors, dans les arrêtés décidant cette mesure, qu'il existait "des raisons sérieuses de penser" que se trouvaient dans ces lieux "des personnes, armes ou objets pouvant être liés à des activités à caractère terroriste". 

Les perquisitions sont fructueuses. Chez Hakim X, ont été trouvés un pistolet mitrailleur kalachnikov, avec deux chargeurs approvisionnés, dont un engagé (...) trois pistolets automatiques (...), un fusil à pompe, des munitions, divers accessoires à ces armements, des armes blanches, un taser, une paire de jumelles électroniques, des vêtements militaires, des brassards de police, une paire de menottes, une cagoule, des gant. Les parents, quant à eux, ne possédaient qu'un "lance-roquettes approvisionné, un fusil de chasse et des munitions". Après une garde à vue et l'ouverture d'une information judiciaire, Hakim X a été mis en examen pour toute une série d'infractions, de la détention illégale d'armes à l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime. Il a été immédiatement placé en détention provisoire.

Ses avocats demandent à la chambre de l'instruction l'annulation des actes de la procédure judiciaire et invoquent l'illégalité des arrêtés préfectoraux ordonnant les perquisitions sur le fondement de l'état d'urgence.

La question méritait d'être posée. Aux termes de l'article 111-5 du code pénal, le juge pénal est compétent pour interpréter un acte administratif, lorsque, de cet examen, "dépend la solution du procès pénal" qui lui est soumis. La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Lyon avait refusé d'examiner la légalité des arrêtés préfectoraux, au motif que la solution du procès pénal n'en dépendait pas. En effet, un tel examen n'aurait, de toute manière, pas eu pour conséquence de faire disparaître les infractions découvertes lors de ces perquisitions. De toute évidence, la Chambre de l'instruction se référait à une jurisprudence constante qui autorise le juge pénal à apprécier la légalité d'un acte administratif, quand une personne est accusée d'avoir enfreint les dispositions de cet acte.

La Chambre de criminelle écarte cette analyse et, ce faisant, élargit sensiblement l'étendue du contrôle de légalité effectué par le juge pénal. Elle considère en effet qu'il peut intervenir lorsque "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure". En l'espèce, la régularité de la perquisition dépend, à l'évidence, de celle de l'arrêté préfectoral qui décide une telle mesure. La Chambre de l'instruction a refusé d'examiner la légalité de l'acte, et la Chambre criminelle prononce donc la cassation de sa décision.

Zorro. Série Studios Disney. 1957

L'article 66


Reste, et c'est l'essentiel de la décision, à s'interroger sur le fondement de cette décision. La Chambre criminelle affirme d'emblée, avant même de s'interroger sur le contenu du pourvoi, que "les mesures de contrainte dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire". Que l'on ne s'y trompe pas, c'est l'attendu essentiel de la décision, celui qui témoigne de la position de la Cour de cassation sur le contrôle de l'état d'urgence. 

Ce "contrôle effectif de l'autorité judiciaire" sur "les mesures de contraintes" ne peut manquer de faire penser aux termes mêmes de l'article 66 de la Constitution. Celui-ci énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Pour le moment, ces dispositions font l'objet d'une interprétation étroite, issue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel fidèlement mise en oeuvre par le Conseil d'Etat.

Tous deux limitent son application à la "liberté individuelle" au sens le plus étroit possible, c'est-à-dire définie comme le droit de ne pas être arrêté ni détenu arbitrairement. Dans sa décision du 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel  estime ainsi que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence, dès lors que cette procédure ne porte atteinte qu'à la liberté individuelle.

Si l'on considère la mise en oeuvre de l'actuel état d'urgence, on constate que le Conseil constitutionnel a toujours affirmé que les décisions administratives prises sur son fondement relevaient de la compétence du juge administratif. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elles sont l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative.

Le Conseil d'Etat applique ce principe à la lettre, tant pour le contrôle des assignations à résidences que pour celui des interdictions de réunion ou de manifestation ou celui des perquisitions. Dans ce dernier cas, il a même été invité par la loi du 21 juillet 2016 à donner l'autorisation d'exploiter les données saisies pendant une perquisition. Le Conseil d'Etat exerce d'ailleurs un contrôle très approfondi sur les motifs invoqués par l'administration à l'appui de cette demande d'exploitation, comme le prouve une ordonnance de référé du 5 septembre 2016. Certes, le juge administratif remplit sa mission de contrôle, mais on peut tout de même être surpris de cette exclusion systématique du juge judiciaire, alors même qu'une saisie opérée lors d'une perquisition devrait avoir pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire.

Dans ces conditions, le vice-président du Conseil d'Etat pouvait affirmer en janvier 2016, dans un de ces "point-presse" dont il a désormais l'habitude, que "le Conseil d'Etat est très attentif à la préservation des compétences des tribunaux judiciaires". Ce propos avait le mérite de n'engager à rien, dès lors que le juge judiciaire était exclu du contrôle de l'état d'urgence. Aujourd'hui, la Cour de cassation donne une réponse, sans "point presse", au détour d'un arrêt. Elle affirme que cette vision étroite de l'article 66 n'est pas la sienne, et qu'elle entend revenir dans le contentieux des perquisitions, celui là même dont elle a été exclue. On attend la suite avec impatience.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.



jeudi 22 décembre 2016

La liberté d'expression de l'avocat

Le 16 décembre 2016, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a mis fin à l'affaire Morice en ordonnant la cassation sans renvoi de l'arrêt de la Cour d'appel de Rouen rendu le 16 juillet 2008. Elle reconnait ainsi le droit de l'avocat de critiquer l'action judiciaire des juges et en fixe le cadre.

L'affaire Borrel


L'origine de l'affaire remonte à 1995, lorsque le juge Bernard Borrel, conseiller technique auprès du ministre de la justice de Djibouti dans le cadre d'accords de coopération, est retrouvé mort. Son corps à demi-carbonisé git en contrebas d'une route isolée de ce pays, à quelques mètres de sa voiture. Les autorités djiboutiennes ont rapidement conclu au suicide. En France au contraire, à la suite de la plainte de madame Borrel, conseillée par Olivier Morice, les autorités judiciaires ont estimé que les conditions suspectes de ce décès justifiaient une instruction judiciaire. 

En juin 2000, les juges M. et L.L. sont dessaisis après leur refus d'organiser une reconstitution des faits.  Le juge P. désormais chargé de l'instruction, rédige, dès son entrée en fonctions, un procès-verbal mentionnant qu'une cassette vidéo réalisée à Djibouti pendant un déplacement des juges à Djibouti n'a pas été versée au dossier et n'est pas référencée comme pièce à conviction. Cette cassette a finalement été remise au juge P., à sa demande, par la juge M., dans une enveloppe adressée à cette dernière. Un mot manuscrit signé du procureur de Djibouti y figurait également, présentant l'action de madame Borrel et de ses avocats comme une "entreprise de manipulation" et s'achevant sur ces mots pour les moins familiers : "Je t'embrasse. Djama"

La condamnation pour diffamation


A l'époque, Le Monde fait état des critiques d'Olivier Morice contre les deux juges qui ont omis de verser au dossier la cassette vidéo. L'avocat dénonce alors « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté , et ajoute que le mot manuscrit "démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français".  Sur plainte des deux juges mis en cause, l'avocat est condamné pour complicité de diffamation par le tribunal correctionnel de Nanterre qui considère que "la mise en cause professionnelle et morale très virulente des magistrats instructeurs (...) dépasse à l’évidence le droit de libre critique légitimement admissible".   

Le requérant conteste cette condamnation en s'appuyant sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Une longue procédure suit, marquée par deux recours en cassation, le premier décidant la cassation pour vice de procédure, le second rejette le pourvoi et confirme donc la condamnation. La décision du 16 décembre 2016 est donc la troisième, intervenue après une demande de révision introduite par Olivier Morice. 

Cette fois, l'Assemblée plénière casse effectivement la condamnation, estimant que les propos tenus par l'avocat dans Le Monde "ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression d’un avocat dans la critique et le jugement de valeur portés sur l’action des magistrats et ne pouvaient être réduits à la simple expression d’une animosité personnelle envers ces derniers". Cette cassation intervient sans renvoi, ce qui signifie que la justice renonce finalement à poursuivre Olivier Morice, après seize années de procédure.

 Voutch. Tout se mérite. 2013

La suite de la décision de la Cour européenne des droits de l'homme

 

Il est vrai qu'elle n'a pas d'autre choix. L'arrêt du 16 décembre est en effet la conséquence logique d'un arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme le 23 avril 2015.  Elle affirme que la condamnation du requérant pour diffamation emporte une violation de l'article 10 de la Convention. D'une façon générale, l'article 10 autorise l'ingérence des autorités de l'Etat, y compris judiciaires, dans la liberté d'expression à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle réponde à un but légitime et soit "nécessaire dans une société démocratique".  Autrement dit, la Cour estime en l'espèce que l'ingérence dans la liberté d'expression d'Olivier Morice est disproportionnée par rapport au but poursuivi. 

Pour la Cour européenne, deux critères sont susceptibles d'être pris en compte pour apprécier l'étendue de la liberté d'expression de l'avocat.

L'avocat hors du prétoire


Le premier se fonde sur le lieu où le lieu où les propos ont été tenus. La Cour se montre très tolérante à l'égard des paroles prononcées durant une audience, depuis sa jurisprudence Nikula c. Finlande du 21 mars 2002.  Pour les propos tenus en dehors du prétoire, elle se montre plus nuancée, ce qui ne l'empêche pas de protéger ceux directement liés à la défense d'un client, considérant même que cette défense peut aussi se développer devant la presse (CEDH, 13 décembre 2007, Foglia c. Suisse). En l'espèce, Olivier Morice s'est exprimé dans la presse, mais il faut bien reconnaître que la citation contestée ne visait qu'indirectement la défense de sa cliente et concernait surtout deux juges d'instruction déjà écartés de la procédure. Ce critère est donc écarté d'autant plus facilement par la Cour qu'elle dispose d'un second élément.

Le débat d'intérêt général


La référence à un débat d'intérêt général constitue le second critère justifiant l'intervention de l'avocat. Dans son arrêt Roland Dumas c. France du 15 juillet 2010, la Cour affirme que des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire relèvent d'un "sujet d'intérêt général", quand bien même le procès ne serait pas terminé, quand bien même ces propos seraient particulièrement graves, voire hostiles.

La Cour européenne a déjà été saisie, à deux reprises, du débat auquel a donné lieu l'affaire Borrel. Dans deux arrêts  July et Sarl Libération du 14 février 2008, puis  Floquet et Esménard du 10 janvier 2012, la Cour s'est prononcée sur des actions en diffamation introduites par les deux mêmes juges d'instruction mis en cause cette fois par des journalistes. Dans les deux cas, la Cour a estimé que le débat sur l'impartialité de la justice est un débat d'ordre général. Elle est cependant parvenue à des résultats différents sur le fond. Dans le cas Floquet et Esménard, elle a rendu une décision d'irrecevabilité, estimant qu'une partie des propos tenus par les requérants ne reposaient pas sur des faits précis. Dans le cas July et Sarl Libération, la Cour a, au contraire, sanctionné la condamnation des requérants, la manière dont ils avaient relaté les faits reposant sur des faits avérés.

En l'espèce, les propos reprochés à Olivier Morice concernent le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le déroulement de l’affaire Borrel, affaire qui empoisonne le système judiciaire depuis de nombreuses années. A ce titre, ils s'inscrivent dans un débat d'intérêt général, "ce qui implique un niveau élevé de protection de la liberté d’expression".

Des faits précis


Encore faut-il cependant que des faits précis soient invoqués à l'occasion de ce débat. C'est précisément ce que fait Olivier Morice qui, dans Le Monde, s'élève contre le fait qu'un film de la reconstitution du décès du juge Borrel n'ait pas été versé au dossier, et qu'il ait été finalement transmis avec une lettre personnelle mettant en cause la partie civile. Conformément à une dialectique souvent formulée par la Cour, il ne s'agit donc pas d'un jugement de valeur mais d'une déclaration de fait. Dans ce cas, la Cour européenne considère donc que la liberté d'expression de l'avocat doit être protégée.

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans sa décision du 16 décembre 2016, fait une analyse sensiblement identique. Plutôt que la distinction entre jugement de valeur et déclaration de fait, elle préfère se référer à "l'expression d'une animosité personnelle" que les propos de maître Morice ne contiennent pas. En effet, il se prononce sur un ton mesuré et met en cause, non pas tant des personnes que la manière dont elles ont instruit une affaire. A cet égard, son intervention dans Le Monde doit donc être protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

De cette décision, on ne doit donc pas déduire que l'avocat peut désormais injurier les juges. Au contraire, on doit au contraire retenir que les avocats ne peuvent tenir des propos dépassant le commentaire admissible sans un solide fondement factuel. Les juges sont donc invités à apprécier les propos tenus, non pas tant par le contenu injurieux ou diffamatoire, que par leur contexte, leur médiatisation, la passion suscitée par l'affaire etc. Que l'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas de conférer à l'avocat une absolue liberté d'expression, mais bien davantage de le considérer comme un citoyen susceptible de participer à un débat sur la justice. Rien de plus, mais rien de moins.



Sur la liberté d'expression  : Chap 9 du manuel de libertés publiques.